Quelles nouvelles de la Grande muraille verte ? Entretien avec Chérif Ndianor

Chérif Ndianor préside le Conseil de surveillance de l’Agence nationale de la Grande muraille verte au Sénégal. Nous l’avions premièrement rencontré pendant la COP24 puis ressollicité lors de son passage à Paris, car nous souhaitions qu’il nous en dise plus sur ce plan de reboisement pharaonique censé arrêter l’avancée du désert, et donc stabiliser les populations sahéliennes. Ce projet écologique d’une ambition sans précédent avait fait couler beaucoup d’encre lors de la COP21, suscitant beaucoup d’espoir pour un continent touché de plein fouet par le changement climatique. Le Sénégal est le pays qui, sur les 11 concernés par le projet, a le plus avancé dans les plantations. Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain et où en sont ces travaux ?


 

LVSL : On a beaucoup entendu parler de l’immense projet de la Grande muraille verte ici en France, surtout à l’occasion de la COP21. Depuis, nous n’avons pas eu beaucoup de nouvelles. Pouvez-vous premièrement nous expliquer ce qu’est la Grande muraille verte, et dans quel contexte le projet est apparu ?

Chérif Ndianor : La Grande muraille verte est un projet qui est né d’un constat : l’avancée du désert est liée à la déforestation et au changement climatique. Au 7ème sommet de conférence des chefs d’États de la zone saharo-saharienne, en 2005, l’idée de créer une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert a été émise pour la première fois. Le projet concerne 11 pays et vise à créer une ceinture verte, de Dakar à Djibouti (7 000 km de long). Le Burkina Faso, l’Erythrée, l’Éthiopie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et Djibouti sont concernés par le tracé. Pour le Sénégal, le projet s’étend sur 545 km de long, 15 km de large et concerne trois régions : Louga, Matam et Tambacounda.

5 ans plus tard, le 17 juin 2010, l’agence panafricaine pour la Grande muraille verte a été créée à Ndjamena au Tchad. Elle est désormais basée en Mauritanie, mais dès 2008 déjà le Sénégal a créé sa propre agence nationale (décret 2008-1521 du 31 décembre 2008) et a commencé ses activités.

LVSL : On sait que l’Algérie de Boumédiène, dans les années 70, a été la première à évoquer un projet d’un barrage vert pour éviter la désertification saharienne qui menaçait les fertiles portes de l’Atlas. Était-ce une inspiration ?

Chérif Ndianor : Oui, on peut parler de cette idée algérienne, mais beaucoup d’autres théoriciens ont évoqué des projets de barrière verte pour endiguer le désert. La Chine qui lutte contre l’avancée du désert de Gobi est une vraie source d’inspiration. Mais l’idée est venue aussi d’un sentiment de nécessité des États concernés, qui finalement les a poussés à créer cette agence panafricaine pour vraiment lutter contre l’avancée du désert et la pauvreté dans cette zone.

LVSL : Qu’est-ce que la Grande muraille verte permettrait sur le plan environnemental, sur le plan climatique et sur le plan social ? Dans un contexte de changement climatique où la désertification avance vite au Sahel, est-il vraiment possible de gagner cette bataille et d’inverser la tendance à la désertification ? Est-ce que la muraille suffira ?

Oui, je pense que la Grande muraille verte peut suffire à inverser cette tendance-là. Ce qu’elle permettrait au niveau environnemental, c’est surtout d’encourager la conservation, la restauration et la valorisation de la biodiversité, mais aussi la durabilité de l’exploitation de la terre.

Au niveau climatique, nous participons à la séquestration de carbone dans les végétaux et dans les sols. Grâce au partenariat avec l’Observatoire Hommes-Milieux (O.H.M) et le CNRS, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) a été mise à contribution pour travailler sur des méthodes de calculs pour comprendre le potentiel de séquestration par hectare planté.

L’impact social est déterminant. L’acacia que nous plantons fournit aussi de la gomme arabique qui peut également être valorisée donc génère des revenus pour la population locale. L’acacia Sénégal produit un fruit qu’on appelle chez nous le « soump », qui est commercialisé et dont les vertus médicinales sont connues.

