Algérie : « La principale stratégie du pouvoir, c’est la division » – Entretien avec Mathilde Panot et Mourad Tagzout

Alors que la tension reste palpable en Algérie depuis le printemps, nous nous sommes entretenus avec Mathilde Panot, députée La France Insoumise, et Murad Tagzout, son suppléant et militant franco-algérien pour la démocratie, à propos de leur séjour sur place, marqué par leur expulsion du pays en septembre dernier. Cet entretien apporte un éclairage in situ sur les questions d’ingérence étrangère, la condition des prisonniers, de l’émergence et de la pérennisation du mouvement sur place, et de la mise en place nécessaire d’une réelle solidarité internationale envers la lutte des Algériens. Entretien réalisé par Edern Hirstein, et transcrit par Dany Meyniel.


 

LVSL – Vous êtes allés en Algérie tous les deux. Pouvez-vous nous préciser quel était le programme prévu, les acteurs à rencontrer, et plus généralement la démarche globale de votre entreprise ?

Murad Tagzout (M.T.) – C’est un voyage auquel on pensait depuis un petit bout de temps déjà. L’idée était d’aller voir concrètement les acteurs de la révolution citoyenne dans leur diversité en tant que représentants de la France Insoumise. Ces acteurs sont relativement « classiques » – on compte notamment parmi eux les forces progressistes et politiques – mais existent en parallèle d’autres organisations, telles que celles précédant le mouvement – des collectifs pour les droits des femmes ou de l’homme. Puis évidemment aussi de simples citoyens. Dans un cadre de temps réduit et face à certaines contraintes.

Nous étions partis sur 5 jours, dont Alger et la Kabylie : pourquoi la Kabylie ? C’est la région la plus avancée en terme d’organisation et de constance révolutionnaire, et celle qui recèle à elle seule près de 80% des prisonniers politiques. Il s’agissait ainsi bien entendu d’exprimer notre solidarité : en les voyant, c’est-à-dire en allant leur parler, les voir, échanger avec eux.

Il y a un besoin énorme d’échanger avec l’extérieur et de briser la chape de plomb qui est encore très forte, en particulier en France du fait des liens entre l’oligarchie française et algérienne.

Ce sont nos deux jeunesses de mouvement et de changement social qu’il faut réunir, car elles ont les mêmes aspirations. Le potentiel de ces synergies rend la création d’un dialogue vraiment nécessaire comme condition minimum pour tout militant progressiste. Il s’agissait de construire des passerelles entre les jeunesses intéressées par un changement de société des deux côtés.

LVSL – Comment fait-on pour construire des passerelles avec un mouvement marqué par son caractère organique, pour l’instant assez flou ?

Mathilde Panot (M.P.) – De l’autre côté de la Méditerranée, juste à côté de nous, il y a une des plus massives révolutions citoyennes à l’œuvre dans le monde ! Donc au-delà même d’un acte de solidarité entre des peuples qui ont des luttes en communs, et avec un mouvement remarquable en de nombreux points, en tant que militants de la révolution citoyenne en France, il s’agissait pour nous d’apprendre et de comprendre : comment une telle mobilisation de masse est-elle possible ? Comment des mouvements populaires s’organisent, et se lèvent en masse ? Comment font-ils pour ne pas se laisser diviser ? Le mouvement ne se laisse pas diviser, c’est inouï !

On nous parle souvent de la Kabylie, et des aspirations différentes entre les berberophones et les arabophones, je peux vous dire que les techniques utilisée par le pouvoir pour diviser le peuple ne marche pas ! Il y a une réelle intelligence du peuple. Face à ces diversions politiques et ses tactiques de division !

En France, nous ne parlons pas de ça ! Or il y a des similitudes structurelles : le dépassement des cadres institués, des partis, des syndicats, et de la société civile. Et la question de l’auto-organisation qui se pose évidemment. Cependant, ce qui revenait principalement de nos échanges a été l’inquiétude face à l’augmentation drastique de la répression.

M.T – Cela fait en effet quatre mois qu’on est dans une répression qui va crescendo, qui cible trois catégories : une partie dite « de diversion », en forme de tentative de calmer la colère populaire en punissant les oligarques, les politiques et les profiteurs du système en premier ; ensuite des individus considérés comme organisateurs ; et puis plus durement des jeunes, pour faire peur ! Le plus jeune ayant 18 ans, c’est un mouvement massif. Les arrestations se font pour des motifs triviaux : atteinte à la sûreté de l’état, démoralisation des troupes.

En France, la répression est sanglante parfois. En Algérie, c’est plus psychologique et pernicieux. On enlève des gens !

M.P. – Ils organisent ce qu’ils appellent des « disparitions », comme ce qui est arrivé au Président du RAJ (le Rassemblement Action Jeunesse, ONG algérienne fondée en 1992).

M.T. – L’image du mouvement est pourtant intacte. Un des militants emblématiques du mouvement, un grand défenseur des Droits de l’Homme originaire de la région du M’Zab, est mort au mois de juillet des suites de sa grève de la faim. Un autre jeune est mort au début du mouvement à Alger.

Le pouvoir a une stratégie simple : celle de la division, au-delà même des répressions violentes comme en France. Le premier des exemples est celui de la Kabylie bien sûr, avec, comme nous l’avons vu, les disparités entre Alger et les villes en région. Il existe effectivement une grande différence de traitement des arrestations entre elles : à Alger, les porteurs du drapeau amazigh (ou berbère) sont systématiquement arrêtés alors que ce n’est pas la cas à Oran par exemple. Alger est donc bel et bien une vitrine pour le pouvoir en place.

LVSL – Vous êtes la seule membre d’un parti politique français à s’être rendue en Algérie. Pouvez-vous revenir brièvement sur les conditions matérielles de votre interpellation ?

M.P – Voici ce qu’il s’est passé : premières rencontres à Alger, avec une avocate du comité contre la répression et différents partis politiques le jour même, puis avec des mouvements féministes car je pense que la place des femmes est très intéressante dans ce mouvement.

Le maire de Chemini, dans la région de Béjaia nous attend ensuite. Nous allons à donc à Béjaia, et nous arrivons à la fin de la marche des étudiants. On est interpellés par les gens présents et on s’entretient avec eux, car c’est l’un des objectifs de notre voyage. La question de l’emploi est souvent revenue : des années d’études puis le chômage, la difficulté à joindre les deux bouts, même en occupant plusieurs emplois.

