Quand on parle d’intellectuels en prison, on pense d’abord dictature, répression, Chine, Russie, Turquie. En somme, au genre de choses que l’on pourrait retrouver sur le site de Reporters Sans Frontières. Et pourtant, nul besoin de tant d’exotisme : mi-janvier, c’est le sociologue Jean-Claude Kaufmann, ancien directeur de recherche au CNRS, qui, après convocation devant un juge d’instruction, a été mis en examen. Son crime ? Avoir tenté de défendre la scientificité de sa discipline, la sociologie.
Cette entrée en matière, délibérément provocante, peut paraître disproportionnée. Si l’incident avait été isolé, il aurait généré une bien légitime indignation, mais n’aurait rien eu de bien effrayant. Pour prendre la mesure de la gravité de la situation, il faut la replacer dans une continuité d’attaques d’une violence rare menées contre la sociologie depuis quelques années déjà. Il paraît dès lors urgent que les sociologues se mobilisent et cessent d’ignorer la question de la dévalorisation de leur discipline dans l’espace public, car ils en font les frais. Mais d’abord, tâchons d’exposer un peu les faits.
Le « sociologue à moustache », le « sociologue à lunettes » : l’affaire Kaufmann
Plus précisément, c’est une mise en accusation pour diffamation dont Jean-Claude Kaufmann a fait l’objet. Dans un article paru dans 20 Minutes en novembre 2016, alors qu’il était appelé à se prononcer sur les prétentions à la scientificité sociologique de l’émission de télé-réalité Mariés au premier regard diffusée par M6, il a déclaré à propos de l’un des trois « experts » qui encadraient l’émission : « On ne s’intitule pas soi-même sociologue, on peut être dans le coaching ou dans le développement personnel. Un coach ayant fait des études de sociologie c’est très bien, mais quand il parle de ses thèses scientifiques, c’est de l’arnaque. » De l’« arnaque ». C’est ce choix de mot malheureux qui est à l’origine de la plainte de Stéphane Édouard, visiblement blessé par l’injure faite à son expertise sociologique.
Mais qui est ce Stéphane Édouard, qui a tant besoin de faire valider par le tribunal son statut de sociologue ? Effectivement titulaire d’un DEA en sociologie obtenu à Sciences Po Paris, il se dit aussi être « ingénieur, sociologue, entrepreneur », « sociologue misanthrope », « sociologue à lunettes » ou encore « sociologue sulfureux » d’après une vidéo de présentation. Le cœur de son activité ? Il répond tout simplement : « Ici c’est gifle de réalisme, pragmatisme, explication sociologique ». Et poursuit : « Venez vous faire une idée par vous-même de la véracité, de la précision, de la fonctionnalité de mes analyses ».
Nous risquerions-nous aussi à porter un jugement sur ses prétentions à la scientificité ? Ce serait bien difficile : à la lecture de son site et au visionnage de ses vidéos, les discours de Stéphane Édouard apparaissent bien au-delà du manque de rigueur scientifique. Non seulement la manière dont il aborde les relations hommes-femmes ne relève ni plus ni moins que d’une transposition d’un « bon sens » hétérocentré et d’une naturalisation outrancière des divisions sexuelles, mais certains de ses propos font preuve d’une certaine violence sexiste. De plus, quoi qu’il se défende mordicus d’en être, il partage de nombreux discours sexistes avec ceux des milieux du coaching en séduction que Mélanie Gourarier a pu analyser dans Alpha-Mâle : parmi eux, ceux sur la « féminisation » de la société, la « crise de la masculinité » ou encore le « renversement du paradigme égalitaire ». Si, contrairement à ce qu’a pu dire Kaufmann dans sa lettre ouverte « Défendons la sociologie », Édouard ne tient pas de blog sur le site Égalité et Réconciliation, il partage pourtant de nombreux traits avec Alain Soral : vernis scientifique, masculinisme, virilité exacerbée, sexisme, antiféminisme.