Nous mettons en place des « jardins polyvalents villageois » (JPV) gérés par des femmes, qui permettent de produire des fruits et des légumes dans une zone pourtant très aride. Outre une amélioration de l’alimentation, de la nutrition et donc de la santé, ces femmes à travers leur organisation en groupements en tirent des revenus non négligeables.

Nous pensons vraiment que l’on peut gagner cette bataille avec un appui financier plus conséquent, et je pense qu’on va y arriver aussi. Ce projet la demande aussi beaucoup de ressources et c’est pour cette raison que nous sollicitons davantage le soutien et l’appui de nouveaux partenaires techniques et financiers.

LVSL : En Chine, la Grande muraille verte pour lutter contre l’avancée du désert de Gobi a provoqué des assèchements ponctuels des nappes phréatiques, car les arbres étaient en fait mal adaptés. Comment allez-vous réussir au Sénégal et en Afrique à prévenir de potentielles externalités négatives en termes environnementaux ?

Chérif Ndianor : Oui nous le savons c’est pourquoi notre approche a été assez différente de celle de la Chine. La Chine avait privilégié la quantité par rapport à la qualité. Les aspects biodiversité, diversité des espèces et espacements entre les espèces plantées n’y étaient pas trop pris en compte. Or il y a des écartements à respecter entre les arbres. Si on privilégie la quantité, alors trop d’arbres pompent dans la nappe phréatique en même temps quand il fait chaud actionner l’évapotranspiration.

Chez nous, on a d’abord fait le choix de confier tout ce travail sur les aspects biodiversité, choix des espèces et écartements à respecter aux experts : forestiers et universitaires. Ainsi, ils ont travaillé sur des espèces adaptées au type de sol et au type de climat local.

L’appui des universités et du CNRS français nous a aussi permis d’avoir une idée claire sur les espèces à planter et sur les écartements à respecter entre les différents arbres. Le choix a été fait de maintenir un écartement de 6 ou 8 mètres entre chaque arbre. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir vraiment un très bon taux de réussite (taux de survie de chaque arbre planté) qui avoisine les 80%. Et pour l’instant ça marche très bien.

LVSL : Quand on dit Grande muraille verte on a en tête une ligne de forêt continue qui irait du Sénégal jusqu’à Djibouti. En réalité il s’agit plus d’un enchevêtrement de petites fermes, alors comment est-ce que vous allez mettre cela en œuvre, qui va construire tout ça ?

Chérif Ndianor : L’idée de grande muraille est symbolique. On sait très bien que techniquement ce n’est pas possible d’avoir un mur continu d’arbres de Dakar à Djibouti parce que cela traverse des espaces de vie où des populations vivent, des espaces d’agriculture, des espaces de pâturages. Et je pense même que ce n’est pas mieux, on a vu l’exemple de la Chine. Ce qu’on a fait au Sénégal et qui sera reproduit un peu partout, c’est de définir un tracé et d’y réaliser des activités de reboisement, de mise en défens, de valorisation du potentiel local (maraîchage, écotourisme, etc.). C’est donc, selon les endroits du reboisement – nous clôturons par exemple 5000 hectares pour empêcher le bétail de manger les jeunes pousses, mais aussi des jardins polyvalents ou simplement des réserves naturelles communautaires. Les activités y sont vraiment multiformes.

Avec le reboisement la faune revient aussi. Nous réintroduisons des espèces animales qui avaient disparu, on peut citer notamment des tortues dans la réserve naturelle communautaire de Koyli Alpha. Nous avons pour projet de réintroduire des gazelles et nous avons pu observer le retour des loups, des oiseaux, des insectes…

Nous développons aussi d’autres activités par exemple dans le Ferlo qui est une zone d’éleveurs peuls nomades. En saison des pluies ils se stabilisent, mais quand il n’y a plus d’herbes ils se déplacent, quitte à empiéter sur les cultures des agriculteurs sédentaires et de créer des conflits. Avec le projet de la Grande muraille, nous clôturons les pâturages ce qui permet de sédentariser ces éleveurs en leur offrant du travail. Mais cela permet aussi d’améliorer le niveau de fréquentation de l’école, parce qu’avec des rythmes nomades leurs enfants avaient généralement du mal à suivre.

