« Residue », la résonance politique de la gentrification au cinéma

Alors que surgissent à nouveau les vieux démons d’une Amérique brisée, Residue, le premier long-métrage du cinéaste américain Merawi Gerima, assume l’héritage d’une époque rythmée par l’indignation et la révolte. Indubitable écho au mouvement Black Lives Matter, ce portrait du quartier nouvellement gentrifié d’Eckington, où a grandi le réalisateur né à Washington, se veut à la fois humblement autobiographique et porteur d’un propos qui dépasse largement le simple cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit. Residue évoque la naissance onirique et vindicative d’un auteur, où se mêlent délicatement l’intimisme et l’ambition émancipatrice.

Présenté en 2020 lors des Venice days de la Mostra et au Festival Slamdance, Residue représente l’une des curiosités des Independent Spirit Awards 2021, au cours desquels l’auteur se voit décerner le Prix John Cassavetes. Très peu distribué en France, il cumule à peine plus de 2 000 entrées après trois semaines d’exploitation mais jouit d’un accueil critique assez unanimement positif.

Le synopsis de Residue se pose ainsi : en pleine écriture de son film, Jay, jeune artiste installé en Californie, revient dans le quartier qui l’a vu grandir, Eckington – désormais dénommé NoMa par les nouveaux habitants – et tente d’y puiser ce qui sera la moelle de son projet. Mais l’atmosphère a changé et il se sent désaxé devant la gentrification progressive de ces rues qu’il ne reconnaît plus et qui ne le reconnaissent plus. Alors que l’envahit peu à peu un incendiaire mélange de sentiments oscillant entre incompréhension et colère, ses anciens amis et ses parents ne parviennent pas à saisir cette terrible sensation qui l’empoigne et le déstabilise au point de le faire douter de lui-même : celle d’être un étranger chez lui…

Archétype du premier film à l’ambition formelle évidente et relevant de l’autobiographie, Residue est d’une audace créative rare. La puissance principielle de l’œuvre réside dans le choix de Merawi Gerima de se focaliser littéralement sur un lieu spécifique, représentatif de dynamiques sociales et urbaines omniprésentes dans les métropoles américaines. Essentiellement inspiré de segments de sa propre existence et de celle de son entourage, le premier long-métrage du cinéaste s’adresse avant tout, selon ses dires, à la communauté qu’il dépeint. Le film propose toutefois une seconde lecture, volontairement plus ambitieuse et ancrée plan après plan dans les images des manifestations qui ont secoué les Etats-Unis ces dernières années. Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Ce caractère sous-jacent ne représente pourtant pas l’élément caractéristique de cette œuvre, qui atteint le sublime en capturant une dimension nouvelle et inexplorée de la révolte : l’après. Car c’est bien de cela dont il est question pendant près de quatre-vingt-dix minutes : de la sensation étrange qui saisit lorsque l’on regarde en arrière après un combat inachevé, une sensation située à mi-chemin entre l’apaisement et le désespoir. Jay, alter-ego du réalisateur Merawi Gerima, est un personnage torturé par son environnement. Le dehors transperce son intérieur, jusqu’à sa chair au contact de la mort de l’autre, mais qui se trouve impuissant : il ne peut rien face à un monde qui se dérobe sous ses yeux. Le réalisateur fait preuve ici d’une justesse rare, que l’on retrouve dans l’errance propre aux premiers films de Jim Jarmusch – et à l’excellent Paterson plus récemment – en y ajoutant le caractère actuel et vindicatif d’enjeux sociaux intenses. Cette filiation, peu évidente de prime abord, confirme le potentiel impressionnant du jeune cinéaste qui réussit, dès son premier film, à saisir le réel en le sublimant par l’audace d’une mise en scène et d’une direction d’acteur aussi singulière qu’authentique.

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Les innovations visuelles que le long-métrage distille par intermittence transcendent un scénario faussement modeste et lui octroient une force latente d’une amplitude rare, jusqu’à un paroxysme où se réveillent la brutalité et la violence d’une Amérique qui, comme dépeinte dans le Blindspotting de Carlos Lopez Estrada – dans lequel ce dernier traite de problématiques similaires avec une véhémence plus marquée – a les nerfs à vif. La photographie, dans une teinte orangée qui donne sa dimension onirique au film, produit un effet notable sur le spectateur, l’éloignant d’une réalité des plus dures pour mieux l’y replonger, avec un contraste décuplé, le moment venu. Cette réalité, c’est celle d’une Amérique qui ne parvient pas à soigner ses blessures, qui ne chassera pas de sitôt les vieux démons qui reviennent sans cesse la tourmenter.

Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable, et toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée.

Œuvre hautement personnelle et véritable emblème d’une communauté en proie à des mutations profondes qui ne font que crisper des esprits déjà taraudés, Residue est un premier film important, en ce qu’il laisse entrevoir de belles promesses et raconte – avec une justesse unique – un monde qui change, peut-être à un rythme trop effréné, un monde qui n’attend pas et qui laisse bon nombre de ses habitants au bord de la route. Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable et depuis très longtemps déjà, mais toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée, où les démons du passé ne seront plus que de mauvais souvenirs.