Qu’un tel personnage se prétende sociologue est tout bonnement consternant pour qui est, ne serait-ce que de loin, familier avec la pratique sérieuse de la discipline. Il ne se cache d’ailleurs pas de n’avoir aucun lien avec la sociologie universitaire et revendique même avec beaucoup d’élégance, dans une vidéo réponse à Kaufmann, ne pas faire partie de ce « sérail » : « Je me fous d’être adoubé par vous, j’en ai rien à battre […]. Je n’ai pas souhaité faire une thèse chez vous. Je ne vous reconnais pas ».
Dans cette vidéo, dont le titre, « Ma réponse à JC Kaufmann, le BHL de la sociologie », mérite d’être souligné, il précise néanmoins qu’il n’avait porté plainte que contre 20 Minutes, et que le juge a requis la convocation et la mise en examen du sociologue. On aurait pu croire qu’il ne s’agissait que d’une affaire personnelle entre Édouard et Kaufmann, eu égard au niveau de cordialité de leurs échanges. Il n’en est rien.
La situation est donc la suivante : un individu, dont la prétention au qualificatif de sociologue est une aberration d’un point de vue scientifique, se permet de mesurer sa légitimité à celle d’un sociologue établi et un juge semble lui donner raison. Que s’est-il passé pour que la légitimité de la sociologie en arrive là ?
« Le danger sociologique » : une discipline dangereuse sous le feu des médias
Depuis quelques années, le champ médiatique a servi de mégaphone à un certain nombre d’attaques contre la sociologie. Elles ont en commun de nier la portée scientifique du travail sociologique et de réduire celui-ci à un travail idéologique. Rappelons-nous la violence du coup porté par Manuel Valls, alors Premier ministre, qui, juste après les attentats du 13 novembre 2015, l’accusait en pleine séance de l’Assemblée Nationale de servir une « culture de l’excuse ». De fait, l’accusation de « culture de l’excuse » verse dans la comparaison latente tantôt avec l’éducation des enfants, où la sociologie serait ce parent irresponsable qui trouve toujours des excuses attendries aux bêtises de son enfant turbulent, tantôt avec la conjuration, où la sociologie ferait en sous-main un travail de sape idéologique pour renverser les fondements de la société. Pour y répondre sérieusement, on ne trouve malheureusement que trois tribunes et un ouvrage¹.
Le mot d’ordre a connu un succès extrêmement important, jusque dans le champ universitaire. On peut résumer la thèse du très bruyant Le danger sociologique de Gérald Bronner et Étienne Géhin ainsi : toute une partie de la production universitaire en sociologie se réduit à un travail, parce que déterministe, purement idéologique, qui cherche à « déresponsabiliser » les individus. La sortie, à l’automne 2017, de cet ouvrage pourtant extrêmement controversé au sein du champ scientifique a été accueillie comme du pain-béni par des médias mainstream trop heureux de traîner dans la boue cette « sorte de pseudo-marxisme qui réduit tout à l’inégalité » (Le Point).
On retrouve aussi une telle conception de la sociologie dans la réforme du baccalauréat prévue pour cette année. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait Stéphane Beaud : « C’est une opération dont il faut savoir qu’elle est, depuis vingt ans, au cœur de la stratégie scolaire de l’Institut de l’Entreprise […]. Elle est une véritable obsession de Michel Pébereau, l’ancien PDG de la BNP, qui se veut depuis quinze ans le “grand manitou” de la réforme de l’enseignement de l’économie au lycée. C’est sa “mission” : lutter contre le supposé “gauchisme” des SES. » Milieux politiques, patronaux, médiatiques, tous doivent être bien ennuyés par la sociologie pour se donner la peine de nier publiquement sa scientificité.
