Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

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La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

Législatives 2022 : un regain d’intérêt pour le Parlement ?

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La formation d’une alliance historique de la gauche française et son objectif d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale redonnent un caractère central aux élections législatives.Cependant, peut-on véritablement parler d’un regain d’intérêt pour le Parlement en France ? L’érosion régulière de la mobilisation électorale depuis le début de la Vᵉ République, passant d’environ 80 % dans les années 1970 à presque 40 %, souligne le peu d’intérêt pour cette institution. Par Julien Robin, Université de Montréal.

Une mobilisation politique et médiatique

D’un point de vue politique et médiatique, l’élection présidentielle une fois terminée, c’est vers les élections législatives que se porte toute l’attention. Dès le soir du second tour de l’élection présidentielle, les perdants de cette course ont appelé à se tourner vers ce qu’ils appellent le « troisième tour ».

La campagne des législatives ouvre une nouvelle séquence politique. A gauche, l’enjeu est de créer une véritable union pour une majorité parlementaire.

Les tractations entre la France insoumise, le PCF, EELV et le PS rythment quotidiennement l’actualité entre les accords programmatiques et les fractures idéologiques.

Pour La République en Marche (renommée « Renaissance »), l’enjeu est de transformer l’essai de la présidentielle en remportant une majorité à l’Assemblée nationale. Alors que les premières projections donnent une course serrée entre la macronie et la gauche unie, Emmanuel Macron s’investit même personnellement dans chaque investiture des législatives de juin prochain. Pour le parti présidentiel et ses alliés aussi, la logique de l’union a pris le pas, non sans difficultés sur la répartition des candidatures, en formant la bannière « Ensemble » pour la majorité présidentielle.

Un regain d’intérêt pour les élections législatives ?

Sans nul doute, une fois élu, un président de la République a besoin d’une majorité au Parlement, a minima à l’Assemblée nationale, pour transformer son programme électoral en action législative.

Même si la Constitution de 1958 dispose que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation » (art. 20 C) et que le « Premier ministre dirige l’action du Gouvernement » (art. 21 C), n’oublions pas que lorsque « le gouvernement est subordonné au président de la République, il lui cède, volontiers ou non, son pouvoir de déterminer la politique de la Nation » comme le rappelait le constitutionnaliste Guy Carcassonne. En résumé, hors cas de cohabitation, le chef du gouvernement n’est que le « chef d’orchestre » jouant la partition rédigée par le président de la République.

Mais les électeurs s’investissent-ils dans le scrutin des législatives ? Si l’on en croit les chiffres de l’abstention, pas tellement. Depuis 1993, le taux d’abstention ne fait que s’accroître entre chaque élection législative et dépasse même les 50 % en 2017.

Un Parlement marginalisé dans la structure institutionnelle

Une analyse des institutions de la Ve République peut expliquer ce désintérêt du Parlement. Il n’aura échappé à personne que la Ve République se structure par un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions définies par la Constitution de 1958 ayant pour but d’encadrer les pouvoirs du Parlement afin d’accroître les capacités d’action du gouvernement.

Concrètement, une définition restrictive du domaine de la loi (c’est-à-dire que le constituant a listé précisément les domaines dans lequel le Parlement peut légiférer, le reste relevant directement du pouvoir réglementaire du gouvernement, art. 34 C et 37 C) ; le vote bloqué (le gouvernement soumet à un vote unique tous les amendements qu’il a sélectionnés, art. 44.3 C) ; adoption d’une loi sans passer devant le Parlement, sous couvert de l’engagement de responsabilité gouvernementale, sauf en cas de motion de censure (le célèbre article 49 alinéa 3 de la Constitution).

Image montrant la Constitution française avec le sceau de la République Française
Le rôle du Parlement est défini par la Constitution. Wikicommons, CC BY

En 1958, un nouvel acteur encadre aussi le travail parlementaire, le Conseil constitutionnel, chargé notamment du contrôle de constitutionnalité des lois (art. 61 al. 2 C) est qualifié de « canon braqué vers le Parlement » selon l’expression du professeur Charles Eisenmann.

L’autonomie parlementaire est également touchée par le contrôle des règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat (art. 61 al 1 C). Dès lors, les assemblées sont passées du statut de « souverain assuré de l’immunité de juridiction à celle de justiciables » en jugeait le politiste Léo Hamon en 1959.

En définitive, le Parlement français a connu un abaissement de son rôle à partir de 1958. La logique présidentielle s’est également renforcée avec l’élection au suffrage direct du président de la République lui octroyant une forte légitimité ; mais aussi par l’inversion du calendrier électoral en 2000, où l’élection présidentielle précède les élections législatives, maximisant au président élu ses chances d’obtenir une majorité parlementaire.

Le Parlement, un « angle mort » de la science politique française

Les études parlementaires sont un champ réunissant principalement trois disciplines centrales (l’histoire, le droit et la science politique). Parmi ces disciplines, la science politique s’est longtemps détournée de l’étude des assemblées parlementaires et de leurs élus comme le soulignaient Olivier Rozenberg et Eric Kerrouche. Les deux politistes français constatent « le réel désinvestissement de la science politique française vis-à-vis de cet objet » à partir des années 1980.

Olivier Nay, spécialiste de la sociologie des institutions, donnait plusieurs raisons à ce délaissement du champ de recherche : les assemblées législatives françaises ont fait face à la transformation des échanges dans l’espace public entre la décentralisation (création d’assemblées locales), la construction européenne (création d’un parlement supranational) et le tournant néolibéral multipliant les acteurs de délibération et de décision.

Dès lors, l’éloignement de la science politique française a laissé l’étude de ce champ au droit (constitutionnel). Bien que la discipline étudie les relations entre les différents pouvoirs et institutions, elle n’a pas repris le fer de lance des études parlementaires françaises et s’est bornée à décrire les pouvoirs du Parlement.

Il y a une autre explication propre à la discipline de la science politique française. Son tournant sociologique des années 1970-1980 a installé « une plus grande méfiance à l’égard des explications traditionnelles, juridiques ou philosophiques, qui portent une attention soutenue aux institutions formelles et aux projets normatifs qui les légitimes » explique O. Nay. Epistémologiquement, cette tradition française accorde une place importante aux travaux empiriques et s’intéresse aux acteurs. Méthodologiquement, les chercheurs privilégient les approches qualitatives avec des entretiens semi-directif, à la description biographique des acteurs et aux observations de terrain.

Cette tradition française diverge des legislatives studies anglo-saxonnes (congressional studies aux États-Unis) s’inspirant d’analyses néo-institutionnalistes ou de la théorie du choix rationnel ; et ayant recourt aux méthodes d’enquêtes davantage quantitatives. Cela n’a pas pour autant empêché d’avoir quelques ouvrages aux approches comportementales dans les années 1980 ou rationnelles dans les années 1990 sur le Parlement français.

Retrouver le parlement

La science politique française renoue son intérêt pour les études parlementaires depuis les années 1990 en diversifiant les niveaux d’analyses : comportement électoral des députés, sociologie des élus, genre, conception de la représentation, efficacité des législatures.

Finalement, le Parlement demeure central dans notre société politique. D’un côté, le Parlement constitue un instrument de contrôle du pouvoir exécutif et de tribune pour les opposants. Le dernier quinquennat d’Emmanuel Macron le montre bien : l’affaire Benalla a été la raison du blocage de la réforme constitutionnelle à l’été 2018 et le Sénat s’est montré actif avec ses commissions d’enquête (affaire Benalla et affaire McKinsey). De l’autre, il reste un objet d’analyse produisant des masses de données exploitables pour les chercheurs. Il est alors fort probable que les études parlementaires augmenteront dans les années à venir dans la science politique française.

Côté électeurs, la perspective d’un « troisième tour » de l’élection présidentielle articulée à la tripartition de la vie politique française et à l’union de la gauche suscitera peut-être un regain d’intérêt pour le Parlement. Réponse les 12 et 19 juin prochain.


The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Expérimenter un capital de départ pour la jeunesse en 2022 ?

Face à la réémergence au XXIe siècle d’une société d’héritiers, dans laquelle l’origine sociale accentue les inégalités de destin et la mobilité sociale se réduit, il est impératif de mettre en œuvre des mécanismes correctifs ambitieux et innovants pour favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable. La campagne présidentielle de 2022 a d’ores-et-déjà fait émerger une idée partagée par de nombreux candidats, celle d’un « capital de départ » pour la jeunesse. Retour sur une idée pensée dans le sillage de la Révolution française, et que le prochain quinquennat pourrait enfin expérimenter.

Favoriser l’émancipation de chacun de manière équitable

Dès avant la pandémie de Covid, nous vivions dans une société où un enfant de cadre dispose de 4 à 5 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’appartenir aux 20 % les plus aisés, et où, réciproquement, l’origine sociale est le principal facteur pour expliquer l’appartenance à un ménage pauvre1. Dans le même temps, selon l’Observatoire des inégalités2, à l’heure où la moitié des indigents en France ont moins de 30 ans, le pays souffre d’importants écarts de patrimoine, les 10% les plus fortunés possédant en 2018 près de la moitié (46%) du patrimoine en France, les 40% les moins fortunés, environ 3%. Une minorité besogneuse se tuerait au travail pour se constituer une fortune ? Depuis les années 1980, c’est en réalité l’héritage qui joue un rôle de plus en plus disproportionné dans sa constitution. 80% des milliardaires français ont hérité de leur fortune, l’Hexagone étant en tête des pays dans cette catégorie — loin, bien loin du mythe des self-made men ayant accouché de leur richesse à la sueur de leur front3.

Or, commencer avec plus de patrimoine, ce n’est pas seulement avoir la sérénité de pouvoir mener des études supérieures sans se soucier de leur financement. C’est être davantage, à la faveur de donations, susceptible de créer ou de reprendre une entreprise, ou d’acquérir, via l’héritage comme la donation, un bien immobilier4. C’est aussi avoir plus de chances de réussir son projet de vie. Désormais, sans corrections majeures, ces fractures vont s’accentuer. Le moment est donc venu d’expérimenter un capital de départ pour la jeunesse.

Des « moyens pour commencer dans la vie »

L’idée n’est pas neuve : elle remonte à Thomas Paine (1737-1809), révolutionnaire américain d’origine anglaise s’illustrant aux États-Unis par ses idées puis comme député dans la France post-révolutionnaire, et qui propose de « créer un fonds national, duquel sera payée à chaque personne, parvenue à l’âge de 21 ans, la somme de quinze livres sterling, en compensation partielle, pour la perte de son héritage naturel, par l’introduction du système de propriété foncière »5. Pour lui, chaque individu né dans une société jugée inégalitaire – certains possédant des terres, d’autres non – devait hériter « de moyens pour commencer dans la vie ».

Dans ce texte, Thomas Paine ne s’érige pas en adversaire de la propriété mais veut défendre la cause de ceux qui en ont été privés par le hasard de la naissance. Il y observe en sus que l’émergence de la civilisation a produit une grande indigence et de l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres, et souhaite en corriger les injustices. « Chaque propriétaire, donc, de terre cultivée, doit à la communauté une redevance foncière (car je ne connais pas de meilleur terme pour exprimer l’idée) pour la terre qu’il détient ; et c’est de cette redevance foncière que le fonds proposé dans ce plan doit venir ».

Pour le révolutionnaire, le but poursuivi est d’« indemniser » ceux qui souffrent de la spoliation originelle créée par l’émergence de la propriété privée et qui a, depuis, généré « une sorte de pauvreté et de misère qui n’existait pas auparavant ». Pour compenser cette perte, Paine propose de distribuer 15 livres à tout citoyen majeur, soit de quoi acheter une vache et du matériel pour cultiver quelques acres de terre.

Un capital de départ au XXIe siècle

Au XXIe siècle, un patrimoine universel pourrait devenir la pierre angulaire d’une société dans laquelle ce vice du contrat social – naître nanti ou indigent – est corrigé, dans l’esprit de l’œuvre de John Rawls, grand penseur de l’État-providence, qui présente l’idée de la « justice comme équité »6. Pour Rawls, chaque personne doit avoir un droit égal aux libertés de base les plus étendues possible, mais compatibles avec des libertés similaires pour les autres. Par ailleurs, les inégalités sociales et économiques peuvent être tolérées du moment qu’elles offrent des bénéfices à tous, et particulièrement aux citoyens les plus désavantagés. Enfin, la société se doit de maintenir les charges et les positions, y compris élevées ou prestigieuses, accessibles à tous, dans l’esprit de juste égalité des chances.

Comme expliqué dans un ouvrage consacré au sujet7, un système de patrimoine universel n’empêche personne d’autre de réaliser son projet pendant que j’accomplis le mien avec le patrimoine que je reçois ; en ce sens, la liberté d’autrui et la mienne ne se heurtent en aucune façon, mais celles-ci sont bel et bien augmentées grâce à ce patrimoine, qui permet alors à chacun de réaliser des projets jusque-là plus difficilement atteignables.

Un patrimoine à l’usage balisé présente des avantages pour les plus démunis sous deux formes : directement, au travers du patrimoine lui-même et, indirectement, dans la mesure où il fait naître des citoyens plus instruits (grâce à l’éducation), une économie plus riche (grâce à l’entrepreneuriat) et une propriété plus étendue (via un accès accru à l’immobilier). L’amélioration serait nette pour les plus précaires puisqu’ils auraient plus d’opportunités de réaliser leur potentiel, indépendamment de leur milieu social d’origine.

Enfin, les citoyens ainsi rendus plus autonomes auraient des chances davantage égalisées d’occuper diverses positions et fonctions d’influence : un citoyen plus intelligent, plus prospère ou qui ne craint pas de perdre son toit pourrait dédier plus de temps à la vie publique ou politique, à défendre des causes qu’il juge importantes ou à user de sa liberté d’expression.

50 000 euros à 18 ans pour un master, une entreprise ou un toit

Ainsi, une formule ambitieuse offrirait à tout citoyen atteignant 18 ans 50 000 euros sur six ans, afin de lancer une entreprise, de payer pour les frais d’un master ou d’acquérir un toit. Une agence nationale pourrait aider les adolescents à anticiper l’arrivée de ce patrimoine en les informant quant à son usage.

À titre d’exemple, en 2022, près de 830 000 personnes atteindront la majorité. La première tranche annuelle de ce patrimoine décaissé sur six ans reviendrait alors à près de 7 milliards d’euros, et grimperait au fil des ans, à mesure que d’autres cohortes en bénéficieraient. 42 milliards seraient décaissés annuellement une fois que toutes les cohortes éligibles – près de 5 millions d’individus par an – en bénéficieraient. Des mécanismes de financements existent, et il s’agirait de milliards réinvestis dans l’économie.

Pour l’heure, les tentatives françaises n’ont pas abouti, peut-être par absence d’un large débat au sein de l’opinion. En 2009, une « dotation autonomie » (d’un maximum de 4000 euros) suggérée par Martin Hirsch, qui présidait alors une commission de concertation sur la jeunesse, n’avait pas obtenu l’adhésion de l’Elysée8. Plus tard, en 2016, Etienne Grass, conseiller du président François Hollande, a exploré une possible mise en œuvre9, la « dotation initiale dans la vie active » (d’un montant de 5000 euros), le dirigeant socialiste indiquant alors qu’il pourrait en faire un élément d’un agenda de second mandat.

Les baby bonds dans les pays anglo-saxons

Les travaillistes britanniques ont testé l’idée, Gordon Brown mettant en place des fonds expérimentaux (Child Trust Funds) dans les années 2000. Si la crise de 2008 et les bouleversements politiques y ont mis un terme, plus de 5 millions de Britanniques atteignant la majorité de septembre 2020 jusqu’à janvier 2029 sont éligibles à recevoir leurs parts des 9 milliards de livres de « baby bonds » détenus dans ces comptes ouverts à leurs naissances et abondés par le gouvernement en fonction du niveau de richesse de leurs familles10.

Et si, à la fin des années 1990, le débat est porté en Amérique par l’œuvre phare de Bruce Ackerman et Anne Alstott11 dans laquelle ils proposent une dotation de 80 000 dollars à chaque jeune majeur, somme à rembourser avant le décès afin de continuer à abonder un fonds dédié, il prend un nouveau tournant dans le sillage de la révolution Black Lives Matter, à partir de 2013, et des réflexions majeures qu’elle suscite sur le discours sur les « réparations » que réclament des intellectuels afro-américains face à l’enrichissement réalisé par la société américaine au travers de la mise en place, dès les débuts de la République, de l’esclavage. L’idée gagne du terrain chez les démocrates, et le sénateur Cory Booker a ainsi réintroduit en 2021 une proposition de baby bonds offrant jusqu’à 50 000 dollars à la majorité12.

Un impératif : proposer un montant élevé

Une sémantique diverse (patrimoine universel, aide individuelle, capital de départ, dotation initiale, héritage pour tous) cache une divergence de fond parmi les défenseurs de l’idée : son montant. En résumé, certains l’imaginent plus proche de 5000 euros, d’autres, de 50 000 euros. Pour y voir plus clair, on peut convoquer la pensée de Samuel Moyn, professeur à Yale, qui a renouvelé la réflexion sur la lutte en faveur de l’égalité13. Reprenant l’histoire de cette lutte des Jacobins à nos jours, il en classe les acteurs et mouvements majeurs entre partisans de deux idéaux de justice, de deux impératifs de distribution, à savoir un minimum d’autonomie (sufficiency) ou l’égalité (equality) – entre ceux qui estiment qu’il faut simplement distribuer « assez » pour permettre de dépasser le seuil de pauvreté et ceux jugeant qu’il faut faire davantage pour atteindre l’égalité, voire peut-être établir un plafond des inégalités. Moyn est clair : assez… n’est pas assez : un monde dans lequel des besoins de base sont pris en compte n’empêche pas le maintien d’énormes hiérarchies, et peut même se scinder en deux sociétés, avec des modes de vie différents, « les riches dominant leurs inférieurs économiques »14. C’est au reste un risque qui guette un pays comme la France du XXIe siècle.

Or, de nos jours, 5000 euros ne sont pas « assez ». Que l’on songe à cinq années de master, à l’apport pour une propriété15, au démarrage d’une entreprise : que ferait-on avec un si modeste pécule pour lancer une initiative s’inscrivant dans la durée et devant pouvoir définitivement arracher les individus à leur condition d’origine ? Qui, dans la frange aisée de la population, considérerait que c’est une somme conséquente pour mener un projet majeur sur plusieurs années, et dès lors, pourquoi penser que des personnes accumulant davantage d’obstacles économiques pourraient réussir en se contentant de peu ? À l’inverse, 50 000 euros pour permettre à chaque individu de bien démarrer sa vie, serait-ce si cher payé ? Une somme revue à la hausse, vers la réalisation de l’égalité, est bel et bien un impératif.

Remédier au risque de profondes inégalités en 2030

L’idée revient aujourd’hui en force dans le contexte de l’élection présidentielle de 2022, plusieurs candidats ayant présenté des formules diverses d’un capital de départ. Ainsi, Anne Hidalgo propose une dotation en capital de 5 000 euros qui doit être attribuée à chaque jeune à ses 18 ans « pour lui permettre de financer ses projets professionnels et personnels ». Jean-Luc Mélenchon offre le montant le plus généreux puisqu’il « veut verser aux jeunes de plus de 18 ans et aux lycéens professionnels : 1063 euros par mois pour tous ». Christiane Taubira entend pour sa part « créer la dotation pour l’autonomie des jeunes qui garantira à chacun pendant cinq ans 800€ mensuels », ainsi que jusqu’à 20 000 euros pour un « capital de projet » : une « Agence des Jeunesses de France qui se sera rattachée au ministère de l’enseignement supérieur sera chargée d’étudier la nature des projets présentés ». Et si le programme du probable candidat Emmanuel Macron n’est pas connu, son parti avait esquissé une prise de position sur le sujet, Stanislas Guerini proposant « un « prêt » de 10 000 euros pour chaque jeune de 18 à 25 ans ». La presse indique aujourd’hui que l’équipe de campagne étudie une piste qui se concentrerait uniquement sur les jeunes les plus modestes, et potentiellement avec des contreparties.

Justement : la reproduction sociale risque de s’accentuer d’ici 2030, dans la mesure où les destins des uns et des autres dépendront moins de la trajectoire des revenus individuels et davantage de l’importance des héritages reçus des baby-boomers16. Avec un patrimoine universel, il existerait un outil correctif innovant, favorisant l’émancipation de chacun de manière équitable.

En ce sens, le prochain quinquennat est crucial pour prévenir la métamorphose de la France en une société du privilège et pour garantir à sa jeunesse de pouvoir bien démarrer sa vie. Il pourrait, a minima et pour à peine quelques millions d’euros, constituer un moment exceptionnel pour expérimenter cette idée grandeur nature auprès d’une centaine de jeunes et d’ores-et-déjà évaluer ce faisant l’impact de ce qui ne peut être qu’une idée d’avenir dans un contexte de hausse des inégalités.

[1] « Nés sous la même étoile ? Origine sociale et niveau de vie », France Stratégie, note d’analyse publiée en juillet 2018.

[2] Observatoire des inégalités, Rapport sur les riches en France, 2020.

[3] «The billionaire boom: how the super-rich soaked up Covid cash », The Financial Times, 13 mai 2021.

[4] « Inégalités de patrimoine entre générations : les donations aident‑elles les jeunes à s’installer ? », Luc Arrondel, Bertrand Garbinti, et André Masson, Insee, 2014. [1] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[5] Cf. Thomas Paine, Justice agraire, publié en 1797.

[6] John Rawls, Théorie de la justice, Points, 2009 [1971].

[7] Niels Planel, Abolir l’inégalité – 3 propositions radicales, Librio, 2019.

[8] « La dotation en capital pour les jeunes ne convainc pas l’Elysée », Les Échos, 1er juillet 2009.

[9] Etienne Grass, Génération Réenchantée, Calmann-Lévy, 2016. 

[10] « £9bn bonanza begins as child trust funds come of age», The Guardian, 22 août 2020.

[11] Bruce Ackerman et Anne Alstott, The Stakeholder Society, Yale University Press, 1999.

[12] « Booker reintroduces ‘baby bonds’ bill to give all newborns a $1K savings account», Politico, 4 février 2021.

[13] Samuel Moyn, Not Enough – Human Rights in an Unequal World, Harvard Belknap Press, 2018.

[14] Ibid., p. 4

[15] Il faut de nos jours un apport de 34 439 Euros pour un bien d’un prix moyen. Cf. « En 2020, l’immobilier amorce un lent rééquilibrage des grandes villes vers les périphéries et les villes moyennes », Le Monde, 4 janvier 2021.

[16] « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », France Stratégie, note d’analyse n° 51, janvier 2017.

Comment les sondages sont devenus nos maîtres à penser

© Gilly

Omniprésents dans nos sociétés, les sondages semblent faire la pluie et le beau temps dans notre monde politique. À tel point qu’il paraît aujourd’hui indispensable de s’interroger sur leur dangerosité pour nos démocraties représentatives.

En période électorale, les sondages sont partout. Les journaux, les radios, les chaînes d’informations nous abreuvent à longueur de journée de chiffres. « Les élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012 avaient donné lieu respectivement à 193, 293 et 409 sondages » indiquait un rapport de la commission des sondages il y a cinq ans. En 2017, on avait une nouvelle fois pulvérisé le record avec 560 études en rapport avec le scrutin. Et tout porte à croire, qu’une fois encore, 2022 pourrait repousser ce seuil.