LVSL : Il y avait des tensions entre les Peuls et d’autres communautés sédentaires pour la concurrence aux terres et qui maintenant diminuent avec la Grande muraille verte ?

Chérif Ndianor : C’est vrai qu’il y avait plus de tensions entre les éleveurs et les agriculteurs au niveau des terres. Mais aujourd’hui avec le projet, ce sont ces populations-là qui sont sur le terrain et qui le gèrent. Nous sommes là pour l’appui technique, l’appui logistique… mais le travail, c’est eux. Par exemple la période de collecte ou de récolte des fourrages pour les animaux, c’est eux qui la gèrent. Les jardins polyvalents permettent aussi une meilleure amélioration du voisinage entre les agriculteurs et les éleveurs.

LVSL : Concrètement, pouvez-vous nous parler de ces résultats ?

Chérif Ndianor : Nous produisons 1,5 million de plants par an. En 10 ans d’expérience de la Grande muraille sénégalaise, c’est donc 15 millions d’arbres qui ont été plantés. Nous mettons en place 1 000 km de pare-feu par an, que nous entretenons ou bien que nous ouvrons. Les pare-feux servent à lutter contre les feux de brousse qui détruiraient les jeunes plantations. On débroussaille pour que le feu soit circonscrit à un endroit bien précis en somme. Nous plantons 6 000 hectares de forêt par an et en protégeons autant pour qu’elles se régénèrent naturellement.

8 jardins polyvalents sont aménagés chaque année pour un chiffre d’affaire estimé à 2 millions de francs CFA que les femmes arrivent à récupérer. Nous formons également les populations à l’utilisation de la gomme arabique.

LVSL : Concrètement, qui construit tout cela et comment se passent les travaux ?

Chérif Ndianor : Il faudrait préciser premièrement que le reboisement ne se fait pas uniquement dans le cadre de l’agence nationale la Grande muraille verte. Le ministère de l’Environnement par le biais de la Direction des eaux et forêts fait aussi un gros travail en matière de reboisement.

De février à mars, on commence par identifier les zones à reboiser et nous effectuons un travail de préparation du sol appelé phase de sous-solage. Des tracteurs viennent tourner la terre pour faire des tranchées sur 30 mètres, ce qui permet à la terre d’absorber mieux l’eau. Ensuite, nous reboisons à la saison des pluies (juillet-septembre), autrement nous n’aurions pas assez d’eau facilement disponible.

Beaucoup d’acteurs interviennent sur le projet, dont l’Agence nationale de la Grande muraille par le biais de ses bases opérationnelles sur le terrain. Nous recrutons durant cette période-là au sein de la population locale. Nous recrutons de la main d’œuvre qui vient nous aider au jour le jour, mais aussi pour la préparation des pépinières qui se fait bien en amont.

Nous avons la chance aussi d’avoir des partenaires comme l’ONG internationale Sukyo Mahikari qui envoie en moyenne 300 personnes pour aider sur le terrain et des fonds. Ils sont basés un peu partout en Europe, aux États-Unis, en Asie. Nous avons aussi des associations locales de jeunesse. Le ministère de la Jeunesse organise des vacances citoyennes en envoyant des jeunes nous aider au reboisement, avec bien entendu la coordination de nos techniciens qui sont sur le terrain pour les orienter.

LVSL : Maintenant j’aimerais qu’on s’intéresse un peu aux mécanismes de financement pour ce projet : combien cela coûte-t-il au Sénégal ? Est-ce que l’argent va entièrement sur le terrain ?

