Écogestes ou action collective : pourquoi il ne faut pas choisir

© Arie Wubben

En termes de lutte contre le changement climatique, nos nécessaires changements de comportement individuels ne pourront à eux seuls suffire à atteindre les objectifs de réduction d’émissions fixés par l’Accord de Paris. Au nom de la cohérence, il faut assortir cet engagement à l’échelle personnelle d’un combat politique, collectif et radical. Chiffres à l’appui.


Samedi 5 octobre au soir, en face du centre commercial Italie Deux occupé depuis le matin à l’initiative du mouvement Extinction Rebellion, un gendarme posté à la sortie, harnaché de ses 14 kg d’armure et de lacrymos, se prit au jeu du dialogue avec un petit groupe de sympathisants, et leur tint ce propos :

« Ce que vous faites, bloquer un centre commercial, ça ne sert à rien. Vous ne faites que vous tirer une balle dans le pied. L’important, ce n’est pas d’empêcher de braves gens de consommer et de dépenser leur argent le weekend, c’est d’agir à son échelle. Moi, je trie mes déchets, je composte, j’ai un poulailler. Je me déplace en vélo, je ne prends jamais l’avion, et je fais du covoiturage. Si tout le monde faisait pareil, ça réglerait tout ».

La situation du dialogue a beau être cocasse, cette discussion est emblématique d’un débat plus large. L’action écologique à son échelle est-elle, en effet, suffisante ? Peut-on faire l’économie de revendications plus larges sous prétexte de déjà « faire sa part », de déjà cocher toutes les cases des listes usuelles « d’écogestes du quotidien » ? D’autres, à l’opposé du spectre, s’interrogent : est-ce au fond nécessaire de s’investir outre mesure à son échelle, puisque tout serait finalement la faute du « système », et aux mains de l’État et des entreprises ?

Les « écogestes » comme stratégie de contrôle social ?

En réalité, ce débat est trompeur, puisqu’il oppose deux notions pourtant complémentaires. Dans son essai La Société ingouvernable, le philosophe Grégoire Chamayou explique en quoi les mouvements écologistes et féministes naissants de l’Amérique des années soixante, loin d’opposer action écologique individuelle et collective, considéraient au contraire la première comme partie de la seconde, comme une pièce particulière mais indispensable d’un projet révolutionnaire global.

« Le personnel est politique », disaient-ils. Plus d’un demi-siècle plus tard, cette phrase résonne pour le moins bizarrement, comme si le micro et le macro, l’action individuelle et la transformation collective, avaient fini par se retrouver opposés l’un à l’autre, au point de les présenter aujourd’hui comme foncièrement antinomiques. Aux uns la foi en une écologie éthique, basée sur la responsabilisation individuelle, dont le pari est de pouvoir changer les choses en douceur, par une somme d’actions incrémentales, apolitiques, atomisées. Aux autres, le projet utopique, presque louche, en tout cas réputé vain, d’une transformation collective, radicale et profonde du « système ».

Que s’est-il passé ? Les coupables, d’après Chamayou, sont tout désignés. Certains pouvoirs industriels, tremblant devant la montée en puissance de revendications collectives légitimes sur les questions environnementales, auraient réussi le tour de force de parvenir à dissocier, puis opposer dans l’imaginaire collectif, la réforme des comportements individuels d’une part, et l’engagement politique d’autre part. Ainsi les aspirations collectives au changement ont-elles pu être cantonnées à une poignée d’actions écologiques soigneusement choisies, strictement domestiques, et donc inoffensives. D’où la multiplication des injonctions à trier nos déchets, garer nos SUV à l’ombre l’été pour éviter d’allumer la climatisation, ou éteindre la lumière en sortant de la pièce, tout ceci dans le noble but de « sauver la planète ».