Pourtant, la pertinence de ces enquêtes, en tant qu’outil démocratique, pose de plus en plus questions. D’autant que leur fiabilité est régulièrement discutée. Depuis toujours, les erreurs commises par les instituts ont été nombreuses, aussi bien en France qu’à l’étranger. On se souvient, par exemple, des présidentielles américaines en 2016. L’immense majorité des établissements états-uniens donnaient alors comme acquis le succès d’Hillary Clinton sur Donald Trump, parfois même avec plus de dix points d’avance. Pourtant, c’est bien l’ancien présentateur de télé-réalité qui a pris la tête du gouvernement. Un autre exemple célèbre est celui du Brexit au Royaume-Uni. La veille du scrutin, les instituts prédisaient encore la victoire du « non » à la sortie des Britanniques de l’Union Européenne. Mais le lendemain matin, c’est bien le Brexit qui a triomphé.

Ce genre de déconvenues n’a pas non plus épargné la France. En 2002, par exemple, pour les présidentielles, tout le monde annonçait le couronnement de Lionel Jospin. Pourtant, au bout du compte, le candidat du PS n’avait même pas franchi le premier tour, surpris par Jean-Marie Le Pen. Scénario semblable aux présidentielles de 2017 lorsqu’Alain Juppé devait facilement emporter les élections nationales. Mais celui-ci n’avait finalement pas réussi à surmonter l’étape des primaires de la droite. En 2020, les sondeurs ont d’ailleurs encore fait fausse route lors des élections régionales en surestimant largement les scores du Rassemblement National qui n’a, en définitive, décroché aucune région. Enfin, tout récemment, Valérie Pécresse a remporté les primaires des Républicains alors que tous les instituts désignaient Xavier Bertrand comme favori. Au terme du processus, ce dernier a pourtant terminé à la quatrième place.

Ces échecs, de plus en plus réguliers, interrogent sur la méthode des sondeurs. Ils posent la question fondamentale de la fiabilité des instituts. Les systèmes utilisés par les professionnels de l’opinion ont parfois de quoi laisser songeur. 

La rentabilité avant la fiabilité

L’élaboration des fameux « panels » revient régulièrement comme le premier sujet de controverse. Les sondages reposent, en effet, le plus souvent, sur un échantillon d’environ 1000 personnes dites représentatives de la population globale. Seulement, comme l’explique une enquête du Monde, la composition de ces ensembles de potentiels électeurs suscite les débats à plusieurs égards. La plupart des sondages se réalisent aujourd’hui sur internet. Bien que ce procédé s’avère plus commode et plus économique, il a le défaut de rendre invisible la partie de l’électorat qui ne dispose pas du web. Et il ne s’agit pas d’un détail, puisque 13 millions de Français utilisent peu ou pas l’outil numérique. 

Si cette pratique s’est malgré tout généralisée, c’est avant tout pour sa forte rentabilité. Aujourd’hui, presque tout est automatisé, quand il fallait hier mobiliser des employés pour téléphoner aux Français ou même aller les rencontrer à leur domicile. Ces anciennes méthodes avaient pourtant l’avantage de contrôler l’identité et les informations concernant les interrogés. Luc Bronner, journaliste du Monde, auteur de l’enquête citée précédemment, a pu ainsi participer à des sondages sous plus de 200 identités différentes. Rien n’empêche donc, par exemple, un jeune cadre de se faire passer pour un ouvrier de classe populaire. Si un seul journaliste a pu prendre 200 identités différentes à lui tout seul, il est aisé d’imaginer ce que pourraient accomplir quelques centaines de militants motivés et bien organisés.

Il faut également noter qu’avec ce système, ce sont les internautes eux-mêmes qui décident de s’inscrire pour répondre aux sondages. Par l’intermédiaire de jeux-concours, ils sont même fidélisés. Ainsi, il paraît clair que des panels constitués de volontaires représentent un biais évident pour une étude par rapport à des groupes composés de personnes démarchées au hasard. Il n’existe en effet aucun moyen pour les instituts de se prémunir contre les faussaires, pas plus que contre les « sondés professionnels » qu’ils soient mal intentionnés ou non.

Des résultats bruts corrigés

Une autre facette méthodologique des instituts de sondages a déjà plusieurs fois déclenché la polémique : il s’agit des « redressements ». Les conclusions des enquêtes ne sont en effet jamais publiées telles quelles. Les employés corrigent d’abord les résultats en fonction de plusieurs critères. Ils peuvent, par exemple, être amenés à réajuster les chiffres si jamais l’échantillon n’est pas assez représentatif de la population française. Ainsi, si le groupe ne contient pas assez de jeunes, alors les réponses des moins âgés seront légèrement amplifiées. On parle ici d’un redressement dit «  sociodémographique ». 

Mais il existe également d’autres types de redressements beaucoup plus subjectifs. Les sondeurs tiennent notamment compte des scrutins précédents pour ajuster les chiffres. C’est ainsi qu’en 2017, certains sondages surévaluaient largement le score de Benoît Hamon en se basant sur les résultats des présidentielles de 2012 de… François Hollande. Les observateurs de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué de critiquer l’absence de caractère scientifique de cette méthode, d’autant que chaque institut reste libre d’appliquer les coefficients de son choix. Dans ce cas précis, cette prise en compte semblait incohérente tant la crédibilité du PS s’était dégradée dans l’opinion publique entre 2012 et 2017. 

Un système au service des plus forts

L’autre incertitude qui pèse de plus en plus lourd dans les résultats des sondages tient à la difficulté des instituts à jauger l’abstention. En juillet 2021, la France Insoumise accusait notamment les sondeurs de surévaluer l’abstention pour les présidentielles de 2022. Le député européen, Manuel Bompard, relevait dans des enquêtes récentes que des instituts comme IPSOS demandaient à tous leurs sondés d’évaluer leur certitude de voter sur une échelle de 1 à 10. Tous ceux qui ne répondaient pas 10 étaient alors automatiquement retirés du panel et comptabilisés comme abstentionnistes.

Avec cette méthode, ces instituts fournissent des estimations avec un taux d’abstention proche de 50%. Un chiffre jamais vu pour des présidentielles et qui semble hautement improbable. Rappelons par exemple qu’en France sous la cinquième république, l’abstention pour des présidentielles n’a jamais franchi la barre des 29% au premier tour. La base sur laquelle travaillent de nombreux sondeurs en ce moment paraît donc assez peu réaliste. Ce biais aurait, par ailleurs, pour conséquence de « gommer le vote populaire » selon le député insoumis. Et pour cause, la certitude de vote s’avère bien souvent plus forte dans l’électorat aisé et d’âge mûr que chez les jeunes et les classes populaires. 

Les sondages ont en effet la particularité de figer les situations entre les plus forts et les plus faibles, qu’il s’agisse des électorats ou des candidats. En 2017, certaines émissions de télévision n’avaient pas hésité à organiser des débats seulement en présence des candidats les plus hauts dans les sondages. Les temps de parole entre les différents participants étaient également en partie calculés en fonction des enquêtes d’opinion. Le cercle est vicieux puisque les bons sondages permettent d’avoir la parole plus souvent et donc de se faire mieux connaître et d’exposer plus facilement ses propositions. Au contraire, les candidats avec une faible notoriété ont rarement l’occasion de s’exprimer dans les médias et donc de lancer leurs campagnes. Des idées peu populaires et peu répandues dans la société ont ainsi très peu de chances de se mettre en lumière. Dans ces conditions, le système sondagier apparaît comme un verrou qui conforte le modèle en place et les idées dominantes.

Les sondeurs en plein conflit d’intérêts ?

Pour certains, le caractère arbitraire de la méthodologie des sondeurs donne à réfléchir sur leurs intentions. En effet,  il ne faut pas oublier que les instituts restent avant tout au service de clients qu’ils doivent satisfaire. Lorsque l’on parle de sondages politiques, leurs commanditaires sont pour la plupart du temps de grands médias. Or, ces grands médias sont souvent accolés à l’idéologie politique dominante et défendent régulièrement les intérêts de leurs principaux actionnaires tandis que les instituts de sondages majeurs gravitent également dans ces mêmes sphères d’influence.

BVA, par exemple, appartient ainsi au géant de la finance Naxitis, derrière lequel se cachent la Banque Populaire et la Caisse d’Épargne. Elabe, de son côté, est dirigé par Bernard Sananès, un riche entrepreneur, qui n’a jamais dissimulé ses idées libérales. Ancien proche de l’UDF, il a même été, dans les années 90, lobbyiste pour favoriser le travail le week-end. Pareillement, l’institut CSA est une filiale de Havas, groupe publicitaire étroitement lié à la famille Bolloré. Problème, la préférence de Vincent Bolloré pour Éric Zemmour et la droite dure n’est plus à démontrer. L’IFOP, longtemps propriété de la famille Parisot qui fut également à la tête du MEDEF, est aujourd’hui détenu par la famille Dentressangle, 56ème fortune de France. Dès 2007, OpinionWay était, lui aussi, accusé d’une proximité avec la droite notamment pour sa proche collaboration avec le Figaro. Il faut aussi signaler que son directeur, Hugues Cazenave a flirté avec le milieu politique. Dans les années 80, il a ainsi travaillé pour Hugues Longuet, ministre UDF.

Enfin, de 1981 à 2007 IPSOS a été le prestataire officiel de la présidence française. Dirigé par le multimillionnaire Didier Truchot, l’institut a encore signé récemment un nouvel accord avec le gouvernement à hauteur de 4.2 millions d’euros. IPSOS n’a d’ailleurs pas été le seul à parapher de juteux contrats, puisque l’IFOP, BVA, Harris Interactive et Opinion Way se sont également partagés la bagatelle de 11.7 millions d’euros de marché avec l’État français. Si ces liens ne suffisent pas à prouver une influence concrète dans le résultat des sondages politiques, ils n’en éveillent pas moins naturellement les suspicions, dès lors que l’on sait que les méthodes d’ajustement des enquêtes sont laissées à la discrétion des enquêteurs. 

Des élections faussées

Au-delà de ces problématiques, l’influence qu’exercent les sondages sur les électeurs souligne les véritables limites de notre système électif dit « représentatif ». Le mécanisme du vote utile en est d’ailleurs le meilleur exemple. Les candidats en tête des études bénéficient, en effet, d’un appel d’air des électeurs proches de leurs idées. C’est ainsi qu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon avait attiré à lui une bonne partie des électeurs de gauche grâce à sa pole position dans les sondages lors des derniers mois. Ce phénomène pourrait d’ailleurs bien se reproduire en 2022. De la même manière, de nombreux électeurs sensibles aux propositions de Jean-Luc Mélenchon s’étaient tournés vers Emmanuel Macron par peur d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen. 

Cette année encore, les médias rejouent la même partition. Une étude de la fondation Jean Jaurès datée d’octobre 2021, explique que les électeurs de gauche sont tentés de voter Emmanuel Macron pour éviter un deuxième tour entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. Les primaires elles-mêmes n’échappent pas à la règle. Ainsi, certains adhérents aux partis concernés choisissent leur champion non plus seulement en fonction de leurs idées, mais également par rapport aux sondages à l’échelle de la France. Lors des primaires des verts de 2021, Yannick Jadot a sans doute, lui aussi, pu bénéficier de ce processus face à Sandrine Rousseau, moins bien placée dans les sondages d’envergure nationale.

Les électeurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à prendre très au sérieux les sondages. Même si la plupart des candidats s’en défendent, ils scrutent néanmoins les études et agissent en conséquence. Cette année, les bons sondages ont ainsi pu décider Éric Zemmour à se présenter. Les mauvais, en revanche, semblent avoir convaincu Anne Hidalgo ou Arnaud Montebourg d’appeler à l’union de la gauche. Les politiciens n’ignorent pas les dynamiques – positives ou négatives – que peut déclencher une simple enquête.

Dans cette spirale stratégique, ce sont donc les idées qui sont mises de côté au profit de calculs qui reposent sur une science loin d’être exacte. Selon une étude Cevipof, le vote pour Emmanuel Macron en 2017 s’était ainsi décidé à plus de 57% par défaut plutôt que par adhésion. Tandis que de plus en plus d’électeurs délaissent leurs convictions pour éviter le pire, il devient de plus en plus logique de voir s’installer un pouvoir impopulaire. Si les Français souhaitent retrouver des dirigeants plus en adéquation avec leurs aspirations, la mise à distance des prophéties politiques des sondages au profit de lecture plus attentives des programmes des candidats pourrait bien être une première étape.

La gauche peut-elle encore changer les choses ?

Face à la perte actuelle de repères politiques, un retour par l’angle stratégique sur l’histoire riche et multiple des gauches en France s’est imposé à un collectif d’historiens, de philosophes et de politistes. Ce dernier revient dans une série d’articles pour LVSL sur certains moments et débats clés de la famille politique qui entend penser la transformation du monde. Avant de débuter cette fresque avec la figure de Robespierre et l’épisode de la Terreur, il s’agit en guise d’avant-propos de définir la gauche face à son pendant, la droite, en revenant tout particulièrement sur l’opposition entre force de changement contre les ordres établis et puissance conservatrice. Les limites du concept de gauche seront aussi abordées à travers les critiques marxiste et populiste qui invitent à dépasser une dichotomie jugée insuffisante, voire mystificatrice ou dépassée. D’une histoire riche de victoires à un signifiant devenu aujourd’hui obsolète aux yeux de nombreux citoyens, la gauche porte en elle sa contradiction et le défi qu’elle doit surmonter pour encore changer les choses.

Pour une histoire stratégique des gauches

Au cours des dernières décennies en Occident, la situation des travailleurs et travailleuses n’a cessé de se dégrader, en dépit des percées parfois importantes des camps de gauche. L’espoir de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce en 2015, le leadership de Jeremy Corbyn au sein du Labour anglais de 2015 à 2020, les scores élevés de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 ou de Bernie Sanders au cours des primaires d’investiture démocrate de 2016 puis 2020 n’ont enrayé que partiellement le retour au business as usal et la progression d’une même tendance politique néolibérale. Un néolibéralisme qui s’exprime de manière plus ou moins autoritaire chez des dirigeants « sociaux-démocrates » et « républicains », à la rhétorique libérale teintée d’humanisme social ou aux accents violemment réactionnaires. Le cas français est particulièrement exemplaire, chaque gouvernement depuis près de 20 ans poursuivant toujours davantage le même cap, sous la direction successive de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. À l’horizon les lois du libre-marché, paradoxalement encouragées et permises par la puissance de l’État 1.

Comment penser l’objet « gauche » alors que les deux derniers présidents ont largement renforcé et accéléré les politiques entreprises par leurs prédécesseurs de droite – François Hollande se revendiquant de la gauche contrairement à Emmanuel Macron pourtant issu des flancs d’un gouvernement formé par le Parti socialiste ? Est-il même possible de penser la « gauche » alors que la plupart de ses représentants partisans les plus puissants – à l’exception de ceux de l’extrême-gauche et de Jean-Luc Mélenchon pour la France insoumise – ont récemment participé à la manifestation illégale de policiers sur des thèmes de droite et d’extrême-droite ? À cette dernière question, on tentera de démontrer qu’on peut répondre par l’affirmative, avec plus d’intérêt encore dans un contexte de perte de repères politiques et historiques.

Quant à la question du « comment », cette fresque collective reviendra selon un ordre chronologique linéaire sur un ensemble de périodes ayant marqué la riche histoire de la gauche, ou plus précisément des gauches qui ont toujours été multiples en France 2. En témoigne le terreau fertile d’un pays où est né le clivage gauche-droite, où s’est inventé le socialisme républicain, où se sont produits de nombreux soulèvements et changements de régimes entre la Révolution de 1789 et la Commune de 1871, où deux forces politiques majeures, socialiste et communiste, se sont concurrencées de 1920 aux années 1980, où a été créée la Sécurité sociale, où s’est levé l’étendard de la révolte étudiante et des idées libertaires en Mai 68… pour n’en citer que les épisodes les plus marquants.

Il nous a semblé opportun d’aborder cette histoire des gauches en France par un angle stratégique, sous la forme de l’interrogation : « La gauche peut-elle encore changer les choses ? ». La gauche a bien changé les choses par le passé, tout au moins à certains moments de sa longue histoire. Reste à savoir ce qu’il en est de son destin contemporain et comment pourrait se traduire concrètement cet « encore » qui l’invite à poursuivre son projet historique. En commençant peut-être par regarder en arrière, vers les divergences et débats stratégiques passés de la gauche en France et vers les devenirs effectifs concrets de certains de ses acteurs.

Le choix de l’angle stratégique permet d’éviter deux écueils interdépendants : le moralisme et l’excès d’abstraction consistant à s’épancher sur de grandes notions (la démocratie, la République, la justice sociale, l’intérêt populaire ou national, etc) et à les éclairer au seul prisme d’une norme jugée comme le seul bon étalon. Une de ces notions apparaît néanmoins moins plus clivante politiquement, tout au moins entre la droite et la gauche, car plus ancrée matériellement : l’égalité3, comme « passion » qui n’a cessé de nourrir la gauche. L’angle stratégique contraint à penser ensemble les valeurs et les pratiques au sein de programmes, que ces derniers prennent la forme de plans vers la prise de pouvoir ou de perspectives gouvernementales elles-mêmes.

Depuis la Révolution française, les gauches poursuivent le débat de méthodes : réformisme ou révolution, centralisme ou fédéralisme, ou encore régulation ou abolition de la propriété. Mais elles achoppent aussi sur l’idée de République, qui apparaît comme un combat au dix-neuvième siècle, puis comme un conquis partagé par l’ensemble des tendances de la gauche, bien qu’elles continuent de s’opposer quand il s’agit de mettre cette idée en pratique et en discours. Afin de mener à bien cette fresque historique, il convient de poser le plus clairement possible ce que nous entendrons par ce concept de gauche, en revenant successivement sur son origine, ses contours historiques et en esquissant, à partir de ces éléments, une définition du terme.

De la gauche et de la droite : force de changement face à la conservation de l’ordre ?

L’histoire est connue : le mot « gauche » serait né en septembre 1789 en France, lors du vote sur le veto royal à l’Assemblée constituante, alors réunie dans la salle des Menus Plaisirs à Versailles. Les adversaires du veto royal (Barnave, Robespierre) se seraient placés à la gauche du président de séance, Clermont-Tonnerre, quand les partisans de l’absolutisme se seraient placés à sa droite4. Si la généalogie de l’apparition d’une gauche en politique a pu être discutée, ce récit fondateur semble pertinent. Il témoigne de ce que la gauche est aussi bien affaire de position (dans l’espace politique) que de fonction.

Les débats entourant le terme ont toujours buté sur cette double définition de la gauche. La première, la définition topologique, plus discursive et symbolique que pratique, insiste davantage sur la fidélité de telle ou telle formation à des cultures politiques ou traditions de gauche – c’est ce qui a pu conduire certains observateurs à considérer que François Hollande, en tant que candidat du Parti Socialiste, était quand même de gauche. La deuxième définition étudiait davantage la fonction dévolue à la formation politique dans le champ de la délibération démocratique. En 1789, par exemple, la gauche se composait des partisans d’un encadrement du pouvoir royal par l’affirmation de la souveraineté du peuple.

Tout au long du XIXe siècle, la gauche, par-delà ses multiples ramifications, s’est également identifiée à la notion de « progrès », bien qu’ait émergé une forte remise en cause de ce dernier, notamment dans la deuxième moitié du siècle. Le clivage majeur est cependant resté celui opposant le camp de l’ « Ordre » à celui du « Mouvement »5. Là réside sans doute la définition la plus adéquate de ce qu’est la gauche : en opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale.

« En opposition aux droites, qui engloberaient l’ensemble des forces de conservation, les gauches regrouperaient tous les mouvements partisans d’une transformation sociale. »

Ce clivage est par conséquent très englobant et permet de poser des repères lisibles : au départ de tout questionnement politique vient un jugement totalisant concernant le fonctionnement de la société. Il s’agit de se demander si le fonctionnement politique que l’on observe rend possible un plein épanouissement de l’individu et du collectif ou s’il semble plutôt l’entraver. Qui estime que la société ne permet pas d’accroître le bien-être individuel et collectif désirera la transformer, il serait donc de gauche. Qui estime au contraire que le système contemporain permet d’accéder au bien-être individuel et collectif cherchera au contraire à le conserver – quitte à ce qu’il faille, pour maintenir dans ses principes l’ordre politique, le réformer6.

Il est alors possible de préciser notre clivage : en fonction de l’ampleur de la transformation sociale revendiquée, on pourrait distinguer la gauche modérée (celle qui prône une transformation superficielle) de la gauche radicale (celle qui prône une transformation d’ampleur, qui attaque à la racine les principes fondateurs d’un système social et politique) et de l’extrême-gauche, qui vise à renverser absolument la table. Cette partition devrait ensuite être complexifiée : couper le politique entre désir de transformation et désir de conservation n’est évidemment pas satisfaisant. Il n’est pas question de réduire le champ politique à cette séparation en faisant l’économie de toutes les pensées qui peuvent traverser chacun des deux camps et qui les recoupent parfois. À gauche, par exemple, il ne saurait être question de nier l’existence de traditions – écologiste, communiste, libertaire, républicaine –, dont la typologie modérée/radicale/extrême ne rend pas compte. Les conflits qui sont au coeur du monde politique ne répondent pas à des logiques binaires, mais se structurent en des sous-ensembles poreux.

Par ailleurs, l’opposition entre camp de la transformation et camp de la conservation n’est pas parfaite. L’historien Zeev Sternhell a par exemple mis à jour l’existence d’une « droite révolutionnaire », indiscutablement de droite du point de vue des valeurs, de la rhétorique ou du répertoire d’action, mais porteuse d’une volonté de transformation profonde fondée sur l’obsession de la régénération nationale6. On ne saurait affirmer que le fascisme ou le nazisme ont cherché à conserver l’ordre social et politique, sans pour autant que ces idéologies puissent être qualifiées de gauche. Car par-delà la méthode discriminante proposée plus haut, droite et gauche doivent être corrélées à des valeurs, d’ailleurs aussi formées par la posture d’accompagnement ou de rejet des normes dominantes des sociétés qu’elles ont traversées. La gauche semble ainsi s’identifier aux valeurs d’égalité et de justice, que l’on ne saurait associer aux idéologies fasciste ou nazie7. Les termes de gauche et de droite, dans leur capacité englobante et totalisante, invitent à penser la politique comme vision du monde et intègrent l’appréciation des thèmes cruciaux de l’organisation de la vie collective (travail, logement, environnement, etc).

Cette bipartition du champ politique semble donc particulièrement efficace. Penser la gauche comme camp de la transformation sociale ne signifie pas gommer les divergences qui animent les forces qui la composent, ni que cette définition épuise la complexité des rapports de forces internes au champ politique. Aussi la revalorisation des termes de « gauche » et de « droite » n’est qu’une première étape dans un processus de clarification du champ politique, destinée à mettre de la vivacité dans une société dépolitisée, où le brouillage des repères est entretenu par une profusion de discours contradictoires. Penser en termes de dyade gauche-droite (au sens où l’un ne fonctionnerait pas sans son antagoniste) constituerait de la sorte un point de départ, un outil de positionnement politique et, par conséquent, de politisation.

