Législatives 2022 : un regain d’intérêt pour le Parlement ?

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La formation d’une alliance historique de la gauche française et son objectif d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale redonnent un caractère central aux élections législatives.Cependant, peut-on véritablement parler d’un regain d’intérêt pour le Parlement en France ? L’érosion régulière de la mobilisation électorale depuis le début de la Vᵉ République, passant d’environ 80 % dans les années 1970 à presque 40 %, souligne le peu d’intérêt pour cette institution. Par Julien Robin, Université de Montréal.

Une mobilisation politique et médiatique

D’un point de vue politique et médiatique, l’élection présidentielle une fois terminée, c’est vers les élections législatives que se porte toute l’attention. Dès le soir du second tour de l’élection présidentielle, les perdants de cette course ont appelé à se tourner vers ce qu’ils appellent le « troisième tour ».

La campagne des législatives ouvre une nouvelle séquence politique. A gauche, l’enjeu est de créer une véritable union pour une majorité parlementaire.

Les tractations entre la France insoumise, le PCF, EELV et le PS rythment quotidiennement l’actualité entre les accords programmatiques et les fractures idéologiques.

Pour La République en Marche (renommée « Renaissance »), l’enjeu est de transformer l’essai de la présidentielle en remportant une majorité à l’Assemblée nationale. Alors que les premières projections donnent une course serrée entre la macronie et la gauche unie, Emmanuel Macron s’investit même personnellement dans chaque investiture des législatives de juin prochain. Pour le parti présidentiel et ses alliés aussi, la logique de l’union a pris le pas, non sans difficultés sur la répartition des candidatures, en formant la bannière « Ensemble » pour la majorité présidentielle.

Un regain d’intérêt pour les élections législatives ?

Sans nul doute, une fois élu, un président de la République a besoin d’une majorité au Parlement, a minima à l’Assemblée nationale, pour transformer son programme électoral en action législative.

Même si la Constitution de 1958 dispose que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation » (art. 20 C) et que le « Premier ministre dirige l’action du Gouvernement » (art. 21 C), n’oublions pas que lorsque « le gouvernement est subordonné au président de la République, il lui cède, volontiers ou non, son pouvoir de déterminer la politique de la Nation » comme le rappelait le constitutionnaliste Guy Carcassonne. En résumé, hors cas de cohabitation, le chef du gouvernement n’est que le « chef d’orchestre » jouant la partition rédigée par le président de la République.

Mais les électeurs s’investissent-ils dans le scrutin des législatives ? Si l’on en croit les chiffres de l’abstention, pas tellement. Depuis 1993, le taux d’abstention ne fait que s’accroître entre chaque élection législative et dépasse même les 50 % en 2017.

Un Parlement marginalisé dans la structure institutionnelle

Une analyse des institutions de la Ve République peut expliquer ce désintérêt du Parlement. Il n’aura échappé à personne que la Ve République se structure par un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions définies par la Constitution de 1958 ayant pour but d’encadrer les pouvoirs du Parlement afin d’accroître les capacités d’action du gouvernement.

Concrètement, une définition restrictive du domaine de la loi (c’est-à-dire que le constituant a listé précisément les domaines dans lequel le Parlement peut légiférer, le reste relevant directement du pouvoir réglementaire du gouvernement, art. 34 C et 37 C) ; le vote bloqué (le gouvernement soumet à un vote unique tous les amendements qu’il a sélectionnés, art. 44.3 C) ; adoption d’une loi sans passer devant le Parlement, sous couvert de l’engagement de responsabilité gouvernementale, sauf en cas de motion de censure (le célèbre article 49 alinéa 3 de la Constitution).

Image montrant la Constitution française avec le sceau de la République Française
Le rôle du Parlement est défini par la Constitution. Wikicommons, CC BY

En 1958, un nouvel acteur encadre aussi le travail parlementaire, le Conseil constitutionnel, chargé notamment du contrôle de constitutionnalité des lois (art. 61 al. 2 C) est qualifié de « canon braqué vers le Parlement » selon l’expression du professeur Charles Eisenmann.

L’autonomie parlementaire est également touchée par le contrôle des règlements de l’Assemblée nationale et du Sénat (art. 61 al 1 C). Dès lors, les assemblées sont passées du statut de « souverain assuré de l’immunité de juridiction à celle de justiciables » en jugeait le politiste Léo Hamon en 1959.

En définitive, le Parlement français a connu un abaissement de son rôle à partir de 1958. La logique présidentielle s’est également renforcée avec l’élection au suffrage direct du président de la République lui octroyant une forte légitimité ; mais aussi par l’inversion du calendrier électoral en 2000, où l’élection présidentielle précède les élections législatives, maximisant au président élu ses chances d’obtenir une majorité parlementaire.

Le Parlement, un « angle mort » de la science politique française

Les études parlementaires sont un champ réunissant principalement trois disciplines centrales (l’histoire, le droit et la science politique). Parmi ces disciplines, la science politique s’est longtemps détournée de l’étude des assemblées parlementaires et de leurs élus comme le soulignaient Olivier Rozenberg et Eric Kerrouche. Les deux politistes français constatent « le réel désinvestissement de la science politique française vis-à-vis de cet objet » à partir des années 1980.

Olivier Nay, spécialiste de la sociologie des institutions, donnait plusieurs raisons à ce délaissement du champ de recherche : les assemblées législatives françaises ont fait face à la transformation des échanges dans l’espace public entre la décentralisation (création d’assemblées locales), la construction européenne (création d’un parlement supranational) et le tournant néolibéral multipliant les acteurs de délibération et de décision.

Dès lors, l’éloignement de la science politique française a laissé l’étude de ce champ au droit (constitutionnel). Bien que la discipline étudie les relations entre les différents pouvoirs et institutions, elle n’a pas repris le fer de lance des études parlementaires françaises et s’est bornée à décrire les pouvoirs du Parlement.

Il y a une autre explication propre à la discipline de la science politique française. Son tournant sociologique des années 1970-1980 a installé « une plus grande méfiance à l’égard des explications traditionnelles, juridiques ou philosophiques, qui portent une attention soutenue aux institutions formelles et aux projets normatifs qui les légitimes » explique O. Nay. Epistémologiquement, cette tradition française accorde une place importante aux travaux empiriques et s’intéresse aux acteurs. Méthodologiquement, les chercheurs privilégient les approches qualitatives avec des entretiens semi-directif, à la description biographique des acteurs et aux observations de terrain.

Cette tradition française diverge des legislatives studies anglo-saxonnes (congressional studies aux États-Unis) s’inspirant d’analyses néo-institutionnalistes ou de la théorie du choix rationnel ; et ayant recourt aux méthodes d’enquêtes davantage quantitatives. Cela n’a pas pour autant empêché d’avoir quelques ouvrages aux approches comportementales dans les années 1980 ou rationnelles dans les années 1990 sur le Parlement français.

Retrouver le parlement

La science politique française renoue son intérêt pour les études parlementaires depuis les années 1990 en diversifiant les niveaux d’analyses : comportement électoral des députés, sociologie des élus, genre, conception de la représentation, efficacité des législatures.

Finalement, le Parlement demeure central dans notre société politique. D’un côté, le Parlement constitue un instrument de contrôle du pouvoir exécutif et de tribune pour les opposants. Le dernier quinquennat d’Emmanuel Macron le montre bien : l’affaire Benalla a été la raison du blocage de la réforme constitutionnelle à l’été 2018 et le Sénat s’est montré actif avec ses commissions d’enquête (affaire Benalla et affaire McKinsey). De l’autre, il reste un objet d’analyse produisant des masses de données exploitables pour les chercheurs. Il est alors fort probable que les études parlementaires augmenteront dans les années à venir dans la science politique française.

Côté électeurs, la perspective d’un « troisième tour » de l’élection présidentielle articulée à la tripartition de la vie politique française et à l’union de la gauche suscitera peut-être un regain d’intérêt pour le Parlement. Réponse les 12 et 19 juin prochain.


The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Législatives au Portugal : et maintenant ?

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Depuis dimanche 6 octobre, jour des élections législatives au Portugal, commentaires et analyses se sont multipliés pour saluer la nette victoire du Parti socialiste (36,65%) sans la majorité absolue, sinquiéter de la persistance dun niveau élevé d’abstention (45,5%) et dénoncer l’entrée à l’Assemblée de la République, pour la première fois depuis la Révolution des œillets (25 avril 1974), d’une figure de la droite radicale, André Ventura, leader populiste de Chega (« Assez ! », 1,3% des suffrages), excluant ainsi le Portugal du club de plus en plus fermé des pays européens sans représentation parlementaire d’extrême-droite. Ces faits sont connus. António Costa est effectivement sorti conforté par le score du PS, reconduit dans ses fonctions de Premier ministre dès le surlendemain par le Président de la République, avec la certitude de pouvoir gouverner. Mais avec qui et comment ? Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal, livre  pour LVSL son analyse des résultats des élections législatives portugaises.


Une victoire annoncée depuis longtemps, mais laquelle ?

Donné vainqueur depuis plusieurs mois, le Parti socialiste d’António Costa a largement remporté ces législatives, obtenant au moins 20 députés (106) – en attendant les résultats des 4 députés des Portugais de l’étranger – et 120 000 voix de plus quen 2015. Un résultat en forme de satisfecit pour le Premier ministre sortant, réputé habile tacticien, mais très apprécié et respecté. Depuis lautomne 2015, il a ainsi réussi à faire la preuve quun gouvernement de centre-gauche, soutenu par le Bloc de Gauche (BE) et, pour la première fois depuis 1975, par les communistes, était non seulement viable, mais facteur de stabilité politique, faisant taire au passage les critiques et les railleries sur le caractère « brinquebalant » de ce « bidule », de cet attelage singulier présenté au départ comme illégitime et incohérent (la « geringonça »).

Résultats des élections 2019 : PS en rose, PSD en orange et PC en rouge.

Le PS réalise un carton plein, en tête dans presque tous les districts (voir carte ci-contre – PS en rose, PSD en orange et PC en rouge), avec près de 45% à Portalegre et plus de 40% à Castelo Branco, Beja et aux Açores, 36,7% à Lisbonne et 36,55% à Porto, seul le district de Leiria étant très en deçà de la moyenne nationale, avec 31% des suffrages. La représentation proportionnelle avec la méthode d’Hondt, qui confère une prime au parti arrivé en tête dans chaque circonscription, amplifie ce succès du PS qui n’obtient pas la majorité absolue à l’Assemblée de la République (106 des 230 sièges). Malgré ses 1 866 407 votes, il perd près de 200 000 voix par rapport aux législatives de 2009 et 100 000 par rapport aux municipales d’octobre 2017 qui, avec 38,7% et 160 municipalités remportées sur 308, avaient alors laissé entrevoir une victoire à la majorité absolue aux législatives de 2019. Les tensions sociales des derniers mois (grève des enseignants au printemps, tensions sur le Système national de santé, grève des transports routiers de combustibles à l’été) et quelques dossiers sensibles récurrents (enquête sur un vol suspect d’explosifs et de munitions à la caserne de Tancos, mettant en cause des militaires et ayant entraîné en 2018 la démission du ministre de la Défense) ont émaillé la campagne, fragilisant le gouvernement et le PS au cours des dernières semaines, alors que celui-ci avait atteint 40%, avant de se stabiliser autour de 38% dans les intentions de vote.

Avec une campagne visant à valoriser le bilan du gouvernement et des quatre années de la législature, le maître mot semblait être de ne pas trop offrir de prise à gauche et de séduire avant tout l’électorat centriste grâce aux gages de bonne gestion et de rigueur donnés par le ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe – Mário Centeno. Ce discours à fronts renversés, accusant même le PSD, parti incarnant rigueur et austérité, de prôner des mesures propices aux déficits, a séduit une partie de l’électorat centriste. Mais il a renforcé également la volonté d’une partie des électeurs de dénoncer les risques d’une majorité absolue et d’hégémonie du PS, soulignant les vertus de la « geringonça », aiguillon à gauche du gouvernement. Cette volonté affichée tant par le Bloc de Gauche (BE), que par le Parti communiste (PC) a été validée par un électorat de gauche enclin à saluer les vertus de la « geringonça » et à ne pas s’en remettre au seul PS, celui-ci plafonnant dans les intentions de vote, après avoir dépassé les 40%. Autrement dit, si la victoire du PS est indéniable, elle ne doit pas masquer celle de la « geringonça » : la gauche – PS, BE, stable avec 492 247 électeurs (50 000 de moins qu’en 2015), soit 9,7% des suffrages (19 député-e-s), PC, en perte de vitesse avec 6,4% (12 sièges) et Livre, parti écologiste de gauche, membre du Printemps européen, avec 1,09% (1 siège) -, obtient 63% des sièges au Parlement, son score le plus élevé depuis 1976.