Mise à part la question de l’efficacité intrinsèque de ces actions (voir plus bas), on conviendra que la stratégie consistant à présenter les « petits gestes du quotidien » comme seul horizon d’action possible est diaboliquement efficace dans son dessein de stérilisation de l’action, puisque pourvoyeuse de bonne conscience individuelle, prompte à calmer les angoisses et sentiments de culpabilité écologiques. Ils nous maintiennent dans un état d’affairement (je trie, je recycle, je fabrique ma propre lessive, mon dentifrice, mon savon, j’ai un lombricomposteur, je prends des douches courtes, j’éteins les lumières, je ferme l’eau du robinet en me brossant les dents, etc.) et nous donnent ainsi l’illusion d’agir ; mais non seulement ces actions ne sont pas toutes efficaces d’un point de vue climatique, elles sont aussi, nous dit Chamayou, foncièrement apolitiques. Si nos soifs d’engagement sont assouvies, pourquoi donc exigerions-nous le moindre changement à une échelle plus large ? Mieux vaut culpabiliser nos voisins d’en face qui ne font pas « leur part ».

L’action individuelle est absolument nécessaire…

Même si de telles stratégies de contrôle social par la responsabilisation et la culpabilisation existent et ont effectivement été menées avec succès, nous aurions néanmoins tort de rejeter en bloc l’ensemble de ces “écogestes”. Les changements de comportements individuels sont en eux-mêmes absolument nécessaires dans la transition radicale que requiert l’urgence climatique. Aujourd’hui, tout n’est pas que l’affaire d’un tri des déchets ou de leur recyclage. Au-delà de leurs vertus pédagogiques, certains gestes ont même un impact très fort sur notre empreinte personnelle. Et puis, il est difficile d’envisager une transformation globale sans se changer soi-même. Difficile d’accueillir psychologiquement le monde qui vient sans avoir préparé le terrain à son échelle. Difficile d’envisager les grandes transformations sans avoir démarré son cheminement personnel par les petites.

C’est cette absolue et nécessaire intrication entre combat individuel et combat collectif que tente de montrer, et surtout quantifier, notre étude Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, de l’État et des entreprises face à l’urgence climatique afin de réfuter deux extrêmes : d’une part la tendance à la sur-responsabilisation écrasante et contre-productive des individus, de l’autre les refus désabusés de tout changement de comportement individuel au prétexte de la responsabilité exclusive d’un « système » réputé inatteignable.

Certains « gestes du quotidien » ont un impact réellement significatif sur l’empreinte carbone personnelle. Pour un Français moyen, le simple fait de cesser de manger de la viande participe par exemple à réduire son empreinte de 10%. Bannir l’avion est le levier le plus important pour quiconque le prend déjà (mais, comme c’est loin d’être le cas de l’ensemble de la population, ce levier n’est pas si grand en moyenne, comme on le voit dans le graphique plus bas). Privilégier le vélo à la voiture sur les trajets courts, développer le covoiturage, opter pour un mode de consommation sobre et local sont d’autres exemples d’actions à fort potentiel. Au total, en mettant en œuvre toute la liste d’actions considérées dans l’étude (qui n’a pas la prétention d’être exhaustive, puisque certains leviers fondamentaux et parfaitement atteignables à l’échelle individuelle, comme davantage de sobriété dans les transports, y sont absents), on peut prétendre réduire directement son empreinte de 25% en moyenne, ce qui est considérable. Et même jusqu’à -45%, si l’on met aussi en œuvre certains leviers requérant un investissement financier, comme la rénovation énergétique de son logement, le choix d’une énergie décarbonée pour son chauffage, ou l’achat d’un véhicule bas carbone.

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Réductions de CO2 induites par les gestes individuels sur une empreinte carbone personnelle moyenne. © Carbone 4

…mais elle n’est pas suffisante

Or, pour parvenir aux niveaux requis par l’Accord de Paris, rappelons que l’empreinte carbone des Français doit passer de 11 tonnes de CO2 équivalent par an… à seulement 2 tonnes en 2050. Soit une baisse de 80%. Notre calcul montre donc qu’avec toute la volonté du monde, il est illusoire de penser pouvoir aligner sa propre empreinte avec un niveau compatible avec un réchauffement inférieur à 2°C au moyen exclusif du changement de comportements à l’échelle individuelle. Les écogestes du quotidien sont absolument nécessaires, et aussi largement insuffisants pour espérer atteindre la neutralité carbone de la France en 2050.