Après avoir discuté avec plusieurs manifestants, on s’éloigne de la fin du cortège, auquel j’insiste, nous n’avons pas participé (le gouvernement algérien le prétend pourtant). Nous allons vers un restaurant et c’est à ce moment que nous nous faisons arrêter. L’arrestation a l’air d’un contrôle de routine, mais ce n’en est bien sûr pas un. Les policiers nous emmènent directement au commissariat. L’unité de lutte contre les stupéfiants nous prend en charge. Ils prennent à ce moment-là Murad à part car il est franco-algérien, puis nous montent l’un contre l’autre en confrontant nos versions des faits. Quels faits ? Ils nous demandent « qui nous a demandé de venir en Algérie », et face à cela nous ne cachons rien : « nous sommes venus parler avec les gens ».

Avant de partir, le commandant nous intime que le café littéraire qui nous avions prévu le lendemain à Chemini ne va pas se tenir -sans jamais l’avoir évoquée avec eux-. Les policiers nous relâchent mais continuent de nous suivre de façon ostensible.

En allant vers Chemini, suite de notre visite, les autorités organisent un barrage routier qui a pour effet de créer un bouchon (qui se résorbe après notre mise sur le bas-coté). La, c’est la seconde arrestation, nous sommes retenus presque 3 heures sur le bord de la route, avant que « les ordres d’en haut » les obligent à nous dire qu’ils vont nous livrer aux autorités compétentes. Le Maire de Chemini et Redraa Boufraa (conseiller départemental), représentants du RCD viennent, eux, nous soutenir. Nous refusons, bien entendu, cette arrestation sans motifs, et notre transport à Alger vers une destination inconnue sans qu’il nous soit fourni plus d’explications.

À ce moment-là, nous appelons l’ambassade de France et son numéro d’urgence – mais celle-ci est incapable de nous promettre une quelconque aide. Le consul en personne estime que le cas de Murad, franco-algérien, court plus de risques vis-à-vis des autorités algériennes, et ne peut promettre de nous loger à l’ambassade.

Face au blocage de la situation et après avoir discuté avec nos amis algériens, nous décidons d’obtempérer et sommes donc contraints de rentrer à Alger sous escorte. Et ce sans rien nous dire quant aux conditions routières, que les routes sont bloquées par des manifestants. Nous devons les obliger à s’arrêter pour manger, et le trajet dure 7 à 8h au lieu des 4 prévues.

Une fois arrivés à Alger à trois heures du matin, cela fait depuis 17h que notre liberté est directement entravée, cela fait plus de 10 heures que nous sommes entre leurs mains, immobilisés : c’est une privation de liberté, clairement.

La douzaine de policiers qui nous a suivis pendant tout ce temps nous disent alors qu’ils se réservent le droit de nous revoir le lendemain matin, et se mettent en faction devant les deux sorties de l’hôtel.

M.T. – Par rapport à notre démarche en amont, nous avons demandé les visas, évidemment. D’ailleurs, lorsque nous avons fait cela, les autorités nous ont proposé une réception officielle, afin de nous récupérer politiquement. Nous l’avons refusé. C’est une situation commune pour les personnalités politiques françaises, surtout « les jeunes » originaire du Maghreb en général, lorsqu’ils rentrent au pays. Les autorités algériennes étaient bien entendues informées de la venue de Mathilde et de son équipe et auraient aimé organiser une visite sous leur contrôle, donc très lisse.

À ce titre, ils ont dû être bien désappointés du caractère très libre de nos déplacements et de notre communication plutôt transparente. Ils ont donc clairement voulu mettre un terme à une visite conduite dans ces conditions et notamment empêcher l’organisation du café littéraire prévu à Chemini le troisième jour.

Le lendemain de l’incident, les policiers étaient toujours devant l’hôtel. Assignés à résidence à Alger et suivis en permanence de la sorte, la question se posait de mettre fin au voyage au vu des risques encourus.

Mais surtout, il nous était impossible de continuer nos rencontres : cela allait mettre en danger les personnes que nous étions censés rencontrer. Continuer notre programme a semblé trop dangereux pour les acteurs locaux comme pour nous-mêmes.

LVSL – Qu’entendez-vous par cafés littéraires ?

M.T. – C’est un mouvement original et de fond. Il est important, je pense, d’en parler : ils s’organisent depuis quelques années, dans un pays ravagé au niveau culturel, par la guerre civile et l’hiver islamiste, des cafés littéraires qui constituent une vraie bouffée d’air frais pour les gens de la région (notamment en Kabylie). Ces cafés s’organisent dans toute la région et aussi dans des localités de petites tailles.

Ce ne sont pas les « banquets » de la classe ouvrière française du XIXème mais presque. Ce mouvement des cafés littéraires a permis au peuple de reprendre goût au débat. Ce sont des événements très populaires et des espaces d’expression précieux. Ceux-ci ont sûrement été en partie à l’origine du mouvement populaire d’aujourd’hui.

Les gens continuent d’en organiser et ce, jusque dans les grandes villes. Au début, ces événements étaient vraiment basés sur la présentation d’une œuvre littéraire, mais ça va à présent largement au-delà. Il est en effet possible aujourd’hui d’organiser un débat sur l’agriculture de montagne ou sur quasiment n’importe quel sujet d’intérêt. Avec ce qu’il se passe actuellement dans le pays, ce sont des occasions évidentes de parler de politique, ce sont petit à petit devenu des cafés citoyens sur de vrais thèmes politiques. Le thème de la Constituante y est par exemple très présent en ce moment.

Il faut tout de même savoir qu’en Algérie, il n’est pas possible d’organiser des événements de la sorte sans l’aval des autorités. Pour les cafés littéraires, cela a posé un problème à un moment donné : ils ont voulu les interdire. Il y a deux ans, une manifestation nationale a eu lieu à Aokaas près de Béjaia, avec des milliers de citoyens et des intellectuels dont Kamel Daoud, les manifestants brandissant un livre à la face des autorités. C’est un réel cadre d’expression que s’est donné le peuple pour se réunir et s’exprimer.

Ainsi, un café littéraire avec une députée insoumise sur le thème de la révolution citoyenne et l’écologie, cela a dû au moins les angoisser, en tout cas, ça n’a pas dû leur plaire beaucoup.

LVSL – Comment qualifieriez-vous l’attitude des autorités consulaires françaises ?

