« Mon cher Danton, si dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort ». L’auteur de ces mots n’est autre que Robespierre. En février 1793, il offre à Danton son épaule amicale après le décès de sa première épouse. Il poursuit : « Faisons bientôt ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et de nos malheurs privés ». Un an plus tard, Danton allait finir à l’échafaud après une lutte intense contre les robespierristes. Cette unique lettre connue de Robespierre à Danton a été acquise le week-end du 12 mars dernier par un collectionneur privé1. L’État n’a pas choisi de la préempter, comme l’ont déploré plusieurs historiens et personnalités publiques2. Depuis la Révolution, la relation entre ces deux protagonistes fascine. Mais au-delà de son caractère romanesque, qu’a-t-elle à nous dire des dilemmes de la Révolution ? La biographie croisée Danton-Robespierre : le choc de la Révolution écrite par Loris Chavanette (Passés composés, 2021) est l’occasion de s’y replonger.
« Que s’est-il passé entre toi et moi ? Nous qui avions souhaité les mêmes choses…
– Nous n’avons jamais souhaité les mêmes choses vous et moi ».
Ce dialogue, tiré du film La Révolution française (Robert Enrico et Richard Heffron), imagine ce qu’ont pu être les derniers mots échangés entre Danton et Robespierre à l’aube de la bataille décisive qui allait emporter le premier. Conformément à la légende noire, c’est Robespierre qui tient le rôle sinistre. C’est lui qui clôture cette ultime entrevue par une phrase lapidaire, un vouvoiement qui dit toute la distance froide qu’il place entre Danton et lui, une menace tranchante comme le couperet de la guillotine qu’il prépare pour son adversaire.
Cette lecture classique des évènements de l’an II (1793-1794) est certes renouvelée mais pas vraiment modifiée par la nouvelle étude publiée par Loris Chavanette. D’ailleurs, ce dernier tombe d’accord avec Robespierre pour expliquer que Danton et lui ne « nourrissaient pas totalement les mêmes idées » (p. 263). Pour expliquer ces divergences, Chavanette renoue avec la méthode de l’historien romain Plutarque en proposant la biographie des deux vies parallèles de Danton et Robespierre. Deux parcours qui ne se croisent que par intermittences mais qui paraissent toujours rester dans l’ombre l’un de l’autre jusqu’au dénouement tragique.
L’ouvrage de Chavanette met en scène ces destins romancés en faisant la part belle aux mythes qui jalonnent les biographies des deux personnages. Ainsi, il raconte les manières différentes dont les deux futurs députés ont vécu le sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775 alors qu’ils étaient encore adolescents. D’un côté, il met en scène la fugue de Danton qui quitta sa pension à Troyes pour assister à la cérémonie dans la cathédrale de Reims.
De l’autre, il reprend la légende d’un Robespierre, jeune élève de Louis-le-Grand qui aurait prononcé l’éloge destiné au roi lors du passage en calèche sur la route du sacre. Bien qu’il joue avec cette mythologie, l’auteur considère que les légendes qui entourent Robespierre et Danton ont, sinon un fond de vérité, en tout cas une origine et une diffusion qui dit quelque chose de ce qu’ils furent aux yeux de leurs contemporains.
Une opposition romanesque
Plus largement, Loris Chavanette se livre à un exercice original : celui de la constitution d’une biographie totale. Une étude qui, sans se prétendre exhaustive, aspire à embrasser du regard toutes les dimensions des personnages. Leur enfance, leur éducation et le début de leurs deux carrières d’avocats sont largement prises en compte pour peindre le tableau de leur genèse. La biographie évite ainsi l’écueil qui consisterait à faire naître Danton et Robespierre en 1789.
Elle livre une analyse méticuleuse de ce que furent leurs vies avant la Révolution. L’intérêt porté à la différence d’éducation entre la pédagogie avant-gardiste dont a bénéficié Danton et l’austère bachotage dans lequel Robespierre fut plongé paraît assez pertinent pour expliquer leurs divergences intellectuelles. L’ouvrage s’intéresse aussi aux vies privées que mènent les deux jeunes magistrats, à Arras pour Robespierre et déjà à Paris pour Danton. Il montre comment ce dernier joue un coup d’avance en se constituant un réseau dans la capitale avant que la révolution n’éclate.