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Pour respecter l’Accord de Paris, l’empreinte carbone moyenne des Français doit passer de 11 à 2 tCO2eq d’ici à 2050. © Carbone 4

Le constat est encore plus modeste lorsque nous considérons que cet homo ethicus, ce citoyen censé se transformer lui-même vers un optimum écologico-moral en agissant sur tous les leviers individuels disponibles à son échelle, est bien loin de constituer la majorité de la population. Le sociologue Stéphane La Branche estime plutôt à un cinquième la proportion de Français « moteurs » sur les questions de climat (c’est-à-dire, ceux qui ont le capital à la fois économique et culturel pour pouvoir, et vouloir, agir). Le reste de la population serait composé de trois cinquièmes de « variables » et d’un dernier cinquième de « réfractaires ». L’impressionnant -45% maximum atteignable à l’échelle individuelle se transformerait en un pâlot -20% de baisse en moyenne, une fois prises en compte les disparités dans les velléités personnelles de changement à l’échelle de la population entière.

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En comptant sur un engagement modéré de la population (20% de “moteurs”, 60% de “variables”, 20% de “réfractaires”), environ le quart de l’effort à faire serait atteint par le biais des gestes individuels volontaires.

Tout ce que cela veut dire, c’est qu’il est vraisemblable que nous ne parviendrons pas à engendrer un effet d’entraînement suffisant en ne misant que sur les bonnes volontés individuelles. Et que même si tout le monde s’y mettait, “toutes choses égales par ailleurs” (c’est-à-dire sans considérer les changements systémiques qu’induirait l’adoption mainstream de tous ces petits gestes, comme par exemple les effets sur le système agricole d’un passage au tout-végétarien par tous les Français), cela ne représenterait que la moitié de l’effort à faire.

L’omniprésence d’un système sociotechnique accro aux énergies fossiles

Pourquoi ? Parce qu’en deux siècles (depuis la révolution industrielle), nous avons bâti un environnement social et technique reposant sur la promesse d’une énergie fossile abondante et bon marché, sans contreparties suffisamment négatives qui demanderaient de nous limiter délibérément. Une part substantielle de nos émissions est ainsi déterminée par le système « sociotechnique » dont nous faisons tous partie. Les équipements et les infrastructures du pays – ou leur absence – sont le résultat de choix politiques passés ; ils sont énergivores en eux-mêmes. Installer un thermostat chez soi, ou baisser la température en hiver quitte à enfiler un pull-over, sont des actions extrêmement utiles et « rentables » ; mais tant qu’un investissement ne viendra pas remplacer une chaudière individuelle, celle-ci fonctionnera toujours au gaz ou au fioul. Tant que la copropriété n’aura pas investi dans le raccordement à un réseau de chaleur urbain (à supposer que ce soit techniquement possible), le logement restera dépendant de la solution de chauffage de l’immeuble ou du réseau de gaz. Pour décarboner nos économies, l’action individuelle est certes une partie de la réponse, mais elle ne peut suffire à atteindre les baisses nécessaires. Et n’oublions pas que seule une part très limitée de la population a le loisir de mettre en application ces changements de comportement. Pouvons-nous vraiment demander aux populations périurbaines de troquer leur diesel pour un vélo, alors que la décision de les reléguer hors des villes reposait justement sur le pari de la généralisation du tout-voiture ?