M.P. – L’effacement. On nous explique ainsi que les autorités algériennes sont très fébriles, que les derniers mois nombre de gens ont été expulsés ou se sont vu refusés leurs visas, et en particulier des journalistes. Donc le conseil sous-jacent était bien de faire profil bas.

En ce qui concerne le dénouement de la situation, est-ce bien l’appel direct du ministre Jean-Yves Le Drian qui a amorcé votre expulsion « de fait » ?

M.P. – Nous n’en sommes pas vraiment certains. Mais effectivement, il a fallu je pense qu’au bout d’un moment que les choses se débloquent et que les autorités françaises réagissent. À ce titre, c’est une conférence de presse improvisée par Jean-Luc Mélenchon, dans la salle des Quatre-Colonnes à l’Assemblée Nationale, qui a permis d’interpeller réellement le Président de l’Assemblée. Richard Ferrand a, lui, vraiment joué son rôle de président de l’Assemblée…

M.T. – Il faut tout de même admettre une certaine réticence à évoquer le sujet algérien en général, dans les médias comme de la part des membres de la majorité (ou affiliés). Des expressions commencent doucement à se faire entendre : issues de maires, des élus comme Rachid Temal (sénateur socialiste), quelques démocrates… Ça commence à prendre une certaine forme, malgré la relative omerta médiatique.

Mathilde n’a même pas été invitée à France 24, France 24 où il y a des débats en permanence sur les relations internationales. Bon ce qui nous rassure c’est que RT France ne nous a pas invités non plus ; ça veut dire qu’on n’est pas trop mal…

LVSL – Du point de vue des autorités algériennes, vous mentionnez le fait que les autorités et les forces de l’ordre vous ont demandé « qui vous a demandé de venir en Algérie ? ». Qui est donc cette main de l’étranger selon vous et quels intérêts avaient-ils à vous arrêter ?

M.P. – En fait, il y a deux choses : une des manières de discréditer ce que nous avons fait, ce qui a fait la une de certains médias proches du pouvoir là-bas, c’est de nous montrer comme des espions, des personnes qui essayeraient de faire de l’ingérence, de décider à la place du peuple algérien. D’autant plus que je suis une députée française et c’était pour eux une manière de discréditer le mouvement et justement de ne pas parler de ce pourquoi nous sommes venus…

Le deuxième point, c’est que dans cet interrogatoire-là, ils ont précisément cherché à savoir avec qui nous avions prévu des rencontres, et qui nous avions identifiés comme interlocuteurs sur place. Donc de savoir avec qui on avait des liens, afin d’exercer leurs techniques répressives.

M.T. – Ces militants-là ont déjà été arrêtés, et ils continueront de subir des arrestations, je ne veux pas dire de chiffre, mais presque trois-quarts des personnes qu’on a rencontré ont été arrêtées et relâchées, en une semaine, deux ou trois fois.

« La main de l’étranger » qu’évoquait Mathilde est permanente dans le discours du pouvoir.

Elle a été plus prononcée ces derniers temps, la députée Maria Arena du Parlement européen de la Commission des Droits de l’Homme a par exemple évoquée la situation des prisonniers politiques algériens. Le pouvoir a d’ailleurs fait pression sur l’Union européenne qui a reculé par rapport aux propos de cette députée par rapport aux droits de l’Homme. Donc il y a ce jeu-là de la pression et la pression en retour d’un pouvoir aux abois.

Il y a un enjeu réel dans le mouvement populaire algérien de la jeunesse il y a tout ce caractère inédit, cette massivité, cette créativité, cette volonté, cette soif de l’extérieur qu’il s’agirait de pouvoir canaliser afin de créer les conditions propices à la mise en place d’une réelle solidarité internationale.

Ce coup de la “main de l’étranger”, c’est un peu, comme nous le disions, le coup des Kabyles contre le reste de l’Algérie. Ils ont quelques coups comme ça et ils les utilisent à l’usure.

Donc, même si la question de l’ingérence étrangère peut être posée, il n’en reste pas moins que notre voyage, il me semble, a permis de médiatiser un peu plus les conditions – qui empirent – dans lesquelles les Algériens mènent leur lutte.

On a des demandes d’interview. Il y a des gens qui s’expriment pour dire que notre voyage a eu aussi cet effet-là, je l’ai vu dans les réseaux sociaux : de susciter un débat entre les gens donc leur rapport au reste du monde et à la France en particulier.

M.P. – En ce qui concerne les réactions sur place, il y a les deux, l’idée que nous avons pu servir de caution à la communication du pouvoir algérien sur « la main de l’étranger ». Soit, mais elle est loin d’être majoritaire. Les gens sur place espèrent surtout qu’au niveau français, ça aide à briser ce mur du silence dont on parlait.

En fin de compte, ce qu’il est important de relater, c’est ce que subissent les jeunes qui ont vingt ans, vingt-deux ans, vingt-cinq ans, ils sont d’abord en détention provisoire pendant quatre mois, puis passent devant le juge et on est en train de requérir cinq ans de prison ferme contre des gens qui ont juste pris un drapeau en main.

Et qu’en ce moment, vu l’augmentation de la répression, il y a un réel besoin : celui qui attend qu’une solidarité internationale se constitue et que justement l’on continue d’interpeller les différentes forces politiques, les citoyens, les associations en France et dans l’Union européenne en demandant : quand parlera-t-on de ces jeunes-là ?. Pour le coup, je pense que le pouvoir a fait une erreur. C’était une marque de solidarité importante quoi qu’il arrive, mais ça n’aurait pas eu cet impact-là s’ils ne nous avaient pas empêchés  de parler avec les gens.

M.T. – Mathilde a rencontré plusieurs fois la jeune qui vient de fêter son anniversaire, ses vingt-deux ans vendredi dernier en prison, militante de l’Hirak et les jeunes, les avocats et tous nous ont dit : continuez, on en a besoin !

Après, il ne faut pas se leurrer, il faut aussi dire que les conditions dans lesquelles la révolution se joue, ce n’est pas un champ de roses, un pays immense avec des jeux de division du peuple volontaires, une main-mise sur les médias lourds du pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’attente.

On a vu aussi un exemple très concret de ce que signifie aujourd’hui la guerre électronique de la part des régimes autoritaires : ils ont des bataillons de ce qu’on appelle des « mouches », c’est-à-dire des gens qui envoient des messages violents, obscènes et souvent complotistes.

