Réforme des « Grands corps » : le grand enfumage de Macron

© Joseph Édouard pour LVSL

« Il y a dans notre fonction publique, au fond, deux maladies que nous devons régler : déterminisme et corporatisme » déclarait Emmanuel Macron en avril 2019. Dans son interminable monologue dénommé « Grand Débat », il promettait alors, face à la colère exprimée par le mouvement des Gilets Jaunes, une réforme en profondeur des grands corps de l’Etat, comme l’ENA, l’Inspection Générale des Finances, le Conseil d’Etat ou l’Ecole des Mines et celle des Ponts. En réalité, cette réforme, basée sur le rapport d’un pantoufleur lui-même issu des grands corps, ne règle pratiquement aucun problème de fond. Certains grands corps sont épargnés, tandis que d’autres, qui avaient pourtant fait la preuve de leur utilité, sont sacrifiés. Analyse par Alexandre Moatti, auteur de Technocratisme. Les grands corps à la dérive (Editions Amsterdam, 2023), dont cet extrait est issu.

Depuis 2017, la caste techno-libérale menée par les grands corps a pris le pouvoir, en brûlant les étapes. Cette technocratie, qui a toujours pensé qu’elle pouvait mieux faire que le pouvoir politique, depuis les années 1960  jusqu’aux « visiteurs du soir » de Sarkozy ou Hollande, est passée à l’acte avec le macronisme, forme aboutie du technocratisme. Elle a de fait remplacé la politique, en usant notamment de son leitmotiv « ni droite, ni gauche ». Elle draine avec elle une sous-couche à la fois d’hommes et femmes politiques sans grande envergure, seconds couteaux du Parti socialiste ou renégats de LR et de l’UMP, mais aussi des consultants en communication d’écuries politiques, des attachés parlementaires, des administrateurs des assemblées n’ayant connu que la vie politique, qui eux aussi y trouvent une occasion inespérée de brûler les étapes. Cette seconde couche, en plus des postes de ministres, en vient aussi à peupler les cabinets ministériels, à côté des grands corps. 

La technocratie macronienne qui apparaît au grand jour en 2017 ne vient pas de nulle part. Historiquement, elle prend sa source dans les réseaux Fabius à partir de 1981, dans les écuries de communication gravitant autour de Strauss-Kahn, dans la fondation Saint-Simon (1982-1999) et ses réseaux rocardiens, voire dans le CERES chevènementiste. Elle vient de la gauche, tout en balayant le personnel politique des deux côtés de l’échiquier. La technocratie a pris l’habit de la « deuxième gauche »  – la transformation de l’inspecteur des Finances Rocard, du PSU (Parti socialiste unifié, devenu avec lui d’obédience « gauchiste ») à la fondation Saint-Simon, jusqu’au « Grand Emprunt » avec Juppé, en est un symbole ; comme l’est le parcours, plus opportuniste et plus rapide, de l’inspecteur des Finances Macron. 

Que la gauche ait engendré cette mutation en son sein pose une vraie question, qu’elle ne saurait évacuer en proclamant simplement que ce sont des gens de « droite » : une reconstruction de la gauche passera nécessairement par l’analyse de la mutation technocratique qu’elle a engendrée. Peut-être même est-ce cette technocratie fort opportuniste, celle qui a pris ses marques et les places de pouvoir en 1981 – ou plus sûrement en 1983-1984 avec le « tournant de la rigueur » -, la responsable quasi unique de cette mutation. Quant à la technocratie « de droite », il est possible qu’elle ait, par tradition politique, moins joué la carte des réseaux, ses membres restant plus individualistes, plus respectueux de la valeur du « chef », en l’occurrence le pouvoir politique ; jusqu’au ralliement au technocratisme macronien d’un certain nombre de ses membres, issus de la droite orléaniste notamment (Juppé), eux aussi à voir tels des ambitieux ayant rallié le nouveau pouvoir, comme en 1981.

La poudre aux yeux de la réforme Thiriez-Macron

La réforme actuelle des élites, c’est-à-dire des grands corps et de l’ENA, annoncée médiatiquement en mai 2019 et menée depuis, consiste en la suppression de l’ENA et son remplacement par une entité plus généraliste encore, l’INSP (Institut national du service public). Cet institut est inspiré de la partie « Décloisonner » du rapport Thiriez de début 2020 – lui-même issu des conclusions d’avril 2019 du monologue du « Grand Débat », réponse au mouvement des Gilets jaunes. La partie « Diversifier » (le recrutement) reprend d’anciennes propositions datant de dix ans et jamais vraiment mises en œuvre – il s’agit de discourir et proclamer, avant tout . 