Vers une transformation du système politique ?

A l’inverse du PS, la droite et le centre-droite reculent : alors que la coalition Portugal à Frente (PaF), rassemblant PSD et CDS-PP, avait obtenu près de 2 millions de voix aux législatives d’octobre 2015 (1 981 458), ses différentes composantes (scission en 2018 au PSD de Aliança, autour de l’ancien Premier ministre Pedro Santana Lopes, dissidence au PSD d’André Ventura avec Chega, création de Iniciativa Liberal autour d’un ancien PSD) n’ont séduit que 1,6 million d’électeurs, soit sa plus large défaite depuis 1976, avec plus de 350 000 électeurs perdus depuis 2015 et près d’un million par rapport à 2011.

Dans les 15 derniers jours de campagne, le PSD a finalement réussi à limiter la casse annoncée avec 27,9% et 77 sièges, alors que certains sondages faisaient état de scores inférieurs à 25%. Même si, fragilisé par ces scissions et par le fardeau de l’austérité, il enregistre son troisième plus mauvais score électoral depuis 1976. Même si le leadership de Rui Rio, l’ancien maire de Porto devenu son président début 2018, est très contesté. Mais c’est surtout le CDS-PP qui a connu un véritable séisme avec 4,25% et 5 élus, son plus mauvais résultat depuis 1976. Au point de remettre en cause le leadership contesté de Assunção Cristas qui, le soir même du scrutin, a annoncé un congrès anticipé et sa non-candidature à la tête du CDS qu’elle présidait depuis 2016. Au point d’évoquer « une seconde mort » pour Diogo Freitas do Amaral, fondateur et figure emblématique du CDS, décédé quelques jours avant ces élections législatives. Cette crise de leadership est aussi celle de la ligne politique d’un parti qui n’en finit plus d’osciller entre ses racines démocrates-chrétiennes et sa tonalité populiste qui n’a cessé de se renforcer, après avoir longtemps préempté et contenu les ressentiments, sur fond de nostalgie nationaliste, des anciens combattants des guerres coloniales et des rapatriés (retornados) d’Angola et Mozambique. Entre un improbable retour à ses racines démocrates-chrétiennes et la tentation de s’affirmer plus encore comme un « Tea Party » à la portugaise, la balance semble d’autant plus pencher vers cette seconde hypothèse que la concurrence se fait plus vive sur le front du populisme et de la xénophobie avec l’irruption sur l’avant-scène médiatique de Chega qui a su tirer profit de cette crise de la droite.

Après deux tentatives infructueuses lors des municipales de 2017 puis aux européennes de 2019 (Basta !), suite à son départ du PSD où il fut l’un des protégés de Pedro Passos Coelho, André Ventura a réussi son pari d’entrer au parlement à la tête de Chega. Ce professeur de droit dans une université privée, commentateur sportif à ses heures et fervent supporter du Benfica – au point d’indisposer nombre de socios du club lisboète -, est un leader populiste de droite radicale, « anti-corruption, anti-tsiganes », multipliant les déclarations sécuritaires, racistes et xénophobes. S’il n’avait guère mobilisé jusqu’ici, en séduisant 66 442 électeurs au plan national, il fait son entrée au Parlement comme élu de la circonscription de Lisbonne, où il réalise 2% des suffrages. Ce qui lui confère une visibilité médiatique supplémentaire dont il saura assurément se servir. Récupérant des voix à droite et à l’extrême droite, accusé par le leader du PNR (Parti National Rénovateur) « de lui avoir volé sa victoire » – le PNR stagnant à 0,3% (contre 0,5% en 2015) -, André Ventura, qui affirme respecter le système démocratique, a fait céder une digue – celle du containment de la droite radicale hors du champ parlementaire depuis le rétablissement de la démocratie avec la Révolution des œillets et le « legs du 25 avril. » Ce qui lance un défi de taille à la droite parlementaire sur le terrain de la surenchère populiste.

Avec cette représentation parlementaire étendue à Chega et Iniciativa Liberal, la droite se fragmente et ouvre un champ d’expression au populisme dont, à certains égards, il était étonnant que le Portugal ait été épargné jusqu’ici. Alors qu’à gauche, le Parti communiste recule de nouveau, notamment dans ses bastions traditionnels d’Alentejo, une nouvelle formation fait son entrée au parlement, Livre, avec Joacine Katar Moreira élue à Lisbonne, « afro-descendante », tout comme Beatriz Gomes Dias (Bloc de Gauche) et Romualda Fernandes (PS). Quant au Parti animaliste et nature (PAN), partisan d’une écologie apolitique, il triple son score de 2015, avec 3,3% et l’élection de 4 députés. Dix partis sont aujourd’hui représentés au parlement (contre 7 en 2015), le nombre des listes en lice (20) étant également supérieur. Le parlement s’est rajeuni, avec une moyenne d’âge de 47 ans, féminisé (38%), alors que 41% de ses membres sont de nouveaux entrants. Des quatre principaux partis qui ont dominé la vie politique et lAssemblée de la République, deux viennent dessuyer un sérieux revers, le CDS-PP et le PC. Alors que le Bloc de Gauche, apparu seulement à la fin des années 1990, stabilise sa place de 3ème parti. Tout se passe comme si c’était le commencement de la fin pour le système politique portugais, souvent qualifié de résilient, structuré autour des quatre grands partis (PS, PC, PSD, CDS) constitutifs de la transition à la démocratie dans les années 1970. Tout en rappelant que les deux grands partis de gouvernement – PS et PSD -, qui alternent au pouvoir depuis 1976 dans une oscillation centre-gauche/centre-droite, séduisent encore près de 65% de l’électorat.

Finie la « geringonça » ?

Au soir des élections, plusieurs solutions s’offrent au PS et à António Costa, en position de force, malgré l’absence de majorité absolue. Reconduire la « geringonça », voire envisager une « geringonça 2.0 » – multilatérale avec une union à gauche multipartis -, pour reprendre une formule d’un des responsables de Livre, Rui Tavares, dans un cadre programmatique à l’échelle de la législature ? Ou bien privilégier un soutien au cas par cas, en formant un gouvernement minoritaire et en s’assurant simplement, notamment pour le vote du budget annuel, de ne pas être mis en minorité par l’adoption d’une motion de censure rassemblant toutes les formations autres que le PS ?

Après une série de rencontres, en bilatéral, du PS avec PC-Verdes (CDU), BE, Livre et PAN, António Costa na pas exprimé de préférence publiquement, « agnostique » en quelque sorte, peu lui important le modèle de lentente, soulignant quil avait reçu des garanties de tous pour quil y ait « une volonté claire pour que le pays vive quatre années de stabilité politique. » Le Bloc de Gauche est le seul parti à proposer à António Costa un accord « avec lhorizon de la législature ». Une proposition d’accord écrit, avec un « cahier des charges » contraignant, notamment sur les questions du relèvement du salaire minimum, de la réduction des inégalités, de la réorganisation du marché du travail et de la pérennisation du système de santé. Le PC rejette l’idée d’un accord programmatique écrit, privilégiant vigilance sur le fond et accords au cas par cas. Dès le jeudi soir, le PS fait savoir qu’il n’y aura pas d’accords écrits entre les partenaires rencontrés dans la semaine : « à l’instar de la législature qui vient de s’achever, sera poursuivie une méthodologie identique d’appréciation préalable des propositions de budgets de l’État et d’autres concernant la stabilité gouvernementale ». Plus d’accords écrits bilatéraux PS/BE et PS/PC – et donc de « geringonça » -, comme à l’automne 2015, mais une évaluation au cas par cas, avec négociations préalables.

Dès lors, António Costa s’engage sur la voie de former un gouvernement minoritaire, convaincu de pouvoir bénéficier sur les votes importants (budgets…) d’une majorité « à géométrie variable », exploitant au mieux la plasticité du système politique portugais à la fois parlementaire et semi-présidentiel, qui permet à un gouvernement « minoritaire », fort d’une majorité confortable (plus de 106 députés PS sur 230) de gouverner, à l’image d’António Guterres, Premier ministre PS d’un gouvernement sans majorité absolue entre 1995 et fin 2001. Sans avoir à se soucier de l’investiture par le Parlement – à la différence de l’Espagne – et en recourant, le cas échéant, à une forme d’arbitrage du Président de la République qui peut, ou non, demander au chef du gouvernement de remettre sa démission, au vu du contexte politique. L’actuel chef de l’État, Marcelo Rebelo de Sousa (prochaine élection en janvier 2021), issu du PSD, dont il fut le président dans les années 1990, entretient des relations de confiance, sinon de complicité, avec le Premier ministre.

Alors qu’en octobre 2015, le PS, second des élections législatives derrière la coalition PSD/CDS, avait un besoin vital du soutien du BE et du PC pour gouverner, leur abstention risquant de le mettre en minorité – la droite disposant de plus de députés que le seul PS, ou que le PS avec le BE, ou le PS avec le PC -, quatre ans plus tard, la donne a complètement changé, avec la large majorité obtenue par le PS, confortant celui-ci dans la place qu’il affectionne politiquement, au centre de l’échiquier. Au risque de montrer au grand jour que les accords de 2015 étaient purement tactiques. Sauf que le contexte a également changé : alors que l’absolue nécessité de tourner au plus vite la page de l’austérité fixait un cap fédérateur à l’automne 2015, la croissance retrouvée et la réduction des déficits publics (pour la première fois le budget de l’État sera excédentaire en 2019) ne peuvent masquer durablement la précarité sur le marché de l’emploi, la répartition très inégalitaire des richesses, la faiblesse de l’investissement public et les incertitudes liées à la forte dépendance de la croissance au contexte extérieur, alimentée principalement par le tourisme et les exportations, avec quelques nuages sombres à l’horizon.

En choisissant la voie d’une « majorité à géométrie variable », sans accord programmatique, le PS d’António Costa peut donner le sentiment de vouloir gouverner seul, au gré de soutiens de circonstance, avec PAN ou d’autres, voire avec le PSD qui, sous la présidence de Rui Rio, n’a jamais complètement exclu l’idée, s’abstenant parfois, en partie séduit par la rigueur incarnée par Mário Centeno, avec en tête le modèle du « Bloc central » expérimenté de 1983 à 1985, Mário Soares étant alors Premier ministre. Si l’objectif de « quatre années de stabilité politique » est affiché, c’est plutôt l’horizon 2021 qui semble constituer la priorité du futur gouvernement dont la nomination est envisagée le 23 octobre prochain. 2021 sera l’année de l’élection présidentielle, en janvier, où, selon une tradition bien établie depuis 1976, le président devrait candidater à sa propre succession, mais aussi de la présidence tournante de l’Union européenne pour le Portugal (premier semestre) et des élections municipales au mois d’octobre. D’où la nécessité pour le gouvernement de rechercher une forme de stabilité dans la continuité.

Une démocratie de labstention ?

Au-delà de ces incertitudes entourant l’évolution du système politique et le mode de gouvernement privilégié par António Costa, c’est bien laugmentation de labstention (45,5% – et 70% aux européennes de mai 2019 -, contre 44% aux législatives de 2015 et 40% en 2011) qui constitue un souci majeur pour les années à venir. Est-elle contingente et donc susceptible d’être corrigée ou bien est-elle une caractéristique structurelle associée à l’essence même de la démocratie représentative ? Si une partie importante de lopinion ne se reconnaît pas dans le système des partis et loffre politique existante, elle se réfugie dans labstention qui na cessé de croître depuis les années 1980. Cette abstention croissante pose la question des dynamiques de mobilisation dans le Portugal démocratique.

Carte du taux d’abstention aux élections législatives du 6 octobre 2019.