Critiques et limites du concept de gauche

Si les enquêtes d’opinion ne sont pas les seules révélatrices des tendances qui traversent les sociétés, une dynamique lourde semble néanmoins se dessiner en 2021 : l’identification de la population française à la gauche connaît une baisse historique. Au début de cette année 24% des citoyens se reconnaîtraient dans cette étiquette politique contre 38% pour la droite, selon les données du baromètre de la confiance politique du Cevipof. Cet état de fait n’a rien d’évident : le rapport de force entre gauche et droite a longtemps été inversé en France. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, si le gaullisme domine le champ électoral, l’affirmation d’une identité de droite reste minoritaire là où les idées, symboles et thèmes associés à la gauche façonnent progressivement le débat public. La période post-68 lui est particulièrement favorable, jusqu’à la déception des années Mitterrand, à la conversion des socialistes aux recettes néolibérales et à l’effondrement de l’URSS.

La perte des repères traditionnels donnant une substance à la gauche ouvre un boulevard à ses adversaires pour lui donner une nouvelle signification négative. Une droite « décomplexée » peut alors être promue durant les années 2000, ses figures de proue comme Nicolas Sarkozy se présentant en pourfendeurs d’une intelligentsia gauchiste et dépassée face au bon sens populaire. Le déclin électoral dans le monde du travail s’accompagne d’une réduction des horizons, d’un défaut de projet collectif capable d’incarner une alternative solide.

Un paradoxe toutefois demeure : malgré l’extrême fragmentation des courants et organisations de la gauche française, malgré son affaiblissement sur presque tous les plans, les demandes traversant la société brossent un autre tableau. Les articles prophétisant une disparition de la gauche s’arrêtent souvent à son expression électorale. Pourtant, les demandes touchant à la justice sociale, à la préservation de l’environnement ou à l’encadrement de l’économie restent très majoritaires. Elles tendent même à progresser dans les classes populaires. Comment expliquer alors que les Français soutiennent massivement des politiques marquées à gauche tout en plébiscitant électoralement des figures de droite ? Ce décalage invite à réfléchir avec d’autres grilles d’analyse, permettant de dépasser les limites propres à l’axe droite-gauche.

Critique marxiste de la gauche bourgeoise

La pensée marxiste est souvent considérée comme un fondement historique de la gauche. Apparaissant dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, cette doctrine aux multiples branches progresse avec le développement du mouvement ouvrier et fournit les clés d’une compréhension globale du monde, à travers l’antagonisme fondamental qui le traverse : force de travail contre puissance du capital, prolétaire contre bourgeois. Le marxisme ne peut pourtant pas être réduit à une simple courant économique remettant en cause l’inégale possession des richesses. Il met en effet à disposition une grammaire philosophique, économique et culturelle, capable de décrire les rapports de force d’une société donnée et de promouvoir leur renversement. Il se construit dans, avec, et parfois contre la gauche électorale. Cette dernière dynamique se retrouve à travers l’Histoire de l’écrasement des grèves ouvrières et des révoltes viticoles par Georges Clémenceau au début du vingtième siècle jusqu’aux politiques répressives du socialiste Manuel Valls. Une certaine gauche de gouvernement – radicale, socialiste ou social-démocrate – s’est démarquée par sa férocité vis-à-vis des révoltes populaires. Cette « gauche du capital » a construit sa légitimité sur sa capacité à pacifier les relations sociales et à encadrer toute contestation.

En parallèle se développe un mouvement ouvrier entretenant des rapports complexes avec la gauche française. Le poids du syndicalisme-révolutionnaire jusqu’à la Première guerre mondiale, influencé par un socialisme français nourri des idées de Proudhon, de Sorel ou de Blanqui, converge à certains moments clés avec une bourgeoisie libérale défendant l’héritage des Lumières. C’est notamment le cas lors de l’affaire Dreyfus, séquence durant laquelle les camps politiques se redessinent. Mais le développement des luttes de classe au cours des décennies suivantes creuse un fossé entre les partisans d’une révolution prolétarienne et les forces politiques défendant des réformes modérées dans un cadre institutionnel. Les partis socialistes et ouvriers français émergeant dans la première moitié du vingtième siècle tentent de concilier ces deux tendances, au prix de la représentation d’intérêts de classe parfois opposés. Malgré l’épreuve de la Grande guerre, la diffusion du marxisme et la révolution d’Octobre 1917 semblent un instant tracer une voie intermédiaire synthétisant les aspirations révolutionnaires et l’action parlementaire. La jonction opérée lors des grèves de juin 36, l’expérience du Front populaire et de l’unité à la base, constituent autant de mythes fondateurs d’une jonction des forces de gauche incarnant les demandes du prolétariat et de ses alliés.

« Le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. »

Mais les évènements de Mai 68 bouleversent les acteurs traditionnels et la lente décomposition du communisme français ainsi que du socialisme converti aux recettes néolibérales durant les années 80 rappellent les tensions toujours vives entre les demandes des classes populaires et les forces politiques qui prétendent les représenter. En cela, le marxisme existe à la fois comme référence idéologique structurant une partie de la gauche au cours du dernier siècle et comme critique de celle-ci. En proposant une grille d’analyse et de transformation de la réalité sociale, les différents courants du marxisme s’opposent à l’idéalisme sans concret comme aux politiques libérales tentant de pacifier la lutte des classes. Qu’elle soit de gauche ou de droite, la bourgeoisie comme classe bénéficie aujourd’hui d’une hégémonie totale sur le politique et ne peut donc être un agent de transformation d’un système dont elle est la principale bénéficiaire. Pour autant, la gauche historique n’a jamais été homogène en termes sociologiques : de ses penseurs à ses militants en passant par ses représentants, elle a constitué une alliance plus ou moins fragile d’intérêts divers réunis par un même horizon politique, autour de références communes.

Populisme et dépassement du clivage gauche-droite

Les défaites que connaissent les gauches française et européenne à partir des années 80 nourrissent un autre courant théorique se proposant de dépasser l’analyse marxiste tout en faisant pièce à la montée d’une extrême droite électorale. Il s’agit des partisans du populisme de gauche, stratégie théorisée notamment par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, puis mise en pratique par divers parties émergents à partir de la crise de 2008. Le terme « de gauche » est ici paradoxal puisque le populisme (qui n’est ni une idéologie, ni un programme) se propose justement de dépasser le clivage gauche-droite au profit d’une nouvelle opposition entre le peuple et des élites. Pour ce courant, il s’agit alors d’investir le populisme d’un contenu progressiste, articulant des demandes sociales diverses portées par un sujet politique : le peuple, construit de manière inclusive et positive, comme signifiant discursif plutôt que comme pure émanation d’une réalité matérielle.

Les thèmes et symboles traditionnellement associés à la gauche sont rejetés au profit de références pouvant agréger plus largement les classes populaires : drapeau national, logos neutres ou encore figures charismatiques. Si cette stratégie n’est pas pour autant exempte de limites structurelles, elle propose un bilan critique de l’échec des expériences passées. Le fossé existant aujourd’hui entre des demandes majoritaires de justice sociale et des acteurs de gauche fragmentés et décrédibilisés oblige à repenser les termes de l’équation. Certaines forces de gauche ont pu incarner les espoirs des classes populaires pour accéder au pouvoir. Les ayant souvent déçus malgré d’incontestables succès, ces mêmes forces existent aujourd’hui avant tout pour se reproduire, comme vestiges d’un passé trop lourd à porter. Ces institutions et ce qu’elles charrient constituent alors un frein à une recomposition d’un camp populaire capable de faire pièce à l’hégémonie des classes dominantes dans tous les domaines de la vie.

1 Au sujet de cette définition paradoxale du projet néolibéral, voir : Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.
2 L’étude critique transversale qui continue à faire autorité en la matière est le travail collectif dirigé par Becker et Candar : Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, 2 tomes, Paris, La Découverte, 2004 ; édition poche, 2005. On peut également citer le récent ouvrage : Michel WINOCK (dir.), Les Figures de proue de la gauche depuis 1789, Paris, Perrin, 2019. 
3 Sur cette puissance de l’idée d’égalité comme force émancipatrice, on renvoie à Jacques Rancière, La méthode de l’égalité. Entretiens avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012.
4 Voir, pour une synthèse rapide, Michel Winock, La Gauche en France, Paris, Perrin, 2006.
5 Anne Rasmussen, « La gauche et le progrès », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, tome 1, Paris, La Découverte, 2005, pp. 342-361.
6 Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme, Paris, Fayard, 2000 (1978).
7 Norberto Bobbio, Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Seuil, 1996.

Questions stratégiques à Frédéric Lordon

Pour Frédéric Lordon, l’avenir de l’humanité est clair : « le communisme ou le désastre ». La social-démocratie serait morte et enterrée et une rupture avec l’ordre néolibéral et le système capitaliste s’avérerait donc nécessaire pour tout espoir de changement. Mais quelle forme de bouleversement apparaît alors la plus plausible, politiquement ? Comment se positionner par rapport au pouvoir d’État ? Quelle importance accorder aux élections et à la participation du peuple ? Face à Frédéric Lordon, nous aborderons tout particulièrement le cas de la France et de l’hypothèse Mélenchon pour tenter de penser ces différents points stratégiques.

Frédéric Lordon occupe une position de visibilité manifeste dans la gauche radicale française depuis une décennie 1 et se distingue d’autres célèbres intellectuels engagés par ses objets d’études – économie et politique –, ses nombreuses interventions politiques et son style percutant largement accessible. Loin de tenter une critique générale de l’œuvre dense et foisonnante de Lordon, critique qui impliquerait un long retour à sa référence théorique principale, Spinoza, nous tenterons simplement de soulever quelques questions relatives à la stratégie de changement politique radical de gauche alors même que, malgré la catastrophe du dérèglement climatique, l’ordre néolibéral productiviste apparaît triomphant.

Si on devait avancer une définition simple du concept de stratégie, elle désignerait la tâche de penser théoriquement, à partir de l’histoire passée et actuelle, les différents devenirs politiques, puis à les évaluer en termes de probabilité afin d’accorder, selon son système de valeurs, sa pratique présente en fonction. Au niveau stratégique, Lordon ne semble par exemple pas dupe des limites de la forme assembléiste, touchant quasi-exclusivement des milieux bourgeois et petits-bourgeois urbains dans un espace relativement confidentiel, dont il ne prétend pas faire un modèle de rupture systémique malgré son engagement dans le mouvement Nuit debout.

Face à la puissance du capital, prendre l’État au sérieux : combat de gigantomachies

Dans un livre d’entretiens de 2019, Lordon aborde la question de l’option électorale de gauche radicale dans une partie nommée de façon éloquente « L’État : à prendre ou à laisser ? ». Dans cette séquence, Lordon considère qu’il est justifié de penser qu’une « gigantomachie » telle que le capitalisme néolibéral ne peut être efficacement combattu que par une autre « gigantomachie ». Il prend donc au sérieux le thème de la prise du pouvoir d’État, « gigantomachie » s’il en est : « L’idée d’une prise de l’État, d’une prise du pouvoir d’État, n’en finit pas de magnétiser les imaginaires de la révolution, ou disons plus vaguement de la « transformation sociale ». Il est d’usage, dans les secteurs gauchistes, de disqualifier cette idée comme illusion privée de toute consistance. Pourtant […] je considère que si l’on veut discuter du bien-fondé ou de l’inanité de cette idée, il faut commencer par lui faire droit. C’est que le magnétisme n’opère pas pour rien : il comprend au moins, à l’état pratique, cette idée – juste – que, révolution ou transformation sociale, il s’agit de combats macroscopiques : des gigantomachies. Le capital est un titan. Pour l’abattre, il faut donc des géants. Or le seul géant sur les rangs, c’est le nombre assemblé – les masses comme on disait. « Mais précisément, ça, ça n’est pas l’État », me diras-tu. Sauf que si : là où la production du nombre assemblé est une entreprise des plus aléatoires – ça s’appelle un processus révolutionnaire et, comme on sait, ça n’arrive pas tous les quatre matins –, l’État, c’est du nombre déjà assemblé sous une certaine forme. Évidemment, il y a beaucoup à redire quant à cette forme, mais ce qu’on peut pas ne pas voir c’est que la cristallisation de puissance est là 2. »

Lordon va donc tester, historiquement 3 et spéculativement, cette hypothèse de déviance électorale, notamment en imaginant au cours de son raisonnement la victoire de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2017 :  « Il est tout à fait certain qu’accéder au pouvoir [pour Mélenchon en 2017] avec un soutien objectif aussi mesuré que ce score de premier tour [de 20%] ne suffisait nullement à créer les conditions auxquelles je pense : les conditions du nombre de masse mobilisé. Dont une réalisation a été donnée en 1936. Sans grève générale : rien. Supposons que la machine à remonter le temps nous permette de revenir en avril 2017, de machiner Hamon, et puis voilà, Mélenchon est élu. Que se passe-t-il ? À l’évidence, Tsipras redux : tempête générale […]. Tempête, donc, d’abord financière, ensuite médiatique, et retraite en rase campagne. En deux mois, grand maximum, peut-être même deux semaines ! […] Un Mélenchon élu en 2017 se retrouve au pouvoir avec un soutien mesuré par un score de premier tour de 20% et quelques, seul au sommet d’un appareil d’État dont certaines composantes stratégiques s’apprêtent à faire défection, si ce n’est à saboter activement. Et face à cette hostilité écumante de la quasi-totalité du pouvoir économique et symbolique en face de lui. Comment veux-tu que ça ne se finisse pas en une terrible défaite ? […] Pour qu’il ne puisse pas faire retraite sur des « positions préparées à l’avance », il faut que le nombre ne lui laisse pas d’autre choix que d’avancer vers le point L [en référence à Lénine], et de le franchir 4. »

Ces propos de Lordon, faisant de l’élection de Mélenchon une sorte de non-événement politique à moins d’être accompagnée d’un puissant mouvement social, se situent dans la lignée des considérations précédentes sur l’option Mélenchon lors de sa candidature présidentielle de 2017, à laquelle Lordon apportait un soutien critique 5.

Une nécessaire insurrection populaire ? Perspectives de rupture post-électorale

Dans un article de début 2017 6, Lordon traitait de la question de la dialectique entre un gouvernement de gauche et des mouvements sociaux. Il comparait l’espoir placé en Mélenchon à celui donné en 1981 à François Mitterrand, considérant que ce dernier a dû rapidement abandonner son programme du fait de l’absence de mouvements sociaux de gauche puissants. Lordon conclut cet entretien en invitant le peuple de gauche, près de 40 ans plus tard (1981-2017), à enclencher une nouvelle dialectique de rupture programmatique annoncée, en ne répétant pas l’histoire, à savoir : en ne manquant pas à son rôle post-électoral de contrôle politique, de soutien et d’opposition. Une force faisant tendre à la radicalité et au dépassement de ce fameux point L, désignant pour Lordon l’état de guerre assumé avec le capitalisme à un degré avancé difficilement remédiable 7. Ce genre de situation de dépassement du gouvernement par le mouvement pouvant par exemple se retrouver historiquement avec le Front populaire, à une époque où les lieux d’organisation des mouvements sociaux étaient beaucoup plus puissants (tels les syndicats et les partis politiques de gauche, et plus particulièrement la CGT et le PCF, même si eux aussi pouvaient se retrouver débordés par le mouvement).

L’argumentation développée par Lordon est bien spécifique. Il ne s’agit pas de penser la victoire de Mélenchon impossible, ni d’imaginer Mélenchon manquant de volonté politique de changement, mais plus radicalement de considérer le niveau politique institutionnel national condamné face aux logiques systémiques sans un soutien populaire radical de masse. Dans un entretien réalisé en 2019 à l’occasion de la sortie de son ouvrage Vivre sans ?, Lordon estimait qu’ « un gouvernement Mélenchon serait K.O. debout avant même de poser sa première fesse dans le fauteuil présidentiel ! […] Moi je dis qu’en deux semaines le gouvernement est torché ! Mais gigantesque ! Alors, que faire là contre, en effet ? Il n’y a pas 36 manière de s’en tirer… C’est-à-dire un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 8. »

Il ne fait aucun doute que la volonté politique hypothétique d’un Mélenchon tendant à faire appliquer son programme résolument anti-néolibéral et pro-État social, opposé aux traités européens en vigueur et favorable à une refonte intégrale du droit européen sous peine de sortie de l’Union européenne (UE) se heurterait aux grandes forces systémiques, et tout spécialement à la fameuse troïka : BCE, Commission européenne et FMI. Il n’a jamais été question que l’accession de la gauche radicale au pouvoir, qu’il s’agisse de Mélenchon, de Corbyn ou encore de Sanders, tout comme lors de la victoire effective de Syriza en Grèce, se déroule sans une réaction violente des divers représentants de l’ordre néolibéral en place. Le débat est ailleurs. 

Pour Lordon, cette réaction serait fatale et priverait toute victoire électorale d’effet politique conséquent, sans l’intervention providentielle du peuple. Mais on peut penser autrement, toujours de manière spéculative, les possibilités d’action d’un gouvernement radical de gauche face à la réaction anticipée du système, même en l’absence d’un puissant mouvement populaire insurrectionnel « quasi révolutionnaire » – étant entendu qu’il serait toujours préférable que celui-ci ait lieu et renforce la dynamique de bouleversement. 

Dans le cas de la France, Mélenchon expose ainsi sa stratégie de manière claire : dans un premier temps (plan A), il tenterait une renégociation en profondeur des traités européens, faisant peser dans les rapports de force tout le poids, en cas d’échec, d’une future sortie de la France de l’UE, et par conséquent de la zone euro (plan B), afin de pouvoir mener une politique authentiquement de gauche, nécessitant pour l’État de battre monnaie, d’être libéré de la règle d’or budgétaire et de renégocier en profondeur le remboursement de la dette publique 9. Nous pouvons convenir du fait que les négociations européennes auraient davantage de chances d’aboutir victorieusement en cas de soutien massif de la population française, pouvant se traduire par des grèves et des manifestations, rendant plus crédible la sortie effective de l’UE dans l’hypothèse d’une impasse.

Surgit alors le souvenir de la parodie de négociations entre l’UE et le gouvernement de Tsipras, qui avait finalement abouti à la signature d’un nouveau mémorandum imposant à l’État grec la continuation de mesures d’austérité. Mais la France n’est pas la Grèce, et la menace de sortie d’un Mélenchon agiterait le spectre d’un effondrement de la zone euro, contraignant ses adversaires à un choix compliqué : sauvegarder l’exigence néolibérale au niveau européen ou privilégier la stabilité, voire la survie, de la zone euro. 

Et si les négociations venaient à échouer, une participation populaire active de masse serait bien entendu la bienvenue pour pousser le gouvernement à la sortie de l’UE et vers des réformes structurelles de gauche 10. De la volte-face de Mitterrand en 1983 avec l’adoption du tournant de la rigueur et son refus de sortir du Système monétaire européen (ce qui témoigne, là encore, de l’importance de la question européenne dès lors que l’on examine les conditions de possibilité de transformation sociale par un gouvernement élu), Lordon systématise la nécessité de mouvements sociaux « quasi révolutionnaires » sous peine de capitulation des plus hauts élus, faisant du nombre, autrement dit du peuple soulevé, un acteur indispensable du processus de changement radical de gauche. Le peuple apparaît alors comme essence de la révolution.

Deux exemples permettent de contredire les paroles péremptoires de Lordon selon lesquelles « un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance en effet. Il n’a aucune chance 11. » – bien que celles-ci aient été prononcées pour le cas de la France et que nos exemples soient extra-européens. 

En 2006, à la suite d’importants mouvements sociaux en Équateur, Rafael Correa est élu président de la République. Une fois élu, il entame, sans mouvement social insurrectionnel « quasi révolutionnaire » derrière lui une politique de nationalisations et d’augmentations des investissements publics, permis par une annulation de 40% de la dette publique consécutive à un audit général 12. Si cet exemple ne vise pas à rendre aveuglément confiant vis-à-vis d’élus aux promesses de gauche, les risques de tentatives de coup d’État ou de trahison existant toujours bel et bien, il permet néanmoins d’illustrer qu’il est possible de changer drastiquement de politique sans participation populaire insurrectionnelle : « espérer le meilleur et se préparer au pire, c’est la règle 13 ».

En remontant un peu plus loin et en nous référant à l’expérience – dont la fin tragique, convenons-en, a hypothéqué la mémoire hors du Chili – de gouvernement de L’Unité Populaire (1970-73), il apparaît que l’opposition victoire électorale/lutte sociale (ou insurrection) est à complexifier. Si Allende a été élu, en septembre 1970, dans un contexte de forte politisation, du moins faut-il convenir que sa victoire (pourtant minoritaire, puisque le socialiste a obtenu environ 35 % des voix) a intensifié les luttes ouvrières et paysannes. L’expérience de radicalisation et de mise en place démocratique d’une « voie chilienne au socialisme » témoigne de la possibilité que la transformation du cadre institutionnel encourage des occupations de terre, d’usines, et de reprise en main de la production par les travailleurs 14.

« Le communisme ou le désastre » ? Une alternative limitée et abstraite

À la lecture du dernier ouvrage de Lordon, Figures du communisme, les propos de la quatrième de couverture se confirment : « En 40 ans de néolibéralisme, l’espace social-démocrate où se négociaient des « aménagements » dans le capitalisme a été fermé : ne reste plus que l’alternative de l’aggravation ou du renversement ». 

Du tristement célèbre « there is no alternative » (TINA) de Thatcher, Lordon semble répondre par un « there is one alternative », rejoignant le fameux slogan de manifestation : « une seule solution, la révolution ». Mais de quelle révolution s’agit-il ? Lordon parle de renversement, sans en spécifier davantage le degré de radicalité ou les modalités envisageables. L’arrivée au pouvoir par les urnes d’un opposant au néolibéralisme, suivie de la mise en place d’un système hybride de capitalisme régulé, de socialisme d’État et de formes associatives, constituerait-elle par exemple une rupture suffisante à ses yeux ? Un départ de l’UE est-il une condition nécessaire ? À cette seconde interrogation, Lordon répond sans ambiguïté par l’affirmative. 

Invité au sommet internationaliste pour un plan B en Europe tenu les 23 et 24 janvier 2016, Lordon considère que « le plan B n’a pas d’autre sens que d’être le porteur historique de cette différence et au point où nous en sommes, disons-le avec emphase, le seul restaurateur possible de la démocratie 15. » Pour Lordon, le plan A est donc voué à l’échec. Il n’existe aucune possibilité raisonnable pour un gouvernement à la volonté de gauche véritable d’obtenir la renégociation des traités européens – on retrouve là l’idée d’alternative impossible entre aggravation et rupture. L’essence de l’UE serait néolibérale, tandis que celle du capitalisme serait la détérioration des conditions de vie des classes subalternes. Lordon résume sa pensée de la manière dichotomique suivante : « le communisme ou le désastre 16 . » 

Cette formule, pour être percutante, n’en est pas moins éminemment problématique, Lordon transformant sa volonté (rupture communiste) en nécessité et unique voie divergente. Au niveau environnemental, cette alternative simplifiée pourrait se justifier bien davantage qu’au niveau social de moyen terme. Lorsque Lordon affirme que « le capitalisme menace de détruire l’humanité 17 », il serait plus juste d’ajouter l’adjectif néolibéral au capitalisme en question. Cette réserve ne traduit pas de notre part une tentative de laver le capitalisme de ses péchés, au détriment d’une version néolibérale diabolisée et présentée comme seule responsable, car le capitalisme par ses tendances internes de recherche effrénée de plus-value porte en lui la variante particulièrement agressive du néolibéralisme. Toutefois, l’usage dans le rejet viscéral du terme de capitalisme chez Lordon nous semble révélateur de sa tendance à la dualisation des possibles : le capitalisme se métamorphose en incarnation du Mal, il implique une nécessaire purification dans une rupture totale qui prend sous la plume de Lordon le beau nom de communisme, balayant toute réflexion stratégique sur le degré et les modalités de rupture. Il semble alors interdit de penser des situations intermédiaires, de transition, où un capitalisme régulé et limité côtoierait d’autres modes de production, selon un équilibre fonction des contextes et des conjonctures spécifiques, correspondant historiquement au socialisme (Lénine lui-même ayant largement participé à instaurer la nouvelle politique économique, la NEP, modèle d’équilibre entre propriété d’État et capitalisme contrôlé).