Chérif Ndianor : Nous avons eu la chance d’avoir une volonté politique très forte dès le départ. Le Sénégal n’a pas attendu la création en 2010 de l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte pour démarrer ses activités. Dès 2008 déjà, le Sénégal a créé son agence nationale et a commencé à mener des activités.

Cette volonté politique très forte se matérialise aujourd’hui par la signature d’un contrat de performances 2016-2018 entre l’État du Sénégal et l’Agence nationale de la Grande muraille verte du Sénégal dans lequel l’État s’est engagé à assurer les dotations financières nécessaires à la mise en œuvre de ce projet soit une subvention d’au moins 4.702.168.090 Francs CFA (soit 7 179 000 €) sur la période des trois ans.

La Banque mondiale qui intervient dans le programme PDIDAS (Programme de développement inclusif et durable de l’agro-business au Sénégal) a fourni une enveloppe de 3 millions de dollars pour cette période 2016-2018.

Le projet FLEUVE (Front local environnemental pour une union verte) est aussi financé par l’Union européenne à hauteur de 7,8 millions euros et concerne 5 pays du Sahel, dont 916 000 € pour le Sénégal sur la période 2016-2018. La FAO, via l’ACD (Action contre la désertification) a débloqué 41 millions d’euros sur 4 ans pour 6 pays africains, dont 1 553 00 € pour le Sénégal.

C’est dire donc qu’un budget conséquent a été octroyé. Ce qui traduit une volonté politique de donner plus d’impulsion, d’autorité et d’autonomie à un ensemble d’activités nouvelles ou insuffisamment prises en charge. Ce n’est évidemment jamais assez, mais c’est énorme quand même. Il faut reconnaître que l’État a fait un effort important et son engagement va en augmentant.

Ces fonds vont uniquement aux projets auxquels ils sont destinés et nous sommes là sur le terrain pour le vérifier. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Avec l’arrivée au pouvoir du président Macky Sall et à travers “l’Axe 3 Bonne Gouvernance” du PSE (Plan Sénégal émergent), l’accent est surtout mis sur la gestion axée sur les résultats et les performances avec un impératif de rendre compte. Donc on peut dire qu’il y a tout de même une rigueur dans la gestion de ces fonds et dans l’accomplissement de ces différentes activités.

LVSL : Pourquoi le Sénégal est le seul pays qui avançait sur le dossier jusqu’à présent ? Vous avez cité les 11 pays du tracé, mais on se rend compte avec les photos satellites qu’en fait il n’y a qu’au Sénégal que les arbres apparaissent.

Chérif Ndianor : Je ne peux pas vous laisser dire que le Sénégal est le seul pays qui a avancé sur ce projet-là. Peut-être que le Sénégal est en avance par rapport aux autres, car nous avons commencé 2 ans avant la création de l’Agence panafricaine, en 2008. Beaucoup de pays ont depuis commencé comme la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso entre autres. La Mauritanie, qui abrite l’Agence panafricaine, a d’ailleurs très bien démarré avec plus de 1 000 km de tracé défini. Chaque pays a sa spécificité, ses contraintes, ou bien ses priorités, mais aujourd’hui on peut quand même dire que tout le monde est sensibilisé par rapport à ce projet.

Depuis la COP21, les chefs d’État se sont rencontrés et il y a même d’autres pays qui ne faisaient pas partie du tracé qui demandent à y être intégrés, comme l’Algérie ou les pays du bassin du Congo. Toute l’Afrique aujourd’hui est intéressée et beaucoup d’envoyés viennent au Sénégal pour s’inspirer et peut-être transposer dans leurs pays des pratiques similaires.

LVSL : La dimension sécuritaire entre aussi en compte ? Puisque le Sénégal est relativement épargné par le péril djihadiste. Boko Haram par exemple frappe plutôt d’autres pays sahéliens et ça n’aide évidemment pas ces pays à accélérer les travaux.

Chérif Ndianor : Oui effectivement, chaque pays a ses priorités. Nous avons la chance d’être épargnés de ces risques et d’être un pays stable démocratiquement, avec des alternances qui se passent sans problème. Nous avons aussi des experts reconnus dans le monde entier. Je le constate aussi quand je vais dans les sommets internationaux ; les experts sénégalais sont à la tête de plusieurs structures. C’est un atout indéniable.