Le contraste avec la mobilisation à l’œuvre après le 25 avril témoigne rétrospectivement de son intensité lors du processus révolutionnaire (PREC), lune des plus fortes dans lEurope de la seconde moitié du vingtième siècle. Lanalyse comparée avec cette période et avec dautres pays européens fait apparaître le Portugal comme un pays affichant des niveaux plutôt faibles de mobilisation sociale et politique (grèves, manifestations, participation à des mouvements citoyens) depuis le début des années 1980. Cette analyse pose la question du legs salazariste, de cette atonie cultivée pendant près dun demi-siècle par la dictature pour éviter toute mobilisation de masse afin de « faire vivre le Portugal habituellement ». Jusqu’à s’interroger même sur une forme d’hypocrisie entourant aujourd’hui une abstention promue, délibérément ou pas, par des politiques économiques néolibérales qui s’en accommodent fort bien, tant la participation électorale est fortement corrélée aux niveaux de formation et de précarité, avec en toile de fond un vivier potentiel d’abstentionnistes pouvant se (re)mobiliser en faveur de formations populistes de droite radicale et servir opportunément d’épouvantails.

Des réformes sont à l’étude, y compris du système électoral en vigueur (proportionnelle, avec circonscriptions et répartition à la méthode d’Hondt), dont la simplicité et la lisibilité ne sont pas les vertus premières. Il est urgent de se poser les bonnes questions, comme le rappelait le 16 septembre dernier Jorge Sampaio, ancien Président de la République (1996-2006) et figure emblématique du PS, mettant ainsi en garde ses compatriotes : « Si le Portugal a su préserver le legs du 25 avril (1974), il faut aller plus loin, rénover l’écosystème des régimes démocratiques, sous peine de les voir s’étioler, soit en étant remplacés par des régimes autocratiques et autoritaires, soit par voie de dégénérescence en régimes populistes. »

“La meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Jean-Louis Borloo a été chargé, en novembre 2017, par Emmanuel Macron de mener une mission sur les quartiers prioritaires. Le « père de la rénovation urbaine », ancien ministre de la ville, a remis son rapport au premier ministre, Édouard Philippe, jeudi 26 avril. Ce rapport est le fruit d’une réflexion et d’un travail menés depuis plusieurs mois avec les élus et les associations de terrain mobilisés au sein du collectif Territoire gagnants. Ulysse Rabaté et Abdel Yassine y ont réagit dans une tribune dans l’Obs. Ulysse Rabaté est conseiller municipal France insoumise à Corbeil-Essonnes et Abdel Yassine est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis. Nous avons ici l’occasion de les interroger plus longuement.

LVSL – Les plans avancés par Jean-Louis Borloo traduisent une volonté de donner une place nouvelle à l’acteur privé dans la restauration des banlieues : est-ce pour vous un aveu de l’échec du modèle de gestion urbaine par les pouvoirs publics ?

Pour celles et ceux qui ont connu la première phase de l’ANRU, cette donnée n’est pas vraiment nouvelle. Les acteurs privés ont su depuis des années tirer profit de l’investissement public en matière de rénovation urbaine, avec parfois des effets contrastés : démolitions-reconstructions en forme de « jackpot » pour bailleurs et promoteurs, projets de résidentialisation… En tant qu’élus et militants, nous connaissons tout cela. Ce qui est nouveau, c’est en effet, pour l’instant, le faible niveau d’investissement public annoncé par l’exécutif qui laisse présager, comme dans de nombreux autres domaines, une montée en puissance du secteur privé face aux pouvoirs publics, par ailleurs affaiblis à l’échelle des collectivités. Ce nouveau rapport de force est inquiétant, si on considère que « plus de public » équivaut à plus de contrôle et de pouvoir accordé aux habitants. Ce qui est très loin d’avoir été le cas par ailleurs ces dernières années. Pour ce qui est de « l’aveu d’échec », le rapport Borloo, notamment dans son introduction, a le mérite de l’exprimer clairement. Je pense que tout le monde est d’accord aujourd’hui pour dire que la situation dans laquelle nous sommes a des causes nombreuses, profondes, qui à bien des égards concernent la société française dans son ensemble et pas seulement la banlieue en tant qu’espace urbain ou territorial. A ce titre, nous avions dit il y a quelques années que le terme d’Apartheid était approprié, pour décrire une situation dramatique qui est le résultat d’une politique délibérée, dont est responsable l’ensemble de la classe politique qui se partage le pouvoir d’État. Et là, on va plus loin que le simple aveu d’échec. On peut critiquer ce qui n’a été pas fait, mais aussi ce qui a été fait. En terme de ségrégation, de stigmatisation, de racisme institurionnel… Et donc on peut critiquer, aussi, la Politique de la Ville et son histoire.

LVSL – Dans une tribune récemment parue dans l’Obs, vous enjoignez le président Emmanuel Macron à investir autant dans le bâti que dans les structures d’éducation populaire. Ce serait un élément en rupture avec les plans jusque là mis en oeuvre. Pourquoi cet élément relève-t-il d’une importance aussi fondamentale à vos yeux ?

En faisant cette proposition ambitieuse, « pas un plan de rénovation sans investissement dans l’éducation populaire », on mord le trait volontairement. On le fait non pas pour opposer bâti et humain, mais pour affirmer que ces dimensions sont nécessairement complémentaires. Il est assez désarmant de ne pas lire, dans l’inventaire de la première phase de l’ANRU, les conséquences désastreuses de l’effondrement du maillage socio-éducatif sur de nombreux territoires – effondrement dont l’ANRU n’est pas responsable, mais qu’elle a accompagné.

Abdel Yassine, co-réalisateur de “En attendant Coco”, est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis.

Ces lieux et espaces ont contribué à la socialisation de nombreuses générations, à l’expression artistique, mais aussi à la formulation d’un certain esprit critique et, disons-le, à une forme de politisation. Pour nous, s’attaquer aux lieux d’éducation populaire, dans les quartiers comme ailleurs, c’est s’attaquer aux lieux de construction collective de la critique à l’égard de la société dans laquelle nous vivons. Comme nous avons déjà pu l’exprimer, nous défendons le soutien public à l’Éducation Populaire, qui affirmait au sortir de la guerre et du régime de Vichy le caractère salutaire de l’existence de contre-pouvoirs dans la société.

En tant qu’élus locaux, nous pouvons témoigner des milles manières qu’ont les acteurs associatifs de constituer un contre-pouvoir face à une société violente et inégalitaire. Nous n’avons pas peur de dire ce sont tous ces petits contre-pouvoirs qui « sauvent » notre société, tous les jours. A l’échelle de nos territoires, nous disons souvent aux associations qu’elles font de l’Éducation Populaire sans le revendiquer. Il y a clairement, aujourd’hui, une reformulation nécessaire de l’Éducation Populaire, que ses acteurs « traditionnels » (MJC, Centres Sociaux…) souhaitent accompagner. Mais pour cela, il faut assurer les moyens d’existence des structures existantes. De ce point de vue, la volonté de mettre fin à l’absurdité absolue des « appels à projet » pour revenir à des moyens de fonctionnement est assurément l’aspect le plus satisfaisant du rapport. C’est aussi la preuve que la consultation dans la rédaction du rapport a été réelle, même si le périmètre de celle-ci aurait pu, aurait dû être plus large.

LVSL – Dans un des programmes pour « faire revenir la République » dans les banlieues, Jean-Louis Borloo fait état d’un « repli identitaire et communautaire » des quartiers en difficulté. Est-ce que vous partagez ce constat ? Au-delà de l’aspect un peu polémique de la formulation, comment expliquez-vous ce phénomène de ghettoïsation des banlieues marqué à la fois par l’abandon des services publics et la mise à l’écart par rapport aux poumons économiques que sont les métropoles ?

Oui, malheureusement le rapport n’échappe pas à ces expressions douteuses, qui semblent malheureusement des sortes de « passages obligés » dès que sont évoqués les quartiers populaires. Ce qui est particulièrement insupportable, c’est que ce discours a été porté ces dernières années par des gens qui prétendaient « connaître la banlieue », « tenir un discours de vérité », etc. Manuel Valls a été la caricature de ce discours de stigmatisation d’une grande violence, qui repose sur une pseudo-légimité. On en a vraiment morflé dans la période post-attentats, qui a été d’une très grande violence contre les quartiers, alors que partout en France des collectifs prenaient des initiatives pour faire du vivre ensemble dans cette période où tout le monde en avait besoin. Qui a valorisé cela d’un point de vue politique ? Dans de nombreuses villes, des collectifs qui s’organisaient politiquement ont subi cette accusation de communautarisme, arme efficace pour délégitimer une démarche politique. Aux municipales, mais aussi aux législatives sur la 1ère circonscritpion de l’Essonne !

Le phénomène de « repli » ne peut se penser qu’à la lumière de la société dans laquelle nous vivons : de ses dynamiques d’exclusion, de ses frontières physiques et symboliques. On ne lutte pas contre le repli en criant plus fort « revenez dans la République ! », mais en travaillant à étendre le champ de la République et de ses droits. Là, il y a en effet un énorme travail en terme d’investissements concrets pour rendre la société plus « inclusive » – Éducation, Transports, Accès à l’emploi -, mais aussi en terme de réflexion et de reformulation d’un projet de société qui laisse sa place à tout le monde. Voilà pourquoi la question des discriminations est centrale et ne peut pas être minimisée. C’est justement en la traitant qu’on sort de la dynamique victimaire et qu’on construit quelque chose de positif. On revient au lien entre action politique et éducation populaire. Le levier pour agir, c’est le pouvoir des habitants. C’est ce qu’on essaye de mettre en pratique depuis des années, à partir de notre expérience, en assumant le lien entre dynamiques locales et politique nationale. C’est sur cette base que nous lançons à la rentrée une campagne nationale, avec des maires de banlieue, deux députés insoumis et communiste, et des acteurs associatifs de toute la France. Vous allez en entendre parler : l’idée est de montrer la créativité politique qui existe à l’échelle des territoires, « hors des radars », y compris de ceux du rapport Borloo. On n’invente rien, on continue en partie ce que d’autres générations travaillent depuis les années 80. Pour nous, la meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique.

LVSL – Dans cette tribune, vous soutenez que la parole du terrain est confisquée au profit de rapports très médiatiques, comme celui de Jean-Louis Borloo. Votre film “En attendant Coco” raconte le difficile cheminement de personnalités issues de quartiers populaires qui décident de s’engager dans la vie politique. Quelle formes prend ce processus d’invisibilisation des acteurs populaires urbains ?

En attendant coco, réalisé par Abdel Yassine et Ulysse Rabaté

Nous ne disons pas vraiment cela. Il est assez contre-productif d’opposer « la parole du terrain » à d’autres. En tant que militants depuis de nombreuses années, aujourd’hui élus, nous affirmons que les choses sont plus complexes, et que d’où qu’on soit, on sera toujours accusé d’être « trop », ou « pas assez » proche du terrain. Après notre tribune dans l’Obs, il nous a été reproché d’être trop en opposition à l’égard du rapport… Ce qui n’est pas du tout le cas ! Mais dès qu’il s’agit des quartiers populaires, toute critique est forcément vue du point de vue d’un clivage entre « le terrain » et « les institutions ». Ce qui est à mon sens un moyen de discréditer notre parole politique. Nous sommes proches d’élus et d’associatifs consultés par J.L. Borloo dans le cadre de ce rapport, et nous reconnaissons nombre de ses aspects positifs. Son propos général va à l’encontre de beaucoup de discours de stigmatisation qu’on entend au quotidien sur la banlieue. En tant qu’élus de villes de banlieue, en prise avec ces questions au quotidien, il serait irresponsable de s’y opposer frontalement ! En revanche, nous assumons de pointer fortement du doigt l’absence de recul critique à l’égard de la première phase de l’ANRU, qui est aussi une invisibilisation de nombreuses prises de position d’acteurs des quartiers depuis 15 ans. Depuis l’ANRU 1, depuis les révoltes de 2005, avec les premières démolitions, il y a toute une histoire politique, faite d’expériences électorales, de mobilisations, de propositions qui sont complètement invisibles dans ce rapport. Ce n’est pas un phénomène nouveau que l’invisibilisation de cette histoire politique et militante. C’est en partie ce dont parle notre film « En attendant Coco », réalisé en 2015 pour les 10 ans des émeutes : les expériences politiques existent, posent la question du rapport des quartiers populaires et des institutions, mais pas seulement. Elles posent aussi la question, comme partout ailleurs dans la société, du pouvoir dans nos sociétés contemporaines, du lien entre l’individuel et le collectif. Autant d’aspects qui sont souvent refusés aux acteurs politiques issus des quartiers parce que, comme disait Bourdieu, « la domination est aussi et surtout de refuser la complexité ».

