Révolte paysanne en Inde : de la libéralisation agricole à l’émergence d’une opposition politique

Agriculteurs manifestant devant le Red Fort à Delhi © Adnan Abidi

Depuis fin novembre, des centaines de milliers de paysans se sont installées sur les principales voies d’accès à la capitale indienne, New Delhi, pour contester la réforme de l’agriculture portée par le gouvernement Modi. Récemment entrée dans une phase plus violente, la plus grande grève du XXIe siècle étonne autant par son ampleur que par sa capacité à fédérer une opposition au pouvoir de Modi, jusqu’alors intouchable.

Le 17 et 20 septembre 2020, le parlement indien vote en faveur des indian agriculture acts of 2020, un ensemble de lois visant la réforme de l’agriculture à l’échelle nationale. Porté par le gouvernement Modi, il accélère la libéralisation du secteur agricole jusqu’alors fortement soutenu par l’État qui garantissait notamment des prix minimaux de vente de denrées alimentaires au travers des mandis (marchés de gros locaux) ou de l’agence alimentaire nationale.

Trois lois pour accélérer la libéralisation de l’agriculture indienne

La première loi de « promotion et de facilitation du commerce et de l’échange des produits agricoles » permet aux agriculteurs de vendre en dehors des mandis. Si la loi souhaite mettre fin aux monopoles locaux qui s’y sont formés, l’expérience de l’État du Bihar laisse à penser que leur abolition nuit avant tout aux revenus des agriculteurs. Soumis à cette loi depuis 2006, le Bihar a principalement vécu une extinction progressive des marchés de gros et de toute régulation. Pris entre la nécessité d’obtenir de l’argent rapidement et le coût élevé du stockage des récoltes, les agriculteurs sont bien souvent obligés de vendre rapidement, se retrouvant ainsi à la merci de commerçants libres de fixer leur prix en plus d’être à l’origine d’une volatilité importante. Un rapport officiel fait par exemple état d’une différence de 10 à 15% des revenus générés par le blé au Bihar par rapport aux prix minimum assurés par les mandis de l’État voisin de Madhya Pradesh.

La libéralisation du secteur se pense au gouvernement comme une opportunité pour les agriculteurs de choisir à qui et où ils veulent vendre. La deuxième loi du projet prévoit ainsi d’encourager des « accords sur le prix » en amont des récoltes entre agriculteurs et acheteurs. En plus d’alerter sur le risque de développement des monocultures spéculatives intensives, les paysans opposés à la réforme rappellent la puissance incontournable des géants de l’industrie et de l’agroalimentaire à la tête desquelles règnent les tout puissants Ambani et Adani, premier bénéficiaire de ces futurs accords.

La troisième mesure achève la dérégulation du marché sous couvert d’attirer les investissements privés vers la modernisation et le développement des infrastructures de stockage. Cette loi « d’amendement sur les produits essentiels » prévoit de retirer de la liste des denrées jusqu’à présent soumises à une régulation publique l’huile, les pommes de terre ou encore les oignons – et donc de mettre fin aux achats de denrées par des agences d’états souvent accusées de gaspiller les denrées par manque d’infrastructure.

Ces trois textes sont accompagnés de dispositions qui ajoutent à la crainte de la faillite, de la pénurie et de l’inflation celle de la réduction des droits des paysans, notamment en cas de recours auprès de l’administration lors d’un contentieux avec un acteur privé.

La réforme a aussi son lot d’oubliés, à l’instar des travailleurs agricoles sans terres pouvant représenter jusqu’à ¼ de la population active rurale dans certains états ou de la question de détérioration des sols cultivables à cause de l’usage massif de pesticide qui conjugue par exemple pollution de 80% des nappes phréatiques avec multiplication des cas de cancer dans l’État du Pendjab.