Quels sont les éléments autorisant Lordon à réduire si considérablement le spectre des devenirs politiques ? S’il est indéniable que les auto-proclamés sociaux-démocrates, Hollande, Blair, ou encore Obama, ont opté pour la voie néolibérale, Lordon va beaucoup plus loin en tranchant pour une impossibilité sociale-démocrate générale. Ce jugement peut se comprendre pour la situation européenne, les traités imposant à ses membres de très lourdes contraintes qui obligent une possibilité sociale-démocrate nationale crédible à se positionner clairement sur la question européenne, affirmant la possibilité de rupture – à défaut d’être révolutionnaire – constituée par une sortie des traités européens en vigueur, leur respect réduisant drastiquement la marge de manœuvre en politique économique, y compris pour un authentique compromis social-démocrate. 

Mais hors Union européenne, l’absence de carcan juridique supranational aussi puissant dans les démocraties électives autorise-t-il à penser, sans lui être nécessairement favorable, une possible voie sociale-démocrate de compromis sans rupture, bénéficiant davantage aux travailleurs et travailleuses (aux dépens des capitalistes) que l’ère néolibérale ? 

La politique menée en Argentine depuis un peu plus d’un an et l’élection à la Présidence de la République du péroniste Alberto Fernández fournit un exemple très intéressant, car complexe, sur la question. En parallèle de réformes qu’on pourrait véritablement qualifier de sociales-démocrates (augmentation du salaire minimum et des impôts pour les plus riches, plan de lutte contre la faim, légalisation de l’avortement, etc.), Fernández a entrepris un combat judiciaire avec le FMI visant à restructurer à la baisse la dette publique argentine, sans pour autant avoir rompu avec le système capitaliste, trouvant ainsi un équilibre précaire entre la lutte et la continuité relationnelle 18

Finalement, avec son alternative empirement/rupture, Lordon nous semble contribuer, sans nul doute à son corps défendant, à déresponsabiliser les dirigeants successifs optant pour un durcissement néolibéral et une violente stratégie offensive – y compris au sein de l’UE, les traités n’impliquant pas à eux seuls une irrésistible aggravation. Sans rupture, une stagnation, voire une amélioration plus ou moins importante des conditions de vie et de travail des masses laborieuses, même si de plus en plus rarement effectives, ne peuvent donc pas être exclues a priori

Un renversement sans victoire électorale ? 

Après ces réserves quant à l’unicité de l’alternative face à la casse actuelle, examinons les conditions de possibilité de différents devenirs non électoraux de conduire à la rupture. Si dans Vivre sans ? Lordon discute l’option électorale et institutionnelle – qu’il a l’honnêteté de ne pas disqualifier d’emblée et qu’il tente de penser dans sa réalisabilité –, il n’essaie pas d’évaluer les chances de succès de divers moyens d’action contestataire dépourvus d’un succès électoral, notamment le couple grèves-manifestations.

Loin d’être inutiles, pouvant sur certains points infléchir, ou à minima ralentir la politique de démolition néolibérale, et exerçant des effets parfois puissants sur les structures mentales de larges parties de la population, les grèves et les manifestations, binôme dominant classique de la lutte, sont souvent pensées et ressenties par les militants de gauche comme le cauchemar des capitalistes et des gouvernants. Mais chaque gréviste perdant son salaire journalier, il apparaît plus facile pour un riche capitaliste de faire le dos rond pendant le blocage de la production que pour ses salariés de tenir matériellement sur la durée sans entrée d’argent. Reste alors l’argument selon lequel les grèves permettent et favorisent les manifestations. 

Mais de façon analogue au capitaliste qui attend la fin de la grève par découragement, voire épuisement de ses participants, tout gouvernement confronté à des manifestations plus ou moins puissantes peut jouer la montre et ne rien concéder s’il ne craint pas un élargissement et une radicalisation du mouvement. On a pu observer avec les Gilets jaunes les avantages des manifestations sauvages et du « vandalisme » sur les manifestations légales et encadrées quant au rapport de forces avec les dominants : de nombreuses personnes influentes ont, sous le coup de la peur au début du mouvement, tenté de presser le gouvernement à lâcher du lest. Mais l’absence de perspective d’élargissement, notamment de grèves reconductibles, a rapidement conduit au remplacement d’une ritualisation par une autre, des manifestations traditionnelles à un rendez-vous hebdomadaire ne nécessitant pas de se mettre en grève. Et toute ritualisation implique une capacité d’anticipation et donc un plus grand contrôle pour les adversaires. 

Davantage, même dans l’hypothèse très optimiste d’une grève générale et de manifestations puissantes, le gouvernement, suivant l’exemple de De Gaulle en mai 68, pourrait toujours organiser de nouvelles élections, la nécessité d’une victoire électorale pour une rupture politique effective pérenne demeurant intacte. En définitive, à la fin d’un mouvement de grèves et de manifestations, le pouvoir économique réside toujours dans les griffes des capitalistes et de l’État, tandis que ce dernier détient le pouvoir politique macroscopique en dernière instance (face à une organisation supranationale comme l’UE).

Insurrections, blocages, occupations et réquisition des outils de travail apparaissent comme des armes potentiellement plus dangereuses pour l’ordre néolibéral, entraînant les dirigeants étatiques à réagir immédiatement et brutalement face à ces phénomènes en envoyant la police, et si nécessaire l’armée. On pourrait néanmoins arguer de la possibilité, en cas d’insurrection populaire massive, d’une scission au sein des appareils répressifs d’État, pouvant conduire à une situation de guerre civile. Mais avec plus de 75% de participation aux élections présidentielles, quelle est la probabilité, même sous un gouvernement autoritaire, de voir se soulever une partie importante de la population jusqu’à un point de véritable conflit militaire ? Car même si l’acte de voter n’implique pas mécaniquement une impossibilité ultérieure de mise en danger insurrectionnelle, il semble tendanciellement traduire une confiance relative dans les mécanismes démocratiques institutionnels qui paraît devoir limiter les chances de radicalité massive extraordinaire. De plus, même en admettant qu’une telle configuration advienne, le vote des militaires et des policiers – dont les suffrages se portent massivement sur la droite et l’extrême-droite 19 – semble rendre l’hypothèse de scission peu plausible, ou du moins hautement incertaine, compliquant grandement la réalisation de toute issue victorieuse d’un tel processus. 

Certes, les institutions nationales, et par conséquent les moments électoraux les plus déterminants sur le niveau étatique, en tant que niveau dialoguant avec de puissants acteurs de l’ordre néolibéral, engendreraient à n’en pas douter une très vive réaction agressive, y compris au sein même de l’appareil d’État. Néanmoins, hors changement électoral et prise du pouvoir politique d’État, la réaction face à un puissant mouvement social révolutionnaire serait alors dirigée à la fois par ce fameux « système » et par le terrible appareil répressif d’État emmené par un gouvernement et une haute administration acquis à l’idéologie néolibérale.

En un sens, la pensée de Lordon qui semble poser un primat de l’insurrection (condition nécessaire mais pas forcément suffisante) sur la voie électorale contourne le problème central de la gauche actuelle ; de la même manière que l’action gouvernementale de Jean-Luc Mélenchon, s’il l’avait remporté en 2017, aurait été entravée par son faible score au premier tour (moins de 20 % des voix), toute insurrection, dans le même contexte, serait vouée à l’échec. L’enjeu politique premier demeure de savoir comment rendre possible – ou désirable – une transformation sociale radicale, qui implique directement l’intelligence collective. L’espoir placé dans la candidature de Mélenchon ne résulte donc pas d’un fanatisme aveugle. Il n’est après tout pas absurde, une fois constatée l’absence totale de mouvement social vigoureux – chose qui ne laissera pas de nous étonner, dans un contexte de restriction des libertés et de généralisation d’un système de surveillance policier –, de penser que l’élection de 2022 puisse offrir un débouché aux nombreuses colères que fait naître le gouvernement autoritaire et destructeur d’Emmanuel Macron et de les unir dans un espace de délibération commun.

Cet article, s’il vise à penser l’importance du phénomène électoral national, ne doit pas servir pour autant de prétexte à une attente et une préparation exclusives des prochaines grandes échéances en la matière, une année constituant une période beaucoup trop importante pour cette tâche. On rejoindra donc finalement Lordon sur un point : la meilleure façon de terminer le règne du macronisme, et par la même occasion de préparer les élections à venir, réside sans conteste dans la lutte. 

Notes :

1 En atteste tout particulièrement le discours d’ouverture du mouvement Nuit debout le soir du 31 mars 2016 place de la République qui lui avait été confié , l’annonce de ses articles en “Une” du Monde diplomatique, ou encore l’audience des vidéos youtube dans lesquelles il est le principal, ou l’un des principaux intervenants, comme par exemple cette vidéo récente du Média recevant Lordon à propos de la sortie de son dernier ouvrage Figures du communisme (Paris, La Fabrique, 5 mars 2021) et qui, alors que je finis cet article, avait en un peu plus de 2 semaines (publiée le 18 mars 2021) récolté près de 200 000 vues : “Face au désastre qui vient : le communisme désirable. Frédéric Lordon”, Julien Théry : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s

2 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, Institutions, police, travail, argent…, conversation avec Félix Boggio Ewanjé-Epée, Paris, La Fabrique, 2019, pp. 169-170. Pour une critique de Frédéric Lordon divergeant de la nôtre, voir Benoît Bohy-Bunel, “Critique de Vivre sans, de Frédéric Lordon”, RUSCA, 11, 2020 : https://doi.org/10.34745/numerev_045

3 Lordon mentionne par exemple une des dernières tentatives d’inflexion de la politique néolibérale, celle d’Alexis Tsipras et de Syriza dont on connaît hélas le résultat. Dans Figures du communisme, Lordon revient dans un chapitre sur l’expérience chilienne menée par Allende et sur “la voie démocratique vers le socialisme” pour considérer que “les expériences politiques passées s’ajoutent donc aux expériences de pensée présentes pour nous permettre de mesurer ce qu’il est permis d’espérer des procédures électorales dans le capitalisme quand c’est le capitalisme qui doit être mis en cause : rien.” Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., p. 187.

4 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 187-188.

5 Au cours d’un passage dans l’émission “Là-bas si j’y suis” sur le thème “Soutenir Mélenchon ?” (27 janvier 2017), à la remarque du journaliste Daniel Mermet “Je trouve un Lordon un petit peu moins radical que d’habitude” concernant son soutien à la candidature de Mélenchon, Lordon répond immédiatement “Non non, ne t’en fais pas, je suis toujours aussi méfiant et cependant je maintiens ce que j’ai dit tout à l’heure. Je pense que pour la première fois nous avons une différence significative qui est émise, qui a pris sa place dans l’offre politique et que l’on ne peut pas complètement faire l’impasse dessus. Alors, ne pas faire l’impasse, ça ne veut pas dire se rendre avec armes et bagages. Moi j’ai pas le goût du ralliement inconditionnel, tu comprends ? Et alors particulièrement en l’occurrence.” https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/frederic-lordon-soutenir-melenchon, 13’30. Retranscription de l’entretien : https://blogs.mediapart.fr/edition/actualite-et-verites-de-la-campagne-de-la-france-insoumise/article/280117/frederic-lordon-soutenir-melenchon

6 Publié sur son blog du Monde diplomatique, “La pompe à phynance” (lancé le 22 avril 2008) le 19 avril 2017, 4 jours avant le premier tour des présidentielles et joliment intitulé “Les fenêtres de l’histoire” : https://blog.mondediplo.net/2017-04-19-Les-fenetres-de-l-histoire

7 Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., pp. 178-180.

8 Cet entretien a été réalisé pour le site Hors-Série, Judith Bernard recevant Lordon le 19 octobre 2019 à l’occasion de la publication de Vivre sans ? (on peut noter qu’elle l’a accueilli dans ce cadre à la sortie de nombre de ses ouvrages) : https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2019-10-19/Vivre-sans–id375. Pour la version gratuite d’un court extrait de cette intervention : “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

9 On renvoie à la nouvelle version du programme L’Avenir en commun, qui reprend sur ce point les principales idées de 2017 : https://noussommespour.fr/wp-content/uploads/2020/11/AEC-novembre-2020.pdf

“Le plan A, c’est la sortie concertée des traités européens par l’abandon des règles existantes pour tous les pays qui le souhaitent et la négociation d’autres règles.Le plan B, c’est la sortie des traités européens unilatérale par la France pour proposer d’autres coopérations. L’UE, on la change ou on la quitte.”, p. 61 du programme.

Un article de LCI du 20 avril 2017 (Justine Faure, “Plan A, plan B : que propose Jean-Luc Mélenchon pour l’Europe ?”, LCI, 20/04/2017 : https://www.lci.fr/elections/presidentielle-2017-1er-tour-plan-a-plan-b-que-propose-jean-luc-melenchon-a-rome-pour-l-europe-2028757.html) résume le plan de Mélenchon de la manière suivante : “Le plan A de Jean-Luc Mélenchon comporte la fin de l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’arrêt de la libéralisation des services publics, la mise en place d’un protectionnisme solidaire, une harmonisation sociale et fiscale au niveau européen. Le plan B, consécutif à un “Frexit”, proposerait de stopper la contribution de la France au budget de l’Union européenne, de réquisitionner la Banque de France pour reprendre le contrôle de la politique du crédit et de la régulation bancaire, ou encore de mettre en place un contrôle des capitaux et des marchandises aux frontières nationales.” L’article poursuit en citant Mélenchon : “notre programme n’est pas compatible avec les règles des traités européens qui imposent l’austérité budgétaire, le libre-échange et la destruction des services publics. Pour appliquer notre programme, il nous faudra donc désobéir aux traités dès notre arrivée au pouvoir, par des mesures de sauvegarde de la souveraineté du peuple français.”

10 Dans Vivre sans ?, Lordon estime que “le nombre écrasant, c’est aussi, peut-être surtout, la condition pour que cette “dictature du prolétariat” ne dégénère pas en guerre civile, donc à terme en dictature tout court. Plus le nombre est grand, plus les dominants déposés sentent qu’ils sont maintenant numériquement et symboliquement dominés. Il y a des disproportions quantitatives qui désamorcent d’emblée toute tentative d’aller à la guerre, qui font comprendre “en face” que cette guerre est sans objet parce qu’elle est déjà perdue.”Frédéric Lordon, Vivre sans ?, op. cit., p. 188.

11 “Lordon, Mélenchon et la révolution”, https://www.youtube.com/watch?v=HSeHjpAI4ko

12 Voir par exemple “L’Équateur prospère va réélire le chaviste Rafael Correa à la présidence” (15 février 2013) : http://www.latinreporters.com/equateurpol15022013ib.html

13 Fernando Pessoa, En bref, Paris, Christian Bourgois, 2004.

14 Il n’y a qu’à voir le film de Chris Marker, « Le fond de l’air est rouge » (1977), dans lequel on voit Allende inciter les ouvriers d’une usine à aller plus loin dans l’autogestion, pour comprendre que la dialectique entre représentants et représentés ne peut se laisser enfermer dans une logique bottom-up réductrice quant aux processus de radicalisation de gauche. Pour un aperçu général de la période Allende, on renvoie à Alain Joxe, Le Chili sous Allende, Paris, Gallimard, 1974.

15 Lordon au plan B (23 janvier 2016) : https://www.youtube.com/watch?v=l23ZRvNL1f4, 13’22.

16 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 25’30.

17 Face au désastre qui vient… : https://www.youtube.com/watch?v=sBLwC6BQX-s, 24’33.

18 Rosa Moussaoui, “Dette de l’Argentine : le président Alberto Fernandez aux prises avec le FMI”, humanite.fr, 03/03/2021 : https://www.humanite.fr/dette-de-largentine-le-president-alberto-fernandez-aux-prises-avec-le-fmi-700837

19 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, “Pour qui votent les casernes ?”, Fondation Jean Jaurès, 15/07/2019 https://jean-jaures.org/nos-productions/pour-qui-votent-les-casernes ; étude Cevipof de Sciences Po : https://www.maire-info.com/upload/files/etudecevipof.pdf

Stéphane Rozès : « La présidentielle doit remettre l’État au service de la nation et de sa souveraineté »

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Stéphane Rozès © François Moura

Stéphane Rozès est conseiller pour les entreprises, territoires et États en matière de stratégie d’opinion. Au cours de sa longue expérience de sondeur et politologue, il a travaillé et conseillé confidentiellement seize candidats lors de quatre présidentielles, puis trois présidents : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Alors que les partis politiques et candidats s’organisent progressivement en vue de 2022, nous avons souhaité l’interroger sur les enjeux de la prochaine élection présidentielle. Entretien retranscrit par Manon Milcent.


LVSL – La situation politique française semble exceptionnelle à bien des égards. Le champ politique n’a jamais été aussi morcelé et les conditions sanitaires actuelles rendent toute proposition politique inaudible. Pourtant, les partis se mettent progressivement en ordre de marche pour préparer le rite républicain-monarchique de l’élection présidentielle. Que signifie cette élection dans le système institutionnel français ?

Stéphane Rozès – La présidentielle est le moment qui cristallise ce qui nous tient ensemble. Nous devons faire un détour historique pour en rendre raison et envisager 2022.

On peut effectivement partir de la notion de « système institutionnel ». Institution au sens de ce qui est institué. D’un processus immanent. Alors que la plupart du temps, surtout en France, l’institution est considérée comme extérieure, comme s’imposant du haut à la société.

Chaque peuple, pays, nation ou empire se façonne des institutions de sorte de faire tenir ensemble sa complexité, ses diversités d’origines, de croyances, d’intérêts, de statuts et de classes sociales pour faire face ensemble aux adversités collectives de la vie. Un système institutionnel est un ensemble de mécanismes élaborés qui permettent religieusement ou politiquement de résoudre des contradictions internes en vue de maîtriser un destin collectif au travers de pouvoirs hétéronomes au-dessus des groupes sociaux et individus.

Aujourd’hui, partout, prévaut la lutte contre un risque sanitaire minime mais contingent sur le risque d’un effondrement économique et social généralisé. On devrait consentir à voir rogner nos libertés individuelles par des libertés collectives dont les institutions étatiques ont le monopole nonobstant leurs limites objectives et incuries politiques.

Les institutions sont symboliques et effectives, incarnées et de représentation. Elles varient dans le temps, mais procèdent d’une structure pérenne qui leur préexiste qui est la façon d’être et de faire d’un peuple. C’est ce que j’appelle son « imaginaire », sa façon de s’approprier un réel sans cesse changeant.

Cet imaginaire puise sa singularité dans la façon dont un peuple s’est assemblé. La centralité du politique, chez nous, vient de ce que, contrairement aux autres pays, nous n’avons pas d’origine, qui puisse fonder ce que nous sommes. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » disait René Char. C’est que dès le départ dans le territoire de ce qui deviendra la France, il y a des celtes, des latins et des germains.

Ce sont des disputes théologico-politiques, puis démocratiques communes qui vont dénaturaliser ces origines pour nous permettre de nous relier, de fonder au travers de l’État autour duquel s’est constituée la France au travers des siècles et qui a précédé la nation.

Ce qui fonde une société, la France, contrairement à ce que pensent la plupart à gauche, est le besoin de commun politique avant même la dispute sociale. Contrairement à ce que pensent la plupart à droite, il n’y a pas une « origine chrétienne » à la France mais à l’inverse une pluralité d’origines qui fait de notre dispute commune, du « plébiscite de tous les jours » pour reprendre Renan, qui nous assemble.

Après la monarchie absolue, notre imaginaire se perpétue au travers de l’idée républicaine, de ses institutions et réalisations. Péguy disait : « La République une et indivisible : notre Royaume de France ».

Mais pour nous faire tenir ensemble, la République a besoin de nous projeter dans l’espace, le temps, une vision et une incarnation politique. Cette projection est aujourd’hui en panne.

Ce retour sur ce que nous avons institué permet d’approcher la nature d’une présidentielle. Elle ne vise pas tant à élire un président que de réactiver notre imaginaire, pour refonder un nouveau contrat politique au travers d’un même rite, dont les candidats seront les acteurs, plus ou moins conscients.

Voilà ce qui agite notre nation, alors que le Paris politico-médiatique pense à l’inverse. Les politiques, journalistes et politologues pensent, pour la plupart, que les candidats, les partis font la présidentielle, que la carte partisane fait le territoire national, que le haut fait le bas alors que c’est l’inverse.

Le rite de la présidentielle est encadré par les institutions de la Vème. Sa longévité provient de ce que sa procédure de scrutin uninominal majoritaire à deux tours est le plus adapté à notre dispute politique commune qui est le moteur de notre imaginaire. Ce rite dégagera un président tenant ensemble les citoyens au travers des dimensions spirituelles et temporelles de sa fonction.

Ce rite est immuable. Durant la pré-campagne, les états-majors, candidats et analystes, y compris lors des primaires, se déploient sans être sous la prise immanente de la nation qui fera ensuite la campagne et l’élection.

D’où durant cette pré-campagne, nombre de tâtonnements, décalages et illusions d’optiques entre les visions du Paris politico-médiatique et ce que seront les enjeux du pays et la dynamique de la campagne que seuls des signaux faibles ou études permettent déjà de repérer.

En tout état de cause, l’emportera celui, celle, qui construira une cohérence entre ces enjeux et son incarnation, sa vision et son projet avant même en plus que son programme et les positionnements politiques sur lesquels se polarisent les analystes politiques.

Le premier tour procède du déploiement de la dispute. Celle-ci distingue qui devra déjà intégrer le commun, dans lequel elle devra ensuite s’encastrer pour le second tour et la victoire.

Même les candidats les plus rétifs psychologiquement, culturellement et politiquement, pourvu qu’ils veuillent l’emporter, et non témoigner, ont dû ployer devant ce rite pour se faire élire par la nation et s’inscrire dans la réactivation de notre imaginaire qui fonctionne comme un « reset » du pays.

La déconnexion chez nous entre la centralité du politique et la politique, sa vie, ses acteurs, explique les forts taux de participation, nonobstant le jugement sévère à l’égard de chacun des candidats. Cela relativise les gloses sur la faiblesse des scores de premier tour de scrutin.