Cette réforme se fait suivant les principes les plus inanes qu’on puisse imaginer. L’INSP regroupe plusieurs écoles, dont l’ENA – toujours cette manie du plus gros, de la fusion, qui sévit pour l’enseignement supérieur (regroupement des universités), en imitation du capitalisme industriel et financier et de ses fusions d’entreprises. Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État (« avocat aux conseils » est l’appellation consacrée) illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi – confier cette tâche à un membre de grand corps - ; le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts – l’avocat aux conseils est supposé rester en bons termes avec le Conseil d’État, pour lui et pour les clients qu’il représente - et enfin une forme d’amateurisme (telle que décrite par Suleiman à propos des grands corps) – le missionnaire, loin d’être un spécialiste de la formation à l’ENA, qu’il avait quittée quarante-deux ans auparavant, avait simplement fait une note rapide au chef de l’État à ce sujet .

Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi, le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts, et enfin une forme d’amateurisme.

On est par ailleurs assez consterné, à la lecture de ce rapport, par la novlangue néo-managériale et de consultants qu’il applique à l’administration et au service de l’État. Il y est question d’assessment, d’outplacement, d’onboarding, de soft et de hard skills, de leadership, de fast track, de mediatraining, de pitch, d’art thinking ; en français, de « vivier », de « suivi RH des hauts fonctionnaires », de « co-élaboration de parcours », de « co-construction de référentiels », d’« évaluations à 360 degrés », de « faire de la DGAFP une véritable “DRH groupe” », d’«oser une posture nouvelle ». Cette partie pourrait être qualifiée, au sens académique, et à dessein en anglais, de bullshit .

On pouvait croire au départ, en lisant chez les auteurs du rapport un souhait d’en finir avec le « système des grands corps  », qu’ils critiquaient nominalement ce système pour mieux conserver les grands corps – qui ainsi sauveraient leur peau, comme à chaque fois. En fait, c’est l’inverse, et c’est pire : un certain nombre de corps (pas les plus nocifs, et certains fort utiles) sont supprimés, mais certainement pas le système qu’ils véhiculaient. Le système, c’est encore une fois celui que formeront un certain nombre de personnes issues de l’INSP (ex-ENA) ou de Polytechnique, qui continueront à utiliser à leur profit les parcours bien connus pour entrer en politique ou en entreprise ; en revanche, la suppression des corps eux-mêmes, c’est l’assurance qu’il n’y aura pas d’autres profils, déviants, critiques ou tout simplement différents, qui en effet pouvaient être protégés par leur statut. 

Ceci n’est pas que théorie, et est particulièrement visible dans le cas d’autres corps : ainsi en est-il de la suppression du corps préfectoral, au profit d’administrateurs de mission qui deviendront temporairement préfets de département ou de région : voudra-t-on installer un champ d’éoliennes à tel endroit, on ira chercher dans le privé un ex-fonctionnaire (ou non), disposant de quelques compétences connexes au sujet, et sa mission de dix-huit mois sera d’installer ces éoliennes ; ou alors, plus simplement, un ami du pouvoir à recaser. Quant à la suppression du corps diplomatique, elle est fort préoccupante dans le contexte géopolitique actuel : la diplomatie est un travail et une expérience de tous les instants – les incursions qu’y font certains de nos dirigeants ne laissent pas d’étonner. Hors les grands corps de sortie de l’ENA, les corps diplomatique et préfectoral étaient les seuls que celle-ci respectait, puisqu’ils avaient une onction historique qui lui était bien antérieure  [1]. Il sera nécessaire de rétablir au plus vite ces deux corps ; on peut penser – en tout cas fortement espérer – que n’importe quel président succédant à Emmanuel Macron en 2027 le fera. Il faudra aussi se poser la question du rétablissement de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), seul corps qui faisait entendre une voix indépendante et un peu différente dans le domaine social. Aussi bien pour les corps diplomatique et préfectoral que pour l’Igas, leur suppression équivaut à la négation et au mépris d’une compétence accumulée au cours d’une carrière ; là encore, c’est le savoir et la compétence qui sont malmenés. 

Certains corps épargnés

La seule mesure appréciable est la suppression de l’Inspection des finances : là, Macron savait d’expérience qu’un système qui avait pu le mener à la présidence de la République était problématique, voire en dérive ; c’est peut-être d’ailleurs la seule mesure palpable et appréciable de ses deux quinquennats. En revanche, la « réforme » laisse intacts le Conseil d’État et la Cour des comptes, corps décrits comme « juridictionnels » et prétendument intouchables : selon le rapport Thiriez, toute réforme de ces corps nécessiterait une réforme constitutionnelle… En dehors du fait que sous au moins deux quinquennats (2007-2017), la Constitution a été modifiée pour des motifs assez futiles  – ne serait-ce pas faisable, quand c’est nécessaire ? -, la France reste l’un des seuls pays où ces missions ne sont pas assurées par l’ordre judiciaire régulier  [2] : il faut à cet effet un ordre extrajudiciaire pour les assurer, en conformité avec l’institutionnalisation que Napoléon en avait faite (le Conseil d’État est créé en 1799), elle-même vieil héritage du Conseil du roi d’Ancien Régime, régime dont la France et ses Républiques successives se sont souvent inspirées. 