Donc l’idée n’est pas de tirer à boulet rouge sur le rapport Borloo, mais de prendre nos responsabilités et d’en pointer les limites évidentes, qui s’expliquent aussi par la nature de la commande que constitue ce rapport, ses protagonistes, son agenda politique etc. De la même manière : comment un rapport sur la Banlieue peut-il, dans la France de 2018, se permettre d’évoquer si peu, voire pas du tout, des sujets aussi présents par ailleurs que ceux du racisme institutionnel, des discriminations et des violences policières ? Ce silence est caricatural, et n’aide pas à la légitimité de ce rapport.

LVSL – Vous avez été le suppléant de Farida Amrani lors des élections législatives à Evry. La victoire vous a échappé de peu face à Manuel Valls. On a beaucoup parlé de la méthode Alinsky et des caravanes insoumises. Au sein de la France Insoumise, comment pensez-vous l’engagement des milieux populaires et leur pérénité ? Par quels moyens pensez-vous attirez des électeurs qui ont un comportement structurellement abstentionniste ? 

Ulysse Rabaté – Oui, on est pas passés loin en effet… J’en profite pour rappeler que même si la vie politique, la vie en général ont repris leur cours, notre plainte pour fraude court toujours concernant ce qui s’est passé lors du second tour. Si nous sommes passés si près face à un ancien Premier Ministre, c’est que nous avons fait le pari de l’addition de la dynamique nationale en faveur de la France Insoumise et de notre ancrage local. J’étais déjà candidat contre Valls en 2012. Farida et moi sommes conseillers municipaux et engagés localement depuis plusieurs années. Je crois davantage dans cet ancrage, les combats gagnés ou perdus dans nos villes, la constitution patiente de réseaux divers… Plutôt que dans des caravanes insoumises qui viendraient prêcher la bonne parole ou la bonne manière de s’engager. Aux Tarterêts, à Corbeil-Essonnes, lors des démolitions, l’Amicale des locataires du quartier n’a pas attendu une caravane pour transformer la colère en action politique, et exiger les meilleures conditions pour le relogement de familles qui, pour beaucoup, avaient payé en loyers accumulés le double de la valeur de l’appartement qu’ils occupaient. A l’époque (celle de l’ANRU 1 d’ailleurs !), c’est plutôt moi qui ai appris au contact de ces dirigeants associatifs. Ce que je veux dire par là, c’est que les années de politique locale apprennent aussi l’humilité face à la question de l’engagement.

Farida Amrani et Ulysse Rabaté

A Corbeil-Essonnes, le combat contre la corruption et le clientélisme du système Dassault m’a aussi fait appréhender plus lucidement les contradictions qu’une société inégalitaire génère à l’égard de l’engagement politique. On vit une période d’effondrement et de recomposition. L’état de la gauche « traditionnelle » le montre : le projet collectif d’une société alternative au capitalisme est un chantier dont nous ne sommes peut-être qu’au début, et tout ce qui est perdu « au global » nous rend moins convaincant à l’échelle locale. Comme nous avons pu l’écrire au sujet du système Dassault : plutôt que des lendemains qui ne chantent jamais, pourquoi je ne prendrais pas une enveloppe du milliardaire ? A l’inverse, quand une brèche s’ouvre, comme lors de la présidentielle de 2017, et que certaines conditions sont réunies, il y a un effet de ciseaux. Les potentiels sont immenses : c’est ce qu’on a vécu lors des dernières élections législatives où nous faisons 50 % à Evry et 60 % à Corbeil-Essonnes, voire 70 % dans certains quartiers populaires.

Bref. Le travail est considérable. Mais pour vous répondre, disons qu’il s’agit moins d’ « attirer » que d’ouvrir des espaces politiques, parfois durables, parfois ponctuels, et d’apporter notre contribution au pot commun d’un projet collectif plus crédible. Et comme je n’ai pas la formule pour me démultiplier, qu’il y a la vie aussi, je compte aussi sur ce qui se passe « hors de nous-mêmes », et tout ce qui s’invente ailleurs… Y compris chez les abstentionnistes ! (rire).

LVSL – Vous pointez le fait que la banlieue est plus présente que jamais dans le paysage culturel, pour le meilleur et parfois pour le pire. Comment regardez-vous ce passage du rap dans la culture dominante ? Est-ce un phénomène de mainstreamisation du rap comme cela a pu être le cas pour le jazz ?

Effectivement, nous avons voulu souligner une injustice. La banlieue est devenu un sujet à la mode et beaucoup, avec les motivations les plus diverses qui soient, tirent profit de ce qui ressemble parfois à une esthétique marketing. Soyons clairs : nous ne sommes pas là pour dire qu’untel n’a pas le droit de s’emparer de ce sujet, qu’un autre devrait le traiter autrement… On a en revanche notre avis sur ce que véhiculent certaines productions artistiques, au cinéma par exemple : pourquoi l’omniprésence de fantasmes sur la violence, pourquoi le misérabilisme qui se transforme en stigmatisation, pourquoi l’absence de politique ? Notre ami Djigui Diarra, jeune comédien réalisateur issu de Grigny et passé par la FEMIS, a publié ces derniers jours un très beau texte sur son profil facebook qui décrit cet enfermement esthétique, produit d’institutions qui reproduisent dans la production cinématographique un enfermement politique et social. Il termine celui-ci en affirmant qu’il faut « accepter de vouloir raconter des histoires avec sincérité sans pour autant modifier à tout-va quand une personne ou un organisme trouve que cette histoire n’est pas assez clichée ». En tant qu’élus de villes de banlieue, on considère qu’on est à notre place en donnant notre avis sur la question. Un film, un livre, agit sur la réalité. En reproduisant des clichés on agit sur la réalité. Pour le dire crûment : on ne fait pas son beurre sur la banlieue impunément, il y a une responsabilité. D’autant plus quand connaît les difficultés à faire financer des projets lorsqu’on est aux périphéries du financement de la culture… Comme dirait le collectif Allez tous vous faire enfilmer : « Dans le Cinéma français monter un dossier de financement pour un film comme le nôtre, c’est pire que de monter sur un braquo ». Nous sommes nous-mêmes en train de monter le projet de la suite d’ « En attendant Coco »… C’est une galère, on sent bien que raconter l’histoire du militantisme associatif dans un quartier HLM est loin de passionner les financeurs.

Concernant le rap, c’est plus compliqué. Beaucoup disent qu’on vit une sorte d’âge d’or du rap français, dont une des données est l’appropriation par la culture dominante de cette musique longtemps à la marge et stigmatisée. C’est vrai qu’il y a un côté presque scotchant, jouissif aussi, d’entendre PNL et Niska, diamants de la 1ère circonscription de l’Essonne (rire), tourner en boucle dans les soirées parisiennes. Le succès du rap fait du bien à cette culture, ne serait-ce que par l’émergence et l’expression qu’elle permet pour tant d’artistes issus des quartiers. Il y a une vraie émulation, des jeunes qui viennent de nulle part peuvent cartonner du jour au lendemain sur YouTube avec un bon son et un beau clip. Ce mode de diffusion garantit une forme d’indépendance et sur ce plan, PNL fait figure de modèle. L’esthétique du rap, d’un point de vue vestimentaire par exemple, est plus présente que jamais. La société française redécouvre un pan de son histoire culturelle. Elle découvre aussi peut-être à quel point les quartiers sont des lieux de modernité. Tout cela est positif. Est-ce que le rap, dans cette dynamique, a perdu sa dimension militante ? Ce qui est sûr, c’est que la revendication a changé de forme. Évidemment, on peut être nostalgique, mais demander au rap de « redevenir militant », c’est aussi incantatoire que de demander à Zidane de revenir sur le terrain. De ce point de vue, le rap ressemble beaucoup à la politique : les mots d’ordre et les injonctions à la mobilisation ont perdu en crédit. L’appel à s’engager se fait moins présent, ou bien sous d’autres formes, moins traditionnelles, moins explicites, moins dans les slogans. Mais regardez, quand Kery James écrit sa « Lettre à la République », le succès est immédiat. La revendication politique fait toujours partie de l’ADN du rap. Evidemment, nous, avec notre sensibilité, on peut regretter qu’un certain discours « perce » plus qu’un autre, que des artistes plus politiques (ce terme n’engage que nous) comme Médine, Fik’s Niavo ou Dosseh ne soient pas reconnus à leur juste valeur en termes de ventes. Mais beaucoup de choses de qualité, avec un vrai discours, « cartonnent » aussi, comme Fianso par exemple.

Quant à la mainstreamisation… Pour ceux qui ont vécu cette époque, ce débat existait déjà à la fin des années 80. Très rares sont les rappeurs qui depuis 30 ans n’ont pas été accusés de trahir la culture. En tout cas, les mieux placés pour en parler sont les artistes, pas les politiques ! On pourrait en parler des heures. Et ce qui est sûr, c’est que le fait que le rap « intéresse » aujourd’hui la culture dominante et ses médias a l’immense avantage d’enfin donner la parole aux concernés, et de dépasser le traitement catastrophique des années 90-2000. Par contre, là où on est offensifs dans notre tribune, c’est toujours sur cette question des moyens, des lieux et des métiers pour le développement social et culturel à l’échelle des quartiers et des territoires. Plutôt que le débat sur la mainstreamisation, on veut mettre la lumière sur la mainmise de l’industrie – sur cette culture comme sur d’autres, et là on revient à la réflexion de tout à l’heure sur le cinéma et la production -, et ses conséquences en terme de contenu politique, mais surtout sur le paradoxe assez insupportable d’une culture encensée dans les fanzines d’un côté, et d’une politique destructrice à l’encontre des quartiers dont cette même culture est issue. Là, on pointe un enjeu politique et, de ce point de vue, oui, on aimerait que les artistes s’engagent davantage. Mais pour le coup, cette frustration ne concerne pas que le rap et les rappeurs-euses : au contraire, si on prend un peu de recul, ces artistes sont sur ce plan là au-dessus de la moyenne. Bref, demandons des gages politiques à tout le monde !

C’est bien de terminer l’entretien sur ce sujet. Comme disent nos amis de l’association d’éducation populaire tunisienne ACTK (Association pour le Cinéma et le Théâtre du Kef), que nous avons invités à Fleury-Mérogis au mois de mars dernier : « pas de révolution sans révolution culturelle ! ». On revendique ce combat, de là où nous sommes. C’est à la fois un pari et une identité politique.

“Les insoumis, c’est mon plan B” – Entretien avec Raphaël Enthoven

©Vincent Plagniol pour LVSL

Raphaël Enthoven est enseignant, philosophe et animateur de chronique radio sur Europe 1. Il est notamment très présent sur Twitter. Nous avons voulu l’interroger sur sa critique des abstentionnistes, sur le populisme, et sur ses polémiques récurrentes avec la France insoumise. Cet entretien était aussi l’occasion d’aborder la republication de Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline et l’émergence de la question des Fake News.


 

LVSL – En 2015, vous avez qualifié les abstentionnistes de «  fainéants et d’ingrats », « de gagne-petit  » et « de malhonnêtes », qui « brandissent la nullité des politiques opportunément pour justifier leur flemme », d’« irresponsables », d’« enfants gâtés » et de «  snobs » qui ont « une tellement haute opinion de [leur] propre opinion » qu’ils auraient « l’impression de la souiller en la mêlant à la tourbe des autres ». En clair, «  leur comportement ne renseigne pas sur la nullité des élus, mais sur celle des électeurs ». En 2017, vous avez ajouté que l’abstention des électeurs de Jean-Luc Mélenchon cachait une proximité avec les thèses du Front National. L’abstention, à forte composante populaire, n’est-elle pas plutôt le signe d’un dysfonctionnement de notre système démocratique, d’une perte de confiance quasi totale du peuple envers ses représentants ?

