Qu’est-ce donc que le “souverainisme” ?

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La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

Avec les différentes crises qui ébranlent l’Union Européenne, la notion de souverainisme redevient objet d’intérêt à la fois du côté des « experts » et des mouvements politiques, à droite mais aussi à gauche. Incontestablement, nous vivons un moment souverainiste. Il s’agit de cerner les contours de cette idée fourre-tout, que les éditorialistes assimilent aussi bien à Donald Trump qu’à Jean-Luc Mélenchon ou Nigel Farage.

« Le souverain, c’est celui qui fait et casse les lois » écrivait Jean Bodin, précurseur de la pensée démocratique. Ces dernières années, on ne compte plus les recours et les appels à la notion de “souveraineté”, de la gauche à la droite, des libéraux aux antilibéraux, des conservateurs aux progressistes. Et pourtant, dans le même temps, c’est la course folle à l’éloignement du pouvoir. Le citoyen est non seulement trompé, mais aussi dépossédé. Le système ordo-ibéral, dont l’Union Européenne est le fer de lance, lui confisque sa dernière liberté en lui déniant tout espoir de pouvoir un jour faire évoluer sa condition sociale.

Etat-nation et justice sociale

La gauche de transformation sociale issue de la Résistance considérait que les Etats-Nations des Trente Glorieuses ne constituaient nullement la panacée, mais qu’ils permettaient au moins de laisser s’affronter des visions du monde antagonistes, ce qui laissait aux peuples la possibilité de choisir leur organisation économique et sociale. Il faut certes reconnaître qu’alors le rapport de force était favorable au mouvement ouvrier. Le sang versé pour la Libération de la France et la puissance des organisations ouvrières lui ont permis d’imposer des réformes sociales radicales et des augmentations de salaire au pouvoir gaulliste. En Allemagne, il parvint à rallier la droite allemande de Monsieur Adenauer, le temps d’une campagne électorale, à l’idée que le système capitaliste est « injuste et problématique ». Il y avait bien sûr un contre-modèle en place, susceptible de corrompre la jeunesse et de contaminer le “monde libre” si les masses ne se voyaient pas octroyer un minimum de ce qui leur était dû. En bref, personne ne songeait à entretenir une illusion du consensus entre les forces sociales, ou à se dire «  ni de droite, ni de gauche ». Voter De Gaulle ou voter pour le PCF, cela n’exprimait pas le même choix de société. Et in fine, c’étaient les Français qui décidaient. Il y aurait bien sûr à redire sur l’organisation constitutionnelle de la France, mais là n’est pas la question. Il s’agit ici de savoir si le peuple français est toujours son propre maître.

C’est par l’Union Européenne que la première brèche fut ouverte

Le débat sur la création d’une « armée européenne » dans les années 1950 (la fameuse « Communauté Européenne de Défense”, abrégée CED), soit moins d’une dizaine d’années après la victoire sur la barbarie nazie, fut la première tentative de porter un coup à la souveraineté nationale. Le rôle de l’armée, la question de sa constitution et de son commandement, sont en effet des éléments centraux pour comprendre ce qu’est l’exercice de la souveraineté nationale. Jean Jaurès, en 1898, définissait l’armée ainsi : «  l’armée, la véritable, c’est l’ensemble du peuple organisé pour la défense du sol ». C’est l’idéal d’un peuple qui défend son territoire et sa souveraineté, et non d’un peuple qui chercherait à “exporter” son modèle via de belliqueuses expéditions. Mais revenons-en à notre CED, qui devait être un bouclier contre le « totalitarisme » soviétique et le retour de la barbarie, le tout sous l’égide et le commandement d’anciens officiers de la Wehrmacht. La communauté européenne de défense déchira l’opinion publique en France, et a même compliqué l’élection du second président du conseil de la IVè République, puisqu’elle a nécessité 13 tours de scrutin ! Le débat, transcendant la droite et la gauche, aboutit à un vote de refus du Parlement en août 1954. Très tôt, cette question de la perte de la souveraineté nationale, menacée par une armée qui passerait sous le commandant de la future CEE et de l’OTAN, fut posée par des juristes comme Charles Eisenmann, disciple de Hans Kelsen, ou René Capitant. Ils considéraient que la mise sous tutelle de l’armée, l’une des instances d’exercice de la citoyenneté nationale, menaçait la souveraineté populaire française. Accepter la CED, c’était revoir toute notre architecture d’organisation de l’Etat.

Union Européenne et souveraineté démocratique

« Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». C’est ainsi que Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne, a réagi à l’élection d’Alexis Tsipras avec SYRIZA en Grèce en janvier 2015. Là où le protocole implique de féliciter le vainqueur d’une élection, le président de l’instance qui fixe le caractère démocratique d’un Etat comme une de ses conditions d’adhésion déclara en quelque sorte que certains choix démocratiques sont supérieurs à d’autres. Le vote des Grecs constituait un refus de la politique d’austérité imposée par les instances supranationales que sont l’UE, la BCE et le FMI. Verdict confirmé par le référendum de juillet 2015, au cours duquel le peuple grec s’est prononcé à 62% contre l’austérité. L’Union Européenne, Allemagne en tête, n’en avait que faire et la Grèce dut subir une nouvelle cure d’austérité, plus dure encore que les précédentes.

« Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». Autrement dit, si vous votez librement dans votre pays, l’Union Européenne pourra invalider votre vote au motif qu’il est contraire à tel ou tel règlement ou traité. La solution, répondent les partisans de l’Union Européenne, réside dans le Parlement Européen : si une majorité opposée à l’austérité néolibérale était élue au Parlement Européen, l’Union Européenne deviendrait une institution opposée au néolibéralisme. Il faut ne pas avoir lu les Traités Européens pour penser que les choses se dérouleraient de cette manière. Ce n’est pas le Parlement Européen élu au suffrage universel qui possède l’initiative des lois  mais la Commission Européenne, non élue. L’élection d’une majorité antilibérale au Parlement Européen ne changerait pas grand chose aux règles économiques de l’Union Européenne, puisque le Parlement possède tout au plus le pouvoir d’amender les lois produites par la Commission Européenne.

Souverainisme et progrès social

La reconquête de souveraineté nationale-populaire face aux règles d’acier de l’Union Européenne apparaît comme une condition sine qua non pour un changement de politique économique. Le souverainisme est ainsi le corollaire de la quête de justice sociale. Jean Jaurès définissait la République, comme « le droit de tout homme à avoir sa part de souveraineté ». L’allergie de l’Union Européenne envers toute forme de “souverainisme” est ainsi tout à fait cohérente. Conçue comme un libre marché entre oligarques du charbon et de l’acier, elle est devenue cage de fer pour toute politique opposée au néolibéralisme, même la plus modérée. L’Union Européenne est devenue une sorte de proto-Etat gardien des privilèges de la caste dominante. La politique ne devient ainsi rien d’autre que le relai non pas de l’économie, mais d’une conception de l’économie dont la fonction est de défendre l’ordre inégalitaire actuel. Le politique disparaît, puisque son champ d’action est réduit à l’accessoire : sont exclues du débat démocratique les questions économiques et sociales, pourtant essentielles à la vie de la cité.

La fin de la société ?

Dépolitisation, austérité et violence vont de pair. On tente de créer une société non politique alors que, comme le disait Jules Renard, dire « ne pas s’occuper de politique, c’est comme dire ne pas s’occuper de la vie ». C’est en quelque sorte ce principe aristotélicien – « l’homme est un animal politique » – , au coeur de l’ethos démocratique, qui est nié par cette conception ordolibérale. Les notions de droite et de gauche semblent à ce stade (et uniquement à ce stade) dépassées par un nouveau clivage entre souverainistes, c’est-à-dire les défenseurs de la démocratie, et européistes, dont le projet politique aboutit de facto à une forme de tyrannie des marchés.

La souveraineté, rétorquent les partisans du projet européen, doit être refondée à l’échelle européenne par la constitution d’un “peuple européen”. On pourrait donc si l’on suit ce raisonnement au pied de la lettre, considérer qu’un seul parlement pourrait représenter aussi bien les Français que les Lettons. Passons sur le contre-argument de l’éloignement des lieux de décisions balayé par certains fétichistes de la « révolution numérique ». Un peuple unique donc ? Empiriquement, une telle perspective ne semble pas être du goût des principaux concernés. Ceux-ci se définissent d’abord par leur nationalité avant de se définir comme « européens ». En France, selon une enquête de 2014 réalisée par Le Monde, le CEVIPOF et TERRA NOVA, 46% des sondés déclarent se sentir « plus Français qu’Européens » et 19% affirment même se sentir seulement français. De même, les Grecs, les Anglais, les Espagnols et 48% des Allemands ont une mauvaise opinion de l’UE selon le sondage de juin 2016 du « Pew Research Center ». C’est donc la grosse Bertha qui est sortie pour la propagande. Plus les peuples refusent le glacis de l’UE, plus il faut faire peur. A la gentille pédagogie par l’Erasmus succède la pédagogie de la peur et du mépris. La technocratique UE, en vilipendant et en refusant tel ou tel choix de nations qui la composent, fait justement ce qu’elle refuse à ses adversaires, à savoir de la politique.