En ce sens, cette étude tranche avec les plus récentes biographies consacrées à l’Incorruptible. Un chapitre entier sur les douze est dédié au « corps, ce miroir ». Il contient beaucoup de développements autour de l’apparence physique des personnages ou plutôt autour de leurs représentations dans la peinture et la littérature. Le but étant de comprendre comment ces deux figures ont marqué physiquement leurs contemporains. L’auteur examine d’abord Danton. Il explique que sa voix de stentor, sa face de bouledogue et sa « présence physique colossale »3 ont été autant d’atouts qui lui ont permis d’incarner la révolution plébéienne.
Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin
À côté d’un tel volcan, Robespierre fait pâle figure. Son visage paraît insipide tandis que ses yeux « très voilés » posent un regard « vague et flottant » (Lamartine)4 continuellement troublé par un clignement désagréable des paupières. Rien donc qui ne soit en mesure de retenir quelque attention. En fait, cette description de Robespierre souligne l’absence d’un corps physique dans cet « homme-idée » tout en abstraction5. Par contraste, elle met en évidence l’ascendant physique que Danton a pris sur ses rivaux. Un ascendant qui lui permet de devenir le héros du peuple des faubourgs – le « ventre de Paris » (Victor Hugo) – dès les premières semaines de la Révolution.
De plus, l’implication physique et directe de Danton dans les évènements révolutionnaires est soulignée par opposition à l’empreinte théorique et discursive imprimée par Robespierre. L’action personnelle de Danton dans la journée du 10 août 1792 – qui marque le renversement de la monarchie en France – est particulièrement mise en valeur. L’auteur détaille les multiples efforts du député pour coordonner l’insurrection jusqu’à la prise du palais des Tuileries.
Clairement, Danton apparaît comme le soldat de la guerre extérieure et Robespierre comme le prêtre de la régénération intérieure. Le sabre et le goupillon de la Révolution. Cette analyse fait écho au dialogue imaginé par Victor Hugo dans Quatre-Vingt-Treize. À la question de savoir où se trouve l’ennemi de la Révolution, Danton s’y exclame : « Il est dehors et je l’ai chassé » ; et Robespierre de répondre : « Il est dedans et je le surveille ».
De ce point de vue, l’étude de Chavanette vient replacer Danton et Robespierre au sommet de la Montagne. Elle démontre que si le couloir de la Révolution était trop étroit pour deux héros, ce n’est que lorsque la tête et le corps de celle-ci ont marché ensemble qu’ils ont balayé l’ancien monde. La complémentarité des deux Jacobins est démontrée tandis que leur différence de tempérament est constamment mise en exergue. Néanmoins, cette opposition physique et psychologique entre « deux types humains radicalement opposés »6, si elle est largement étayée, paraît exagérée à certains endroits. Surtout, son omniprésence dans le livre conduit à minorer des divergences plus significatives : l’opposition philosophique et politique des deux députés de Paris.
La Terreur et l’Être suprême : quand les frictions apparaissent
Par ailleurs, l’auteur présente une opposition philosophique irréconciliable entre Danton et Robespierre. Notamment dans leur rapport divergent à la religion. Cet enjeu métaphysique commence par unir les deux députés avant de les diviser. Pour l’auteur, leur opposition commune à la déchristianisation menée par les sans-culottes doit ainsi être retenue comme l’élément décisif expliquant leur ultime rapprochement à la fin de l’hiver 1793-1794.
Mais alors que Danton agit ainsi pour renouer avec l’ancienne religion, l’hostilité de Robespierre envers l’activisme sans-culotte obéit à une autre motivation. Il s’agirait pour lui de n’inaugurer rien de moins qu’un nouveau culte. Son ambition serait de fusionner « la régénération des hommes à la volonté divine ». Robespierre est un croyant fervent dans l’immortalité de l’âme et son Dieu, l’Être Suprême, est le Dieu vengeur qui libère « les humbles et les affligés »7. Loris Chavanette assimile le nouveau culte de la raison à une vérité religieuse comparable à la croyance catholique. Cette thèse est cependant nuancée par d’autres auteurs comme Marcel Gauchet qui le considère plutôt comme une religion civile destinée à favoriser la communion des citoyens par-delà leurs différences spirituelles8.