J’ai d’abord traité les abstentionnistes de « snobs ». Plus que des fainéants, des nuls, des ingrats, des nazes, des mauvais citoyens qui nous donnent des leçons de citoyenneté, j’y vois des snobs, c’est-à-dire des gens qui se font une si haute opinion de leur opinion qu’ils ne supporteraient pas de la voir mêlée à la tourbe des autres, ils auraient l’impression de la souiller en la mêlant à d’autres opinions que les leurs. C’est une sorte d’absolutisme citoyen, ou d’absolutisme civique, qui est en réalité à mon avis l’alibi de quelque chose de beaucoup plus simple : la flemme, le refus de considérer que la moitié de quelque chose vaut mieux que la totalité de rien. C’est au fond le paradoxe de l’abstentionniste : il ne fait rien parce qu’il veut tout changer. À cet égard il me semble, moi qui ne suis pas politique et n’ai aucun suffrage à briguer, qui n’ai pas besoin de flatter les gens pour qu’ils votent pour moi, que l’un des problèmes démocratiques n’est pas seulement la faiblesse des représentants ou l’incurie des représentants, mais aussi le fait qu’un régime démocratique, puisqu’il brigue le suffrage des gens, est fondé à flatter les gens et par conséquent à ne pas leur dire leur fait. En l’occurrence, il fallait leur dire leur fait : c’est un geste nul de s’abstenir, parce que c’est un geste qui se vit comme un engagement, un dégagement qui se vit comme un engagement.

Chez les Insoumis, on pousse l’abstentionnisme jusqu’à s’abstenir de poser les questions qui fâchent : dans l’entre-deux tours, les Insoumis ont lancé une grande consultation de leurs militants sur internet pour leur permettre de s’exprimer sur leur choix au second tour. Le sondage proposait trois possibilités : vote blanc, abstention, ou Emmanuel Macron. Or il y en avait une quatrième : Marine le Pen. Cependant, partant du principe que les Insoumis ne voteraient pas Marine le Pen, les concepteurs de cette vaste consultation démocratique ont préféré gagner du temps et ne pas leur poser la question – tout ça au nom d’un approfondissement de la démocratie. Je n’arrive pas à digérer une telle mauvaise foi. Les Insoumis partagent avec le Front National des positions quasiment communes sur l’OTAN, Shenghen, la Syrie, la Russie, l’Europe, la retraite à soixante ans, le protectionnisme, l’usage du référendum, le dégagisme, la haine des médiacrates et des oligarques, l’ambition d’être les candidats “du peuple”, le rejet des traités de libre-échange, etc. Mais qu’importe ! Le FN, c’est le Diable, donc nos militants ne s’y tromperont pas… à quoi bon leur poser la question ? Quand Jean-Marie Le Pen est arrivé en finale en 2002, Jean-Luc Mélenchon a présenté le vote au second tour comme un devoir républicain malgré la nausée d’un bulletin « Chirac ». Si le même homme, quinze ans plus tard, alors que Marine Le Pen est en finale, pousse la mauvaise foi jusqu’à exclure la possibilité même du vote FN dans la « grande consultation » qu’il a offerte à ses militants, c’est qu’en lui-même, l’ombre portée d’une haine antique pour le diable frontiste recouvre encore, un peu, l’inavouable constat d’une parenté profonde avec l’essentiel de son projet. Bref, qui se ressemble s’abstient. Autre point : vous avez dit que la majorité des abstentionnistes vient des milieux populaires. C’est possible. Mais ça n’en fait pas moins de l’abstention un choix. Dont la responsabilité incombe à celui qui choisit de ne pas choisir.

 

LVSL – Vous identifiez dans beaucoup de vos analyses un clivage libéraux-souverainistes. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde ce clivage ? En quoi peut-il s’articuler avec certaines fractures sociales, entre classes moyennes aisées et classes populaires ?

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

En peu de mots : cette analyse me vient de 1992, à l’époque du traité de Maastricht, et du spectacle qu’a constitué pour un citoyen de 16 ans le fait de voir Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers à la même tribune. C’était surréaliste ! La rencontre, chère à Lautréamont, d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ! En réalité, c’était l’aurore d’une réalité politique nouvelle, dont le curseur ne serait ni la sociologie ni l’adhésion ou le refus à la loi du marché, mais l’Europe. Les partis politiques ont mis un temps fou à s’adapter à cette altération des paradigmes qui justifiait que Philippe de Villiers et Jean-Pierre Chevènement fussent sinon sur la même tribune, du moins dans le même camp. Ce paradigme nouveau qui oppose libéraux et souverainistes – à l’époque « européens » et « nationalistes » –a mis 25 ans à s’installer dans le paysage politique français, et a été ratifié, à mon sens, par la victoire de Macron, qu’on a tort de combattre, à mon avis, avec les outils hérités de l’ancien clivage. Macron est d’un autre métal que les ennemis traditionnels de Mélenchon ou de Wauquiez. Qu’ils visent à droite, à gauche, au centre, ils se trompent de cible. Macron aura un adversaire à sa mesure le jour où un(e) politique sera en mesure d’incarner une autre Europe.

Vous évoquez dans vos questions les couches populaires, qui seraient négligées par le diagnostic que je porte sur l’asbtention. C’est faux. Que le dénuement soit propice à l’abstention, nul ne le nie, qu’il y ait des causes objectives au désengagement, c’est certain. Que les gens qui ont le sentiment d’être abandonnés ne prennent pas la peine de déposer un bulletin dans l’urne, c’est l’évidence. Mais encore une fois, ça n’enlève rien au fait que l’abstention demeure un choix. L’opinion n’est pas seulement la fille du niveau de vie. Les humains pensent plus loin que ce qu’ils éprouvent. Pour le pire, ça donne des gens arrogants qui parlent de ce qu’ils ignorent. Pour le meilleur, ça donne des gens libres qui pensent au-delà du simple calcul de leur intérêt. Quoi qu’il en soit, on peut penser malgré ce qu’on vit, et pas seulement comme on vit.

 

LVSL – La sociologie ne fournit donc pas une explication pertinente du vote ?

Si. Une explication. Or, on ne dit pas grand-chose de quelque chose quand on se contente de l’expliquer. Et les centaines d’études qui démontreront (à juste titre) que la participation au vote dépend du niveau de vie seraient toutes bien en peine d’entrer dans les raisons intimes qui portent un électeur, un jour, à ne pas se déplacer pour voter. L’insigne faiblesse d’une certaine façon de pratiquer la sociologie ne vient pas de ses diagnostics (qui sont souvent pertinents, étayés, éclairants) mais du sentiment que ses diagnostics contiennent l’alpha et l’oméga d’un phénomène, alors qu’ils en manquent l’essentiel, je veux dire : la singularité. Le réel est d’une étoffe dont les mouffles du sociologue peinent à saisir la finesse, en particulier quand il prétend saturer l’horizon du vrai et bascule, par idéologie, dans le déni. Quand le sociologue Geoffroy de Lagasnerie prend la défense des incendiaires qui ont mis le feu à une voiture de police quai de Clichy, il invoque une « séquence politique » (comprenant les « lois Valls » et les « violences policières ») dont la totalité serait masquée par les images de violences diffusées en boucle sur BFMTV… Or, c’est lui, à l’inverse, qui tente (vainement) de recouvrir ces images (dont la violence dessert son discours) en les recouvrant d’un écran de fumée qu’il appelle « séquence politique » ! Cette façon de penser, qui écrase les perceptions sous l’idée qu’il convient de se faire du monde porte un nom : le théorisme. Et la sociologie (comme la philo) en est souvent l’ancillaire.

 

LVSL – Vous aviez critiqué la vision du peuple défendue par Inigo Errejon dans l’entretien que celui-ci nous a accordé – critique qui résonne avec votre chronique « Qu’est-ce qu’un candidat du peuple ? » transcrite dans votre ouvrage « Morales provisoires » (« le rêve du candidat du peuple, c’est toujours le pouvoir absolu »). Les mouvements “populistes de gauche” européens, qui s’appuient sur les travaux des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, expriment la volonté de “construire un peuple” non essentialiste en posant une frontière politique entre “ceux d’en haut” et “ceux d’en bas”. Pouvez-vous revenir sur vos critiques ?

Je trouve que l’expression de « populisme de gauche » constitue à la fois un oxymore et un aveu. Un oxymore, dans la mesure où le populisme n’est pas un contenu de pensée, mais une façon de présenter ses idées comme la seule émanation du « peuple », tout en donnant à ce mot le sens et l’étendue qui conviennent aux idées qu’on défend. Le populisme, c’est la tentative d’annexion du peuple tout entier par une partie de lui-même, représentée par quelqu’un qui dit parler au nom de tous.

Or, quel aveu, quand on sait cela, qu’un « populisme de gauche » ! Le populisme est né le jour où un morceau du peuple (qu’on appelle « la masse ») s’est pris pour le peuple tout entier et s’est donné un leader charismatique pour porter cette vérité, au prix des libertés individuelles. Parler d’un « populisme de gauche », colorer le populisme, c’est reconnaître qu’on n’a pas la même idée du peuple qu’un autre « candidat du peuple », et que le « peuple » qu’on prétend incarner n’est, par conséquent, que l’usurpateur temporaire de ce titre.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Mais tout le monde n’est-il pas « populiste » aujourd’hui ?

En tout cas, le populisme existe depuis que Marx a présenté comme condition de l’émancipation la formation « d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce ce n’est pas une injustice particulière qu’on lui fait subir, mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique, mais seulement du titre humain… » Autrement dit, le jour où le prolétariat s’est pris pour l’humanité, une partie du peuple s’est donné le droit de se prendre pour le peuple tout entier. Ce geste est indéfiniment reproduit depuis, que ce soit (tout récemment) par Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen et même, dans une moindre mesure, Emmanuel Macron.

 

LVSL – On peut le considérer comme une revendication d’universel…

Ce n’est pas une revendication d’universel. C’est un viol de l’universel par la majorité (et encore). C’est la confusion du peuple et de la masse. C’est un peuple métonymique. Or, il est important d’en parler, car sous l’abstraite captation de l’idée de peuple par une portion du peuple (qui serait plus fondée qu’une autre à l’incarner), il y a l’idée que la loi peut ne pas être la même pour tous selon l’endroit du peuple où nous nous situons. Quand Jean-luc Mélenchon s’indigne que les salariés d’Air France soient punis pour avoir arraché la chemise de leur DRH, il demande que la loi ne soit pas la même pour tous. Ce qui laisse entendre que ce n’est pas par esprit républicain qu’il réclame une santion exemplaire pour les puissants qui échappent à la loi, mais par haine des riches. Comme toujours, chez Mélenchon, le masque républicain est partiellement recouvert par le rictus marxiste. De la même manière, quand les Insoumis de Tours envoient à cinquante « journalistes » « en vue » (dont Cyril Hanouna ou Thierry Ardisson) des questions que posent d’ordinaire le fisc et la police, (Rémunération, différentes activités, statut des employés, montant des prestations en cas de conférences, et surtout opinion politique), ils n’adressent pas un questionnaire, mais un interrogatoire. Si une entreprise, par exemple, s’aventurait à ficher les opinions politiques de ses salariés, les insoumis seraient vent debout (et ils auraient raison) ! Or, ce droit que les Insoumis reconnaissent au commun des salariés, ils le dénient aux journalistes « en vue », comme ils disent. La loi est la même pour tous, sauf pour ceux dont, en les sortant du droit commun, les Insoumis laissent entendre qu’ils sont déjà hors-la-loi. Le simple fait que le « questionnaire » ne soit adressé qu’à une cinquantaine de personnes triées sur le volet (selon les critères des expéditeurs) est une façon de présenter immédiatement ces 50 destinataires comme suspects… Vous qui recevez cette lettre, vous êtes sous l’œil du peuple qui vous soupçonne à bon droit de le trahir et de formater son esprit au profit du pouvoir en place. Voilà ce que ça veut dire.