Surtout, en maintenant tels quels le Conseil et la Cour, on spécifie, pour les énarques (ou pour les élèves du nouvel INSP, ce qui est équivalent) ces grands corps comme voie royale d’accès, notamment aux carrières politiques d’envergure. Une mesure cosmétique avait été annoncée à la suite du rapport de 2020 : un jeune issu de l’INSP devrait attendre cinq ans avant de pouvoir intégrer le Conseil d’État, en faisant ses preuves dans l’administration de terrain  [3]. Parmi les options du rapport, a été finalement choisie la moins contraignante  : peuvent candidater dans ces corps les diplômés de l’INSP après deux ans d’administration (et s’ils sont issus d’une liste de 14 corps bien spécifiée), sachant qu’en sortie d’INSP certains élèves seront « fléchés » pour la Cour ou le Conseil… 

Les futurs maîtres des requêtes au Conseil ou conseillers à la Cour verront donc leur dossier personnel examiné par trois jurys de grands corps avant titularisation : 1/ à la sortie de l’INSP, en cas de conflit entre les « vœux exprimés » et les notes obtenues ; 2/ après deux ans en tant qu’administrateur civil, lorsqu’ils candidateront à la fonction d’« auditeur en détachement » du Conseil, pour une durée de trois ans ; 3/ après ces trois ans, pour titularisation définitive au Conseil. Quand on connaît le rôle des jurys de pairs pour former et perpétuer le « moule », on se dit que le maître des requêtes une fois titularisé après ces trois jurys a toutes les chances d’y entrer… De quoi faire regretter l’unique jury d’entrée au Conseil d’État d’avant 1945, dont on considérait qu’il avait une part d’arbitraire et de cooptation mondaine (à laquelle était supposée remédier la création de l’ENA). 

C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Quant aux corps techniques (Mines, Ponts, INSEE, etc.), un autre rapport roboratif leur a été consacré , remis en janvier 2022. Y figurent plusieurs hypothèses, que nous ne détaillerons pas ici, puisque ce rapport – comme tant d’autres rapports administratifs – a été rangé dans un tiroir. À l’approche de l’élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron n’a rien voulu faire concernant ces corps dits « techniques », très proches des milieux économiques, pour les Mines et les Ponts. C’est le maintien du statu quo et même un avantage pour le corps des Mines qui voit supprimée l’Inspection des finances, son éternelle rivale pour l’accès aux comités exécutifs des grands groupes. C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Emmanuel Macron, lié à ce pouvoir d’entreprise, n’a pas osé y toucher juste avant l’élection présidentielle de 2022. Tout au plus une mesure mineure, mais allant dans le mauvais sens, comme le reste, a été retenue : les ingénieurs-élèves des Mines passeront trois à six mois d’enseignement en « tronc commun » à l’INSP, et certains des élèves de cet institut participeront à des « mémoires communs » avec les élèves du corps des Mines – mémoires faits à douze élèves au lieu de deux ou trois ! De quoi amplifier le caractère généraliste de la formation : le but politique étant de montrer que les corps techniques sont inclus dans la « réforme », et celui des corps de paraître s’y associer. Alors que justement, si on ne touche pas à ces corps, c’est parce qu’ils ont vocation à conserver leur spécificité scientifique et technique. On n’en est pas à une contradiction près dans cette réforme faite de faux-semblants.

Notes :

1/ Ces corps avaient sur l’ENA le primat de l’ancienneté, comme le rappelle Jean-Michel Eymeri dans La Fabrique des énarques.

2/ Paul Cassia propose de scinder en deux les fonctions du Conseil d’État (qui lui aussi pourrait être fonctionnalisé) : celle de conseil du gouvernement pour les lois, à rattacher à une administration interministérielle comme le secrétariat général du gouvernement, celle d’appel et/ou de cassation administrative, « en créant une chambre administrative au sein de la Cour de cassation » (Conflits d’intérêts. Les liaisons dangereuses de la République, Paris, Odile Jacob, 2014).

3/ L’ironie est que cette mesure est loin d’être nouvelle, puisqu’elle figure déjà chez Michel Crozier (La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, Paris, Interéditions, 1995), qui assortissait ces cinq ans de terrain d’une année de formation complémentaire (suivant le principe de l’Institut Auguste Comte, dont il avait été un des cinq directeurs d’enseignement).

Technocratisme. Les grands corps à la dérive, Alexandre Moatti, Edition Amsterdam, 2023, 18€.