Le reste de l’effort pour parvenir au niveau de l’Accord de Paris, c’est-à-dire la moitié de la réduction à fournir (ou les trois quarts, en fonction de l’optimisme de l’hypothèse de changement volontaire des comportements individuels), ne pourra advenir sans le concours de l’État, en tant que régulateur, législateur, investisseur, négociateur d’accords commerciaux ou agent macroéconomique. Les pistes d’action et de revendication à son égard sont innombrables : fléchage des investissements dans les filières bas carbone au détriment des actifs fossiles, développement des incitations publiques adéquates pour financer les investissements à l’échelle des ménages cités plus haut, lancement d’un grand plan de rénovation thermique des bâtiments, réflexions sur notre rapport à la voiture et aux protéines carnées, lutte contre l’artificialisation des sols, définition de nouveaux indicateurs de prospérité, renégociation ou sortie d’accords commerciaux jugés incompatibles avec l’urgence climatique, régénération des sols et des zones humides pour augmenter les puits de carbone naturels…

Et bien entendu, les entreprises ont elles aussi la responsabilité de décarboner massivement leurs propres activités et leur chaîne de valeur. Ces chantiers ne sauraient se réduire à une politique de “petits pas” : seule l’inclusion de la question du climat au cœur-même de la stratégie des entreprises leur donnerait la grille de lecture nécessaire pour agir à la hauteur des enjeux. Des chantiers plus larges, comme leur rapport à la croissance, la propriété des moyens de production, ou encore l’autogestion et le partage du pouvoir au sein de l’entreprise doivent être ouverts.

Réconcilier action individuelle et revendication collective

« Faire sa part » est donc absolument indispensable ; c’est une condition non-négociable de l’atteinte des objectifs climatiques, du succès de nos cheminements personnels sur la question environnementale, de la crédibilité d’un engagement plus large. Mais il faut savoir à quoi s’en tenir ; certains gestes sont puissants en eux-mêmes, d’autres n’ont pour eux que le mérite de nous soulager en nous donnant un sentiment de cohérence. Aussi peu flatteur que ce soit pour nos egos, l’action individuelle n’est, en moyenne, pas suffisante.

Que faire, alors ? Malgré les apparences, nous pouvons lire ce résultat comme une très bonne nouvelle, un message d’espoir galvanisant : c’est l’occasion de prendre conscience que nos transformations personnelles appellent à être assorties d’une vision politique. Que rien ne pourra être achevé sans une transformation fondamentale des structures de nos sociétés. En somme, que la radicalité est du côté de la rationalité.

Quoi qu’ils fassent à leur échelle, les individus resteront dépendants de structures carbonées et énergivores. Conclusion : sans un changement majeur de nos structures énergétiques et techniques, sans un questionnement global sur nos processus de production, sur la structure de nos inégalités, sur notre rapport à la croissance, le processus sera incomplet. C’est tous ensemble, et pas seulement chacun chez soi, que devra être mené le combat pour passer à un niveau supérieur d’action. « Les individus ont le pouvoir de tout changer » ; oui, à condition d’appliquer cette devise sur les bons objets, au-delà de la sphère strictement privée et consumériste. Le “système” qu’il s’agit de transformer n’est pas une entité froide et écrasante échappant à tout contrôle : nous avons collectivement prise sur lui. Pour ne citer qu’elles, les actions de désobéissance civile qui montent en puissance aujourd’hui semblent indiquer un chemin prometteur dans leur capacité de faire pression sur certains verrous politiques et économiques.

L’action collective, la vision systémique, sont seules capables de montrer qu’il ne s’agit pas seulement de décarboner nos sociétés et nos économies. Une France neutre en carbone peut être tout aussi injuste, inégalitaire et prédatrice que l’actuelle. Pas de salut sans remettre entièrement sur la table les principes d’exploitation sur lesquels sont basés nos systèmes socio-économiques, sans traiter de front questions sociales et écologiques, sans revisiter entièrement notre rapport au monde.

Comme l’écrivait Hervé Kempf dans Reporterre en mars dernier : « soyons cohérents, soyons radicaux ». Ayons une conscience lucide de la grande puissance – et des nécessaires limites – de nos changements de comportement sur la transformation du monde. Et ce pour mieux se convaincre de la nécessité de les assortir d’un combat politique, d’« écogestes » dans l’implication collective, afin d’engager un changement radical et profond du système dans lequel nous vivons.