En France, contrairement aux pays anglo-saxons les citoyens ont un rapport absolu et non relatif au politique. L’analyse comparée de l’abstention en France et aux États-Unis par exemple le rappelle. Chez nous son fondement est politique. Il est socio-culturel aux États-Unis.

Au total, la centralité du politique chez nous est telle que même si les deux tiers des électeurs Français ne souhaitent pas un second tour Macron/Le Pen, s’il devait se profiler, ils se rueraient aux urnes en procession qui nous relient.

La question centrale est ensuite celle du consentement politique de la nation au verdict de la présidentielle et de l’action menée de l’Élysée dont la durée est indexée sur la cohérence avec la nature du nouveau contrat politique noué entre elle et le Président.

En tout état de cause, que dire aujourd’hui pour anticiper ce qui va advenir ? Comme notre imaginaire est transcendant et universaliste, il a engendré un Descartes et le fait que nous voyons la réalité procéder du haut alors que c’est le peuple qui fait la présidentielle à partir des candidats qui s’offrent à lui. Hobbes déjà le disait « le souverain interprète le spectacle du peuple ».

C’est à lui et lui seul, à ses fondamentaux qu’il faut revenir. Ce qui a bougé ; c’est la prévalence actuelle du commun sur la dispute à contenu social qui fonde le clivage gauche/droite.

Le néolibéralisme empêchant de se projeter dans un commun meilleur et donc la question sociale ne peut se déployer. Tous les candidats qui pèsent ; Macron, Le Pen, et même d’un certain point de vue, Mélenchon, s’extraient de l’axe gauche/droite pour redéfinir d’abord le commun de nature politique.

Dans le moment actuel la dimension d’incarnation présidentielle est donc décisive. L’individu ballotté par le cours des choses néolibérales, ne coupera pas le cordon ombilical qui le relie aux autres au travers de la dimension symbolique de la fonction présidentielle indexé à son rite laïc et de l’élection du Président au suffrage universel qui relie chacun des citoyens entre eux.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur le poids des imaginaires culturels nationaux. Selon vous, le modèle français est un modèle de projection, qui produit de la dépression depuis l’approfondissement de l’intégration européenne. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

S.R. – Oui. « Chaque nation a une âme » disait le candidat Hollande au Bourget. Il rajoutait « la France n’est pas le problème mais la solution ». Chaque peuple, chaque nation a une façon singulière d’être et de faire pour s’approprier le réel. Cette façon encastre sa manière de ressentir, créer, penser, s’instituer, travailler, guerroyer, innover, concevoir la bonne économie et organiser ses rapports sociaux. Selon moi les questions culturelles, l’imaginaire, encastrent les questions religieuses, politiques, économiques, sociales, technologiques et rapports internationaux.

Le réel change sans cesse et les formes des sociétés avec elles mais toujours de la même façon.

Dans ma grille d’analyse, les imaginaires des peuples sont des contenants, des matrices, des structures pérennes au travers des âges, dont les contenus de représentations, institutions, et rapports sociaux évoluent sans cesse.

Ce qui est pérenne chez nous, c’est que pour dénaturaliser nos diversités d’origines, d’intérêts de statuts sociaux et de classes, nous devons nous projeter dans l’espace, le temps, une vision politique ou incarnation politique. Il nous faut « embrasser le monde » comme disait Malraux. Notre façon d’être et de faire, c’est sans cesse de pouvoir représenter les choses par écart au réel, de nous dégager au travers de l’ironie, du libre examen, de la raison, des nombres des pesanteurs des origines, statuts, situations sociales et expériences personnelles.

Ainsi, pour remonter à Rabelais, suite aux attentats islamistes contre Charlie Hebdo, la caricature, c’est sans cesse de faire bouger les représentations, les images, avant même de changer la réalité. La caricature, l’humour envers chacun, de toute façon et à tout moment, sont des procédés de dénaturalisation des statuts, situations, de telle sorte qu’on puisse imaginer que tout est possible qui est notre marque et de multiples combinaisons de socialité. Ainsi, chez Marivaux, dans « Les jeux d’amour et du hasard », le procédé d’échange des rôles entre la comtesse qui joue la servante et la servante qui joue la comtesse pour des affaires de badinage. Eh bien, la comtesse est très bien en servante et inversement. Par la suite, chacun reprend son statut, mais au fond, l’essentiel a été fait.

Il y a une égalité des conditions possibles pour s’assembler, qui fait qu’une comtesse pourrait être une servante, et une servante pourrait être une comtesse. C’est également une modalité singulière de notre imaginaire que d’être universaliste et projectif dans l’espace et le temps pour tenir ensemble nos diversités.

Le premier trait de notre imaginaire est notre universalisme, nous voyons le monde par écart au réel. Tel est le statut central chez nous de la raison comme fondant le vrai et le beau chez Descartes, Rameau, Boileau, notre peinture, musique, nos avant-gardes, rapport au luxe, école de mathématiques… Le vrai, le réel réside dans un écart aux expériences avec leurs singularités et menaces centrifuges pour nous. Chez nous l’esprit, le cogito serait séparé et devrait prévaloir sur le corps et ses gargouillis.

Cet universalisme procède de notre monde intérieur qui a permis de nous assembler pour dépasser nos origines de sorte que nous voyons les autres comme notre prolongement, ce qui justifierait que nous établissions une Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, ou que nous pensions que nous avons quelque chose à faire au Mali.

Nous voyons les autres comme une déclinaison exotique de ce que nous sommes, d’où l’arrogance et la légèreté qui nous sont prêtés par nos amis étrangers.

Nous mésestimons complètement ces questions de différences culturelles entre les peuples. C’est une erreur que ne font pas les allemands, italiens et même espagnols qui dans un premier temps ont été impressionnés par la Révolution française et Napoléon, jusqu’à ce qu’ils aient à subir ce que nous sommes, une fois que nos armées s’installaient chez eux. D’ailleurs, Thomas Mann, que ses amis interrogeaient sur son admiration pour la Révolution, et sur le fait qu’il aille combattre contre la France en 1914, répondait que malgré son admiration pour la France, les Français ne reconnaissent pas les différences entre peuples.

Notre universalisme a deux leviers de projections : l’un dans l’espace et l’autre dans le temps. Projection dans l’espace, avec les croisades, les guerres napoléoniennes, les colonies ou l’Europe, il y a une continuité dans notre façon de nous projeter dans une « France en grand » pour tenir ensemble ce qui nous assemble à l’intérieur.

Ainsi, Kissinger, dans son dernier ouvrage, en parlant du traité de Leipzig, observe que Napoléon, qui aurait eu militairement tout intérêt à se rendre aux conditions des adversaires de la France pour faire la paix était tenu par des raisons internes pour asseoir son « pouvoir dépendant de l’imagination des Français », pour reprendre l’expression de l’Empereur.

En cela, il rejoint Marx, qui, dans « le 18 Brumaire », veut expliquer pourquoi la Grande armée va par dizaine de milliers de soldats aller à Moscou avec l’Empereur puis être décimée. Il convient que c’est trop court de dire qu’il s’agissait seulement d’étendre les acquis de la Révolution française à tous les serfs européens en matière de droit de propriété. Il constate que ce dernier issue de la Révolution française égalitaire, en abolissant le droit d’aînesse, fait que les “paysans parcellaires” en économie autarcique ne sont pas reliés entre eux au travers de marchés notamment, mais en autarcie de sorte que la paysannerie n’est pas une « classe pour soi », mais seulement une « classe en soi », ce qui fait que les “paysans parcellaires”, qui constituent l’armée de l’an II, puis la Grande armée, sont « des patates dans un sac de patates, dont l’empereur tient la anse ».

Notre rapport à l’espace, dépend donc de la configuration singulière de l’articulation chez nous entre la question nationale et la question sociale. Marx repère la singularité de notre rapport à la politique lors de ses deux séjours à Paris. La plupart au sein d’une gauche devenue économiciste oublieront cette leçon que Marx avait apprise et que savait Jaurès comme historien et socialiste français. Chez nous la question nationale préempte la question sociale, car la France s’est constituée autour de l’État et ce dernier a précédé la nation.

Projection dans le temps. Cette dernière est ce que nous sommes depuis toujours dans le processus même de la pensée française, avant même le rapport au progrès qu’apporteront les Lumières.

L’imaginaire français a engendré des cartes mentales qui voudraient que l’esprit se détache du corps et que le réel réside dans la raison à construire pour que « l’Homme devienne maître et possesseur de la nature », dans son évolution même.

Pour Tocqueville les révolutionnaires de 1789 et auteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont « des élèves de Descartes descendus dans la rue ». Ils sont tout autant des lecteurs des Encyclopédistes et surtout spectateurs de Molière, Corneille, Marivaux, Beaumarchais …

C’est ce qui intéressait d’ailleurs Kant et Hegel dans la Révolution française, bien qu’ils en donnassent leur propre lecture qui insistait plus sur le processus que sur la finalité. Car dans l’imaginaire allemand, c’est l’expérience qui fait le réel, et non la raison. D’ailleurs, quand l’Allemagne envahit la France par les Ardennes, Heidegger déclarera « Descartes est battu ». La raison nous permet de nous fonder et de nous déployer dans le régime d’historicité de la modernité ou c’est le futur qui fait le présent.

C’est que nous pensons qu’au travers de la raison et le progrès le genre humain, au travers de luttes, pensées et droits conquiert l’avenir en passant par-dessus les us et coutumes des peuples.

Le progrès est le moteur de la modernité, au cœur de la Révolution française qui découle de la raison et qui tient ensemble la maîtrise du temps dans ses dimensions scientifiques, intellectuelles, morales, économiques et sociales pour construire politiquement l’avenir de la nation, des nations.

Seul le peuple américain est comme nous universaliste mais pour des raisons inverses au notre. Hormis les descendants d’indiens et d’esclaves, ils ont, eux ou leurs ancêtres, voulu établir une terre promise alors que nous devons au contraire sans cesse refaire le contrat politique qui nous relie.

Lors de notre présidentielle chaque citoyen et candidat doit partir de l’idée qu’il se fait d’intérêt général dont chacun donnera sa propre définition en fonction de sa propre situation socio-politique. Chez nous le commun précède la singularité. Au contraire, aux USA on part de la singularité des citoyens pour aller ensuite au patriotisme commun. Cette différence est décisive en ce que les techniques de communication politique ou outils internet, réseaux sociaux, ou utilisation des datas qui nous viennent d’outre-Atlantique doivent être compris et adaptés à cette différence culturelle fondamentale.

Chez nous la projection dans l’espace et le temps est guidée, portée par une volonté, vision et incarnation politique qui part du commun.

LVSL – Pourquoi parler de dépression française dans le moment actuel ?

S.R. – Car aujourd’hui les trois moteurs de notre imaginaire que sont la projection dans l’espace, la projection dans le temps, et la vision politique sont en panne.

Notre rapport au temps est déstabilisé par le fait que le néolibéralisme et le cours du capitalisme financier empêchent de tenir ensemble le progrès économique, le progrès social et le progrès technologique et de nous projeter dans un avenir meilleur.

À partir du début des années 90, les Français pensent que demain sera pire qu’aujourd’hui. Le passage du capitalisme managérial au capitalisme patrimonial nous retire la promesse de penser que l’avenir de nos enfants sera meilleur. Nous tentons dans un nouveau régime d’historicité, post-moderne. L’avenir devient contingent. Nous devenons alors les plus pessimistes au monde.

Quant à la question de la projection dans l’espace, à partir du référendum de 2005, même si la question était déjà nettement en débat lors de Maastricht, les Français ne voient plus les institutions européennes comme l’organe politique légitime de l’Europe attendue comme « la France en grand ». La phrase de Mitterrand « La France est notre patrie et l’Europe est notre avenir » devient caduque, du fait de ce que sont devenues les gouvernances et politiques européennes.

Les Français voulaient que l’Europe soit notre prolongement, une puissance économique, politique et sociale pesant dans la globalisation et consentirent alors à des abandons de souverainetés monétaires, budgétaires, économiques et financiers avec leurs effets sociaux.

Mais le Président Mitterrand pour éviter que l’Allemagne réunifiée se détourne de l’Europe a consenti à Berlin que les gouvernances et politiques bruxelloises soient adaptées à l’imaginaire et intérêts allemands : procédurales au plan économique et adaptées à l’ordolibéralisme allemand.

Cependant, avec la directive Bolkestein durant la campagne référendaire sur le traité constitutionnel européen en 2005, il est apparu que l’Europe élargie n’était plus perçue comme l’Europe puissance dans la mondialisation, mais au contraire comme un relais de la globalisation néolibérale chez nous remettant en cause notre souveraineté et nos acquis sociaux. À partir de ce moment-là, dans les abstentionnistes sous tension entre Europe idéale et institutions européennes, basculent brutalement dans « Non » au TCE comme j’avais pu l’établir et l’énoncer au printemps 2005, car on pouvait en rendre raison à partir de cette désillusion sur ce qu’était devenue l’Europe, non la France en grand mais le cheval de Troie de la mondialisation que nous devrions intérioriser.

Pour ce qui concerne le troisième moteur de notre imaginaire, le projet et l’incarnation politique, il est devenu insalissable. Le néolibéralisme n’est pas seulement et essentiellement le vecteur de l’ultra-libéralisme qui remet en cause les rapports sociaux, capital/travail au sein de la nation ; c’est l’idée que le gouvernement des Hommes doit céder la place à l’administration des choses, les marchés doivent se substituer à la politique, les gouvernances européennes doivent se substituer aux nations souveraines, les procédures technocratiques doivent remplacer les disputes communes républicaines, la technostructure se substitue aux politiques.

Ainsi la crise du politique, de sa vision et de son incarnation vient de la contradiction depuis trois décennies entre la nation et l’État.

La nation du fait de son imaginaire pour s’assembler et s’approprier le réel demeure projective et politique alors qu’au contraire le sommet de l’État lui demande d’intérioriser des procédures et normes économiques indexées sur Bercy, Bruxelles et l’imaginaire allemand. De cette contradiction entre nation et l’État résulte notre dépression morale, nos régressions politiques et nos reculs économiques.

Cette contradiction fonde la crise de notre système politique et non l’inverse comme l’affirmait à tort le candidat Macron en 2017, en témoigne le retour de la crise de notre système politique à partir de l’été 2008.

C’est là où se répète, depuis 1995, la contradiction au cœur de notre vie et système politique entre le rite présidentiel, qui oblige le futur président à s’indexer sur notre imaginaire national pour l’emporter, et ses premiers pas à l’Élysée au sommet d’un État sous emprise néolibérale.

Dans l’espace d’une année, chaque nouveau président sitôt à l’Élysée opère un tête à queue, souvent silencieux, avec le contrat initial qui le liait à la nation et qui faisait le consentement de la nation, nonobstant l’injustice sociale de son action pourvu de restaurer la maîtrise politique de notre destin. Le mouvement social de 1995 ou la jacquerie des gilets jaunes en furent les réactions les plus spectaculaires.

Cette dépression ne veut pas dire absence de vitalité du pays, mais que son énergie est contrariée par le mouvement inverse du sommet de l’État, de la technostructure et de ses élites dans leurs visions, intérêts immédiats et politiques menées.

LVSL – Emmanuel Macron semble tel un caméléon. Après le disrupteur libéral de 2017, nous avons eu : le parti de l’ordre, la réinvention radicale, puis la posture républicaine de centre droit. Comment qualifier le macronisme ? Le candidat de 2022 aura-t-il la même identité politique que celui de 2017 ?

S.R. – Comment définir le macronisme ? Il y a des disputes intellectuelles et politologiques sur ce qu’est sa nature dès l’origine. Selon moi, mais mon analyse est singulière, pour les raisons indiquées plus haut sur ce qu’est chez nous le politique, la politique, le moment présidentiel ; Emmanuel Macron inconnu trois ans auparavant l’a emporté, car il a compris les ressorts essentiels de notre imaginaire, les causes de notre dépression et énoncé un chemin politique pour résoudre la contradiction entre ce que nous sommes et le monde extérieur, pour nous remettre « en marche ».

Il a fait de la crise du système politique, du clivage gauche/droite de l’ « ancien monde », la cause de notre malheur, alors que c’est pour moi l’inverse ; l’effet de la contradiction entre notre imaginaire national et le néolibéralisme du sommet de l’État.

Mais cette posture néo-bonapartiste, contre le personnel politique, lui a néanmoins permis de constituer un front politique entre la bourgeoisie, voyant dans le système politique un obstacle au déploiement de ses intérêts auquel s’est adjointe, et la petite bourgeoisie, qui a vu dans le propos macroniste une promesse de pérennité sociale, nonobstant à son programme d’adaptation néolibérale, au nom de son projet qui était de « restaurer la souveraineté de la nation ». Il avait dit devant le Congrès que c’était « le premier mandat que m’ont confié les Français ».

C’est cette même promesse durant la première année qui a fait également le consentement à ses réformes des classes populaires, fort critique à l’égard du contenu jugé injuste de sa politique économique. Ainsi, elles ne se rallieront pas les cheminots et ne feront pas majoritairement « grève par procuration » en les soutenant dans les sondages lors de la grève à la SNCF en 2017.

Emmanuel Macron, avait compris que nous étions dans un moment où la symbolique politique et la question nationale préemptaient la question sociale.

Dès son élection, dans mon interview par Marcel Gauchet dans la revue Le Débat, j’avais utilisé le terme de néo-bonapartisme ou de bonapartisme à l’heure néo-libérale. Quand les analystes mettaient en avant le caractère accidentel de la campagne, ce qui est toujours le cas sauf en 2012, ou l’étroitesse de son score de premier tour et l’évidence du résultat du second, ou l’argument du soutien de la finance et des grands médias et ses prétendus effets électoraux, ou un supposé « dégagisme » ; je mettais au contraire en avant les éléments dynamiques.

Emmanuel Macron était le seul à dire que notre destin ne dépendait, ni de la soumission à la mondialisation, ni à sa résistance, mais de nous remettre en marche à partir de ce que nous sommes à la condition de changer notre classe politique.

François Fillon, de son côté, disait qu’il fallait changer notre modèle économique et sociale, de nous soumettre à la mondialisation de sorte de ne pas périr, tout en restaurant, en contrepartie, nos valeurs traditionnelles.

Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, avec des contenus différents, partent de l’idée de la résistance à la mondialisation. La première de dénoncer le cosmopolitisme, et le second le capitalisme ultra-libéral.

Au fond, dans son adresse au pays Emmanuel Macron aura été un mélange entre Michelet et Ricoeur. Michelet considérait la France comme une personne. Ricoeur, comme protestant français, insiste sur le fait que chaque personne recèle un talent et que la vocation du politique, c’est l’émancipation individuelle par la possibilité de le voir rayonner. Lors d’une présidentielle tel était ce qu’attendait le pays.

Néanmoins, quand à partir du seul principe ricoeurien, il suggère à un individu de se prendre en main pour trouver un emploi traversant la rue, cette approche du salut individuel apparaît comme une offense à notre imaginaire collectif national de tradition catholique. Chez nous le salut individuel passe d’abord par le salut commun.

Macron avait dit aux Français : vous êtes fantastiques, vous n’êtes pas responsables de notre malheur, c’est le personnel politique dans sa globalité d’où la sérénité et l’aspect optimiste de son adresse au pays dans un pays déprimé et vieillissant et le mystère apparent de son élection qui ne peut être réduit à des circonstances ou machinations.

Le propos macroniste, son projet politique se rompt quand Angela Merkel en avril 2018, prive le président français du deuxième étage de sa dynamique, d’une relance européenne.

Il a pensé, que, comme ses prédécesseurs, que pour convaincre la chancelière allemande, il fallait lui donner des gages. À Aix-la-Chapelle, il déclare à son entourage vouloir la convaincre au travers d’un discours. Il n’y a que les Français qui pensent qu’on peut convaincre les Allemands au travers de discours. Il a été surpris et étonné que la chancelière allemande reste inflexible sur le fait qu’elle ne bougerait pas sur les politiques européennes nonobstant les premiers gages qu’il avait donné.

Il avait pourtant alerté la chancelière allemande à Bucarest, les journalistes n’ont d’ailleurs pas compris quand il disait que “les Français étant des Gaulois n’aiment pas qu’on leur impose des réformes de l’extérieur, et la France est universaliste et on a besoin de profondeur de champ pour réformer”. Il s’agissait déjà de faire bouger Angela Merkel.

De la même façon, pour son interview au Financial Times, au début de la pandémie, il s’adresse à Angela Merkel lorsqu’il déclare que face à la pandémie, le risque est grave, qu’il faut faire bouger les lignes en Europe sous peine de périr collectivement. Il argue que le nazisme est la conséquence du traité de Versailles, de l’idée que « l’Allemagne paiera » et qu’il serait paradoxal de faire un traité de Versailles à l’envers, contre les pays du Sud, et que l’on ne mette pas les moyens de mettre en œuvre des politiques de relance européenne par l’investissement et par la demande. Cette fois il fut entendu, face à la crise de la Covid en jouant du ressort allemand de la culpabilité : en allemand schult significativement le même terme que pour dire dette. Dans le même temps la bourgeoisie allemande comprenait que la demande dans les pays du Sud devenait vitale pour la croissance allemande.

Au total depuis Maastricht, tous nos présidents ont été coincés entre la nation dont ils dépendent politiquement et l’environnement des institutions et politiques bruxelloises, conformes à l’imaginaire allemand auquel le sommet de l’État, Bercy et Matignon, comptable de la règle annuelle des 3% ont pensé discipliner l’État et la nation.

Mais la légitimité de l’adresse de l’État à la nation est que les règles économiques devraient l’emporter sur les finalités et visions alors que notre imaginaire national procède à l’inverse.

Quand la chancelière allemande dira explicitement qu’elle ne fera pas bouger l’Europe, cela a pour conséquence que la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui est une politique orléaniste, d’adaptation aux contraintes extérieures et aux grandes normes budgétaires, prévaut dans les faits et maintenant les paroles et postures initiales néo-bonapartistes du président qui va s’estomper et ne plus contrebalancer dans la communication présidentielle la politique menée par Matignon et Bercy.

Tout se dérègle alors dans le rapport du président à la nation. L’impact considérable de l’affaire Benalla vient de ce que ce personnage semble être un écran mis par le Président dans sa relation verticale entre lui et les Français.

Il en résultera les mouvements centrifuges et crises au sein de sa majorité présidentielle et le gouvernement avec les démissions notamment d’Hulot, Collomb et le MoDem.

La réponse du pays sera sans équivoque, ce sera la jacquerie au travers des gilets jaunes. Tout peut se synthétiser dans une pancarte dans un carrefour qui disait « Macron nourrit ton peuple ».

La jacquerie mêle la question sociale et la question fiscale à la question de la souveraineté, comme dans l’Ancien Régime. Le peuple dit au seigneur ou souverain : tu as des devoirs, une charge, un contrat politique qui te lient à nous, tu as été élu par nous, tu dois nous défendre, représenter, donc tu dois mener des politiques qui correspondent à ce que nous sommes.

Derrière les éléments circonstanciels il y a un inconscient collectif du pays qui explique le soutien de deux tiers des Français aux gilets jaunes sans discontinuer nonobstant les violences. Mais une jacquerie n’est ni un mouvement social comme un autre, ni une révolution, c’est une adresse directe au souverain.

L’abandon de la restauration de la souveraineté nationale ne rendait plus justifiable les injustices fiscales et sociales.