 

LVSL – Mais n’est-ce pas le propre de la politique que de créer un clivage, un conflit entre un « nous » et un « eux » ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « politique ». C’est une politique très pauvre, à mon avis, qui prend un tel clivage, puisqu’elle culmine en chien de faïence, avec un « nous » face à un « eux ». « Nous » face à « eux » : la légitimité de notre contenu ne vient pas de nos arguments, mais de la légitimité sociale qui est la nôtre. « Nous » face à « eux » s’opposent comme deux conceptions primitives de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de la conviction. Il y aurait d’un côté les gens dont la conviction est si pure et si noble qu’elle les dédouane des conséquences de leurs actes, et de l’autre côté, les gens qui brandiraient la responsabilité pour en fait faire passer en douce un ordre social défavorable aux classes populaires. C’est une conception très réductrice du binôme de Max Weber. Il n’y a pas d’éthique de conviction qui ne soit frangée, bordée par l’éthique de responsabilité, et inversement. Autrement dit, ce qu’on croit opposé comme deux positions morales – ou une position morale et une qui refuse de l’être – est en réalité beaucoup plus mélangé que ça. Le « nous » face à « eux » est trop commode. Je ne connais pas de « nous », je ne connais pas de « eux ». Je connais une nation, un peuple, riche de ses disparités, riche de ses différences, et dont les institutions ont pour objet de ménager, en droit, la possibilité d’une discussion qui ne soit pas un procès d’intention, c’est-à-dire qui ne soit pas immédiatement réduite à l’origine ethnique ou socio-culturelle du débatteur.

 

LVSL – Mais dans l’action même des débatteurs politiques, n’y a-t-il pas systématiquement l’expression d’un clivage ? Gauche-droite, nous-eux, Macron et les réformateurs contre le système qui a failli, Fillon contre le bloc médiatico-judiciaire, etc… N’est-ce pas une permanence du politique ?

J’ai tendance à penser que les bons politiques déconstruisent les clivages. Construire un clivage, ce n’est pas créer de la contradiction ou de la dialectique dans une société, c’est créer de l’opposition.  C’est aussi créer un sentiment de savoir ; quand vous construisez un clivage, vous êtes vous-même le légat d’une vérité absolue, qui vous vient simplement du fait que vous appartenez à une partie du peuple, et qu’en conséquence comme il y a un « nous » derrière vous, vous êtes le porte-parole d’une vérité face à la vérité d’en face. Tout cela culmine dans un dialogue de sourds.

La grande politique n’est pas dans l’édification des clivages mais dans leur résolution, ou plus exactement dans la complication des clivages par la possibilité d’entendre un autre argumentaire que le sien. Je ne vois pas de meilleure politique que celle qui fait droit, qui célèbre et qui porte au pinacle l’opinion qui n’est pas la sienne, tout en lui frappant loyalement au visage – ou disons au-dessus de la ceinture. On perd cela dans la construction de clivages et leur fondation sociologique.

 

LVSL – A la fin de votre ouvrage, vous remerciez Jean-Luc Mélenchon, non sans malice, pour vous avoir « offert tellement de sujets ». Au-delà des critiques que vous lui adressez dans votre livre (où vous le rapprochez, notamment, de la figure de Pierre Poujade) et dans vos chroniques, quel regard portez-vous sur son rôle lors de l’année politique écoulée ? Quelles ont été ses réussites, où a-t-il achoppé ?

Raphaël Enthoven pour LVSL ©Vincent Plagniol

Il y a de la malice, bien sûr. Mais il y a d’abord de la tendresse. Et surtout, de la reconnaissance ! La raison pour laquelle je parle tant de Jean-Luc Mélenchon (et encore, je me retiens) n’est pas à situer dans une haine quelconque ou je ne sais quelle obsession malsaine pour le leader charismatique de la France Insoumise. En fait, c’est beaucoup moins romanesque que ça… Le travail du chroniqueur quotidien est un boulot harassant, qui vous impose, chaque jour, non pas de trouver un sujet, mais d’être trouvé par un sujet. Les bonnes chroniques ne sont jamais celles qu’on fabrique, comme un artisan, pièce par pièce, laborieusement. Les bonnes chroniques coulent de source. Quand l’idée vous en vient, vous n’avez plus qu’à recopier. Or, ce genre de miracles (qui embellissent les journées) n’arrivent pas tous les jours. La plupart du temps, le chroniqueur cherche péniblement un thème qui le laisse un peu moins froid que les autres, et quand c’est vraiment la misère, il va sur Wikipédia ou sur Hérodote.com pour savoir si, d’aventure, il y a quelques décades, un truc un peu marrant n’aurait pas eu lieu ce jour-là… Et quand je n’ai vraiment rien trouvé, qu’il est 17h et que l’heure du bain des enfants arrive à grands pas, il me reste toujours, comme un kit de survie, un diamant dans le bras, un plan B toujours dispo, le blog de Jean-Luc Mélenchon ! Et là, c’est merveilleux. En deux secondes, Manuel Valls est un « nazi », Fidel Castro est un grand homme, le drapeau européen est un drapeau intégriste, Poutine est innocent, les médias sont des salauds, Cazeneuve est un assassin… C’est la caverne de Jean-Luc ! Je me promène au milieu de ces sujets possibles, disponibles, marrants, fous, avec la volupté (que j’imagine incalculable) d’un consommateur millionnaire dans les travées de la grande épicerie du Bon Marché. Les gens disent : « vous êtes obsédé par les Insoumis ». Ce n’est pas vrai : les Insoumis, c’est mon plan B.

La différence entre la plupart des insoumis et moi, c’est que, personnellement, Jean-Luc Mélenchon ne m’a jamais déçu. Il a toujours été à la hauteur de mes attentes. Ses outrances, son verbe, son sans-gêne, sa démagogie et sa maladresse produisent des paradoxes comme s’il en pleuvait. J’ajoute à cela qu’il est l’homme le moins susceptible du monde : je l’ai attaqué peut-être 25 fois à une heure de grande écoute sur Europe 1, et il ne m’a jamais répondu. Grâces lui en soient rendues. Comme sa valeur, sa prudence est rare.

Cela dit, je voudrais revenir sur le parallèle avec Poujade. Jean-Luc Mélenchon arrive à l’Assemblée, et entre autres perles dit (sic) « je vais lui apprendre, au matheux, les contrats de travail », parlant de Cédric Villani, lequel a dirigé l’Institut Henri Poincaré et vu passer, à ce titre, une foule de contrats de travail pendant plusieurs années… Au-delà de l’anecdote, il est intéressant de relire les « mythologies » que Roland Barthes consacre à Poujade (voir « Poujade et les intellectuels ») ; il analyse la dénonciation de l’aspect mathématique des intellectuels – leur prétendue déshumanisation par la mathématique. Le paradoxe de cette déshumanisation par la mathématique chez l’intellectuel que Poujade critique parce que lui, contrairement aux intellos qui font les géomètres, a les pieds sur terre, le paradoxe c’est qu’avoir les pieds sur terre, c’est célébrer, dit Barthes, un monde de computation homogène, un monde exclusivement de chiffres. On retrouve cette double tendance propre à Poujade : célébrer la chaleur du petit commerce, et en même temps rappeler que pour un bon commerçant, un sou est un sou. Ces deux dimensions du poujadiste français dans les années 1950, on les retrouve quand on a soudain quelqu’un qui au nom de la réalité même, s’en prend à un mathématicien, et considère un peu comme Poujade évaluait « l’intello » qui plane au-dessus de la difficulté du monde, que ce n’est pas de sa faute s’il ne comprend rien : il faut lui apprendre la vie. Qu’on soit Poujade ou Mélenchon (c’est pareil), l’ennemi, c’est la tête. C’est l’organe du calcul. Chez Poujade, l’hypertrophie de la tête était le signe d’une nature anémiée (à l’image de Mendes France, « fichu comme une bouteille de Vichy »). La tête est de trop. Trop large, trop grosse, incommode… Mieux vaut l’enlever, ou s’en passer. Comme dit la reine des cartes dans Alice, sans voir qu’elle pousse le cri de ralliement des démagogues : « qu’on leur coupe la tête ! ». Chez Mélenchon, c’est autre chose. Pour Jean-Luc Mélenchon, l’intellectuel est trop léger, trop loin des réalités de la vie. De la bouteille de Vichy, on est passé au schtroumpf volant que ses camarades attachent à une corde et gavent de briques pour éviter qu’il ne décolle.

Je termine ici avec Jean-Luc Mélenchon, parce que je pourrais rester des heures sur ce personnage merveilleux. J’ai vraiment pour lui une affection sincère et une profonde admiration devant l’ingénuité de ses paradoxes. L’une des choses les plus intéressantes avec Jean-Luc Mélenchon, c’est l’apparence de franchise avec laquelle il ne sort jamais de l’ambiguïté. Je n’en donnerais que trois exemples, pour l’agrément de vos lecteurs.

Quand Fidel Castro est mort, le Caudillo Mélenchon a fait un discours en Franpagnol, au lyrisme délirant (« Fidel, Fidel, l’épée de Bolivar marche dans le ciel ! »), traitant au passage tous ceux qui étaient moins tristes que lui de « traîtres », d’imposteurs, de bourgeois etc. Très bien. Restent quelques questions anecdotiques : comment le partisan du pluralisme (qu’est Jean-Luc Mélenchon, jusqu’à nouvel ordre) peut-il vanter un système de parti unique ? Comment le militant d’une presse libérée de toute influence peut-il glorifier un pays dont les habitants n’ont eu accès qu’à un seul journal pendant soixante ans ? Comment l’homme qui tient l’emploi du 49.3 pour un coup de force peut-il pleurer l’homme qui a privé son peuple d’élections libres, et faisait assassiner ses opposants ? En un mot, comment peut-on revendiquer l’insoumission comme programme politique tout en s’inclinant devant celui qui a réduit son propre peuple en esclavage ? D’où vient le double discours de Mélenchon, impitoyable avec les injustices de notre démocratie, mais étonnamment indulgent avec les crimes de la dictature cubaine ? La réponse que propose Mélenchon est toute métaphysique. De même qu’aux yeux de Leibniz, les tragédies humaines ne sont pas vues comme des tragédies mais des étapes nécessaires à l’accomplissement du meilleur des mondes possibles, de même, aux yeux de Mélenchon, les crimes de Fidel Castro ne sont que les étapes nécessaires au succès de la lutte anticapitaliste dont il reste le symbole. Au fond, le crime est soluble dans l’espérance, comme le réel est soluble dans le rêve… « Voir le mal, c’est mal voir » disent les Leibniziens. C’est commode.

Sur Assad, c’est encore mieux ; Jean-Luc Mélenchon a dit dans une revue de presse, à l’époque des bombardements sur Alep, que lorsque « qui que ce soit » bombarde, c’était « condamnable ». Il y avait 99,98% de chances qu’il s’agisse d’Assad mais il n’a pas voulu le préciser : le nom d’Assad n’a même pas été prononcé. Il s’est contenté de dire que « qui que ce soit » – si ça se trouve, ce sont les méchants Américains – derrière les bombardements, il faut le condamner. C’est ce mélange de franchise et d’implicite qui me fascine. Moi, Jean-Luc, je vous parle cash mais je ne me mouille pas… Excellent.

Le sommet de l’ambiguïté étant atteint dans l’entre-deux tours, quand Mélenchon explique aux gens (pendant 32 minutes) que « pour clarifier le débat », il ne va pas leur dire pour qui il va voter. J’adore ! L’amertume, chez Mélenchon, est si manifeste… Même quand on souhaite ardemment sa défaite, on a envie de l’embrasser au lendemain de l’échec, tant il porte soudain le visage de l’enfant digne qui, les lèvres tremblantes, dit « même pas mal ! » aux parents dont il reçoit la fessée.

En un mot, Vladimir Jankélévitch a dit : « on peut très bien vivre sans philosophie, mais moins bien ». Eh bien, pour un chroniqueur, on peut très bien vivre sans Jean-Luc Mélenchon mais moins bien.

 

Récemment, vous avez engagé une polémique avec Alexis Corbière autour de la réédition de Bagatelle pour un massacre. Vous critiquez régulièrement les lois mémorielles. Au delà de ces exemples, les sociétés occidentales tournent autour du débat sur la liberté d’expression. Certains considèrent que vous confondez liberté et licence et qu’en adoptant une approche conséquentialiste, on peut justifier l’opposition à la réédition d’écrits antisémites. Qu’en pensez-vous ? Vous opposez-vous à toute limitation légale de la liberté d’expression ?

Le conséquentialisme n’est pas un bon avocat de l’interdiction de ces livres. Dire que la lecture de Céline aurait pour effet de produire du nazisme dans l’opinion publique me semble prêter à ces textes une puissance qu’ils n’ont pas du tout. En amont de la polémique que j’ai eue avec Alexis Corbière sur les pamphlets de Céline, j’avais eu la même polémique contre Jean-Luc Mélenchon à l’époque de la réédition de Mein Kampf (la différence réside dans le fait que Corbière, mieux élevé ou plus susceptible, me répond, lui, contrairement à JLM !). Jean-Luc Mélenchon était hostile à sa réédition chez Fayard avec un appareil critique, et faisait valoir que Mein Kampf, qui avait convaincu des tas de gens d’être nazis, risquait d’en convaincre d’autres… Passons sur le fait que Mein Kampf est aujourd’hui accessible en deux clics, dans des versions douteuses et dépourvues d’appareil critique. Ce qui est paradoxal dans la prise de position de Mélenchon, c’est qu’à l’occasion du débat sur ce texte, il déploie une lecture anti-marxiste de l’histoire. La lecture marxiste de l’histoire – très sommairement, car elle est pleine de raffinements et de subtilités – indexe l’émergence du phénomène nazi sur la misère sociale, sur les tensions sociales, sur un prolétariat qui n’est pas écouté par une bourgeoisie déclinante… Or, tout ça est vrai : la République de Weimar porte une lourde responsabilité dans la montée du nazisme. Mais qu’en est-il, alors, de la liberté de choix ? A quel moment un individu est-il responsable de l’adhésion délibérée à une idéologie mortifère ? Comment expliquer que tous ceux qui ont connu la misère ne soient pas devenus nazis ? Dans les années 1930, Alain était le premier à s’opposer aux marxistes en rappelant que le nazisme était aussi un choix – ce débat rappelle celui qui oppose, aujourd’hui, à la culture de l’excuse le discours selon lequel ce n’est pas seulement la misère ni l’inculture qui produisent Daech, mais aussi l’adhésion volontaire à une pensée haineuse. Ce débat-là était fondamental, puisqu’il posait la question de la responsabilité des votants, au fond, dans l’arrivée du nazisme. Or, quand Mélenchon déclare que Mein Kampf peut convaincre les gens d’aller vers le nazisme, il fait droit à une lecture non marxiste de l’histoire, à une lecture responsabilisante… Il en a le droit, mais alors ça signifie que, selon lui, on ne peut pas indexer le choix du nazisme ou du fondamentalisme sur la misère sociale… Une autre ambiguïté du Prince de l’ambiguïté.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

Sur les lois mémorielles, j’ai changé d’avis – comme sur l’interdiction des spectacles. J’ai commencé par expliquer (avec des arabesques de khâgneux) qu’il n’était pas attentatoire à la liberté que l’Etat nous dise ce qu’il était bon de considérer comme un génocide ou pas, que c’était au contraire une condition de la liberté, et que l’importance de l’enjeu justifiait que l’Etat sortît de son rôle pour dire le Vrai… En un sens, c’est vrai. En un autre ça ne fonctionne pas : il n’appartient pas à l’Etat de contenir l’histoire. Je ne peux pas à la fois m’opposer à l’idée d’un roman national vendu par François Fillon pendant la campagne, à l’idée que toute erreur dans l’existence commence par le sentiment de détenir la vérité, et approuver le fait que l’Etat légifère sur de tels sujets. Il y a là une tension interne ; le premier que j’ai vu saisi par cette tension était Patrick Devedjian : le libéral en lui est totalement hostile aux lois mémorielles, mais l’Arménien ne supporterait pas qu’on supprimât les lois reconnaissant le génocide arménien. Il le reconnaissait lui-même. J’aime cette contradiction et je porte d’une certaine façon la même… et je ne sais pas quoi en faire. J’imagine que c’est une richesse.

Maintenant, sur les pamphlets. Il faut n’avoir pas lu ces pamphlets, comme il faut n’avoir pas lu Mein Kampf pour leur prêter la moindre force de conviction. Le taré qui, lisant les pamphlets de Céline, se dit : « mais bon sang, bien sûr, je suis antisémite, vive l’antisémitisme, j’ai toujours détesté les Juifs sans le savoir ! », celui-là détestait les Juifs avant de lire Céline. Deuxième chose : ces pamphlets sont écrits non pas dans le style du Voyage au bout de la nuit mais dans le style de Mort à crédit. Céline est arrivé dans cette phase d’écriture où il multiplie les points de suspension : ça rend ces pamphlets extrêmement difficiles à lire, très complexes. Ce sont des délires sertis dans des points de suspension. Après, historiquement c’est intéressant : Céline est le légat d’un antisémitisme tout à fait singulier, qui prend pour cible les Juifs et les « Nègres ». On le découvre dans les travaux de Taguieff sur l’antisémitisme de Céline ; il est intéressant de voir que Céline est sur des positions qui sont, d’un point de vue scientifique, celles de Georges Montandon [médecin et théoricien du racisme proche de Céline] : c’est l’idée que le Juif et le « Nègre » c’est un peu la même chose, la même race pourrie, « latine »… Montandon s’était vécu lui-même comme l’inspirateur d’Hitler, raison pour laquelle on a cru par la suite que Céline avait eu beaucoup d’influence ; on a juste fait grand cas des déclarations délirantes de ce paranoïaque mégalomane qu’était Montandon, qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas. Cependant, ce syncrétisme judéo-négro est intéressant, parce qu’il apparaît dès le Voyage au bout de la nuit ; il y a une seule occurrence dans le Voyage au bout de la nuit, quand il parle de la musique « judéo-négro-bolchévique ». On sent que chez lui, tout ça est lié. On sent que cet homme, déjà antisémite lors de la rédaction du Voyage mais qui cachait son antisémitisme parce qu’il voulait gagner de l’argent avec son livre – un chef-d’oeuvre absolu, l’un des plus grands livres du XXème siècle, sinon le plus grand – n’y laisse affleurer qu’une petite pointe de haine.

Au-delà de ce débat, c’est la question de savoir si la morale (ou le Bien) est fondée à justifier la publication d’un texte. Le Bien, c’est-à-dire l’idée qu’on se fait du Bien, n’autorise pas qu’on modifie les textes, qu’on change la fin de Carmen parce qu’on ne veut pas montrer le meurtre d’une femme (ce qui est un contre-sens tragique sur la pièce elle-même), qu’on interdise de voir la Belle au bois dormant parce qu’il y a un baiser sexiste à la fin, ou bien qu’on se prive de la lecture des pamphlets de Céline (qui sont parfaitement accessibles en ligne sans appareil critique) au nom du fait qu’ils seraient susceptibles de convaincre les gens. C’est prendre les gens pour des cons que de croire qu’ils peuvent être convaincus par ces textes. C’est fonctionner comme Rousseau qui dans sa Lettre sur les spectacles dit à d’Alembert qu’il veut interdire les spectacles (il pensait notamment à Phèdre) « qui montrent des forfaits que le peuple ne devrait pas supposer possible ». Quand j’entends Alexis Corbière dire que les gens n’ont pas les moyens de lire ces pamphlets que lui, prof de lettres, a lus, je trouve qu’il est aux antipodes de l’ambition démocratique qui est la sienne.

 

LVSL – Cette polémique ne trouve-t-elle pas son prolongement dans la volonté d’Emmanuel Macron de faire voter une loi contre les fake news ? N’est-ce pas là un autre versant de cette dérive qui conduirait l’Etat à traiter non plus du domaine de la légalité mais à s’arroger le monopole de la distinction du vrai et du faux ?

Merci de cette bonne question. Je crois que c’est différent ; je veux le penser, si je me trompe je serai le premier à le dire et à le reconnaître. Je veux penser que c’est différent sur un point. Alexis Corbière (il est intéressant de suivre son cheminement, il y a quelque chose de cordial et presque chaleureux dans la discussion que l’on peut avoir avec lui) avait pointé cette différence. Il avait déclaré que cette loi sur les fake news portait en elle quelque chose de totalitaire, parce qu’elle donnerait à l’Etat le pouvoir de définir le vrai et le faux. Cela met Emmanuel Macron, au fond, dans la position de Staline ; c’est le législateur qui sait ce qui est le vrai et le faux. C’est une objection très forte sur la question des fake news.

Et pourtant. Il faut travailler la critériologie : qu’est-ce qui fait qu’une fake news est une fake news ? Le lecteur de Montaigne que je suis retient d’un des chapitres de ses Essais que (c’est une phrase de Montaigne) « autant peut faire le sot, celui qui dit vrai que celui qui dit faux ». Je prends un exemple très simple : quand Marine le Pen dit à Emmanuel Macron : « j’espère que l’on ne va pas découvrir que vous avez un compte offshore aux Bahamas », elle dit peut-être quelque chose de techniquement vrai. Rien n’empêche que Macron, comme Cahuzac, ait créé un compte quelque part où il ait caché son argent, après tout ! En tout cas, nous n’avons pas la preuve que c’est faux. En revanche, ce qu’on peut démontrer, c’est que c’est une information qui a été prélevée à l’arrache sur un site d’extrême-droite, ourdie par des trolls, un quart d’heure avant le débat de l’entre-deux tours. Les méthodes de captation de l’information que Marine le Pen propose suffisent à disqualifier l’information elle-même quand bien même on ne connaîtrait pas la réponse à la question de savoir si Macron possède, oui ou non, un compte offshore aux Bahamas. La vérité n’est pas un bon critère pour lutter contre les fake news. « Aucune désinformation n’est inoffensive ; se fier à ce qui est faux, produit des conséquences néfastes. » C’est en ces termes que le Pape François est intervenu (sur Twitter) dans le débat mondial sur la question des fake news et les moyens de lutter contre elles… En un sens, c’est parole d’Evangile. Quel allié dans la lutte quotidienne contre la désinformation ! Le Pape en personne, le vicaire du Christ entre dans l’arène et défend la probité journalistique contre les imposteurs qui défigurent l’opinion. C’est une divine surprise (comme dirait l’autre). Le problème, c’est que les moyens qu’il propose non seulement ne sont pas à la hauteur de l’ennemi qu’il pourfend, mais, en vérité, sa démarche est contre-productive.

Les outils dont il dispose dans le combat qu’il veut mener contre les falsificateurs sont à la fois inoffensifs pour l’adversaire et dangereux pour la cause qu’il défend. Que dit le Pape ? « Aucune désinformation n’est inoffensive ». Autrement dit : toute désinformation est nocive. Et sous les rumeurs, sous les calomnies, sous les falsifications, il y a des esprits malins qui oeuvrent contre la vérité. Or, ces propositions sont acceptables par le complotiste, ou l’amateur de fake news imbu lui-même du sentiment de lutter contre la désinformation et les grandes manœuvres des médias dominants qui lancent rumeurs et calomnies pour faire taire les voix dissidentes… Mais le Souverain Pontife précise ensuite sa pensée, en affirmant (sic) que « l’antidote le plus radical au virus du mensonge est de se laisser purifier par la vérité… » Allez dire ça à un complotisteIl vous rira au nez. Pour une raison simple : « se laisser purifier par la vérité », c’est exactement ce qu’il a l’impression de faire en développant sa théorie ! Il ne s’agit pas de dire que le Pape parle le même langage que les falsificateurs. Dieu m’en garde ! Mais de dire que le discours sublime selon lequel c’est l’intime lumière purificatrice de la vérité qui nous rendra clairvoyants et généreux, et nous aidera à séparer le bon grain de l’ivraie… est, à mon avis, récupérable par le discours fétide selon lequel on nous cache tout, les médias nous mentent, les politiques sont tous pourris et, dans ce marais, quelques vaillants citoyens luttent, comme des lumières dans la nuit, au péril de leur réputation, pour la vérité que les puissants dérobent au peuple… Les deux ne disent pas la même chose, évidemment. Mais le 2nd ne voit pas le 1er comme un adversaire… Car l’un et l’autre ont en commun de croire en la lumière de la Vérité. L’un et l’autre cherchent un sens à ce monde, et refusent que les hasards ne soient que des coïncidences. Et comme aucun des deux discours ne se satisfait du réel, l’un et l’autre ont leurs martyrs, qui sont des martyrs de la foi, et que les supplices confortent dans le sentiment d’être dans le vrai. C’est la raison pour laquelle le Pape n’est pas un bon allié, en fait, dans la lutte contre la désinformation, car ces paroles, si sages et saintes soient-elles, sont aussitôt désamorcées par ceux qu’elles visent. C’est aussi la raison pour laquelle brandir la vérité contre la fake news me semble une mauvaise méthode. Parler de rigueur dans la captation de l’information, dans le sourçage de l’information, me semble être possible : une loi sur les fake news se rapproche dans cette perspective d’une loi sur la déontologie journalistique, qui n’est (peut-être) pas si loin de la charte que proposaient les Insoumis.

 

LVSL – N’y a-t-il pas une contradiction entre prêter aux individus une responsabilité comme vous le faites, et soutenir une loi qui leur indiquerait quels sites sont fiables et quels sites ne le sont pas ? N’ont-ils pas aussi la liberté de distinguer les sites fiables des sites non fiables ?

Je suis professeur et je crois profondément à la liberté des individus ; c’est la raison pour laquelle j’enseigne. Mais mon enseignement passe aussi par des recommandations, que je ne vois pas comme des entraves à la liberté de jugement de celui qui les reçoit. Je n’essaie pas de faire passer mon opinion, j’essaie d’inviter chacun à conquérir ou à construire une opinion qui soit vraiment la leur et qui ne soit pas celle qui vient d’un autre : c’est une condition de la liberté. Il n’est pas liberticide de faire valoir des compétences, ou de mettre à profit des compétences, pour indiquer qu’ils seront mieux servis dans tel endroit que dans tel autre. Vous êtes libres (quand vous en avez les moyens) d’aller dans une gargotte ou dans un grand restaurant ; quelqu’un qui sait la différence entre les deux est fondé à vous indiquer la chose ; vous pouvez librement ensuite choisir d’aller à l’un ou l’autre… En un sens, l’élève qui hésite entre la lecture du blog de Mélenchon et celle du Capital de Marx est dans la même situation que le client du restaurant.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Il y a le professeur et la loi. La loi sur les fake news pourrait aller jusqu’à la fermeture de sites…

Je suis contre la fermeture de sites. J’étais même contre la fermeture de sites de désinformation sur l’IVG qui avaient fleuri à une époque ; des sites monstrueux, extrêmement bien faits, disant aux femmes qu’il était important de « prendre leur temps »… jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’avorter. J’étais contre leur interdiction : je voulais qu’un combat se mène à l’horizontale, et que d’autres sites les pointassent comme des sites de désinformation, en expliquant les raisons pour lesquelles ils sont des sites de désinformation. Il n’y a pas de contradiction là-dedans.

Prenons le Décodex, le décodeur du Monde. J’en ai discuté avec Samuel Laurent, et lui ai demandé de quel droit il pouvait labelliser des informations, et qui labellisera le labellisateur. C’est une question terrible et insoluble en démocratie. Qui vous met en situation de donner votre avis ? Qui vous donnera la légitimité de l’opinion que vous portez ? Il avait tout un arsenal de réponses sur les compétences journalistiques, le travail effectué, l’examen des méthodes, la neutralité dans la déconstruction des méthodes qui ne visait pas tel ou tel régime d’opinion, mais qui visait telle ou telle façon de faire. Il y a des éléments de réponse… mais c’est un débat crucial, fondamental : comment lutter contre les fake news sans s’approprier le vrai ? Sur cette question, il faut résister (quand on ne brigue pas les suffrages) à la tentation d’une réponse univoque.

 

LVSL – 3 ans après l’attentat à son encontre, Charlie Hebdo continue de déchaîner les passions. Souvent instrumentalisé, ce journal subversif et athée militant a été érigé en symbole national de la liberté d’expression. Trois ans après, l’expression “je suis Charlie” a -t-elle la même signification ? Comment analysez-vous les conflits qui se sont cristallisés autour de cette formule ?

Il y a un malentendu sur le « Je suis Charlie », parce que ceux qui ne sont pas Charlie font passer le « Je suis Charlie » pour un « j’adhère à Charlie », ou je « m’abonne à Charlie ». Or, ce n’est pas cela qui est en jeu. Il faut inlassablement revenir sur cette arnaque qui consiste à dire « vous êtes Charlie, alors vous approuvez Charlie ». Non. Le dessin de Riss qui représente Aylan [Aylan Kurdi, l’enfant retrouvé mort noyé sur une plage turque en septembre 2015] la tête dans le sable avec une affiche McDo « deux pour le prix d’un », celui qui représente Taubira en singe, même pour se moquer du rassemblement raciste du Front National, ne m’ont pas fait rire. Des tas de choses m’ont fait hurler de rire, d’autres ne m’ont pas fait rire du tout : mais c’est sans conséquence, je reste à jamais Charlie. Le fait d’être Charlie n’est absolument pas soumis à la qualité des dessins que l’on a sous les yeux. Être Charlie, c’est souscrire à ce que le journal représente, et non pas à ce qui est représenté dans le journal. Sur la base d’un malentendu, un tas de gens se disent de bonne foi qu’ils ne sont pas Charlie, et d’autres qui instrumentalisent cette confusion pour faire passer le fait d’être Charlie pour une adhésion à Charlie. Dissiper cette ambiguïté me semble une chose très importante, car c’est ajouter une nuance dans le débat.

Quant aux rassemblements « toujours Charlie », je ne comprends pas pourquoi « toujours Charlie » n’est qu’une opinion parmi les autres. Je ne vois pas comment on peut ne pas être « toujours Charlie » ou « à jamais Charlie »… Je ne comprends pas comment, si l’on postule qu’un citoyen est attaché à sa liberté, si l’on part du principe que l’assassinat de caricaturistes est une entame à la liberté de chacun, on peut ne pas être « toujours Charlie ». Il faut ne pas adhérer à cette idée pour ne pas être « toujours Charlie ». Ou alors il faut vraiment inscrire le « je suis Charlie » dans une ambition idéologique qui remonte aux calendes grecques, qui consisterait à écraser telle ou telle parole, ou à se faire les soutiers de l’islamophobie, pour justifier de n’être pas Charlie… ça n’a aucun sens ! Les gens qui ont voulu interdire la lecture publique de Charb [sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes] montrent juste qu’ils n’ont pas lu son texte. Son texte défend exactement toutes les causes au nom desquelles ils veulent en interdire la lecture.

 

LVLS – Votre présence active sur les réseaux sociaux vous vaut d’être régulièrement interpellé. Vous en avez d’ailleurs tiré un texte « Le Parti Unanime règne en maître sur Twitter et il tue le débat ». Comment conciliez-vous la dictature de l’immédiateté et l’inflation de polémiques générées par Twitter et la prise de distance nécessaire au regard critique du philosophe ou du professeur de philosophie ?

Un mot sur le « Parti Unanime ». Il s’agit, en fait, de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est tyrannique que si le régime qu’elle entend exercer est un régime moral, et non pas un régime légal. Légalement, la majorité ne peut pas être tyrannique, légalement il est normal que la majorité gouverne. La majorité n’est tyrannique que lorsqu’elle veut faire prévaloir le convenable ; c’est en cela que l’on peut parler de tyrannie de la majorité, comme de « politiquement correct ». Le politiquement correct est un art, au nom du débat, qui consiste à faire taire l’opinion qui disconvient. « Tyrannie de la majorité », « politiquement correct », ne sont pas des oxymores, mais au contraire correspondent à une ambition morale très précise. En cela, le « Parti Unanime » n’est pas le parti d’une opinion unique, c’est le parti d’un mode de pensée unique. L’idée de ce Parti Unanime m’est venue quand j’ai pris des distances (trop tôt, d’ailleurs pour être entendu) avec « Balance ton porc » qui me semblait exposer, au nom de la libération de la parole, un risque d’enfermement des individus qui pouvaient être innocents, et mettre dans le même panier dragueurs et prédateurs (Haziza et Weinstein n’ont qu’un seul point commun, qui n’est sûrement pas celui d’être un prédateur sexuel…). Je n’ai pas aimé les amalgames que permettait « balance ton porc ». Je n’ai pas aimé que Nassira El Moaddem (qui dirige le Bondy Blog) s’indignât que Bernard-Henri Lévy dît que Frédéric Haziza n’avait rien à voir avec Harvey Weinstein et qu’elle y vît l’expression du communautarisme… Immonde et infalsifiable procès d’intention, qui donne au sentiment détestable que les juifs se protègent entre eux les contours flatteurs d’une lutte contre le communautarisme. En vérité, le « balance ton porc » me semblait devoir être tempéré par un « dénonce ton porc », et le régime de la justice légale me semblait devoir l’emporter sur les tribunaux populaires. Ce qui est banal.

Mais que j’aie tort ou raison, j’y voyais l’occasion intéressante d’en discuter. Or, c’est exactement ce dont les gens ont peur. Le problème d’une discussion, ce ne sont pas les interlocuteurs, mais ceux qui veulent à tout prix empêcher qu’elle ait lieu. Parmi ces gens figure le sinistre Julien Salingue, animateur de cette petite Pravda égarée dans un monde pluraliste, qu’on appelle Acrimed. Salingue est allé découper et extraire une formule (sur Nafissatou Diallo et DSK) dans un texte que j’avais écrit en 2011 sur l’affaire DSK, dans le seul but de montrer que j’étais aussi raciste que misogyne. C’est une falsification (un texte tronqué) que son auteur présente avec tout l’attirail de la probité philologique. Au scrupule de l’archiviste (qui a dû chercher longtemps) se mêle la désinformation du falsificateur qui tronque un texte en spéculant sur les bons sentiments de ceux qui n’en liront que ce morceau. Quel est le but ? Interdire le débat en disqualifiant l’interlocuteur. Disqualifier l’interlocuteur au mépris de toute rigueur, jeter l’opprobre sur Lui, quitte à perdre soi-même son honneur, pour échapper aux questions qu’il pose. Ainsi fonctionne le Parti Unanime. Mais ce mode de fonctionnement est vieux comme l’envie… Dans Zadig de Voltaire, le héros babylonien compose un jour, sur une tablette, un poème à la gloire du roi ; or, la tablette se brise, et laisse voir le contraire, puisqu’on y lit : « Par les plus grands forfaits, Sur le trône affermi / Dans la paix publique / C’est le seul ennemi ». Le roi pense que ces vers sont dirigés contre lui : Zadig est emprisonné, et l’envieux qui a dérobé la tablette refuse de restituer l’autre moitié. Heureusement, on la retrouve enfin et on recompose la tablette ; les deux derniers vers prennent ainsi un tout autre sens : « Par les plus grands forfaits, j’ai vu troubler la terre. Sur le trône affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre : c’est le seul ennemi qui soit à redouter. » Il s’agit en réalité d’un éloge du roi. Il s’est passé exactement la même chose avec la falsification de mon texte – toutes proportions gardées – par le tenant du Parti Unanime. C’est une falsification de la parole sous couvert d’un examen plus approfondi de cette parole.

Ce qui est intéressant n’est pas mon cas, mais de comprendre à quel point un espace qui se vit comme un espace de dialogue est en réalité un espace de censure dirigée contre une opinion que l’on veut faire taire, car elle ne va pas dans le sens de l’idée qu’une foule se fait de ce qu’il convient de penser. Ce régime qui, sous couvert de certitude, pratique la censure, est extrêmement répandu sur Twitter qui pourtant célèbre la liberté… Or, pour que la liberté ne soit pas un vain mot (mais le risque délibérément assumé par des gens qui ne redoutent ni de se tromper ni de changer d’avis), encore faut-il que les gens soient honnêtes et surtout, courtois. Rien ne manque plus à Twitter que la civilité (dit l’homme qui insulte pêle-mêle tous les abstentionnistes…). Ou le vouvoiement. Car le vouvoiement (qui est un apprentissage de la distance) est peut-être la meilleure façon de conduire d’une opinion qu’on brandit à un argument qu’on propose.