M.P. – Une des choses qui ressortait le plus c’était “occupez-vous des gilets jaunes, alors que notre position à la France Insoumise est clairement en soutien et contre cette répression incroyable de Castaner sur les gens…

M.T. – Et tu avais aussi, notamment sur internet “occupez-vous de vos affaires”, ou aussi “vous êtes liés aux Kabyles vous voulez séparer le pays”, et puis du sexisme évidemment vis-à-vis de Mathilde.

LVSL – Que pensez-vous qu’il faille faire pour mobiliser les forces de progrès en France et en Europe afin qu’elles manifestent leur solidarité à l’égard d’un peuple en lutte ? L’angle d’attaque serait donc d’insister sur les détentions arbitraires et les conditions des détenus politiques en Algérie pour justement utiliser l’argument des Droits de l’Homme pour faire bouger les gouvernements ici ? Est-ce la seule arme à votre disposition ?

M.T. – Il y a plusieurs angles d’attaque, il y a celui-là évidemment. Il y a d’abord la conscience que c’est très difficile, qu’il y a encore une chape de plomb et qu’il faut vraiment faire beaucoup de bruit pour pouvoir faire avancer cette cause dans l’opinion.

Le peu de relais dans les « médias lourds » nationaux donne le cadre dans lequel on agit et montre bien les liens qui existent entre les deux oligarchies, les liens très forts qu’a la France avec le régime algérien.

Et ça aussi c’est une des questions importantes et qui démontre la force et la clairvoyance de ce mouvement populaire, c’est à dire que très tôt dans les manifestations les gens avec les affiches ont exprimé la conscience de la profondeur historique de leurs actions.

C’est un moment où ils renouent avec leur histoire, ils sont dans l’appropriation, ils sont dans une bataille d’émancipation de leur pays, ils parlent d’une deuxième indépendance et dans les manifs et ils pointent le poids des impérialismes. La France dans ce cadre a une position particulière. Il y aurait les Colonel Massu et les Maurice Audin. Les manifestants dénoncent eux aussi la main mise de l’étranger et plus particulièrement son emprise sur les décisions gouvernementales. Ils pointent très clairement la France d’un côté et les Émirats de l’autre.

Une loi sur les hydrocarbures va être votée et il y a des manifestations monstrueuses à Alger, à Oran, à Béjaïa contre ce texte qui brade les intérêts nationaux, qui ouvre la voie à une exploitation des gaz de schiste accélérée.

Donc l’un des angles est bien évidemment humaniste – le respect des droits etc. – mais il est également possible de dénoncer avec eux l’emprise de l’oligarchie sur l’économie et les conséquences en termes économiques, sociaux et environnementaux que cela peut avoir sur nos sociétés. S’élever contre l’oligarchie, c’est aussi dénoncer Total qui a pris la majorité des parts dans l’exploitation des hydrocarbures dans le sud algérien par exemple.

M.P. – Cette loi sur les hydrocarbures est symptomatique de ce qu’il se passe en ligne de fond : concrètement, le système est en train de donner des gages à l’oligarchie en général pour s’assurer des soutiens, tout en se servant eux-mêmes au passage. Total a ainsi obtenu depuis le mois de mars un certain nombre d’ouvertures, d’accès très importants.

Et en termes d’intérêt entre les peuples, il y a des choses à expliquer aux Français aussi: nous faisons face aux mêmes oligarchies, au même système économique inique. Selon moi, c’est l’angle d’attaque le plus important.

Sur la question des détenus, il est essentiel de nommer ceux qui sont enfermés. Lorsque les autorités algériennes réalisent qu’il y a une attention internationale, une attention des peuples sur les gens, ils ne peuvent pas faire n’importe quoi et dans un sens ça les protège aussi… Il va falloir multiplier les efforts, car on ne sait pas jusqu’où ils sont prêts à aller.

Ensuite la deuxième des choses c’est ce que disait Mourad sur le fait d’agir en France vis-à-vis du peuple français : on envisage des conférences en France sur ce qui se passe en Algérie notamment pour expliquer ce qui se passe, pour dire évidemment que l’on a des luttes en commun mais aussi pour dire qu’on a des choses à apprendre !

L’Algérie est encore beaucoup dans le moment destituant, dégagiste. Or dans des révolutions citoyennes il y a le moment destituant et puis il y a un moment constituant. Il y a beaucoup à apprendre des Algériens.

M.T. – Enfin ! Ce qui se passe en Algérie ne peut pas être sans effet sur la France, sur l’Espagne, sur tout l’Ouest de la méditerranée !

En France, une population d’origine algérienne de plusieurs millions de personnes, très active est prête et volontaire à créer des ponts et des coopérations. Nous sommes dans cette situation où tu as tous les dimanches depuis huit mois sur la place de la République des milliers de personnes. Il nous faut soutenir cet effort. Nous sommes la France Insoumise, nous voulons construire un monde de coopération, une méditerranée de coopération.

M.P. – Pour ce qui est de la France Insoumise, il y a au moins cinq ou six groupes d’actions qui ont déposé des vœux dans leurs conseils municipaux, dès le printemps, de solidarité sur la question de la répression etc. Ils sont bien seuls. C’est l’ensemble des forces progressistes françaises qui devrait exprimer sa solidarité.

Moi, par exemple j’ai fait deux voyages de solidarité depuis que je suis députée, l’autre c’était au Rojava. On en a moins parlé pourtant. C’est peut-être un sujet plus consensuel. L’enjeu sur l’Algérie, c’est que ça pousse les autres forces politiques à se positionner.

« Le massacre du 17 octobre 1961 n’existe pas dans la mémoire collective » – Entretien avec Alexandra Badea

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Alexandra Badea est metteuse en scène et écrivaine de théâtre. Roumaine, elle s’est installée en France il y a 15 ans. Elle est l’auteure de la trilogie Points de non-retour qui aborde les zones d’ombre de l’histoire française et dont le deuxième volet Quais de Seine sera joué en novembre au théâtre de la Colline[1], après un passage cet été au festival d’Avignon. LVSL a souhaité l’interroger sur la Roumanie, ses engagements politiques et esthétiques et son rapport à la langue française. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd. 


LVSL — Votre engagement politique est très fort dans vos textes. Vous décrivez par exemple dans Burn Out une situation de travail acharné. Dans Contrôle d’identité[2], les déboires d’un réfugié politique face à un système administratif très bureaucratique. Vous dressez un portrait implacable de la mondialisation dans Pulvérisés[3] qui a reçu le Grand Prix de la littérature dramatique en 2013 et qui décrit la vie en entreprise dans quatre villes du monde. Vous semblez habitée par une certaine perception du monde. Quelle est-elle ?