« Y aller ou pas ? » : réinvestir l’espace médiatique
La sociologie est pourtant une discipline hantée par la question de sa scientificité depuis ses balbutiements. La question sous toutes ses formes (histoire de la discipline, réflexion épistémologique et réflexivité méthodologique) a non seulement une place dans ses programmes (que ce soit dans les classes préparatoires B/L ou à l’université) dont l’ampleur est sans équivalent par rapport aux autres sciences sociales, mais constitue aussi un domaine de recherche à part entière. N’est-ce donc qu’un simple exercice scolaire, un vain sujet de dissertation ? Est-ce bien la peine de mettre tant d’efforts à élaborer et transmettre un discours et une réflexion sur ce qui fait la scientificité de la sociologie si c’est pour la laisser être remise en cause par le tout-venant ?
On a le sentiment que depuis les prises de parole médiatiques de Pierre Bourdieu dans les années 1990 — période souvent décrite comme les errements d’un Bourdieu vieillissant —, les sociologues ont fait confesse de ce péché de prophétisme qui aurait brisé la sacro-sainte différence entre le savant et le politique, et, par conséquent, ont fui l’espace public. C’est sans doute sur cet appel d’air que des personnages comme Stéphane Édouard ont bâti leur fond de commerce et du fait de l’absence de contradicteurs sérieux que prospèrent des discours anti-sociologiques, jusqu’au sommet de l’État. Combien de temps avant que les « vrais » sociologues disparaissent sous la masse des usurpateurs médiatiques et que les discours anti-sociologiques se retrouvent dans les instances universitaires ?
« Parce qu’il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie et que le discours scientifique est lui-même pris dans les rapports de force qu’il dévoile. […] Dans la lutte contre le discours des hauts-parleurs, hommes politiques, essayistes et journalistes, le discours scientifique a tout contre lui […]. On ne peut lui donner quelque force réelle qu’à condition d’accumuler sur lui la force sociale qui lui permette de s’imposer. Ce qui peut exiger que, par une contradiction apparente, on accepte de jouer les jeux sociaux dont il (d)énonce la logique. »²
Bourdieu, Questions de sociologie.
À la lumière de ce constat, la réponse à la question de Gérard Mauger « Y aller ou pas ? »³ semble aller de soi : les sociologues doivent réinvestir collectivement l’espace public. Il faut non seulement en cesser avec cette posture — ultime pudeur de la défaite qui tente de s’envelopper de panache — qui consiste à dire « Ils ne méritent pas notre temps » et qui n’empêche en rien les imposteurs et détracteurs de la sociologie d’occuper ondes et colonnes, mais aussi ne plus se contenter de tribunes-réponses ponctuelles qui paraissent de bien maigres piqûres de rappel face à l’ampleur des attaques contre la sociologie.
Il faudrait donc que la défense de la sociologie passe par une plus grande présence. Pour reprendre quelques termes bourdieusiens, le problème étant la méconnaissance profonde de la discipline, à défaut d’une connaissance à proprement parler, c’est un minimum de reconnaissance de ses principes et de ses figures légitimes qu’il faudrait chercher à obtenir par une intervention plus fréquente des sociologues sur leurs domaines de spécialité. Les sociologues étant parmi les mieux renseignés sur les difficultés que pose la prise de parole médiatique, ils sont aussi les mieux armés pour en déjouer les pièges. Plutôt que de se soumettre à l’agenda médiatique, dont la pression ne cesse pas dès lors que l’on feint de l’ignorer, il s’agirait de pouvoir agir dessus et s’en émanciper. Et pour cela, y aller ou pas ? Y aller, toujours.
Notes :
¹Lahire Bernard, Pour la sociologie: et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016 ; « Expliquer, est-ce excuser ? En quoi Manuel Valls trahit les les valeurs de la république », L’Humanité, 02/02/2016 ; « La sociologie, ce n’est pas la culture de l’excuse », Le Monde, 14/12/2015 ; « “Culture de l’excuse” : les sociologues répondent à Manuel Valls », Libération, 12/01/2016.
²Bourdieu Pierre, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 2002 [1984],p. 8.
³Mauger Gérard, « Y aller ou pas ? », dans Repères pour résister à l’idéologie dominante, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2013.
Crédit photo :
Portrait de Pierre Bourdieu, à La Demeure du Chaos, image libre de droits. https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/10838630106