Mais aujourd’hui beaucoup de pays sont sensibles à cette question-là. Le cas du Nigeria est intéressant puisqu’il a pour projet de replanter 1 500 km avec le but affiché de lutter ainsi contre Boko Haram via l’amélioration des conditions de vie des populations. On sait qu’une bonne partie des gens qui vont se radicaliser le font à cause de leurs conditions de vie précaires. Donc je pense que c’est un projet panafricain intégrateur, qui peut permettre en plus de lutter contre la pauvreté, de lutter peut-être aussi contre le terrorisme, mais aussi contre les migrations clandestines en fixant les populations autour d’une activité, des revenus…

LVSL : Est-ce que vous pensez que ce projet-là peut suffire à fixer les populations sahéliennes et ainsi tarir les flux des migrations interafricaines et intercontinentales ?

Chérif Ndianor : Bien sûr. La première vague d’immigration sénégalaise vers la France a eu lieu dans les années 70, années de sécheresse. La sécheresse a poussé les populations à migrer des zones rurales vers les zones urbaines, puis vers l’immigration clandestine. La Grande muraille permet de régler le problème à la racine. Mais il n’y a pas seulement ce projet-là. Le Sénégal est en train de mettre en place d’autres projets comme les aménagements hydroagricoles visant à l’autosuffisance alimentaire. Toute la zone de la vallée du fleuve Sénégal a vu l’aménagement de terres pour faire de l’agriculture, de la riziculture, etc.

LVSL : La Grande muraille verte est un projet pharaonique, est-ce qu’il y a d’autres grands projets écologiques en Afrique qui suivent cet exemple-là ?

Chérif Ndianor : Oui, j’en citerais deux particulièrement ambitieux comme le projet d’appui à la transition agro-écologique en Afrique de l’Ouest (PATAE) qui a été lancé en avril 2018 à Abuja (Nigéria) avec 8 millions d’euros et qui s’étend sur 4 ans (2018-2021). Il rassemble la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et le Togo. Il est cofinancé par l’Agence française de développement et la CEDEAO.

Il y a aussi le Fonds bleu, projet du bassin du Congo avec 12 pays africains donc l’objectif est de subventionner des projets qui permettent de préserver ce territoire de la déforestation et des dégradations environnementales. Le bassin du Congo est le deuxième poumon mondial après l’Amazonie, il faut donc protéger ses 220 millions d’hectares de forêts. 101 millions d’euros par an vont être mobilisés autour de ces projets que je trouve vraiment intégrateurs et qui peuvent permettre à l’Afrique de lutter efficacement contre la désertification et les changements climatiques.

 

Image à la une : © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Un mur de sable : quand l’Union Européenne érige sa frontière migratoire au Niger

Les migrations et l’accueil des migrants sont des questions récurrentes dans les débats politiques, que les principaux dirigeants européens refusent de traiter frontalement. À l’inverse, ils opèrent un déplacement du problème en empêchant, coûte que coûte, les migrants d’arriver sur la rive nord de la Méditerranée. Pour cela, ils externalisent les frontières, c’est-à-dire qu’ils chargent d’autres États de contrôler les migrants en amont pour que ces derniers n’arrivent pas aux portes de l’Europe. Le Niger est un pays laboratoire, étant le principal point de passage au Sahel. La législation restrictive de ce pays interroge cependant sur le bien-fondé de ces accords. 


Depuis plusieurs années, l’Union européenne (UE) renforce les moyens alloués à la « sécurisation » de ses frontières extérieures et à « la lutte contre l’immigration illégale », notamment au travers de l’Agence européenne de garde-côtes et garde-frontières, Frontex. Les différents moyens de contrôle des frontières, des barbelés aux caméras vidéo de vision nocturne en passant par l’interdiction pour les navires de débarquer les migrants secourus en mer, montrent cependant leurs limites. Aussi barricadée soit elle, l’Europe ne peut être complètement hermétique. Les migrants, qui fuient la guerre, les persécutions et la misère, n’ont pas d’autres alternatives et continueront de risquer leurs vies.