AB — Je ne peux pas parler de la perception du monde en général parce que ce n’est pas le monde en général qui m’intéresse. Ce sont plutôt des histoires, des sujets qui me parviennent à travers des rencontres, à travers des documentaires, des choses qui m’entourent et qui deviennent insupportables. À chaque fois, le déclencheur de l’écriture, c’est une image ou l’histoire d’un être humain qui devient insoutenable, ou d’une situation ou d’un régime politique. Ma place par rapport à ces choses devient difficile à tenir. Une sensation de complicité et de passivité devient besoin d’agir, et l’écriture est le moyen de comprendre le monde, de comprendre ce qui ne va pas, de comprendre aussi notre marge de manœuvre et nos endroits de résistance. Dans tous mes textes, ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires. Plus qu’une vision du monde, mes textes sont des regards, sur des moments précis. Bien sûr mon propre parcours est contenu dans cette vision, comme ce qui m’entoure, les bruits de fond…

Ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires.

LVSL — Que pourriez-vous nous dire du rapport à l’Europe de la Roumanie ? et d’ailleurs, comment l’Europe traverse-t-elle vos œuvres ?

AB — Certains ont cru que Europe connexion[4] était une pièce contre l’Europe ! Non, c’est une pièce sur le fonctionnement des lobbies, l’Europe étant un terrain privilégié pour les lobbyistes, après les Etats-Unis ! Certains pensent que c’est un texte anti-européen… Non, l’Union européenne, la construction européenne, le Parlement européen en sont simplement le cadre. L’Europe est quelque chose de complètement naturel, qui m’intéresse comme m’intéresse la France, parce que j’y vis et que sa politique influence nos vies. C’est une question de regard. La Roumanie était tellement fascinée par l’Union européenne…Pourtant il me semble qu’elle a mal négocié son entrée dans l’Union. Elle est désormais un petit pays ouvert au marché des produits français, allemands et dont les petits producteurs sont détruits.

Derrière l’Europe il y avait un idéal. Je ne sais ce qu’il en reste mais je vois qu’il s’agit d’une union politique, non choisie par les gens qui se connaissent peu… Que connaît-on d’un Estonien, de l’histoire de la Lituanie ..?
Peut-on construire l’Europe sur d’autres bases et éviter ainsi le repli de chaque nation de chaque pays ? Je crois que l’idéal est à réinventer par les récits que l’on se raconte…

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous vous produisez également en Roumanie. Quelle est sa politique culturelle, par sa politique de subvention aux artistes, qu’en est-il aujourd’hui d’une éventuelle censure, quels sont à vos yeux les points de différence les plus notables avec la France ?

AB — Il y a pas de censure aujourd’hui en Roumanie, pas plus qu’en France, même s’il y a toujours une censure où que l’on soit… Si on a la liberté d’écrire ce que l’on veut et de porter les projets que l’on souhaite, il ne faut pas se leurrer, il y a des textes et des projets qui dérangent la pensée dominante, qui dérangent le pouvoir. C’est aussi le cas en France ! La politique culturelle en Roumanie ressemble au modèle russe ou allemand, peu connu en France : il y a des troupes permanentes, de nombreux théâtres nationaux, beaucoup plus qu’en France qui en compte cinq…  Il y a aussi des théâtres municipaux qui ont un statut de scène nationale ou de centre dramatique national. Les metteurs en scène extérieurs sont invités par les théâtres pour monter des textes qu’ils choisissent avec les troupes. Les tournées sont rares, les spectacles étant voués à être joués dans les murs des théâtres. Depuis la chute du mur, il y a un secteur indépendant, mais les subventions publiques sont rares et les lieux difficiles à trouver. Le secteur indépendant investit donc d’autres endroits, des friches, des bars… Il est compliqué de produire en indépendant, d’employer des comédiens indépendants, et même de vivre en étant indépendant, c’est-à-dire sans aucune subvention.

LVSL – Vous semblez avoir découvert des possibilités d’expression et de création en français, différentes, voire plus amples, de celles que vous connaissiez en roumain. Il y aurait accès à une forme de parole grâce à la langue française ? C’est la marque d’une grande singularité mais en quoi précisément cela vous rend-il créative ?

AB — Je parle d’écriture. Je me sens libre. En roumain, je ne me sens pas libre. C’est un blocage personnel, c’est mon histoire et c’est la manière dont j’ai réagi à un traumatisme. Il y a bien d’autres gens qui ont vécu des traumatismes comparables et ont réagi différemment. Moi, j’ai eu dix ans quand le régime a changé, quand la dictature de Ceaușescu s’est effondrée. Les premières années de mon éducation se sont parlées dans une langue qui était un outil de propagande. À l’école, on apprenait des poèmes patriotiques par cœur, on n’était pas encouragé à être créatif. Au contraire, il fallait s’en protéger car il y avait danger. Je me souviens de la langue de bois… Il y a certains mots que je n’arrive pas à écrire en roumain et leur équivalent français sonne différemment à mon oreille. La question que je me pose est : qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Sans doute y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles je ne peux écrire en roumain… C’est un blocage qui vient aussi de l’école, d’un prof aux yeux desquels je n’avais ni talent ni facilités. Ces choses-là empêchent la profondeur et l’intimité avec ma langue maternelle. Il y a comme un interdit, comme un tabou, un voile.
Toutefois, récemment on m’a sollicitée pour écrire un texte qui se jouerait en Roumanie. J’ai compris alors que je devais écrire en roumain et dire quelque chose qui n’a pas été raconté, qui a du mal à émerger. Cela m’a coûté, après dix années d’écriture en français, et il est évident que le rendu est très différent de ce qu’il aurait été en français.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous avez obtenu la nationalité française en 2014. Qu’est-ce que cela a changé dans votre rapport à la France ?

AB – L’idée de la trilogie Points de non-retour est liée à cette expérience, au sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’histoire récente de la France, vis-à-vis de la politique de la France dans le monde, devenue mon histoire. J’ai choisi d’y vivre, d’y voter, j’ai choisi de prendre le passeport de ce pays. Avec lui, je peux aussi aller aux États-Unis sans demander un visa et je serai partout mieux protégée qu’un citoyen roumain… Mais on ne peut pas prendre un passeport sans endosser les responsabilités qu’il donne ! Peut-être cette responsabilité consciente est-elle moins importante pour quelqu’un qui est né ici et n’a « rien demandé »…? Je me souviens que pendant la cérémonie de naturalisation, il y a eu des phrases frappantes… On nous faisait prendre conscience qu’en cas de guerre, nous pourrions nous trouver à devoir nous battre contre notre pays ! Je me souviens surtout de l’idée d’assumer l’histoire de ce pays la France, avec ses moments de gloire et ses points d’ombre. Ma première réaction fut épidermique et concernait la colonisation. Comment l’assumer ?