À partir de ce moment précis, le lien est rompu avec un président qui commit la faute de mettre un temps entre lui et le pays en écran le Premier ministre, ce qui radicalisera le pays. Il se contenta alors de représenter le parti de l’Ordre. Il passera en quelques mois du néo-bonapartisme, à l’orléanisme, de Guizot à Thiers.

Le lien ne sera que partiellement rétablit avec « Le Grand débat ». Ce lien sera à nouveau rompu avec la réforme des retraites dont le contenu paramétrique fut de nature orléaniste, sous pression de Bruxelles, et imposé par Matignon et Bercy.

La crise sanitaire vient à nouveau reconstituer le lien vertical entre le pays et le Président, nonobstant les retards, incuries du système de santé, de l’État et mensonges notamment à propos des masques. La pandémie non maîtrisée et frappant de façon contingente les individus, le pays se ressoude dans un besoin d’égalité des conditions face au péril sanitaire commun aux effets humains relativement limités.

Cela explique l’acceptabilité du confinement, la préférence de la maîtrise collective de nos destins sur le risque d’effondrement économique et social et le consentement à ce que les libertés individuelles cèdent la place devant les libertés collectives.

Ce choc sanitaire oblige le président Macron, dans ses premiers discours, à revenir aux fondamentaux français comme la souveraineté de la nation ou les services publics. Le départ du juppéiste Philippe, avatar actuel de l’orléanisme et son remplacement par un néo-radical Castex semblait signer un retour de la prévalence de l’Élysée.

La reprise de la Covid et du confinement ont à nouveau déstabilisé la politique et la communication de l’exécutif réduit à une gestion de court terme des crises sanitaire, économique et sociale où « on ne compte pas les seaux » sans remettre en cause les périmètres d’actions de l’État et la nature fondamentale de ses interventions.

Pour l’exécutif chaque jour semble suffire sa peine et on peine à apercevoir une stratégie de l’État.

La reprise du terrorisme islamiste s’en prenant notamment à un serviteur de l’Ecole républicaine, Samuel Paty, et la prise de conscience de la plupart des dangers que représente l’islamisme pour la laïcité, la République et la démocratie a entraîné dans l’opinion un effet de ressaisissement dont le Président a su dans ses postures et annonces épouser le mouvement.

Avec la seconde vague de la Covid-19, le pays est rentré dans une crise systémique, durable et semblant contingente dans ses dimensions sanitaire, économique, sociale, financière, séparatiste et écologique, crise qui entraîne sidération et inquiétude tel que le lien entre le pays et le Président est renforcé non tant par sa qualité que par son exclusivité.

Le Président Macron a dorénavant compris, comme beaucoup, que lors de la présidentielle de 2022 se jouera la reprise en main de notre destin, sur la souveraineté nationale et que se rejouera la pièce de ce qui la contrecarre : la gouvernance et les politiques européennes néolibérales et ultra-libérales. Ces dernières ont momentanément bougé, avec le plan de relance, du fait des effets terribles économiques et sociaux de la crise pandémique.

Mais plus que jamais les politiques européennes demeurent néolibérales sous hégémonies culturelles et objectives allemandes tant la chancelière allemande est sortie renforcée de l’épreuve sanitaire actuelle.

Si la crise sanitaire a à nouveau illustré l’interdépendance sanitaire générée par la globalisation néolibérale, chaque peuple a mené sa guerre à sa façon selon ses singularités culturelles.

L’Allemagne a pu bénéficier de la plus grande cohérence entre son imaginaire, ses institutions, politiques de santé, rapports sociaux et environnements européens.

Face au repli des peuples, l’Union européenne doit être adaptée à son génie qui est de faire la diversité et complémentarité de ses peuples du commun et non fonctionner comme le Saint Empire romain germanique dont le centre était Aix-la-Chapelle prétendant mener des politiques uniques.

Face au risque représenté par les nationalismes, il faut réparer les imaginaires et modèles nationaux.

LVSL – L’espace de la « gauche » est aujourd’hui morcelé entre trois forces qui se neutralisent : EELV, le PS et la France insoumise. Comment analysez-vous l’état des gauches ? Les écologistes, qui sont en dynamique, sont-ils capables à vos yeux d’épouser l’imaginaire français de l’élection présidentielle ?

S.R. – C’est parce que la gauche est éloignée des fondamentaux qui étaient les siens : la nation, la République, l’articulation entre la question nationale et sociale, entre l’égalité des conditions et l’égalité réelle, qu’elle se marginalise et fragmente.

En un mot elle disparaît car elle est divisée. Elle est divisée car elle s’est éloignée du peuple français et de son imaginaire.

Si on fait un rapide état des lieux de son paysage décomposé, la conjoncture politique immédiate est marquée par une progression d’EELV dans certaines grandes villes et métropoles, qui dans la configuration particulière de ces municipales, aux deux tours saucissonnés, ce qui a occasionné une très forte abstention, ont conduit à la victoire de maires écologistes dans des grandes métropoles.

Il y a deux raisons essentielles à ce phénomène. La première bien sûr est la centralité de la question écologiste dont la crise pandémique et le confinement ont accéléré une prise de conscience vertueuse par l’arrêt sur image qu’elle a imposé dans la course à l’adaptation permanente à un cours des choses néolibérales destructeur de l’humain et des ressources de la planète en matière climatique et de biodiversité.

Le vote EELV s’en est trouvé à nouveau légitimité nonobstant la qualité de ses dirigeants et militants.

Ensuite dans les grandes métropoles, les sujets des classes moyennes et de la petite bourgeoisie sont la question de leur pérennité dans les années qui viennent face au renchérissement de l’accès au logement, du coût de la vie et de la dégradation du quotidien.

Le vote EELV apparaît comme un signal de volonté d’arrêter un développement métropolitain qui se retournerait contre ses habitants. Ce vote apparaît alors pour des raisons nobles comme une défense d’un entre-soi social pour une reprise en main du développement urbain, ce qui ne va pas sans ambiguïtés dans un certain nombre de domaines comme la densité urbaine nécessaire dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Mais pour la présidentielle, ce qu’est EELV est contradictoire pour des raisons culturelles, idéologiques et politiques avec ce qu’est chez nous le politique, la réactivation de notre imaginaire, la verticalité politique, la centralité de l’incarnation et du projet politique.

Le plus conscient de ces singularités est sans doute Yannick Jadot, mais ce qu’est devenu EELV, ses militants et sympathisants issus de la petite bourgeoisie intellectuelle l’a rendue dans la dernière période très perméable aux approches anglo-saxonnes communautaristes, intersectionnelles, voire identitaristes, racialistes ou islamo-gauchistes aux antipodes de ce que nous sommes. Si ces courants sont dynamiques dans certains secteurs universitaires ou médiatiques ils sont absolument contradictoires avec la dimension universaliste de notre imaginaire qui nous relie.

Mélenchon est le seul qui émerge actuellement à gauche. Mais une majorité de sympathisants de gauche estiment qu’il représente plus un problème qu’un atout pour elle.

Il avait pourtant fait une belle fin de présidentielle sur des bases républicaines, jauressiennes et patriotes. Depuis il s’est éloigné de ces fondamentaux pour des raisons idéologiques et de clientélisme électoral dans certains types de quartiers. Il a éloigné les républicains de LFI pour conserver les communautaristes et islamo-gauchistes. Cela a brouillé et discrédité l’image de LFI, d’autant que son leader lors d’une perquisition de ses locaux ne s’était pas comporté en élu de la République.

L’assassinat de Samuel Paty a relancé les débats sur la complaisance de LFI et d’autres à la gauche de la gauche avec les islamistes notamment lors d’une participation à leur appel et sur leurs mots d’ordre contre « l’islamophobie » en novembre 2019.

Depuis son annonce de candidature, sa modalité de déclaration J.L. Mélenchon veut éviter une confrontation d’appareils avec les autres secteurs de gauche pour cultiver son lien direct avec les français, mais il semble se dégager de son entourage non sur les sujets du pays que sont la nation, la République, la laïcité, la question sociale mais vers une échappée vers « l’harmonie entre les êtres humains et la nature » dont il ne semble pas être précisément l’incarnation.

Le PS dans la dernière période s’est distingué du communautarisme d’une partie de la gauche mais sans définir une cohérence d’analyse et de projet à partir déjà de ce qu’est la France, le cours des choses néolibérales et ce qu’a été son exercice du pouvoir.

À ce propos, dans les angles morts de la gauche, outre la question de la France, de la République, de l’articulation entre la question nationale et sociale, il y a dans leurs prolongements la question du progrès. Dès le XVIIIème est posée la question de savoir s’il a sa dynamique propre, inexorable qui devait se déployer par-dessus les peuples comme le pensait Condorcet ou si le progrès devrait être indexé sur les us et coutumes des nations comme l’envisageait Montesquieu.

Ce débat est au fondement de nombre d’impasses actuelles et confusions entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme. Ainsi la plupart à gauche au nom de la lutte contre l’ultralibéralisme étaient en fait des néolibéraux.

Ils y ont perdu en route le peuple, pour se replier ensuite dans la défense de minorités en France auto-proclamées et fantasmées.

En tout état de cause, le problème de la gauche politique actuelle est qu’elle pense qu’elle doit partir de ce qu’elle est, résoudre sa crise politiquement en s’unifiant pour s’adresser ensuite aux Français, alors qu’elle devrait au contraire partir du réel, revenir au peuple, à la France, les comprendre puis construire un projet à partir de ses idéaux. Alors, elle se rassemblera en s’indexant sur le réel pour ensuite trouver un chemin à partir de ses idéaux.

LVSL – Depuis la diffusion de la saison 3 de “Baron noir”, de nombreux observateurs spéculent sur l’émergence d’une candidature outsider. Que pensez-vous d’une telle hypothèse ?

S.R. – J’ai regardé la première saison de “Baron noir”, si je dois faire part d’une touche personnelle permise par le recul, cela m’a déprimé tellement, elle m’a rappelé une vie antérieure, où certains minoritaires et conspués, à partir de Maastricht notamment, ont tenté d’éviter les erreurs, renoncements, décisions, politiques nationales et européennes dont nous payons aujourd’hui le prix lourd.

Hormis Chevènement et Séguin, peu sortent grandis des dernières décennies et peuvent se prévaloir d’une quelconque légitimité intellectuelle et politique pour sortir la France et l’Europe de ses régressions politiques et reculs économiques et relever les défis immenses qui nous attendent.

Votre revue, et d’autres, des fondations, associations et mouvements représentent un espoir dans la mesure où libérés des erreurs du passé, ils peuvent partir de ce que nous sommes pour aller quelque part pour relever les défis actuels.

Le sujet de 2022, dans un contexte d’instabilité systémique, sera la question de la maîtrise de notre destin collectif, de la restauration de la souveraineté de la nation.

C’est la condition d’acceptabilité d’un avenir écologiste en reposant la question de l’arbitrage entre le bon, le juste et l’efficace, variable selon les pays pour construire un développement durable et responsable. Seul le politique et la souveraineté nationale peuvent y parvenir.

Le Président Macron a l’avantage d’être là, aux affaires, d’être connu dans ses qualités et défauts. Dans le moment d’instabilité généralisé c’est un atout considérable.

Marine Le Pen a fait muter le RN. Depuis les dernières européennes, elle est plus en phase avec le caractère projectif de notre imaginaire. On repère mieux sa cohérence entre la question nationale et la question sociale mais demeure un doute, la possibilité et la dangerosité de son projet pour la France, sur sa personne et son entourage.

Deux tiers des Français attendent une autre alternative que celle du second tour de la dernière présidentielle mais alors la crédibilité d’une autre personnalité réside dans la volonté et capacité de remettre l’État au service de la nation.

Le candidat, ou la candidate, attendu(e) doit comprendre et porter les attentes de la nation et connaître l’État et les lieux actuels de pouvoirs. Le succès d’opinion du général de Villiers est révélateur mais n’aura sans doute pas de traduction présidentielle. Xavier Bertrand se prépare et pourrait l’emporter en partant de la nation à partir de son expérience locale. Arnaud Montebourg a pour lui d’avoir en son temps tenté de peser au sommet de l’État pour le mettre au service de l’intérêt national en matière industrielle et économique. Demeure des précisions à apporter sur le régalien, les institutions et les questions républicaines.

Pour l’un, comme pour l’autre, la question de l’incarnation, de la confiance en soi et dans le peuple français est décisive. Dans les moments présidentiels, les Français psychologisent les questions politiques et politisent les questions psychologiques.

Un autre candidat ou candidate peut émerger. En tout état de cause, l’emportera celui qui reprendra le chemin de la promesse de restaurer la souveraineté de la nation avec une autorité personnelle, un chemin, une compétence et une confiance chevillée au corps dans le génie de notre peuple.

Le moment actuel de retrait du néolibéralisme le permet et l’exige. Avant la Covid, déjà les peuples se repliaient et, avec la pandémie, le politique revient aux postes de commande. 

Seul le politique peut remettre l’État au service de la nation au travers d’arbitrages souverains entre le bon, le juste et l’efficace. C’est la condition de remise en mouvement de la République pour résoudre nos lourds défis collectifs.

Cela nécessite de revenir en parallèle de la présidentielle au génie européen qui est de faire de la diversité de ses peuples du commun, et non l’inverse comme aujourd’hui, d’où le fait que notre continent quitte l’Histoire et la géographie. Voilà comment je vois les enjeux de 2022.

Peut-on espérer un candidat d’union de la gauche ?

© Marion Germa. Benoît Hamon avec plusieurs élus et militants à la tribune à la fin de son meeting à Saint-Denis (Août 2016).

La rentrée politique voit s’accroître les réflexions et manœuvres visant à éviter à la gauche la réédition du naufrage électoral vécu en 2017 : comment aborder la seule élection qui compte vraiment en France, l’élection présidentielle, en se mettant d’accord sur un candidat pouvant au moins atteindre la finale. Le « cartel de la revanche » semble se dessiner sur le papier, mais seulement sur le papier des journaux qui ont souligné à l’envi l’arithmétique des résultats aux élections municipales. Un cartel « logique » n’en fait pas un cartel de fait, et l’addition de partis politiques ne constitue pas un mouvement capable de gagner l’élection présidentielle. Par Yannick Prost, Président de l’Association Services Publics et maître de conférences à Sciences Po.


Le nouveau cartel de gauche pourrait, au mieux, dégager un compromis pour soutenir un personnage comme plus petit commun dénominateur, suscitant le moins d’appréhensions ou de ressentiment au sein des dirigeants (si désigné par accord), des militants ou du peuple de gauche (selon le type de primaire). Or, l’alliance, pleine d’arrière-pensées, de forces disparates et relativement affaiblies ne constitue pas une organisation capable de conquérir, puis d’exercer le pouvoir. Tout prétendant à la victoire présidentielle aujourd’hui reste sous l’effet sidérant de l’initiative du candidat Macron, qui a déjoué tous les pronostics : pas d’idéologie, un programme construit de bric et de broc, pas de parti, pas d’élus, peu d’argent (au départ), pas de réseau d’élus enracinés dans leur territoire pour confirmer la victoire durant les législatives, pas d’expérience de mandat majeur ou de poste ministériel.

La victoire d’Emmanuel Macron illustre un phénomène politique assez fascinant et complexe de la mise en mouvement d’une foule dans les « nouveaux pouvoirs » de la viralité des réseaux et de la facilité de constitution des communautés. Rééditer la blitzkrieg du candidat Macron apparaît pourtant un exercice délicat eu égard à l’état de la gauche. Après la déception et l’effondrement rapide du mouvement en Marche, qui peut croire à la création ex-nihilo d’un parti de masse ? Et surtout, face à la définition de plus en plus nébuleuse de ce qu’est la gauche, comment parvenir à concevoir un programme de rassemblement ?

Le rejet des partis politiques : privilégier une autre approche

La victoire à l’élection présidentielle apparaît sans doute comme la rencontre magique d’un grand homme et d’un grand peuple, mais c’est avant tout le fruit de l’amour entre ce grand homme et d’une organisation. Or, le climat est devenu hostile aux partis politiques, et la recette n’attire plus les foules (de potentiels militants). Les partis politiques ont été régulièrement dépeints comme des organisations syndicales de professionnels de la politique, qui veillent à assurer l’élection ou le recasage de quelques milliers de cadres qui, pour certains, n’ont pas connu d’autres expériences professionnelles. Les profils de ces cadres tendent à converger, les parcours se ressemblent. La « culture de l’arrangement » récemment aggravée par les anciens de l’Unef au sein du PS ou le clientélisme résultant du respect dû au chef (partis conservateurs) découragent les outsiders et des citoyens disposant déjà d’une solide colonne vertébrale intellectuelle. Dans de nombreuses fédérations, la cooptation ou le filtrage nécessaire à la pérennité du pouvoir des barons locaux ou des délicats équilibres entre les courants divisant le parti, opposent de vrais obstacles au recrutement.

La constitution d’En Marche a reposé sur une ouverture très large, sans frein, et techniquement simple (cliquer « oui » sur un site internet) qui a pu être moquée par les vétérans des partis traditionnels, mais qui a vu émerger pendant quelques mois des communautés militantes à l’activité intense qui auraient pu apporter du sang neuf à la vie politique. Las ! l’ADN de ce mouvement comportait aussi les gènes de la verticalité (les responsables locaux étaient désignés par la direction nationale), l’opacité, et vraisemblablement du clientélisme. Ce bel élan d’adhésions s’est évaporé à cause de l’incapacité de ses managers d’être en phase avec le style de ces militants, qui au fond attendaient un peu plus de démocratie. Admettons également que ce mouvement n’a pas inversé, loin de là, la tendance à la gentrification des partis politiques, tendance qui est sans doute le facteur le plus puissant du divorce entre les partis de gauche et les classes populaires.

Cette expérience malheureuse pourrait laisser penser que les partis existants restent la forme d’organisation propre à soutenir la candidature du candidat de la gauche. Au demeurant, ils refusent de s’effacer, ou de se dissoudre dans un grand mouvement personnalisé autour d’un leader (EM, LFI, et dans une moindre mesure le RN peuvent s’analyser ainsi). Le parti reste le fonds de commerce des élus et de leurs collaborateurs. Les solidarités, les réseaux préservent les insiders, souvent au défi de l’honnêteté (bourrer les urnes dans les élections internes) ; par ailleurs, les règles du financement public de la vie politique sont favorables aux partis déjà installés. L’ancienneté a permis d’accumuler un patrimoine, des réseaux dans les différents corps intermédiaires et dans l’administration… La cartellisation de la vie politique est non moins nocive à l’image de la République que la composition sociologique des partis.

Certes, rassembler – voire fondre – les partis politiques dans une fédération temporaire autour du candidat de l’union présente des avantages : le candidat peut s’appuyer sur leurs moyens financiers, sur des troupes aguerries, sur des cadres dont l’expérience dans la prise de parole et la chasse aux électeurs seront très appréciables.

Toutefois, une fédération de tribus constitue rarement une armée stable et, partant, efficace. Le leader passera son temps à négocier les équilibres, les promesses, le partage du futur butin, à craindre les défections. Et puis, une fédération de tribus impressionne moins qu’une armée de légions romaines. Au demeurant, ne surestimons pas la taille de ces tribus : les effectifs nationaux d’EELV sont inférieurs à ceux de la fédération PS du Nord dans ses beaux jours. Et le PS lui-même est devenu le palais des ombres.

Prendre le pouvoir aujourd’hui : le leader et le mouvement

 La création ex-nihilo d’un grand mouvement affranchi de ces institutions de politiques « fonctionnarisés » prouverait qu’il y a rupture. il faut rétablir la confiance avec le peuple de gauche, et avec le peuple tout court. C’est une affaire d’images, d’identité et d’actes.

L’image et l’identité d’un mouvement neuf peuvent s’incarner dans un programme, mais il est plus raisonnable de penser qu’elles sont portées par le style du chef. Rançon d’une personnalisation de la vie politique, a fortiori dans un régime présidentialiste.

La tentation est grande, donc, de former le nouveau mouvement de gauche à partir de zéro, en mode start-up, c’est-à-dire avec une équipe projet déterminée et disciplinée autour du leader, et écrasant sous le mode horizontal de l’organisation numérique les baronnies politiques déjà en place. Le fantasme numérique a gagné depuis une bonne décennie les responsables politiques comme une des solutions afin de lutter contre le déclin des partis. Les platform politics ont plutôt apporté des déceptions, car le discours a rarement été suivi de la mise en œuvre d’une organisation et d’une vie militante correspondant au design de la plateforme (communauté ouverte, dont les membres seraient propriétaires du code, interagissant avec la direction, participant à la prise de décision par ailleurs largement décentralisée, etc.), mais l’ambition de la mise en œuvre d’une telle structure est élevée. Bien des partis affichant leur renouveau ou leur originalité autour d’une organisation numérique ont déçu. Mais il faut aussi reconnaître les quelques progrès réalisés en la matière, et l’on peut citer le cas honorable de Podemos. Ajoutons que la sociologie du peuple de gauche correspond plus facilement aux soubassements culturels et intellectuels d’une organisation agile, décentralisée, horizontale. Par ailleurs, une organisation numérique et décentralisée, voire réticulaire plutôt que hiérarchisée, correspond aux « nouveaux pouvoirs » capables de propager des idées, des pétitions, des mobilisations comme des feux de brousse. Ce type d’organisation repose sur un triptyque « propriétaire de la plateforme (le leader du mouvement) – superparticipants (les membres de la communauté les plus impliqués qui prennent des rôles d’animateurs) – participants » (qui ne participent que s’ils peuvent agir, partager leur opinion et leur engagement, dans un cadre qui leur semble honnête et égalitaire). Nombreux sont les orphelins de la gauche qui sont prêts à s’engager dans un mouvement de ce type.

La propagation d’un courant politique par les canaux numériques ne nécessite pas un budget considérable. En revanche, l’allumage de l’incendie médiatique peut prendre longtemps, et reste aléatoire. Il s’agit donc de déterminer comment attirer autour d’un personnage et de mots d’ordre, d’un squelette de programme, les « participants » et les inciter à s’inscrire durablement dans le mouvement. La personnalisation, le style et le narratif adoptés par le candidats seront cruciaux, et d’emblée seront critiqués par les militants écologistes traditionnels qui récusent l’affirmation d’une forte personnalité. Mais la mobilisation numérique vise quelques centaines de milliers de personnes, ce qui représente un changement d’échelle. Impact visuels, réactions émotionnelles plutôt que réfléchies, adhésion à des mots d’ordre sans nuances… A côté de ce système d’engagement sommaire, sans profondeur idéologique, le candidat et son mouvement ont besoin de construire un vrai programme pour convaincre une autre partie de la population, peu nombreuse mais stratégique : corps intermédiaires, journalistes, experts, dont la voix, malgré tout, compte encore en France, notamment pour confirmer ou mettre en doute la capacité du candidat à gouverner le pays, et donc, au-delà, convaincre les donateurs pour contribuer au financement de la campagne. Ce jugement joue un rôle important pour la crédibilité du candidat au sein de la gauche « raisonnable » -, et dont une partie a suivi En marche en 2017.

Mais quelle gauche ?