Dans ce contexte, le concept d’externalisation des frontières a gagné en importance. L’idée est simple : sous-traiter le contrôle des migrations à des États tampons afin que les migrants ne puissent arriver aux frontières de l’Europe (quand bien même ils pourraient légitimement demander l’asile) et faciliter les retours forcés. L’exemple le plus connu est le pacte migratoire entre l’UE et la Turquie de 2016. Celui-ci prévoit le renvoi forcé vers la Turquie des demandeurs d’asile arrivés sur les îles grecques, en échange de milliards d’euros versés (3 milliards d’euros initialement, rallongé depuis) et s’accompagne surtout du silence de l’UE sur la violation quotidienne en Turquie des droits humains.

Le tournant du sommet de La Valette

Avec la Turquie, l’UE se vante d’avoir « réussi » à diminuer les arrivées de demandeurs d’asile de la rive est de la Méditerranée. Le nombre de personnes arrivant sur les côtes grecques a effectivement diminué par rapport à 2015 mais les routes migratoires se sont, dans le même temps, déplacées vers la frontière Nord de la Grèce. Une fois l’accord avec la Turquie trouvé, l’attention de l’UE s’est tournée vers les pays du sud de la Méditerranée, en particulier sur la Libye, principal pays de transit vers l’Europe. Mais depuis la chute de Kadhafi, le pays n’a plus d’État en tant que tel, ce sont des milices qui se partagent le territoire. D’où l’idée de contrôler les migrations encore plus en amont, dans la région du Sahel.

Déjà en 2015, au sommet de La Valette, les chefs d’États européens avaient fait pression sur les dirigeants africains pour conditionner les politiques de coopération avec l’UE (en matière économique, commercial, d’aide au développement, etc.) au contrôle des migrations et aux retours forcés des ressortissants africains. C’est en quelque sorte un chantage fait aux pays du sud : aides économiques et commerce en échange de basses œuvres. Partenaire privilégié de cette nouvelle politique : le Niger, seul pays africain à avoir présenté un plan d’action à La Valette.

Cartographie du Niger

Le Niger présente plusieurs avantages. C’est le principal point de transit au Sahel pour rejoindre la Libye et ensuite l’Europe. On estime que 75% des personnes arrivées par bateau sur les côtes italiennes ces dernières années sont passées par le Niger. Le pays connait une relative stabilité politique depuis 2011 et le sentiment communautaire est assez fort (les Touaregs du nord du pays ne se sont pas associés à la rébellion Touaregs au Mali). En outre, c’est le pays le plus stable de la région. En effet, presque tous les pays frontaliers sont confrontés à des menaces: Boko Haram est actif dans le nord du Nigéria, la criminalité organisée est largement répandue au Tchad, des groupes djihadistes sont présents au Burkina Faso, les rebelles Touaregs et des groupes djihadistes contrôlent le nord du Mali. Ainsi, on ne compte pas moins de 250 000 réfugiés ou déplacés au Niger venant de pays limitrophes.

 

Carte du Niger ©Wikimedia

Au-delà des aspects géopolitiques, le Niger est l’un des États les moins développés de la planète. C’est le dernier pays en terme d’Indice de développement humain (189ème place sur 189 pays comptabilisés), 2 millions de personnes sont en insécurité alimentaire pour une population totale de 17 millions d’habitants et le taux de fécondité est le plus élevé du monde avec 7,6 enfants par femme en moyenne (la population double tous les 20 ans). Cette situation crée une grande dépendance vis-à-vis de l’aide internationale, et le rend d’autant plus vulnérable aux pressions des acteurs étrangers.