L’auteur exploite aussi la question théologique pour établir un parallèle entre la terreur religieuse de l’Ancien Régime et la terreur politique de la jeune République. Prenant le contre-pied de l’historiographie récente, Chavanette restitue un caractère exceptionnel à la répression politique de l’an II. Il redonne à la Terreur la majuscule qu’elle avait perdue avec les travaux de Jean-Clément Martin9 et d’Annie Jourdan10. L’auteur dresse un réquisitoire contre la politique robespierriste11. Pour cela, il n’hésite pas à piocher dans l’argumentaire conçu par ceux-là même qui ont participé à la chute de l’Incorruptible avec notamment l’affaire Théot12. Plus généralement, l’auteur occulte les éléments pouvant contrebalancer la violence politique de l’Incorruptible.
Ainsi, il accuse ce dernier d’avoir voulu envoyer les Girondins au tombeau13 alors qu’il protégea plusieurs dizaines de leurs députés lors des journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793. Il n’insiste pas sur la condamnation de « l’exagération » des « ultra-révolutionnaires » que Robespierre renouvelle à de nombreuses reprises14. Il ne note pas non plus que ce dernier s’oppose aux représentants en mission les plus violents comme Carrier à Nantes ou Fouché à Lyon. Il obtient pourtant le rappel de ces proconsuls dans le but d’arrêter « l’effusion du sang humain, versé par le crime »15.
Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.
Rien de tout cela n’est réellement pris en compte par l’auteur qui renouvelle – en l’étayant – l’image d’Épinal attribuant une chaleureuse humanité à Danton et une froideur totalitaire à Robespierre. Loris Chavanette rappelle pourtant que Danton a d’abord été à la pointe de la « surenchère » révolutionnaire. Et ce, depuis les premières insurrections jusqu’aux massacres de Septembre16. Mais il excuse la violence dantoniste car elle serait le produit d’un contexte, une « violence révolutionnaire voulue par les circonstances » quand Robespierre défendrait une violence « érigée en système d’éradication des impurs »17. Un contexte qu’il refuse par contre d’expliquer lorsqu’il s’agit de Robespierre.
La politique : l’absente relative de l’analyse
L’étude néglige ainsi largement le rôle et l’influence des révolutionnaires les plus radicaux, « l’opposition de gauche », aux Jacobins dans le cours des évènements. C’est la principale limite de la simple dualité Danton-Robespierre pour analyser la Révolution. Victor Hugo avait en plus convoqué Marat pour comprendre 1793. Il semble donc impossible de ne pas étudier davantage Hébert et ses Exagérés pour comprendre 1794. La Convention, même dominée par la Montagne, vit sous la menace permanente de ces radicaux, susceptibles de déclencher une insurrection sans-culotte.
Les députés sont donc contraints d’afficher une fermeté politique s’ils ne veulent pas passer pour des traîtres et être ainsi renversés. C’est sous l’effet de cette tension que la Convention déploie une répression qui vise aussi à canaliser la violence plus grande encore des meneurs sans-culottes. Indiscutablement, Robespierre n’est pas le dernier à souscrire à cette violence. Danton qui a institué le tribunal révolutionnaire n’y renâcle pas particulièrement non plus.
C’est donc peut-être qu’il aurait fallu chercher ailleurs que simplement dans leur rapport à la violence ce qui distingue les deux hommes. Notamment en se posant la question des fins politiques concrètes de Danton et Robespierre. Celles qui justifieraient, selon eux les moyens violents qu’ils ont soutenus. Cette question ne trouve qu’une réponse très partielle dans cette étude. L’auteur traite exclusivement de la politique sous l’angle de la violence répressive. Il n’en retire ainsi que les portraits d’un Danton indulgent et d’un Robespierre fanatique.