Construire un programme susceptible de rassembler l’électorat de gauche représente un défi redoutable, car il devient bien ardu de définir ce qu’est la gauche. Il existe traditionnellement deux grands faisceaux d’indices : d’une part, la gauche rassemble les mouvements œuvrant pour l’émancipation et une liberté accrues des individus, pour lutter contre les discriminations des personnes en fonction de l’origine, du genre, etc., affiche une plus grande confiance envers autrui, plaide pour un certain relativisme culturel, voire une permissivité sur le plan des mœurs et une justice plus équilibrée envers les délinquants. D’autre part, la gauche représente le combat des classes modestes et moyennes pour obtenir une part accrue dans la redistribution des richesses, et à tout le moins une amélioration des conditions de vie, d’une socialisation des dépenses d’intérêt général, d’un renforcement de l’État-providence et une défense des acquis du droit du travail.

Or, les citoyens préoccupés par le deuxième aspect d’un programme de gauche ne souscrivent pas forcément au premier : schématiquement, l’ouvrier inquiet de la désindustrialisation de son territoire et du départ des services publics ne se retrouve pas dans une gauche « sociétale » préoccupée sur les questions de genre et de discrimination ethnoraciale, reste sceptique à l’idée d’ouverture ou de disparition des frontières et se retrouve plus volontiers Français qu’européen. Le peuple de gauche des centres-villes, on l’a souvent dit, ne recouvre plus la définition du peuple de gauche de la mémoire des luttes collectives du siècle dernier. L’exploit sera de réaliser la réconciliation de ces deux peuples, en admettant que leurs attentes soient compatibles. L’écologie pourrait transcender cette contradiction, en déplaçant les termes du débat et en insistant sur l’articulation entre l’épuisement des ressources et la responsabilité d’un capitalisme maltraitant les travailleurs. Mais il faudrait, d’une part, que l’écologie politique, tels que les militants la pratique aujourd’hui, démontre sa prise en compte des questions sociales classiques (pouvoir d’achat, fiscalité, redistribution, développement des capacités – éducation, santé – pour permettre une meilleure égalité des chances des plus modestes), et, d’autre part, que ceux qui la promeuvent abandonnent leur obsession de gauche sociétale.

L’écologie politique pourrait également réconcilier les deux peuples de gauche autour d’une rénovation profonde de la prise de décision en France, autour des figures honnies du technocrate parisien et du professionnel de la représentation politique inapte à entendre la voix des citoyens. La complexité des attentes (un État fort qui protège en temps de crise et contre les semeurs de trouble, mais qui renonce à sa verticalité dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques) pourrait se résoudre dans la redéfinition des rôles qui devrait procéder d’une très forte décentralisation – la figure d’autorité du maire, encore plébiscitée, et la prise de décision la plus proche du terrain entraînant une acceptation accrue de celle-ci. Une telle décentralisation devra également prévoir une conception des services publics qui fasse une part plus grande aux associations et aux citoyens (bénévoles, notamment) dans la conception de l’action publique. L’essor d’un État plateforme [1] qui partage ses données avec les citoyens, agrège leur participation et celle des associations afin de construire en commun les politiques publiques, ouvre de belles perspectives en la matière.

Paradoxalement, les défis posés à la construction d’une organisation agile, numérique, suscitant l’adhésion de citoyens néophytes, dubitatifs ou orphelins de la politique apparaissent moins redoutables que celui de définir ce qui serait un programme de gauche. Sans doute un noyau dur autour de la défense des services publics, de la préservation des ressources et du cadre de vie des territoires, et d’un approfondissement de la démocratie, pourrait fonder un début de consensus ; mais le peuple de gauche, celui qu’écoutaient les Jaurès et les Thorez, sera sans aucun doute plus exigeant, au risque d’aller cherche ailleurs ses réponses.


[1] Il importe de préciser les différentes conceptions de l’État-plateforme, dont notre rédaction a, par ailleurs, fait une critique dès lors qu’il est un appui aux politiques libérales. Voir par exemple : L’État-plateforme ou la mort de l’état social : Castex et le monde d’après, par Léo Rosell.

François Ruffin : « 2022 ne sera pas la fin de l’Histoire »

François Ruffin.

François Ruffin vient de publier Leur folie, nos vies : la bataille de l’après, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Véritable traversée du confinement, cet ouvrage comporte de nombreux témoignages et réflexions sur notre modèle de civilisation. Nous avons rencontré François Ruffin et voulu l’interroger sur les conclusions qu’il en tirait à l’heure où la France se déconfine. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Danielle Meyniel et Clara Dadole.


LVSL – Votre livre porte un regard plutôt positif sur le confinement, comme moment de réinvention, d’ouverture des possibles et de transformation du débat public en faveur des liens, du protectionnisme, du retour de l’État, etc. A posteriori, êtes-vous toujours aussi positif sur les conséquences de ce confinement ?

François Ruffin Au moment où tout s’est arrêté et que l’on nous a dit « restez chez vous », j’ai ressenti comme un soulagement. On sortait de la bataille sur les retraites à l’Assemblée nationale. En définitive, quand on te dit « tu es obligé de rester chez toi et tu cesses de serrer des mains toute la journée », c’est un soulagement. Dans mon précédent livre, j’en appelais au hamster qui doit sortir de sa roue : c’est comme si à ce moment-là on nous avait dit « sortez de votre roue ». On peut avoir un sentiment intime de burn-out provoqué par la consomption de la consommation, la consomption de la planète et la consomption des individus. Donc quand on nous a dit « tu arrêtes », je crois que beaucoup de personnes ont pu le ressentir comme une libération. 

D’un autre côté, une mesure policière qui limite ta zone de mouvement « à moins d’un kilomètre de chez toi » est une terrible restriction de liberté. Quand les jardiniers ne peuvent pas aller aux hortillonnages pour planter leurs radis, c’est la vie végétale qui s’arrête aussi. Quand les gens ne peuvent pas accompagner leurs parents en fin de vie, ni aller les voir dans les EHPADs, quand mes enfants ne peuvent plus voir leurs grands-parents, je ne peux pas laisser dire que je porte sur tout ça un regard positif. Il y avait le soulagement du hamster qui sort de sa cage et, simultanément, l’arrêt de tout ce qu’il y a de beau dans la vie sociale, dans les relations personnelles et familiales. 

Puis, au fil de l’écriture, on sent le désarroi qui monte. C’est à dire qu’au début du confinement, les propos du gouvernement sont bousculés, ceux du Président aussi. C’est le moment où on nous dit « il y aura un avant et un après », et cela devient « nous ne vivrons plus comme avant ». Ces discours impliquent une rupture dans les décisions du gouvernement. L’heure est à la démondialisation, aux métiers humiliés qui deviennent des métiers valorisés, etc. Au fur et à mesure de la crise, on a pu voir comment ce potentiel a été évacué, comment ils ont réussi à se remettre sur leurs pattes et à nous faire dire que le monde d’après sera pire que celui d’avant. Je crois donc que le désarroi devient palpable au fil des chapitres. 

Positif ou négatif, pour moi ce sont les hommes qui fabriquent l’Histoire. Une crise en elle-même est négative car ce sont des milliers de personnes qui meurent précocement, ce qui est déjà tragique en soi. La question est : que fait-on de cette crise-là ? La crise de 1929 est une crise tragique provoquant du chômage, mais créant le New Deal aux États-Unis, elle donne naissance au Front Populaire en France, et aboutit au nazisme en Allemagne… Je crois donc qu’il faut se poser la question de l’issue de la crise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sans préjugés, même si je suis plutôt pessimiste de nature. Pour ma part, je cherche à faire pencher la balance vers le positif, en indiquant une issue souhaitable. 

Dans le livre, je partage mon sentiment d’inquiétude que provoque la crise écologique et la crise climatique en cours. On sait que nous sommes en train de foncer droit dans le mur avec le triptyque « croissance, concurrence et mondialisation », et qu’ils ont le pied appuyé sur l’accélérateur. Nous devrions leur prendre le volant des mains pour changer de direction. Là, il y avait une possibilité pour que, du fait qu’on soit à l’arrêt, on en profite pour changer de direction. Mais vous le voyez, j’en parle au passé, ce qui est un peu triste.

LVSL – La question portait en particulier sur le protectionnisme, le retour de l’État… tous ces mots qui sont revenus pendant le confinement et qui semblent déjà repartis. Depuis le début du déconfinement, on a l’impression d’un retour au statu quo

F.R. Au sein d’une crise, il ne faut pas se faire d’illusion. Quand le capitalisme est en danger : il n’a aucun scrupule à recourir à l’État pour se sauver. À ce moment-là, l’État est le bienvenu avec toute sa puissance financière et policière pour sauver le capitalisme. On l’a vu en 2008, je ne sais pas quel était votre degré de conscience politique en 2008… Mais moi, je l’ai vécu pleinement. J’ai vécu les promesses de Nicolas Sarkozy sans y croire, mais ce n’est pas le souci. J’ai vécu pleinement l’impuissance de la gauche associative, syndicale, partisane à s’emparer de cette crise pour en faire quelque chose. Les leçons de la crise de 2008, je les ai déjà tirées et donc je ne me fais pas d’illusion sur cette crise-là. Même si c’est une crise d’une autre nature, je ne crois pas à une issue positive, ce n’est pas vrai. La pente nous conduit naturellement vers le pire. Si on laisse les dirigeants diriger, ils nous mèneront dans un précipice.

LVSL – Vous abordez en long et en large une de vos thématiques principales : les liens. Vous évoquez en particulier le cas des femmes de ménage des hôpitaux dont l’emploi a été externalisé. L’individualisation du rapport de travail a affaibli la conscience collective, de telle sorte que tous ces personnels sont devenus invisibles. Quelle réponse peut-on apporter à ces situations, sans se noyer dans l’incantation ? Comment créer de la conscience collective quand tout a été fait pour la rendre impossible ?

F.R. Je pense que j’y parviens un peu, c’est la fonction de représentation. Les gens qui n’apparaissent plus comme étant dans le champ politique, les faire réapparaître sous forme de représentation, je pense que ça a une fonction. Prenez par exemple les figures de Merci Patron !, Jocelyne et Serge Klur, ouvriers du sous-traitant ECCE : faire réapparaitre le monde ouvrier victorieux à l’intérieur d’un film, ça contribue à nourrir la représentation. C’est un pas, ce n’est pas suffisant. De la même manière, faire apparaître à la tribune de l’Assemblée nationale le métier de femme de ménage, qui est le plus invisible, ou avoir une proposition de loi qui porte spécifiquement sur les femmes de ménage, je pense que ça contribue à la crédibilité et à rendre possible – ce n’est pas suffisant en soi – le fait que ça redevienne un objet politique. 

Moi, je rentre dans une histoire, celle de Géraldine qui travaille à l’hôpital d’Amiens qui m’appelle et me demande s’ils vont toucher la prime Covid. Je lui réponds que je n’en sais rien, et finalement elle ne l’a toujours pas. Mais surtout, on lui fait raconter sa vie, celle d’une personne qui prend le bus le matin à cinq heures pour aller sur un premier chantier, qui commence à six heures et qui termine à vingt et une heures avec un deuxième chantier, et avec 800 euros à la fin du mois. Le résultat, c’est que le fait de porter une proposition de loi qui parle de cette situation donne un poids supplémentaire à sa cause. Elle se syndique, à la CGT surtout, elle se pose la question de la grève… Je ne dis pas que François Ruffin tout seul peut tout. Ce n’est absolument pas ce que je dis. Mais je pense que le fait de parler de ces professions-là, de les mettre en avant, de rendre compte de leurs conditions d’existence, d’ouvrir des perspectives de transformation, permet de s’en saisir et de peser avec énergie sur les choix de société.

LVSL – Vous semblez revenir à vos accents les plus antisystèmes : notre modèle serait à bout de souffle et proche de foncer dans le mur, en particulier sur la question écologique. Quel est le débouché civilisationnel à la crise en cours ? On vous sent tergiverser entre une option plus révolutionnaire et une forme de réformisme radical

F.R. – En fait, j’ai toujours eu les deux. Ce qui est bizarre c’est que vous pensiez que je reviens vers des accents antisystèmes. De fait je ne les ai jamais quittés ! Non, moi je suis un réformiste révolutionnaire, comme disait Jean Jaurès qui se définissait comme tel. Ca veut dire qu’il faut allier les capacités à avoir un horizon et à se dire quels seront les premiers pas à l’intérieur du système existant. Si jamais tu ne montres pas à Géraldine que tu es capable de proposer des mesures concrètes maintenant, pour améliorer son sort et que tu dis juste être sorti du capitalisme, je pense que tu ne vas pas emmener Géraldine ni les autres avec toi. Donc le réformisme ce sont les premiers pas qui permettent d’entraîner. Ensuite l’horizon c’est la sortie du triptyque avec lequel il faut rompre : croissance, concurrence, mondialisation. Il faut remplacer la croissance par de la répartition. Aujourd’hui le gâteau est assez gros et il n’est pas question de le faire grossir dans des pays comme le nôtre, mais de le répartir. Il faut remplacer la concurrence par de la solidarité, de la coopération, de l’entraide, et la mondialisation par de la relocalisation. Il faut donc en passer par des mesures d’ordre protectionniste.

LVSL – Votre positionnement sur la croissance pose question à l’heure où de nombreux petits commerces et PME sont en train de faire faillite en raison de l’effondrement du PIB. Est-ce que vous n’avez pas peur que cette critique quasi-décroissante du modèle productif actuel soit perçue comme une sorte de négation du quotidien de tous ces catégories « petites bourgeoises » ?

F.R. Pas seulement la petite bourgeoisie. Les ouvriers de chez Renault aussi peuvent se dire que c’est par la croissance qu’il va y avoir la relance de la production de  l’automobile et c’est comme ça qu’ils vont s’en sortir. C’est dans ces moments de crise-là que nous devons faire sauter le truc, si nous ne le faisons pas à ce moment-là ce ne sera jamais fait. 

Lors de la dernière crise dont on parlait tout à l’heure, après 2008, j’ai rédigé un petit bouquin d’entretiens avec Jean Gadrey qui est un économiste hétérodoxe acroissant. C’est à dire que ce n’est plus le PIB qui doit guider notre existence. Pendant la crise de 2008, les économistes keynésiens lui rétorquaient que ce n’était pas le moment, qu’on on verrait après la crise, que pour l’instant il fallait relancer… Mais bien entendu, lorsque la machine est relancée et se porte bien, personne ne se dit que c’est le moment de tout remettre en cause. Ce n’est donc jamais le moment. Je crois au contraire que cela fait quarante ans que la solution par la croissance ne fonctionne pas. Depuis les années 1970, il y a un décrochage entre la croissance et le niveau de bien-être. On peut dire que depuis le XIXème siècle, le plus égalait à du mieux, l’économie dirigeait par ses lois implacables : « on va produire plus et cela fera mieux vivre les gens ». Or, à partir des années 1970, cette vérité s’effondre dans nos économies développées. Le niveau de bien-être ne s’élève plus avec le taux de croissance. C’est une situation qui a été étudiée notamment par Richard Wilkinson. Ainsi à partir, environ, de vingt mille dollars par personne, ce que vous consommez en plus ne vous apporte plus un supplément de bonheur. 

Avant l’élévation du PIB, la croissance devait répondre à un certain nombre de besoins essentiels comme se loger, se nourrir, se vêtir… Une fois que vous avez un frigo, si vous en achetez un deuxième pensez-vous que cela va élever votre niveau de bonheur ? Bien sûr que non. Est-ce que vous croyez que la 5G va vous rendre heureux ?  Parce que c’est cela l’horizon que la politique veut nous proposer ! Je ne sais pas si techniquement il faut le faire. Je ne discute pas de ça, cependant je vois bien que la finalité qui nous est proposée n’est pas que la 5G soit un outil technique, mais que l’horizon politique est un horizon technologique. C’est pourquoi le moment est venu de sortir de ce raisonnement, de trouver des solutions acroissantes pour les travailleurs de l’automobile. Depuis que je suis né, le taux de croissance est d’environ 2% en moyenne, mais ça n’a pas rien produit. Depuis quarante ans, y compris quand j’étais encore dans le ventre de ma mère, j’entends parler de crise et de croissance. Aujourd’hui, la crise est très prononcée. Mais même quand tout va bien on te dit que c’est la crise… Donc 2% de croissance ce n’est pas assez. Combien faut-il : 3%, 4% ? Cela veut dire que la solution à la crise sociale, qui est bien réelle et installée et qui va provoquer des millions de chômeurs, ne peut pas être une relance par la consommation, la croissance et ainsi de suite, ça ne peut pas être ça… C’est un autre effet de ruissellement, il y a l’effet de ruissellement où on te dit qu’à partir du moment où on va enlever l’impôt de solidarité sur la fortune ça va ruisseler sur les gens en-dessous. Mais la croissance c’est une autre espérance de ruissellement. Dire que parce qu’il y a une croissance cela va bénéficier aux femmes de ménage de l’Assemblée nationale, ce n’est pas vrai. 

LVSL Comme on ne détruit que ce qu’on remplace, quelle autre forme de relance proposez-vous dans ce contexte ? L’opposition au plan de relance peut apparaître dans le champ médiatique et politique, comme une proposition d’abandon pure et simple de toutes ces personnes qui sont en difficulté. Quel est votre modèle de plan de relance ?

F.R. On relance, on repart, on rebondit, ces mots reviennent à dire que la direction c’est la même qu’avant. Mon précédent livre – Il est où, le bonheur – était un bouquin sur la crise de sens, presque individuel, ressenti comme « Où je vais ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? ». C’est un peu comme le hamster dans la roue : comment on sort de cette roue ? Ce livre-là est un livre sur la crise de direction, sur l’incapacité du politique à donner un horizon, c’est-à-dire à diriger l’économie et à lui dire à quoi elle doit servir. On a ainsi une économie qui se dérégule elle-même et se fixe des objectifs qui ne sont pas ceux que la société devrait se donner. Nous avons des dirigeants qui sont incapables de produire des masques, des surblouses, des médicaments, qui sont quand même des éléments de base, parce qu’ils sont incapables de diriger les énergies, le capital, le savoir-faire et la main d’oeuvre vers ces biens de production essentiels. Alors comment peut-on espérer que ces gens-là parviennent à opérer un changement de direction sur le plan écologique, et donc à faire basculer nos économies mais aussi nos sociétés vers une autre agriculture, une autre industrie, une autre énergie et d’autres transports ? C’est la clef de mon raisonnement. Nous devons opérer un mouvement considérable qui ne peut avoir lieu par la main invisible du marché qui viendrait naturellement nous fournir en masques et en blouses ou aider à une conversion de l’agriculture. Cela n’a pas marché et cela ne marchera pas. 

Il ne faut pas un plan de relance, mais un plan de conversion. Il faut penser en termes de « ciblage ». Qu’est-ce que nous voulons demain ? Si nous voulons une agriculture relocalisée, il y aura des centaines de milliers d’emplois à créer, mais ça ne va pas se faire tout seul. Ça ne pourra se faire que parce que nous allons canaliser l’énergie et les capitaux dans cette direction. Cela signifie sans doute des centaines de milliers d’emplois subventionnés parce que le marché ne paiera pas. 

Le deuxième projet que je subventionnerais massivement c’est le plan de transformation des bâtiments : la rénovation thermique. Six millions de passoires thermiques, pourquoi les a-t-on encore ? Parce que des dirigeants pensent que la main invisible du marché va le faire d’elle-même. Aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a pas de ciblage parce qu’il n’y a pas de stratégie. Il n’y a pas d’État stratège, juste un État qui colmate ! On a besoin d’un État stratège qui nous dise : ces dernières décennies on a misé sur l’aéronautique, le nucléaire et le militaire ; demain, voilà sur quoi je mise ! Je mise sur les métiers du lien. Cela signifie que je propose toute une série d’emplois populaires dans le bâtiment mais qualifiés, dans l’agriculture mais qualifiés, les auxiliaires de vie sociale et autres mais qualifiés, qui peuvent permettre d’obtenir un statut, un revenu, un socle à des centaines de milliers de personnes dans la peine aujourd’hui.

LVSL – Le débouché à la crise en cours passe aussi par des moments électoraux. Pendant ce confinement, on a vu les positions se tendre à gauche. D’une part, et dans la foulée des municipales, le centre-gauche, en alliance avec les écologistes, semble avoir repris du poil de la bête. De l’autre, la France insoumise s’est remise en ordre de bataille. L’union de la gauche que vous avez toujours défendue n’a-t-elle pas d’autre issue qu’un débouché social-démocrate soft ? Le youtubeur Usul parle de retour de la gauche bourgeoise, craignez-vous ce retour ?

F.R. – En tout cas, il faut une gauche de rupture. Demain on ne changera pas la société en allant faire des câlins et des bisous aux PDG des multinationales en pensant que le temps est venu et qu’il y aurait juste à cueillir les fruits qui seraient mûrs. Ce n’est pas vrai. Pour nous, la transformation sociale et la transformation écologique, c’est un combat. Cela a toujours été un combat. Si jamais on veut vraiment changer les choses, les forces de l’argent seront devant nous, elles seront immenses pour nous empêcher d’agir. Il faut en être conscients, et si on prétend le contraire on arrive désarmé, en ne voulant pas changer les choses. Il faut poser le principe qu’il y aura de la conflictualité. Maintenant, quand bien même il y aurait une élection qui serait formidablement positive, elle ne peut advenir que s’il y a des forces sociales qui ont poussé avant.

Aujourd’hui, on peut dépasser un certain nombre de clivages seulement s’il y a des forces sociales qui disent aux dirigeants politiques : « arrêtez vos conneries ». On pourra avoir un programme de rupture qui s’ancre dans la société, viable demain si on est au pouvoir, uniquement s’il y a des forces sociales qui l’ont porté très fortement. Il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas d’union des syndicats en amont, dès 1934. Si les ouvriers ne sortent pas pour occuper leurs usines au printemps 1936, il n’y a rien. Tout est comme ça. La Révolution française n’aurait pas existé s’il n’y avait eu que des avocats envoyés à l’Assemblée nationale. C’est l’ancrage social, c’est le fait que ça déborde qui a permis ces événements. Je suis absolument convaincu que, certes il faut les urnes, mais s’il n’y a pas la rue il n’y a rien, on est hémiplégique et on ne fait rien. 

LVSL La rue peut apparaître comme un deus ex machina dans ce contexte… Prenons l’élection présidentielle de 2022. Imaginons qu’elle a eu lieu, Jean-Luc Mélenchon rate à nouveau le second tour de peu, et le centre-gauche est cette fois-ci beaucoup plus haut, autour de 15-18%. Derrière il y a les législatives, Jean-Luc Mélenchon se retire de la vie politique et la famille insoumise au sens large disparaît des radars de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est un scénario qui ne peut pas être exclu. Ne le craignez-vous pas ? 

F.R. J’ai un bouquin d’Asimov là, mais vous devriez écrire de la science-fiction vous aussi [rires].  Il y a beaucoup de « si » qui tiennent d’autant moins dans les temps présents. Je trouve bizarre de poser cette question de cette manière-là.

LVSL – Tout le monde fait des hypothèses. Si 2017 a pu ressembler à une forme de dynamitage du système, est-ce que 2022 ne serait pas une forme de Restauration, quasiment au sens de la Sainte-Alliance, d’une social-démocratie écologisée soft ? Ce scénario semble crédible aujourd’hui. 

