« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.