La continuité de la révolution verte

La réforme s’inscrit dans la continuité de la politique agricole portée par la révolution verte des années 1960. Amorcée par Nehru pour faire face aux famines et pénuries qui obligent alors l’Inde à importer massivement du blé des États-Unis, cet ambitieux programme de modernisation a forcé le pas à la mutation d’une agriculture vivrière de subsistance à une agriculture commerciale intensive. L’introduction de nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement en substitut d’une grande variété de céréales locales mieux adaptées à la diversité des terres cultivables, la mécanisation de la production et l’usage intensif d’engrais chimiques et de pesticides sont autant de nouveauté qui ont tout autant permis à l’Inde d’atteindre l’autosuffisance qu’à des grands groupes agroalimentaires de se constituer en cartel sur le marché. La vague de libéralisation de l’économie indienne dans les années 1990 renforce les gros poissons du marché en accélérant la capitalisation et la marchandisation d’un secteur progressivement oublié des politiques publiques qui lui préfèrent l’industrialisation et l’urbanisation du pays. Si le système des mandis avait jusqu’alors permis de maintenir le secteur à une petite distance des lois du marché, son abolition est perçue comme une condamnation pour une grande majorité de la population paysanne déjà largement surendettée et exposées à la pauvreté.

Le mouvement social en marche depuis novembre replace au cœur du débat public indien la question agraire, généralement abordée à travers le prisme de la crise profonde que traverse le monde agricole depuis trente ans.

« La plus grande grève du XXIe siècle »

Annoncée en juin 2020, la réforme n’attend pas de passer devant le parlement en septembre pour être contestée durant l’été. Si les agriculteurs se réunissent progressivement sous la bannière de syndicats régionaux, l’anniversaire du mouvement « Quit India » du 9 août marque le début d’une alliance nationale de plus de cinq cents organisations autour d’une « mobilisation paysanne unie ». Puis le mouvement s’intensifie en début novembre, d’abord par le blocage des routes de 22 états orchestré par 200 unions syndicales ou associatives paysannes, et par un appel à se rendre sur Delhi lancé par des agriculteurs du Punjab et de l’Haryana. Au cri de ralliement « Delhi Chalo » (allons à Delhi) répondent des agriculteurs de l’Inde entière qui rejoignent en tracteur les campements établis sur les autoroutes menant à Delhi.

Face à l’augmentation des arrivées sur les campements, le gouvernement amorce des négociations en début décembre, qui n’aboutissent à rien de satisfaisant d’après les syndicats. Alors qu’un recours devant la cour suprême est introduit, les pourparlers s’intensifient, toujours dans un dialogue de sourd, courant janvier. Après deux mois de mobilisation, le milliardaire Ambani prend position en affirmant que son entreprise Reliance, qui a fortement a gagné dans la réforme et qui opère entre autres dans l’approvisionnement en gros de denrées alimentaires, ne pratiquera pas une baisse des prix. En dehors de cette déclaration raisonnablement questionnable, la seule concession envisagée par le gouvernement consiste à retarder d’un an et demi la mise en œuvre des lois, proposition refusée par les syndicats.

Une action collective élargie

Parallèlement, la population indienne découvre peu à peu, et surtout par le biais des réseaux sociaux, le pacifisme et la patience des nombreux manifestants prêts à rester « aussi longtemps qu’il faudra au gouvernement pour revenir sur la réforme » sur les bords des autoroutes dans le froid hivernal de Delhi. Initié par la communauté sikhs du Penjab, ce mode de contestation est animé par un idéal pacifiste fondé sur la figure trans-caste et trans-classe du paysan qui nourrit la nation, l’annadata. La résilience des trois principaux campements autour de Delhi depuis trois mois est en grande partie due à la reproduction des pratiques socio-religieuses sikhs. L’alimentation est par exemple assurée par des langars, cantines communautaires attachées aux lieux de culte sikhs, qui permettent de nourrir tous les agriculteurs présents grâce aux denrées apportées par chacun ainsi que la seva, forme de service volontaire à la préparation, au nettoyage ou au service des repas.

Ce mode de protestation suscite le soutien d’une grande partie de la population, charmée par des vidéos sur les réseaux qui montrent des agriculteurs servant le repas aux policiers présents sur les campements. Le répertoire de l’action collective a progressivement dépassé l’organisation des campements pour s’étendre à l’Inde entière, notamment après le premier appel à une grève nationale lancée le 8 décembre qui sera suivi par l’arrivée constante de nouveaux paysans sur les routes menant à Delhi.