F.R. Il y a la vie électorale, mais il y a aussi la réalité et les faits. Vous voyez comme ça secoue dehors ? On n’est plus dans les paisibles années 1990-2000, avec le libéralisme gravé dans le marbre, une assurance-vie contre le socialisme avec l’Europe. C’est fini. Ça a pété en Grande-Bretagne avec le Brexit, ça pète aux États-Unis avec Trump, ça pète en Italie avec le Mouvement 5 étoiles et Salvini…

L’histoire s’est remise en branle, pour le meilleur et pour le pire. Imaginer ce qu’il va se passer après 2022 signifie deux choses. D’une part, j’émets un certain scepticisme sur les calculs avec des années d’avance. Déjà auparavant ils ne marchaient pas très bien. Jospin aurait été élu en 2002, Balladur aurait été élu en 1995, et on n’aurait pas eu Macron non plus en 2017. D’autre part, les réponses de raccommodage du système ne tiendront pas face aux faits. Il y aura soit une victoire totale des forces de l’argent et un écrasement, soit il y aura des réponses qui seront des réponses de rupture. Je crois que l’entre-deux, face à la crise écologique notamment, ne pourra pas être une réponse. Quand bien même il y aurait temporairement un raccommodage sur le plan électoral, cela se verra. Nous allons vivre le temps des tragédies, et dans ces temps-là ce n’est pas par le centre que ça répond. Ce n’est pas que je le souhaite. Si un mouvement révolutionnaire advient j’en serai. Mais cela veut dire qu’il restera un camp pour incarner les ruptures dont j’ai parlé : avec la croissance, la concurrence, la mondialisation, etc.

LVSL Ces calculs sont ceux des dirigeants politiques…

F.R. – Ils sont dans leur bulle. Une fois, je suis rentré dans le bureau du député Maxime Gremetz, pour qui j’avais de la sympathie, qui était une sorte d’assistant social de secteur, présent au pied des usines. La première fois que je suis arrivé à sa permanence, moi qui n’étais pas politique, un de ses collaborateurs était en train de calculer des pourcentages pour une cantonale deux ans à l’avance, sur un petit bout de papier avec des statistiques. Je me suis demandé « mais c’est quoi ce truc ? ». On ne peut pas concevoir la vie politique de cette manière-là. Je suis plutôt partisan du mouvement et de la guerre de mouvement, et on vit ce temps où l’on sent qu’on est comme sur un volcan. On peut sentir un désir de la société d’aspirer à autre chose. Je doute que les raccommodages tiennent longtemps.

LVSLVotre hypothèse est que 2022 sera une guerre de mouvement ? 

F.R. Je ne dis rien sur 2022. On ne sait pas ce qu’il en sera dans un an. Vous imaginez à quelle vitesse l’Histoire accélère, ne serait-ce qu’au niveau national ?  Entre la crise des gilets jaunes, le mouvement sur les retraites, le coronavirus, qu’est-ce qu’on peut encore avoir d’ici un an qui bousculera tout dans tous les sens ? Dire ce qu’il en sera dans un an je ne sais pas, mais 2022 ne sera pas la fin de l’histoire, de toute façon.

 

LVSL – On assiste à l’émergence d’options politiques attrape-tout en France, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes. Jean-Marie Bigard sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard à Montpellier, ces formes politiques-là rencontrent un écho dans le pays. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vague dégagiste ? Pensez-vous que 2022 peut être un moment de ce type ?

F.R. – Est-ce que je n’en suis pas ? J’ai émergé avec Merci patron ! Je connais moins Rémi Gaillard, mais je pense être plus construit politiquement que Jean-Marie Bigard, sans me lancer trop de fleurs [rires]. Mais même Macron est l’incarnation de ça. Il en est à la fois l’incarnation et le paratonnerre puisque c’est finalement l’homme de l’ENA, l’homme de l’élite. Mais bizarrement, il y a dans le vote Macron aussi un coté dégagiste. 

Ce n’est pas propre à la France. Quand on regarde ce qu’il s’est passé en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, on a l’impression qu’on est un peu dans la suite de ça. Je lisais un papier dans le Figaro qui disait que cela peut se cristalliser autour de figures, mais au moment des élections il faut qu’il y ait un corpus programmatique. Sans corpus programmatique ça flanche complètement. Ceci dit, Coluche en 1981 était déjà une incarnation de ce dégagisme hors-système avec une figure originale.

LVSL – Coluche était quand même marqué à gauche. Là on a des figures qui sont vraiment inclassables. C’est un peu le négatif d’Emmanuel Macron, et LREM a ouvert la voie à ça. Une question légitime se pose : après le temps macronien,  n’y a-t-il pas un temps « nous sommes n’importe qui » ou Jean-Marie Bigard ? Le fait que cela rencontre un écho aussi fort pose des questions, en particulier aux forces de gauche dont vous êtes issu. Est-ce que la politique hors-système qui suit ne va pas se diriger vers ce type de figures ?

F.R. – En soi, ça ne me dérange pas. Le mouvement des gilets jaunes en a été une expression plus forte que Jean-Marie Bigard. C’est la cristallisation d’un mouvement sans corpus programmatique, sans socle idéologique au départ. Au fond, ça s’est construit dans la continuité de ce qu’il s’était passé le 29 mai 2005, c’est-à-dire les « Non » qui se retrouvent, dans leurs ambiguïtés aussi. Peut-être qu’on peut faire le lien 29 mai 2005-gilets jaunes-Jean-Marie Bigard. J’ai été assez vite à l’aise là-dedans : ça ne me met pas a priori mal à l’aise, mais ça veut dire qu’il y a une aspiration profonde à autre chose. 

 

LVSL – Cela fait désormais trois ans que vous avez été élu. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que député ? Vous avez voulu être « député reporter », mais vous vous êtes aussi institutionnalisé dans l’espace politique. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de vous mettre en concurrence avec Jean-Luc Mélenchon, comme si vous étiez devenu son Rocard. Qu’est-ce que vous avez bien fait et mal fait ? Comment échapper au poids des institutions autrement que par le confinement, qui est le moment où tout est sur pause ?

F.R. – Je pense que j’ai rempli mon contrat et beaucoup mieux que je n’espérais le faire moi-même. J’avais dit aux gens de ma circonscription : « je me tiendrai droit pour vous ». Il me semble que je n’ai pas plié, avec des moments phares qui sont les moments les plus visibles, mon coup de colère sur les femmes de ménage en Commission des affaires économiques mis à part. 

J’accorde une grande importance à la représentation. Quand j’étais jeune, j’avais le sentiment de ne pas être représenté, que ma voix n’était pas portée, et je le vivais comme une souffrance. Quand j’allume ma radio, quand j’écoute la politique, j’ai l’impression qu’il n’y a personne pour dire ce que j’ai envie de dire. Les quelques moments où j’ai eu ça, ça m’a fait un bien fou. Quand je croise les gens, ce qu’ils me disent c’est « Vous me faites du bien, vous nous faites respirer, c’est un bol d’air pur, etc. ». Cette fonction-là je l’ai remplie et je vais m’efforcer de la remplir au mieux en continuant d’essayer de rendre visible la France des invisibles.

Ensuite l’autre question c’est : « Si je n’avais pas fait ça, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Or mon alternative c’est reporter pour le journal Fakir, ce qui ne donne pas forcément aux classes populaires une visibilité maximale. Il faut regarder ce qu’on aurait fait si on n’avait pas été là. Je m’en doutais, mais je perçois bien à quel point l’institution est une chose enfermante. Si tu veux bien faire ton travail, d’un rapport au suivant, d’une question au gouvernement à l’autre, tu ne peux pas. Et donc la question c’est comment tu continues à ouvrir des brèches dans l’institution, à la fois pour faire rentrer de l’air à l’intérieur et aussi toi pour en chercher. C’est un combat, parce que si tu n’es pas à faire ton boulot à l’Assemblée on va te le reprocher. Je perçois ce risque d’institutionnalisation, à la fois dans le champ électoral et d’être enfermé là-dedans. Ce qu’il faut que j’arrive à construire, c’est des échappées du type de ce qu’on a fait avec Gilles sur des temps où à la fois on vient sentir l’énergie du volcan et où on aide à la faire sortir. Au moment du confinement je comptais refaire des tournées. Être bloqué et ne pas pouvoir aller rencontrer des gens après mon livre c’est problématique, parce que tu ne sens plus l’énergie qu’il peut y avoir en bas. L’enfermement je le sens bien : il va falloir le casser.

2022 : le péril Maréchal

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©Gage Skidmore

Privée de débat à l’université d’été du Medef suite à la polémique soulevée par son invitation, Marion Maréchal a choisi de livrer une tribune à Atlantico qui s’apparente à un manifeste politique clairement libéral. De son retrait de la vie politique à son progressif retour, tout laisse penser que l’ex-députée du Vaucluse prépare une union des droites en vue de la prochaine échéance présidentielle. Sa victoire est possible.


Il était une fois Le Pen

« Libéralisme découle du mot liberté. De fait, s’il est bien une question fondamentale pour moi en économie, c’est celle de la liberté. »[1]

Il y a un an, Maréchal tuait Le Pen. Un choix de communication judicieux pour rompre une bonne fois pour toute avec l’héritage lourd à porter du diable de la République. Si la petite-fille a tiré un trait sur son second patronyme, elle semble pourtant renouer avec le corpus idéologique du père fondateur.

En totale rupture avec les idées sociales de sa tante, Marion Maréchal retourne aux racines national-libérales du Front national. Dans sa tribune publiée à Atlantico le 29 août, la cheffe d’entreprise aborde tout ce qu’elle n’a pas pu dire de par son absence à l’université d’été du syndicat patronal. Celle que l’on qualifiait de figure de proue de l’aile libérale du Rassemblement national assume son positionnement idéologique et, par un habile jeu d’équilibriste, renvoie dos à dos « socialisme étatique » et « néolibéralisme » en prônant une « troisième voie ».

À l’orée de son grand raout libéral-conservateur qu’elle veut calquer sur celui du Parti républicain américain (GOP), Marion Maréchal expose un manifeste politique : elle est libérale (sans être « néo »), pro-business et patriote. Un logiciel idéologique identique à celui prôné dans son école, l’ISSEP.

L’ISSEP, au service des idées libérales-conservatrices

Fondée l’an dernier, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques avait un double objectif : donner une légitimité à Marion Maréchal tout en formant une jeune garde libérale-conservatrice. Ainsi, la petite-fille et nièce de n’est plus l’héritière d’une dynastie politique emblématique de la Ve République, elle est une entrepreneuse. Pour ce faire, Marion Maréchal a réuni tout un aréopage d’intellectuels très droitiers couvrant l’ensemble du spectre idéologique de la droite française, allant du royalisme (Yves-Marie Adeline, ex-président de la peu connue Alliance Royale) au libéral-conservatisme. On retrouve ainsi parmi les enseignants Jean-Yves Le Gallou : ex-frontiste, il fut l’un des cofondateurs du Club de l’Horloge, un cercle de réflexion national-libéral qui a pour autre cofondateur connu un certain Henry de Lesquen, connu pour ses saillies racistes, plusieurs fois condamnés pour incitation à la haine raciale et qui, dans son libre journal sur Radio Courtoisie, recevait des associations telles que Liberté Chérie, le Cercle Bastiat ou encore le Parti libéral démocrate.[2] Le Gallou donnera également naissance, en 1985, à la Fondation pour la recherche sur les administrations publiques, un think tank ultralibéral plus connu sous l’acronyme iFRAP et aujourd’hui dirigé par Agnès Verdier-Molinié.

L’iFRAP est visiblement en odeur de sainteté chez Marion Maréchal puisque parmi ses enseignants on y retrouve également Édouard Husson, membre du conseil d’administration, du collège des personnes qualifiées et du conseil scientifique du think tank.[3] Ajoutons que cette officine fut longtemps dirigée par Bernard Zimmern à qui l’on doit également Contribuables Associés, une autre association qui ne cache ni son inclination libérale, ni son conservatisme : Alain Dumait, qui figure parmi les cofondateurs de l’association, a appelé à voter Jean-Marie Le Pen en 2002 et 2007. Une époque où le programme du candidat Le Pen visait à « recentrer l’État sur ses missions régaliennes », « désétatiser la France », « échapper à la spoliation étatique » ou encore instaurer le « chèque scolaire ». Appelé aussi voucher, il est une idée chère à l’économiste libéral et chef de file de l’école de Chicago Milton Friedman.[4] Si cette proposition fut âprement défendue par Jean-Marie Le Pen, elle est également soutenue par une association libérale-conservatrice nommée SOS Éducation et fondée par Vincent Laarman, neveu de François Laarman, également impliqué dans la création de Contribuables Associés aux côtés de Zimmern… Une affaire de famille au cœur d’une nébuleuse qui inclut Sauvegarde retraites ou encore l’Institut pour la justice.

Ce petit monde libéral-conservateur gravite autour de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS). Longtemps courroie de transmission du patronat[5], on doit à cette association d’autres émanations telles que l’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales) ou encore L’école de la liberté, enregistrés à la même adresse que leur vénérable ascendante. Jacques Garello, son président d’honneur, n’a jamais caché son opposition à l’IVG[6] ou son inclination révisionniste en ce qui concerne la colonisation[7] : un discours que l’on retrouve aujourd’hui à l’IREF[8], mâtiné de références au controversé Jacques Marseille.[9]

Face à une droite libérale historique laminée et grevée par ses querelles et dissensions, Marion Maréchal s’est visiblement entourée de manière à pouvoir tous les réunir sous une même bannière et cette bannière ne sera pas celle du Rassemblement national.

L’union des droites

Depuis le ralliement de Thierry Mariani et de Jean-Paul Garraud, le cordon sanitaire entre Les Républicains et le Rassemblement national continue de se rompre au fil des défections. Après la présidence calamiteuse de Laurent Wauquiez et la défaite cuisante des européennes, la droite connaît la même déshérence que le Parti socialiste. L’aile droite du parti ne cache plus son attirance pour le Rassemblement national : on retrouve ainsi chez Racines d’avenir une jeune garde plurielle (LR/RN/DLF/PCD) qui prône l’union des droites pour l’emporter en 2022 et qui, dans son corpus de valeurs, se dit « contre l’État nounou ». Un motto on ne peut plus libéral.

Quand on lui parle d’union des droites, Marion Maréchal ne cache pas ses intentions. Encore officiellement « en retrait », l’ex-députée déclarait chez LCI en juin que « le RN est nécessaire […] mais pas suffisant. » et qu’elle « cherche à réfléchir comment, demain, aller au-delà du RN. »[10] L’union passerait-elle par un grand mouvement capable de fédérer toutes les chapelles de la droite ?

Dans le même temps, on observe une Marine Le Pen en retrait : n’en déplaise à celles et ceux qui ne cessent de parler de « guerre familiale », celle qui hier donnait le tempo de la vie politique française se fait beaucoup plus discrète qu’auparavant et se contente de récupérer les déçus des Républicains tout en entreprenant un rajeunissement du parti. Pour les européennes, elle a fait confiance à un jeune loup inconnu du grand public : Jordan Bardella. À 23 ans, il a réussi à damer le pion à La République en marche. Désormais député européen et vice-président du Rassemblement national, il suit une trajectoire similaire à celle de Marion Maréchal, qui fut la plus jeune députée de l’histoire de la République française : être jeune n’est plus un défaut quand on aspire à être aux responsabilités.

Ce plafond de verre avait déjà été brisé par l’actuel locataire de l’Élysée, élu à 39 ans et que d’aucuns jugeaient « trop jeune » pour briguer la présidence de la République. Emmanuel Macron avait utilisé cette critique comme une arme en jouant la carte de la jeunesse et du renouveau. Au micro de France info en avril 2018, l’ancienne ministre Rachida Dati s’était risquée à un pronostic au sujet de Marion Maréchal : « Elle va faire son Macron de droite. Si Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire l’union des droites en disant ”je suis nouvelle, j’incarne le renouveau.” Elle va faire un strike. »[11] Un pronostic qui pourrait se révéler exact.

Maréchal, nous voilà !

Marion Maréchal a un boulevard devant elle : personne à droite ne semble en mesure de lui faire de l’ombre et sa tante n’aspire visiblement pas à rejouer le débat du second tour avec Emmanuel Macron. Si Donald Trump est réélu l’an prochain, elle pourra dénoncer à l’envi l’establishment qui prédisait le désastre et instrumentaliser les bons chiffres de l’économie américaine. Si Emmanuel Macron déçoit son électorat le plus droitier, elle aura les arguments pour les rallier à sa cause : elle capitalisera sur son programme libéral et pourra compter sur la PMA pour déclencher l’ire des catholiques, pour l’instant majoritairement acquis à la cause d’Emmanuel Macron.[12]

Parmi les Républicains, les séditions se font de plus en plus nombreuses et bruyantes : les mutins qui avaient ripaillé en juin avec la jeune ambitieuse se structurent et se préparent à créer un courant conservateur au sein même de leur parti.[13] Si, officiellement, il n’est pas question d’alliance, force est de constater que le mot d’ordre « plutôt Marion que Macron » laisse augurer une volonté d’union qui se ferait au-delà des partis.

Dans le monde médiatique, l’entreprise de lepénisation des esprits est en marche. De  l’heure des Pros de CNews aux Grandes Gueules de RMC, la doxa libérale réactionnaire est omniprésente. Ainsi, dans sa revue trimestrielle début 2018, Contribuables Associés exprimait son satisfecit à l’égard d’Éric Brunet – animateur de Radio Brunet et Carrément Brunet sur RMC), lequel déclamait : « Vous êtes l’association qui a tapis rouge en permanence ici. J’adore Contribuables Associés. C’est une association qui défend les contribuables de France et qui n’a pas assez voix au chapitre dans ce pays, je le dit [sic] à chaque fois. »[14]Précisons par ailleurs que le journaliste avait une chronique intitulée « Les Français sont sympas » dans laquelle il traquait les « gaspillages de l’argent public ». Une chronique élaborée en collaboration avec l’association.

Du côté de la presse, c’est le journal l’Opinion qui se fait le premier porte-voix des idées libérales. Parmi les habitués des colonnes de ce canard, on y trouve Olivier Babeau. Ce professeur à l’Université de Bordeaux et libéral assumé est également co-fondateur de l’Institut sapiens avec un certain docteur Laurent Alexandre, lequel ne cache pas non plus son goût pour libéralisme, ni son rejet de l’immigration de masse[15]. Celui qui est aussi le père du site doctissimo.com ne paraît pas ressentir d’animadversion à l’égard de Marion Maréchal puisqu’il a déjà donné une conférence à l’ISSEP et est monté à la tribune à l’occasion de l’université d’été des parlementaires du Rassemblement national à Fréjus[16] Difficile donc de ne pas croire qu’une candidate Maréchal aurait le soutien plus ou moins affiché de ces nombreux relais d’opinion.

En parallèle au journal dirigé par Nicolas Beytout, le Figaro fait lui aussi figure de promoteur du courant libéral/libertarien : le journal fait ainsi la part belle à l’IREF (Jean-Philippe Delsol, Nicolas Lecaussin…), à l’iFRAP ou encore à Contribuables Associés, en témoigne le Figaro Magazine du 7 septembre 2019 qui porte en Une l’« enquête » de Contribuables Associés sur le gaspillage de l’argent public : une enquête qui jouxte une interview de Marion Maréchal.

Federbusch candidat à Paris : le premier adoubement

L’acte fondateur de cet aggiornamento libéral est probablement l’investiture officielle par le parti de Marine Le Pen du libéral Serge Federbusch. L’énarque, fondateur du Parti des Libertés, devient ainsi le premier véritable symbole de la mue libérale du Rassemblement national voulue par Marion Maréchal. L’homme, bien qu’inconnu du grand public, n’est pas un anonyme au sein de la mouvance libérale française : souvent reçu par Contribuables Associés (que ce soit dans leurs tribunes ou sur les ondes de Radio Courtoisie), le libéral semble fort bien intégré au sein de la nébuleuse, en témoigne le satisfecit affiché par l’économiste ultralibéral (et ex-frontiste) Philippe Herlin, qui déclare sur sa page Facebook : « Serge Federbusch lance avec succès “Aimer Paris” pour disputer la mairie en 2020, Charles Beigbeder préside le comité de soutien (ParisTribune) Une initiative à suivre ». Les fréquentations communes des deux hommes semblent aller de Patrick de Casanove (président du Cercle Bastiat) au blogueur H16 en passant par Eudes Baufreton (Contribuables Associés) : force est de constater qu’il s’agit d’un petit monde où tout le monde se connaît… Un monde qui commence à converger au grand jour mais la gauche reste passive et ne semble pas prendre conscience du danger.

Que fait la gauche ?

Sous le regard bienveillant du patronat et des officines libérales, Marion Maréchal bâtit petit à petit les fondations d’un projet d’unification des droites qui pourrait siphonner jusque dans l’électorat de La République en marche. De l’autre côté du spectre politique, les querelles intestines persistent en dépit du dialogue entamé lors du Festival des idées ou à l’occasion du projet de référendum ADP. Déchirée de toute part, la gauche est aujourd’hui incapable de fédérer pour faire face à la menace qui s’annonce. Il reste deux ans pour faire maison commune et construire une alternative face à celle qui pourrait devenir la première femme à exercer la fonction suprême de l’État.


[1] Marion MARÉCHAL : “Ce que j’aurais dit au Medef si on m’avait laissé y aller”, Atlantico.fr, 29 août 2019.
[2] « Le libéralisme est-il condamné ? », radio-courtoisie.over-blog.com, 16 février 2009
[3] Fondation iFRAP : « Qui sommes-nous ? »
[4] Milton FRIEDMAN, « Capitalisme et liberté », chapitre 6, p. 151
[5] Kevin BROOKES, « Le rôle des clubs et des réseaux d’intellectuels libéraux dans la diffusion du néo-libéralisme en France. Le cas de l’ALEPS et du groupe des Nouveaux Économistes ». Précisons que Kevin BROOKES est aujourd’hui à « l’école de la liberté ».
[6] Jacques GARELLO, « L’enfant sans père », libres.org, 3 juillet 2017
[7] Jacques GARELLO, « Cet homme est dangereux », libres.org, 21 février 2017
[8] Extrait du débat entre Ferghane AZIHARI (chargé d’études à l’IREF) et Monique PINÇON-CHARLOT sur le plateau de Fréderic Taddeï chez RT France, twitter.com, 16 juillet 2019
[9] Sur le sujet, cf. « Le négationnisme colonial, de l’Université à la littérature de gare » de Francis ARZALIER.
[10] « Marion Maréchal appelle à “dépasser” le RN pour une “grande coalition” des droites », lejdd.fr, 2 juin 2019
[11] « Rachida Dati : “Si un jour Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire une union des droites” », youtube.com, 23 avril 2018
[12] « Européennes 2019, les catholiques pratiquants ont largement rallié Macron », la-croix.fr, 27 mai 2019
[13] « Les Républicains : des élus Maréchal-compatibles veulent se structurer », leparisien.fr, 30 août 2019
[14] Tous contribuables !, décembre 2017 – février 2018, p.9
[15] Laurent Alexandre : « La France sera demain café au lait et musulmane. C’est le choix que nous avons fait en acceptant l’immigration de masse », fdesouche.com, 31 mars 2019
[16] Tweet de Marion Maréchal, 25 mars 2019 et site du Rassemblement national