 

NB : Le contenu de cet article n’engage que son auteur, et non la société à laquelle il est rattaché.

De la COP1 à la COP24 : une histoire d’avancées et de renoncements

Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, lors de la COP24 de Katowice (2018), photo © Vincent Plagniol pour Le Vent se Lève

Katowice  accueille  la  24ème édition de la Conference Of the Parties, ou COP24. Historiquement, certaines COP ont plus particulièrement marqué les esprits, comme la COP3 qui a vu naître le protocole de Kyoto en 1997, ou plus récemment la COP21 avec la mise en place de l’accord de Paris sur le climat. Mais alors, qu’en est-il des autres COP, comment sont nées ces conférences annuelles internationales et que peut on retenir de ces évolutions?


Des premières inquiétudes environnementales à la naissance de la COP

Les premières inquiétudes collectives en matière d’environnement se cristallisent en 1972, avec l’organisation par l’ONU du premier Sommet de la Terre à Stockholm. Alors que partout ailleurs en Europe, les thématiques écologiques n’en sont qu’à leur balbutiement, la Suède s’est déjà largement investie dans la voie du développement durable. Les discussions s’engagent sans réelle action concrète.

Ce n’est qu’au troisième Sommet de la Terre à Rio en 1992 que les consciences s’éveillent. 182 États sont présents pour débatte de l’avenir de la planète, c’est un record. La déclaration de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement, qui souligne entre autre la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre, est signée. Les pays présents s’accordent sur une définition officielle du développement durable et sur la mise en place de nouveaux accords multilatéraux. À travers la signature de la convention, les États s’engagent à se rassembler chaque année en compagnie d’acteurs non gouvernementaux (citoyens, ONG, entreprises…) pour poursuivre les débats et engager collectivement de nouvelles politiques communes en matière de développement durable. Ainsi naît la COP.

Trois ans plus tard, en 1995, la première COP voit le jour à Berlin. Des objectifs chiffrés en matière d’émissions de gaz à effet de serre sont assignés à chaque pays, sans véritable cadre contraignant. Parallèlement, le GIEC (Groupe d’Expert Intergouvernementale sur l’Evolution du Climat) publie son deuxième rapport d’évaluation et souligne que  « des preuves suggèrent une influence détectable de l’activité humaine sur le climat planétaire ». Ce rapport se retrouve par la suite au cœur des négociations, et amorce la mise en place du protocole de Kyoto.

Le protocole de Kyoto, un premier grand pas, une réussite à demi-teinte

Ce n’est qu’en 1997 à Kyoto que la COP connaît un tournant. Pour la première fois, un protocole contraignant encadre les émissions de CO2 et s’appuie sur des données chiffrées. Les pays signataires s’engagent à réduire d’au moins 5,2% les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle planétaire d’ici à 2020, avec la naissance de « permis d’émissions » qui donne lieu à un véritable marché. Le principe de « responsabilités communes mais différenciées » opère une différenciation entre les pays en voie de développement et les pays industrialisés de façon à en adapter les objectifs. Le protocole de Kyoto n’entre en vigueur qu’en 2002, suite à la 55ème signature et l’assurance que l’ensemble des pays représentent au moins 55% des émissions de gaz à effet de serre. Il est officiellement ratifié en 2005, lors de la COP11 de Montréal. Opposés à la présence d’un cadre contraignant, les États-Unis, alors émetteurs de 20% des émissions, refusent l’accord et proposent une alternative baptisée “Asia-Pacific Partnership for Clean development and Climate” regroupant l’Australie, la Chine, l’Inde et la Corée du Sud, qui vise à mettre en place des politiques de réduction des émissions sans contraintes juridiques.