L’union des syndicats venus de toute l’Inde, représentant autant les petits propriétaires terriens que les agriculteurs journaliers, autant les sikhs que les musulmans ou les hindoues présente à la population une vision idéalisée de l’Inde plurielle.

Comme le rappelle Sumantra Bose, professeure de politique internationale à la London School of Economics, le secteur agricole est politiquement fédérateur puisque près de la moitié de la population y est liée économiquement, et se sent donc concernée par les enjeux qui le touche. Le succès des plateformes mises en place par les agriculteurs pour diffuser leurs actions au grand public témoigne de cet engouement collectif : la chaîne youtube dédiée, Kisan Ekta Morcha, a par exemple dépassé un millions d’abonnés en un mois.

L’union sacrée que le gouvernement n’avait jusqu’alors pas réussi à briser, malgré de nombreuses campagnes de désinformations, s’est récemment effritée sous le coup des premiers échauffourés avec la police. Le 26 janvier, alors que la police de Delhi autorise les paysans à défiler en tracteurs dans un périmètre défini de la ville, certains manifestants s’écartent de la route balisée pour rejoindre le fort rouge, symbole historique de l’indépendance. S’en suit alors deux journées d’affrontements avec les forces de l’ordre qui se solde par la mort d’un homme et de nombreux blessés. Si les godis medias (les “médias assis sur le genoux du pouvoir”) ont vite sauté sur l’occasion pour discréditer le mouvement aux côtés de Modi, il semblerait pourtant que la résilience du mouvement puisse largement surmonter ce virage violent. Les syndicats ont ainsi décidé de faire retomber la tension en annulant une autre marche prévue le 3 février et se sont quasi unanimement désolidarisés des violences.

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Les premières fractures du gouvernement Modi

Alors que l’absence d’opposition sérieuse à l’échelle nationale est un facteur inhérent à l’hégémonie de Modi depuis 2014, le regroupement des agriculteurs derrière une et même revendication constitue pour les observateurs la première fracture notable du pouvoir de Modi. La difficulté du pouvoir à établir un discours cohérent face aux premiers jours de manifestation a mis à jour des failles organisationnelles non seulement au sein du BJP mais aussi plus largement du Sangh Parivar (regroupement d’associations oeuvrant pour le nationalisme hindou).

Le point d’accroche réside dans le caractère délicat du secteur agricole, que le gouvernement ne peut se permettre de dénigrer en bloc auprès de la classe moyenne qui représente son électorat principal. Alors que Modi a toujours bénéficié du soutien de sa base électorale lors de l’implémentation des autres grandes réformes de sa gouvernance (démonétisation, abrogation de l’article 370), il semble qu’ici la conception de l’État proposée par les réformes de l’agriculture entre en contradiction avec l’attachement de sa classe moyenne à l’intervention de l’État sans pour autant pouvoir se rattacher au nationalisme-hindou couramment mis en avant par Modi.

Comme le montre E. Sridharan (1), environ 60% de cette population est directement dépendante des aides d’État, en tant que fonctionnaire ou propriétaire terrien. S’il est pour l’instant difficile d’évaluer l’impact du mouvement sur le pouvoir de Modi, il semble que le tournant plus répressif des dernières semaines, qui a notamment mené à la coupure d’internet sur Delhi ou à de nombreuses menaces envers des média indépendants, sonne le signal d’alarme d’un pouvoir qui veut s’endurcir par peur de tomber. Après avoir refusé de revenir sur ses pas, le gouvernement affronte donc des manifestants que la violence ne semble pas faire reculer.

Aux portes de Delhi des tranchées sont creusées, des barricades en béton surmontées de barbelés sont érigées. Sur le camp de Ghazipur le leader syndicaliste Sakesh Tikait le promet, il se battra jusqu’à la mort pour éviter l’expulsion des agriculteurs. Derrière lui les manifestants le soutiennent : ils resteront là au moins jusqu’au 2 octobre, jour de la naissance du Mahatma Gandhi. En attendant, ils plantent des fleurs sur les planches clouées de la police.

(1) E. Sridharan, « The political economy of the middle class in liberalising India », ISAS Working paper n°49, 2008.

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