De ce point de vue, cette biographie renoue avec ces deux images telles qu’elles ont été façonnées par la IIIe République et telles qu’elles ont majoritairement survécu. L’auteur avait vu dans la victoire de Robespierre sur Danton en avril 1794, la preuve que l’Incorruptible avait compris mieux que l’Indulgent la véritable nature de la Révolution. C’est-à-dire, son caractère de « guerre sociale »18. En refermant l’ouvrage, on ne peut que regretter que cet enjeu n’y ait finalement pas été davantage développé.
À plusieurs reprises, l’auteur justifie la réalisation de son étude par un constat. Celui de l’intérêt toujours renouvelé pour les personnages de Robespierre et de Danton. Un intérêt qu’il explique de la façon suivante : pour lui, Robespierre serait plus que jamais actuel en raison de la demande croissante de « transparence » et de la « mode des dénonciations ». Face aux affaires de corruption et à l’opacité de la vie politique, la figure de Robespierre continuerait ainsi de catalyser une volonté citoyenne de reprendre le contrôle sur la technocratie.
De son côté, le personnage de Danton camperait la résistance à cette abolition de la frontière entre la vie publique et les affaires privées. Là encore, cet enjeu soulevé par l’auteur et par son préfacier Emmanuel de Waresquiel nous paraît être pertinent. Pour autant, il ne nous semble pas être l’écho le plus important de la Révolution française parvenu jusqu’à nous. Danton comme Robespierre ont été deux Jacobins et deux montagnards. C’est-à-dire des révolutionnaires ardents et des républicains « avancés » prônant des idées sociales considérées comme radicales par leur époque.
Tous les deux partageaient une haine de l’aristocratie à laquelle ils opposaient l’idée d’une République permettant aux citoyens d’accomplir leur destination. Il aurait été intéressant que cette étude nous expose les visions que ces deux révolutionnaires se faisaient de la propriété, de la répartition de celle-ci et des inégalités économiques. Dans notre moment de crise sociale aiguë, une telle analyse pourrait en tout cas ne pas être inutile.
Notes :
1 Loris Chavanette, « “Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort” : la lettre de Robespierre à Danton raconte une part de l’histoire de France », Le FigaroVox, 10 mars 2023.
2 Tribune collective, « La préservation de l’unique lettre de Robespierre à Danton est une cause nationale », Le Monde, 21 mars 2023
3 Loris Chavanette op. cit. p.81
4 Alphonse de Lamartine cité par Loris Chavanette op. cit. p.83
5 Marcel Gacuhet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, coll. « Ces hommes qui ont fait la France », 2018.
6 Loris Chavanette, op. cit. p.423
7 Loris Chavanette cite ici l’historien Jules Michelet. P.62
8 Marcel Gauchet op. cit.
9 Jean-Clément Martin, La Terreur : vérités et légende, Paris, Perrin, 2017, 240 p.
10 Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2018, 656 p.
11 L’objectif de l’étude est ainsi de « démontrer le rôle central qu’a joué Robespierre […] dans la dérive répressive »
12 Catherine Théot est une mystique française qui affirmait voir en Robespierre le précurseur du nouveau messie. Elle a été emprisonnée et utilisée pour ridiculiser le culte de l’Être Suprême et peindre Robespierre sous les traits d’un dictateur en puissance.
13 « Il ne fait aucun doute [que Robespierre] rumine intérieurement un verdict de mort contre les Girondins », Loris Chavanette op. cit. (p.288)
14 Marcel Gauchet op. cit.
15 Loris Chavanette op. cit. p.402
16 Début septembre 1792, face à l’imminence de l’invasion prussienne, la panique s’empare d’une foule révolutionnaire qui envahit les prisons et massacre ainsi plus d’un millier de contre-révolutionnaires mais aussi des prisonniers de droit commun. La responsabilité de certains discours révolutionnaires, comme ceux de Danton ont parfois été pointés du doigt pour expliquer l’ampleur de la violence populaire.
17 Loris Chavanette p.394
18 Loris Chavanette p.293