LVSL — Dans vos pièces, il y a l’idée forte de reconstruction, de récit. Les femmes joueraient-elles un rôle particulier dans la transmission de la mémoire ? Par ailleurs, comment la question de la minorité intervient-elle dans votre œuvre ?

AB — D’une manière générale, pour tout personnage issu d’une minorité visible, j’essaie de déplacer le regard, de noyer le cliché. Je pense que notre art en tant qu’auteur fait exploser les codes et travailler l’imaginaire. Aussi, la question du féminin sera abordée autrement que de manière frontale, comme dans À la trace[5], où l’histoire est portée par deux femmes. Quant à la mémoire, je ne saurais dire si elle est investie par les femmes d’une manière particulière. Il y a surtout des choix inconscients. Dans Thiaroye[6], l’histoire et la quête du récit sont en effet portées par une femme mais rien n’était volontaire pour ma part, les choses sont venues de manière organique. Parallèlement à mon travail, la documentariste Nedjma Bouakra a réalisé un documentaire-radio dans lequel les trois voix qui se prononcent sur la question coloniale sont des femmes[7].  Les références qui environnent Nedjma sont en effet des femmes pour lesquelles ces questions sont une matière première.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Le deuxième volet de la trilogie Points de non-retour, Quais de Seine se produira du 7 novembre au 1er décembre au théâtre de la Colline. Il creuse encore  la question des zones d’ombre et des récits manquants de l’histoire française. Comment saisir ce deuxième volet et sa genèse ?

AB — Au départ de la trilogie, lorsque je me suis plongée dans l’histoire de la colonisation, « à la recherche de récits manquants », je suis tombée par hasard sur le massacre de Thiaroye. Je ne cherchais pas un sujet, mais celui-ci s’est imposé et nécessitait à mes yeux une mise en scène de plusieurs points de vue. Le sujet de la guerre d’Algérie s’est également imposé comme une évidence, sujet sur lequel énormément de choses ont été faites et dites… Que faire d’autre ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dénoncer ni de faire à proprement parler un théâtre documentaire, même si la documentation est une étape importante et je peux passer un an à me documenter avant d’écrire… Ce qui m’intéresse dans cette trilogie, c’est comment le passé influence le présent et les gens qui vivent aujourd’hui, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps. En me documentant sur la guerre d’Algérie, j’ai décidé de centrer mon récit sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Force est de constater qu’il n’existe pas dans la mémoire collective. Il est souvent confondu avec l’affaire du métro Charonne en 1962. D’où la frustration de certains Algériens et intellectuels du fait que la mémoire de Charonne a balayé la mémoire du 17 octobre. Ces deux événements ont eu des effets complètement différents. Il y a eu des morts des deux côtés mais on peut pas les confondre. Pour écrire, je suis partie du livre La bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi, qui retrace l’avant 17 octobre, le jour même et les jours qui ont suivi. La guerre d’Algérie est plus proche de nous que la seconde guerre mondiale et l’histoire de Thiaroye. Il y a des gens qui ont vécu cette période et qui peuvent témoigner. Généralement, quand je décide d’écrire sur un sujet, je préfère me tenir loin de personnes touchées de près par le sujet. Mais là, pour la première fois, j’ai provoqué des rencontres avec des pieds-noirs, des enfants d’appelés et des Algériens. Je voulais savoir ce qu’ils auraient aimé qu’on dise dans un texte. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas raconter l’histoire des Algériens sans raconter aussi celle des Pieds-noirs. D’où l’idée du couple mixte. Les deux parties s’y retrouvent et s’identifient. Chacune peut entendre l’histoire de l’autre. Benjamin Stora parle de mémoires irréconciliables en parlant des fils des appelés, des pieds-noirs, des Algériens et des harkis. Mais je ne peux pas accepter que ces histoires soient irréconciliables. Il faudra, à un moment donné, les réconcilier ou essayer de les réconcilier. C’est un devoir politique. Je pense que l’art peut déclencher quelque chose. On travaille avec du sensible et avec l’émotion on fait avancer la pensée.

Ce qui m’intéresse , c’est comment le passé influence le présent, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps.

LVSL — Avez-vous déjà réfléchi au troisième volet de la trilogie ?

AB — Il portera sur l’affaire des enfants réunionnais qui ont été déplacés dans le département de la Creuse. Au départ, c’était un plan de Michel Debré. Il se trouve qu’il était premier ministre au moment du massacre des Algériens, ses positions étaient donc tranchées sur l’Algérie française et sa responsabilité évidente dans la répression de la manifestation. Il a ensuite été député de la Réunion et a pensé pouvoir résoudre à la fois le problème de surpopulation de l’Ile de La  Réunion et le problème de sous-population due à l’exode rural, de la Creuse et d’autres départements. L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Le plan devait soi-disant offrir une chance aux enfants de familles nombreuses et précaires de la Réunion. Les parents étaient souvent malades, en prison, illettrés. Ils ont accepté de laisser leurs enfants être scolarisés en France et les revoir chaque été.
Réellement, les enfants ont été placés dans des centres sociaux et d’autres dans des familles de fermiers, des familles d’accueil. Ils ont parfois été utilisés comme main d’œuvre gratuite. Peu ont effectivement été adoptés. Il y a eu beaucoup d’abus, de suicides, de maladies psychiatriques. C’est une opération qui s’est faite dans la violence. Ericka Bareigts, députée de la Réunion a permis de faire reconnaître en 2014 la responsabilité de l’État français dans cette affaire. Il faut que je trouve comment raconter cette histoire, sans la raconter de manière frontale, la raconter par ce qu’elle engendre aujourd’hui pour nous tous et pour les personnes qui ont entouré ses enfants. Pour l’heure, je collecte des témoignages, lis des textes… Je suis en pleine réflexion.

 

[1] https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-quais-de-seine

[2] Contrôle d’identité / Mode d’emploi / Burnout sont publiés aux Éditions de l’Arche, 2009.

[3] Pulvérisés, L’Arche Éditeur, 2012.