Le verrouillage des routes migratoires

Le Niger est cité en exemple par les institutions européennes. Signe de cet intérêt, depuis 2015, date d’adoption d’une loi controversée sur les migrations, le Niger a reçu la visite de nombreux acteurs européens: Federica Mogherini (haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères) et Antonio Tajani (président du Parlement européen). Mais aussi Angela Merkel, Emmanuel Macron, ou encore Gérard Collomb, l’ancien ministre de l’intérieur.

La loi nigérienne 2015-36 (qui n’a pas été adopté sous la pression directe de l’UE mais qui répond clairement à une demande européenne) criminalise toute assistance à des personnes migrantes sur le territoire du Niger, et rend les migrations illégales pour les non-nigériens au nord d’Agadez – dernier point de passage avant le désert. Dans les faits, cela revient à interdire les migrations vers l’Algérie, la Libye et ensuite vers l’Europe. Cependant, une partie non négligeable des migrants souhaitent se rendre dans ces pays, non pas pour ensuite passer en Europe mais pour y travailler. En effet, malgré le contexte, les possibilités de trouver un emploi y sont plus nombreuses que dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne.

Cette loi a eu deux conséquences principales. Premièrement, elle a rendu les routes migratoires plus dangereuses. Loin de décourager les migrants, elle les pousse à aller hors de toute route dans le désert, à rester éloignés des points d’eau pour échapper à la police. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence des Nations Unis, le nombre de migrants ayant péri dans le Sahara serait deux fois supérieur à ceux morts en Méditerranée, environ 30 000 selon les estimations. Pourquoi une telle différence ? Sans doute parce que plus éloigné des yeux de l’Europe, l’attention des médias, des dirigeants et de l’opinion publique est moindre et qu’en conséquence, ce drame silencieux fait moins de vagues.

La fermeture des routes migratoires va à l’encontre du droit à l’asile. Pour « compenser », certains États européens ont convenu de réinstaller en Europe des personnes évacuées de la Libye vers le Niger. Des officiers de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) se sont rendus plusieurs fois à Niamey pour examiner des dossiers. Si l’intention est louable (sortir les personnes des centres de détention en Libye), le nombre de personnes ayant pu être évacuées puis réinstallées est très limité par rapport à celui des personnes enfermées en Libye dans des conditions inhumaines. D’ailleurs, ces personnes ont souvent été enfermées suite à leur interception en mer par les milices libyennes soutenues par l’UE. Nombre de migrants ont subi la torture, le viol ou ont même été mis en esclavage par les milices libyennes.

L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) se charge également des personnes évacuées de Lybie et des demandes d’asile. Mais les conditions d’accueil des réfugiés au Niger sont parfois très mauvaises. Face à la dégradation de la situation en Libye, près de 2000 soudanais originaires du Darfour se sont réfugiés à Agadez, en venant par eux-mêmes. Depuis août 2018, un camp du HCR a été construit dans le désert à 13 km d’Agadez pour accueillir 800 soudanais. Du fait de l’environnement, les conditions d’accueil sont très mauvaises: les tentes offertes par la Fondation Ikea fondent quand les températures dépassent les 50ºC en été et le vent est omniprésent, causant des infections des voies respiratoires.

Camp du HCR à Agadez ©Pierre Marion

Des répercussions sur l’économie locale

La loi 2015-36 a eu également un impact très négatif sur l’économie locale de la région d’Agadez (un territoire plus grand que la France). En effet, Agadez, comme point de passage, a vécu depuis plusieurs siècles grâce aux migrations. Bons connaisseurs du désert, de nombreux locaux travaillaient comme passeurs de manière légale. D’ailleurs, être passeur au Niger n’est pas vu comme une activité négative mais comme une profession normale.

En interdisant les migrations, les passeurs et les différents secteurs économiques liés aux migrations (cafés, commerces, etc.) ont été privés d’importantes sources de revenus, alors que dans le même temps les aides promises pour la reconversion professionnelle ne suivent pas. Le Plan d’Actions à Impact Économique Rapide à Agadez (PAIERA, sic) financé par l’UE et supposé permettre aux passeurs de se reconvertir a bénéficié à 371 personnes alors que l’on compte plus de 5 000 anciens passeurs. La population locale voit passer les programmes d’aide d’organismes internationaux mais les retombées ne sont pas au rendez-vous, créant tensions et frustrations. De plus, cela a favorisé le développement de nouveaux réseaux de passeurs liés aux trafics de drogue et d’armes venant de Libye.