Entre 1998 et 2012, les COP de l’après- Kyoto tendent d’une part à négocier et à mettre en place les directives engagées à Kyoto, dont les systèmes d’observation, et d’autre part, à partir de 2005,  à organiser la relance du protocole en 2012. Le Canada, la Russie et le Japon refusent de signer ce deuxième engagement, dénonçant l’absence des États-Unis et de la Chine, les deux principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre. L’Europe signe l’accord de manière symbolique, les pays signataires ne représentent plus que 15% des émissions à l’échelle mondiale. Pour le premier accord à visée contraignante, il s’agit donc d’un progrès à demi-teinte.

La COP15, avec l’accord de Copenhague, s’accorde sur une limitation du réchauffement climatique à 2 degrés. Les États-Unis sont parallèlement toujours sur la réserve. En 2011 à l’occasion de la COP17, les accords de Durban se donnent pour objectif l’adoption d’un nouvel accord universel en 2015, l’accord de Paris. Des groupes de travail sont mis en place.

L’accord de Paris, un moment historique

De 2012 à 2015, les COP s’organisent autour de la mise en application des directives de Kyoto et la préparation de l’accord de 2015.

En 2015, la COP21 regroupe 195 pays, tous signataires de l’accord, y compris les États-Unis de Barack Obama qui rejoignent la communauté internationale. Il est considéré comme un moment «historique » en matière de politique environnementale puisqu’il est le premier accord universel sur le climat, et le texte le plus largement signé dans l’histoire de l’humanité. Seuls la Syrie, en pleine guerre civile, et le Nicaragua, qui estime l’accord insuffisant, restent à l’écart. L’accord entre en vigueur en novembre 2016, mais un an plus tard, alors que la Syrie appose sa signature, les États-Unis sous Donald Trump se retirent, refusant les contraintes imposées par cet engagement.

La volonté de contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2 degrés, voire de le limiter à 1,5 degrés d’ici à 2100, est entérinée. Les pays sont sommés de publier sur le site des Nations-Unis leurs objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). La France s’est ainsi engagée à réduire de 40% ses émissions d’ici à 2030. Sont aussi évoqués l’abandon progressif des énergies fossiles et la neutralité carbone.

Et après ?

Si l’accord de Paris a défini les grands principes de la nouvelle gouvernance internationale en matière de climat, les COP22 et 23 étaient chargées d’en discuter les définitions et les modalités d’application. La COP24 de Katowice s’inscrit dans cette lignée, et doit aboutir à une mise en place opérationnelle des engagements et à une définition précise des financements relatifs au climat, incluant l’assistance internationale aux victimes des changements climatiques. Surtout, l’enjeu est de s’accorder sur la mise en place de mesures contraignantes, laissées en désuétude depuis le protocole de Kyoto. Deux ans et demi après l’accord de Paris, aucun pays ne s’est encore aligné sur les objectifs fixés. Les progrès à faire sont encore considérables, et au vu des résultats, l’efficacité de ces conférences internationales est de plus en plus remise en question.

Aperçu des 24 COP, de 1995 à 2018

Année    COP      Ville, Pays
1995      COP1     Berlin , Allemagne
1996      COP2     Genève, Suisse
1997      COP3     Kyoto, Japon
1998      COP4     Buenos Aire, Argentine
1999      COP5     Bonn     Allemagne
2000      COP6     La Hague, Pays-Bas
2001      COP6     Bonn, Allemagne
2001      COP7     Marrakech, Maroc
2002      COP8     New Delhi, Inde
2003      COP9     Milan    Italie
2004      COP10  Buenos Aires, Argentine
2005      COP11  Montréal, Canada
2006      COP12  Nairobi, Kenya
2007      COP13  Bali, Indonésie
2008      COP14  Poznań, Pologne
2009      COP15  Copenhague, Danemark
2010      COP16  Cancún, Mexique
2011      COP17  Durban, Afrique du Sud
2012      COP18  Doha, Qatar
2013      COP19  Varsovie, Pologne
2014      COP20  Lima, Pérou
2015      COP21  Paris, France
2016      COP22  Marrakech, Maroc
2017       COP23  Bonn, Allemagne
2018       COP24  Katowice, Pologne

 

 

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.