[4] Je te regarde / Europe connexion / Extrêmophile, L’Arche Éditeur, 2015

[5] À la trace / Celle qui regarde le monde Poche, L’Arche Éditeur, 2018.

[6] Le  massacre de Thiaroye s’est déroulé dans un camp militaire de la périphérie de Dakar le 1er décembre 1944 quand des gendarmes français renforcés de troupes coloniales ont tiré sur des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre récemment rapatriés, qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement d’un pécule promis depuis des mois. http://senegal.bistrotsdelhistoire.com/?page_id=35

[7] Elsa Dorlin, Armelle Mabon, et Françoise Vergès. https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-thiaroye

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Dernières nouvelles d’Algérie : de l’insurrection civique à la révolution citoyenne ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manifestation_contre_le_5e_mandat_de_Bouteflika_(Blida).jpg
©Fethi Hamlati

Le 4 mai dernier, Said Bouteflika, le frère de l’ex-président algérien considéré par beaucoup d’observateurs comme le réel homme fort du régime, a été arrêté. Avec lui sont également mis aux arrêts deux anciens patrons du puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), Mohamed Mediene dit « Toufik », et Athmane Bachit Tertag. Ces arrestations marquent un tournant dur dans la vague de purges, avatar d’une guerre des clans au sommet des structures du pouvoir politico-militaire. Et ce à la veille du Ramadan, que d’aucuns à la tête de l’État-Major de l’Armée nationale populaire (ANP) espèrent qu’il aura un effet démobilisateur sur le mouvement citoyen massif que connait le pays. Gaid Salah, chef d’État-Major et de facto garant du régime, parie sur l’essoufflement du mouvement en donnant en pâture à la rue de grands noms d’oligarques et d’affairistes qui représentent le système honni. Peut-il gagner ?

Le caractère exceptionnel des manifestations en Algérie a été perçu par les grands médias nationaux français. Le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel et le report du scrutin, obtenus par la mobilisation des Algériens et Algériennes dans les rues du pays, ont focalisé l’attention des médias et des observateurs internationaux sur les actions du pouvoir en réponse aux demandes de la rue. Il semble pourtant difficile aux journalistes de relayer le sentiment et l’esprit de ce mouvement hors-norme, transversal. Le changement est déjà historique selon les acteurs locaux.

« Il y aura un avant et un après 22 février » (Nabil Ferguenis, membre d’un syndicat autonome)

Le mouvement de contestation a obtenu gain de cause sur certaines de ses revendications préliminaires. Mais l’opposition entre le gouvernement et le mouvement s’est installée dans une temporalité singulière, elle aussi enjeu de la lutte pour la démocratie du peuple algérien qui communie dans les rues tous les vendredis depuis le 22 février.

Retour sur un mouvement citoyen et éclairage sur la situation du pays pour LVSL, fondé sur des entretiens et un séjour sur place du 18 au 26 avril. Par Edern Hirstein. [Merci à Djamal Ikloufhi, Nabil Ferguenis, Ahmed Meliani pour leur temps et pour leur éclairage sur la nature du mouvement, et merci à Mourad Taghzout pour son entregent efficace.]

Des milliers de citoyens de la République démocratique et populaire d’Algérie dans les rues tous les vendredis contre le gouvernement, contre l’État présidé par Abdelaziz Bouteflika, contre l’emprise des militaires sur le pouvoir civil et le général Gaid Ahmed Salah, contre un système représenté par ses principaux profiteurs, hommes d’affaires, militaires, politiciens vieillissants : tel est le portrait esquissé par un survol des brèves journalistiques et de courts reportages des chaines internationales dévolues à la couverture des manifestations à Alger.

Il s’agit de plus que cela pourtant, et peut-être même plus qu’un Hirak (soulèvement) comme l’appellent certains algériens.

Les slogans entendus lors des marches, vus sur les murs des villes ou confiés ouvertement par les citoyens, laissent entrevoir au visiteur l’indéniable éveil de la conscience civique de ces citoyens qui refusent l’humiliation symbolique de voir un homme au crépuscule de sa vie être poussé à se représenter par ce qu’ils nomment la clique, le système, ou l’oligarchie.

Yatnahaw ga’ « Qu’ils s’en aillent tous » est le mot d’ordre central et l’élément fédérateur primordial.

Un mouvement dégagiste en lame de fond

Alors que des prémices de la contestation sont observées dès décembre au moment de l’annonce de la candidature du Président en exercice à un autre mandat, dans le quartier de Bab-El-Oued à Alger, c’est à Kherrata, près de Béjaia en Kabylie, région avec une conscience contestataire historiquement forte, que la première manifestation d’ampleur a lieu le 16 février. Le 22, en réponse à des appels relayés sur les réseaux sociaux, la mobilisation s’avère inédite, et se propage dans toutes les grandes villes du pays. Le mouvement est lancé.

Celui-ci est massif. Selon diverses estimations : le 1er mars réunit près d’un million de personnes, le 8 mars, cinq millions et le 15 mars, après l’annonce confirmée de la candidature de Bouteflika à la présidence, ce sont près de quatorze millions d’Algériens qui sortent dans les rues du pays. Celle-ci est multiforme ; si les vendredis permettent une mobilisation populaire très large, les étudiants se sont appropriés les mardis, en réponse aux annonces du Général Salah dans l’après-midi. Le dimanche est quant à lui dévolu aux marches des Algériens de l’étranger, et notamment de Paris à la Place de la République. La prise de conscience citoyenne sur fond d’opposition au « système » a permis de fédérer certains corps intermédiaires autour du peuple réuni dans les rues, tels les avocats et les magistrats, certains journalistes, quelques cadres moyens de l’armée. Fait important, la mobilisation des femmes est sans précédent.

Le pouvoir d’Alger, représenté par le chef d’État-Major, est entré dans une dynamique directe avec le mouvement de mobilisation citoyen. Les annonces du général le mardi se font en réaction aux mobilisations du vendredi. Les étudiants répondent aux annonces du pouvoir le soir même, puis le vendredi suivant la mobilisation dans les rues donne le ton pour la suite de cette relation particulière. Plusieurs journées de mobilisation plus ponctuelles ont également rythmé la confrontation hebdomadaire. Ce sont des journées-symboles : celle du 19 mars, date de célébration des Accords d’Évian ; ou le 20 avril, journée de commémoration des victimes des massacres perpétrés par l’armée en Kabylie en 1980 et en 2001.