La face cachée des aides européennes

Ramené au nombre d’habitants, le Niger est le premier pays bénéficiaire de l’aide européenne. Il reçoit des aides du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (229,9 millions en 2017). Ce fonds fiduciaire, basé sur la confiance comme son nom l’indique a été créé lors du sommet de la Valette. En laissant de côté l’artifice de communication, l’aspect fiduciaire du fonds permet d’échapper à la validation du Parlement européen. Une porte ouverte à de potentiels détournements de fonds ou à la corruption. D’ailleurs lorsqu’un pays fait face à de la corruption endémique – le Niger est classé 112ème sur 180 par Transparency International – les fonds sont versés à des ONGs. Or, dans le cas présent, 75% des aides arrivent directement au gouvernement.

Pour la période 2014–2020, 731 millions d’euros sont destinés au Niger dans le cadre du Fond européen pour le développement durable (FEDD). Le Fonds fiduciaire et le FEDD s’inscrivent dans l’Agenda européen en matière de migration, qui fixe le cadre global de la politique migratoire. Mélangeant différents domaines d’action, ils sont censés traiter les causes profondes des migrations. Toutefois, le mode de gestion de ces fonds fait que ce sont principalement des grandes entreprises, parfois européennes, qui en bénéficient à travers des partenariats public-privé. Les retombées pour les populations locales sont donc extrêmement limitées et cela ne permet pas un développement propre du Niger. De plus, une partie importante des fonds sont dirigés vers la lutte contre l’immigration illégale. Autant d’argent en moins pour l’économie locale et de crédits en plus pour l’industrie de la sécurité, conscient de l’aspect très lucratif de ce marché.

En matière de sécurité, la lutte contre l’immigration illégale a pris le pas sur la lutte contre le terrorisme – à mesure que la première s’impose dans l’agenda politique européen. En parallèle, les puissances étrangères renforcent leurs positions militaires dans la région, soit directement avec des bases militaires, soit en formant les forces de sécurité locales – la mission EU CAP Sahel a par exemple pour but la formation par l’UE des forces de sécurité des pays du Sahel. La France veut garder la main sur son ancien pré carré, notamment à cause des mines d’uranium d’Areva dans la région d’Arlit au nord du Niger (même si les ressources s’amenuisent). Quant aux États-Unis, ils sont en train de construire une nouvelle base de drone à Agadez, sans doute la plus grande base jamais construire à l’étranger, pour plus de 280 millions de dollars.

La double hypocrisie européenne

Les responsabilités de l’Europe sont multiples: legs colonial, accaparement des ressources par les firmes transnationales, pratiques commerciales agressives, détournements de l’aide au développement, alimentation indirecte des conflits, contribution au réchauffement climatique. Autant d’éléments qui empêchent les pays africains de se développer de manière autonome et de faire face aux causes de l’exil.

Dans le même temps, les politiques d’austérité prônées par les institutions européennes alimentent la montée du racisme. En réduisant l’action des services publics, en précarisant les conditions de travail, en mettant la pression à la baisse sur les salaires, elles créent un imaginaire de la rareté. Autrement dit, il n’y a pas assez de ressources, pas assez d’argent, pour tout le monde. Il faut donc trouver un coupable, ou plutôt un bouc émissaire. Au lieu de pointer du doigt les responsables des choix économiques, l’attention est détournée pour que la bataille se livre entre le dernier et l’avant dernier. Ce sont ainsi souvent les migrants qui font office de derniers.

D’un côté les politiques européennes créent les conditions du départ des migrants de leurs pays d’origines et de l’autre, elles créent les conditions de leur rejet sur le sol européen. Une politique paradoxale, comme un mur de sable entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne.