La Cour de cassation d’Équateur vient de confirmer la condamnation de Rafael Correa à huit ans de prison, invalidant de fait sa candidature à la vice-présidence d’Équateur (en binôme avec Andrés Arauz). Cette décision a été précédée par celle du Conseil électoral national (CNE) d’invalider la participation de la coalition Fuerza Comprimiso Social (Force du compromis social) aux élections générales de 2021, soutenue par Rafael Correa. Ces derniers rebondissements s’inscrivent dans un processus de judiciarisation de la politique équatorienne, qui a pour effet d’écarter l’ancien président, dont tout indique qu’il possède de solides bases populaires pour la reconquête du pouvoir. Par Denis Rogatyuk, traduction Mathieu Taybi.
[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »]
La base sociale de Rafael Correa semble cependant être demeurée intacte. Le 8 juillet, on vit apparaître une nouvelle coalition qui incorpora tant les leaders de la Révolution citoyenne que leurs soutiens avec d’autres forces politiques opposées au gouvernement de Moreno – La Union por la Esperanza. Depuis son lancement, la coalition a attiré de nombreux mouvements sociaux, petits partis de gauche, groupes indigènes, étudiants et associations féministes.
Au même moment, le gouvernement se trouve de nouveau dans la tourmente avec la démission du vice-président Otto Sonnenholzner et son remplacement par Maria Alejandra Muñoz. Pendant qu’un certain nombre de ministres posent aussi leur démission auprès de Moreno, celle de Sonnenholzner sonne pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur la succession de trois vices-présidents au cours d’un même mandat présidentiel. Sa démission a été accompagnée par un nombre croissant de rumeurs autour d’une possible participation à la campagne présidentielle lors des élections générales de 2021.
Judiciarisation de la politique
La campagne menée contre contre Rafael Correa surpasse en intensité celles initiées contre Lula da Silva au Brésil, Cristina Kircher en Argentine ou Jorge Glas en Équateur. Elle est analogue en bien des aspects à celle qui empêche Evo Morales de concourir, en Bolivie, à une fonction politique depuis son renversement à la suite d’un coup d’État. Elle est le produit d’une stratégie régionale des élites latino-américaines visant à empêcher le retour au pouvoir de présidents qui ne seraient pas entièrement alignés sur leurs intérêts.
[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]
La Cour national de justice a ratifié le 21 juillet la peine d’emprisonnement de huit ans requise contre Rafael Correa à la suite de l’appel émis par l’équipe juridique de Correa. Le procès, dirigé par la procureure Diana Salazar, a sans relâche soutenu que l’ancien président opérait un « réseau de corruption » pendant son dernier mandat entre 2013 et 2017 aux côtés de son parti politique de l’époque, Alliance Pays (Allianza Pais), servant de principal bénéficiaire de pots-de-vins allant jusqu’à 7,8 millions de dollars provenant d’entreprises privées comme le célèbre géant du BTP Brésilien, Odebrecht.
La partie civile n’a pas cessé de mettre en avant une soi-disant preuve, sous la forme des 6000 dollars qu’il a empruntés au fonds présidentiel commun. Avant ce chef d’inculpation, Correa était déjà mis en cause pour 25 autres chefs d’inculpation, allant de la corruption au kidnapping. Comme c’est le cas avec « l’Affaire des pots-de-vins », l’équipe juridique de Correa et de ses alliés ont constamment remis en cause ces chefs d’inculpations pour manque de preuves, de vices de procédures, de violations du code pénal équatorien ou de refus de prise en compte de preuves essentielles qui contredisent les témoignages contre Correa. Jorge Glas, le vice-président de Correa pendant son dernier mandat, a été condamné de la même manière lors d’un procès qui n’a que vaguement respecté les procédures légales établies et qui ne se reposait que sur des preuves fortement discutables.
Au même moment, d’autres leaders historiques de la révolution citoyenne ont été constamment persécutés et menacés par le gouvernement. Tandis que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ricardo Patino, l’ancienne présidente de l’assemblée nationale Gabriela Rivadeneira et l’ancienne membre de l’assemblée constituante Sofia Espin ont tous été forcés de demander l’asile au Mexique, d’autres, comme Virgilio Hernandez et le préfet actuel du Pichincha Paola Pabon, ont été arrêtés et emprisonnés pendant plusieurs mois après les révoltes massives menées par les indigènes contre le plan d’austérité de Moreno en octobre 2019.
[Lire sur LVSL notre reportage sur les soulèvements d’octobre 2019 en Équateur, co-rédigé par Vincent Arpoulet : « Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]
Les persécutions contre Correa et ses alliés ont longtemps eu pour but d’empêcher leurs participations aux élections présidentielles de février 2021, malgré le fait que le poids électoral de Correa et de la révolution citoyenne (estimé entre 35 % et 40 % de l’électorat du pays) en fasse la plus grande force politique du pays. Ce n’est que par l’élimination de leur représentation politique légale que le gouvernement de Moreno et ses alliés à droite peuvent temporairement empêcher leur retour au pouvoir.
Une fraude électoral permanente
Depuis la première rupture de l’Alliance Pays en octobre 2017 et la création du Mouvement de révolution citoyenne, le gouvernement de Moreno et ses alliés au sein des institutions judiciaires ont constamment tenté d’enterrer l’héritage de Correa.
Les premières tentatives eurent lieu en janvier 2018, alors que Correa et les 29 membres de l’Assemblée Nationale Équatorienne qui le soutenait ont essayé de former une liste électorale « Révolution Citoyenne », liste qui fut rejetée par le conseil électoral au motif que ce nom était déjà utilisé par « un autre mouvement » (très certainement le reste de l’Alliance Pays aligné avec Moreno). Après cela, ils ont essayé de s’enregistrer sous le nom de « la Révolution Alfarist » (Revolucion Alfarista), en utilisant le nom du leader de la « révolution libérale » équatorienne et ancien président à la fin du XIXe siècle et au début XXe Eloy Alfaro. Cela a été aussi refusé en raison de l’appartenance d’Alfaro à la tradition libérale et non socialiste.
[En avril dernier, LVSL publiait un article d’Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne, traduit par Baptiste Albertone : « Pharmacolonialisme et triage monétaire »]
Après cela, Correa et ses alliés se sont liés avec un petit parti : le Mouvement de l’accord national (Movimineto Acuerdo Nacional ou MANA) en mai 2018, dont Ricardo Patino a été élu en tant que nouveau secrétaire.
Enfin, en décembre 2018, un accord fut trouvé entre le Mouvement de révolution citoyenne et la Fuerza Compromiso Social, précédemment dirigé par un allié de Moreno Ivan Espinel, qui permit aux leaders de la révolution citoyenne d’intégrer le parti et de participer aux élections locales de 2019. Cela eu un certain succès : le parti mobilisa des millions de votes et a remporté d’importantes victoires dans les provinces du Pichincha et de Manabi (les 2ème et 3ème régions les plus peuplés) malgré l’hostilité des médias publics et privés. En dépit, ou plutôt du fait de ces succès, le gouvernement de Moreno a continué de rechercher de nouveau moyens d’empêcher Correa et ses alliés de participer aux élections présidentielles cruciales de 2021.
Cette tentative est passée à la vitesse supérieure au début de l’année 2020 avec la décision en mars concernant « l’Affaire des pots-de-vins » et sa ratification en juillet, empêchant Correa d’occuper une fonction publique pour les 25 prochaines années, bien qu’il y ait un débat à ce propos en ce moment même. Mais, début juillet, le secrétaire général de la Cour des comptes Pablo Celi, a demandé que le Conseil Électoral National élimine le FCS de la liste légale des partis politiques avec trois autres partis mineurs. Bien que la constitution équatorienne interdise explicitement que la Cour des comptes influence la décision du conseil électoral, cela n’a pas empêché Moreno et ses alliés de le faire par le passé. Il s’ensuivit un long ping-pong légal entre la Cour des contentieux électoraux et le Conseil national électoral, le premier rejetant l’appel des membres du CNE de proscrire le parti politique. Sous la pression des procureurs généraux Diana Salazar et de Pablo Celi, le CNE a éliminé le FCS le 19 juillet – une décision qui pourrait être annulée si Correa et son équipe présentent les preuves requises pour le maintien du statut légal du parti. Par ailleurs, le CNE a également rejeté la candidature de Rafael Correa au poste de vice-président d’Équateur en binôme avec Andrés Arauz bien qu’aucun obstacle juridique ne semble s’y opposer.
Même si le gouvernement réussit à éliminer le FCS, leurs efforts sont peut-être déjà vains en raison de la formation d’une nouvelle coalition politique progressiste.
Un nouvel espoir pour un pays en ruines ?
La coalition Union pour l’espoir a été fondée le 7 juillet pendant un meeting en ligne entre Rafael Correa, des leaders de la Révolution citoyenne et d’autres organisations politiques : mouvements sociaux et individus.
Outre le Mouvement pour la révolution citoyenne, la nouvelle coalition inclut aussi le parti Centre démocratique (Centro Democratico) du journaliste et ancien préfet Guayas, Jimmy Jailara, qui était auparavant aligné avec le gouvernement Correa entre 2013 et 2017. Parmi les autres mouvements, on compte le Forum permanent des femmes équatoriennes, la Confédération des indigènes et des organisations paysannes (FEI) représentée à l’Assemblée nationale par José Agualsaca, mais aussi le Front national patriotique dirigé par l’ancien ambassadeur au Brésil Horacio Sevilla et SurGente mené par l’ancien ministre du travail de Correa Leonardo Berrezueta. Dans une interview récente avec El Ciudadano, Ricardo Patiño mentionne le fait que plus de 20 autres partis politiques et mouvements sociaux voulaient rejoindre la coalition. Bien qu’il n’y ait pas encore de détails en ce qui concerne les possibles candidats aux postes de président et vice-président, les anciens leaders de la révolution citoyenne seront certainement au premier plan.
La formation de l’Union pour l’espoir et les circonstances socio-économique ressemblent à la première formation de l’Alliance Pays avant les élections présidentielles de 2006, avec pour objectif de former une assemblée constituante et de rédiger une nouvelle constitution. Une profonde crise institutionnelle avec des présidences instables (ou dans le cas présent des vices-présidences), une crise économique résultant de l’application d’un très dur programme du FMI et l’avènement spontané d’un mouvement anti-austérité de masse (les indigènes en octobre 2019 et les Forajidos en 2005) comptent au nombre des parallèles que l’on peut dresser.
D’un autre côté, le parti Pachakutik, qui traditionnellement se voulait les représentants de la population indigène du pays au travers de la CONAIE, a jusqu’ici écarté avec véhémence une quelconque coopération formelle avec Correa et son mouvement. Ceci est principalement du à deux facteurs : la longue histoire de conflits du mouvement avec l’administration de Correa et son alignement récent avec les forces politiques traditionalistes de droite, dont l’exemple le plus proéminent est son appui électoral au magnat de l’industrie de droite, Guillermo Lasso, pendant les élections de 2017. Leonidas Iza, le leader indigène de la province du Pichincha et l’un des principaux organisateurs du mouvement d’octobre 2019, a publiquement déclaré que « le corréisme n’est pas représentatif de la gauche [équatorienne] et qu’il favorise bien plus les groupes aux importants pouvoirs [économiques]. » Pachakutik répétera-t-il la désastreuse stratégie électorale de 2017 consistant à s’aligner avec la droite ?
La stratégie des deux alliances majeures de droite, le Parti chrétien social (PCS) et l’alliance CREO dirigé par Guillermo Lasso, reste incertaine car les deux ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu les politiques économiques de Moreno et se sont alignées contre Rafael Correa.
Pas de futur clair pour le gouvernement en place
Tandis que son appareil légal s’est montré efficace pour maintenir ses opposants politiques en marge, la même chose ne peut être dite pour sa gestion de la pandémie de Covid-19, de l’économie ou même de ses propres institutions.
La démission abrupte d’Otto Sonneholzner a été suivie par celle du ministre des Affaires étrangères Jose Valencia et du secrétaire des communications Gustavo Isch (cinquième démission pour ce poste). Au même moment, les statistiques officielles pour le nombre de cas de Covid-19 à la fin juillet était de 83 193 cas actifs et de 5 623 morts – bien que les vrais chiffres soient potentiellement bien plus importants du fait de la dévastation provoquée par l’épidémie dans la ville de Guayaquil tout au long du mois d’avril et de mai. Enfin, les réformes recommandés par le FMI et l’austérité restent de mise et continuent à être appliquées par le gouvernement Moreno.
Cette crise politique et économique générale a créé dans le pays une vacance du pouvoir sans précédent ; les six prochains moins avant les élections générales restent très incertains…