« son mot d’ordre toujours en bandoulière, le drapeau national aux cotés de l’emblème berbère » (mot d’un éditorialiste du Soir d’Alger)

L’appropriation des symboles nationaux est un élément constitutif du mouvement citoyen. Les marches ont des couleurs : elle du drapeau national, héritage de la lutte pour l’indépendance – le vert, le rouge et le blanc -, mais également celle du drapeau amazigh, symbole de l’identité et de la culture berbère – le bleu, le vert clair et le jaune. Portés ensemble par les manifestants comme étendards, ces drapeaux témoignent de la volonté des citoyens d’apparaître comme l’ensemble du peuple, dans toutes ses composantes, face à un pouvoir qui a usurpé son droit à représenter la nation algérienne. Certes transversal, le mouvement prend soin de se présenter comme ayant une assise historique. Outre l’utilisation des symboles nationaux issus de la guerre d’indépendance, les références à la période révolutionnaire sont très présentes. C’est à travers ses mots d’ordres, tels « Algérie des Martyrs », ou « Algérie Libre et Démocratique », que le mouvement s’inscrit dans une période longue, celle de la lutte pour la liberté contre l’occupant colonial avec la référence aux héros de la guerre d’indépendance, mais aussi celle de la lutte pour la démocratie, qui elle, plus récente, est l’apanage de mouvements démocrates et socialistes des années 80 et 90. Consciemment ou non, la jeunesse mobilisée invoque les combats des anciens afin de terminer, selon elle, la libération du peuple et la construction d’une nation algérienne affranchie des affres de la période postcoloniale dominée par des élites directement issues, pour l’essentiel, du Front de Libération National.

« En 1962, a été déclarée l’indépendance de la Patrie ; En 2019, a été déclarée la liberté du peuple » (vu dans les marches)

Si le FLN « historique », celui qui a arraché l’indépendance à la France, n’est pas mis en cause, le FLN post-indépendance est largement rejeté en tant qu’institution politique. Coupable d’avoir confisqué la liberté acquise en 1962 avec la complicité de l’armée – putsch mené par Houari Boumediene en 1965, prise de pouvoir de « l’armée des frontières » – la mise au musée du FLN est l’une des revendications principales des citoyens en vue de la mise à bas du système dénoncé. Le principal syndicat historique, l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) souffre du même déficit de légitimité. Alors que la Constitution du pluralisme de 1989 prévoyait l’interdiction de l’utilisation des sigles historiques, l’illégalité des partis fondés sur le racisme, sur la religion, présentant des revendications sexistes, nombreux sont les citoyens qui demandent l’application stricte de ces mesures toujours présentes dans la constitution actuelle (Article 42).

©Edern Hirstein

Le discrédit envers la classe politique est général et ne se limite pas au FLN. Du fait du fonctionnement des élections algériennes depuis l’élection de Abdelaziz Bouteflika en 1999, et des nombreuses affaires de corruption, les principaux partis d’opposition sont considérés comme partie prenante du système rejeté par la rue. Ces partis d’opposition dits systémiques (Ahmed Mélinia) obtiennent des sièges à l’Assemblée Populaire Nationale, aux Assemblées Populaires Communales, prennent en charge des mairies et présentent des candidats aux élections présidentielles. La cooptation de ceux-ci par le FLN, ex-parti unique, est un processus organisé qui a fonctionné depuis la fin de la Décennie Noire et l’élection de Bouteflika rendue possible grâce au retrait coordonné de sept des candidats à l’élection de 1999 face à des suspicions de fraude.

Rongée par son image de deuxième jambe – branlante – du système, l’opposition n’est pas en mesure d’influencer le mouvement de contestation qui, d’ailleurs, semble imperméable aux récupérations. Unis par l’unanimité rendue possible par le rejet du système, et par des revendications calibrées aux réponses du régime (retrait de Bouteflika, report des élections, rejet du Président en intérim Bensalah, rejet des élections prévues le 4 juillet), ce mouvement transversal à la société algérienne, marqué par l’implication de la jeunesse, résiste pour l’instant aux tentatives de récupérations politiques et idéologiques. Alors que de nombreux militants politiques sont présents dans les marches, l’imperméabilité du mouvement à certains mots d’ordres lancés de façon intempestive est notable. Les tentatives diverses d’idéologiser le mouvement ne rencontrent pas l’adhésion. C’est le cas par exemple de slogans qui insistent sur la « marocanité » du Président par intérim Bensalah et plus généralement sur l’illégitimité – car étrangers – du « clan d’Oujda » (ville marocaine proche de la frontière) responsable de la confiscation de l’indépendance et du putsch de Houari Boumediene de 1965, dont a fait partie Bouteflika. Le mouvement est l’acteur même de sa centralité et son imperméabilité face aux tentatives de récupération assure sa pérennité.

« La cible du mouvement qui demeure le démantèlement du système est à la fois stratégiquement pertinente, elle soulève le vrai problème du pays, et tactiquement efficace puisqu’elle fédère le plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, jusque-là, de déjouer toutes les manœuvres de provocation et de division. » Said Sadi, 09/05/2019

Une double rupture

Peut-être plus important encore que ce refus d’adopter des mots d’ordres à caractère nationaliste ou partisan, l’une des volontés manifestes des citoyens engagés est leur refus sans équivoque de l’entrisme islamiste afin de préserver la nature transversale du mouvement. La guerre civile entre les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses branches terroristes (GIA, etc), et l’armée, est dans toutes les mémoires, et dans les esprits de la jeunesse nombreuse qui n’a pourtant pas connu les morts, les attentats et cette décennie perdue. Sortis d’une guerre civile entre l’armée et le Front Islamique du Salut, 15 ans avant même le début des Printemps Arabes, les Algériens connaissent le prix de l’irruption de l’islam dans la politique : 150000 morts et un hiver interminable des libertés civiles. La société algérienne peut ainsi apparaître vaccinée contre la perspective d’une prise de pouvoir des héritiers du FIS. Le mouvement apporte une réponse à l’une des questions centrales de l’histoire politique récente du pays : sus au système et rejet de l’alternative islamiste. Cela ressemble fort à la double rupture prônée et attendue par les militants de la gauche laïque (du Mouvement Démocratique et Social en l’occurrence). Si la libération de la parole est palpable depuis le 22 février,  le rejet des militants de l’islam politique est physique. L’un des fondateurs du FIS, Ali Belhadj, a été frappé à Bab El-Oued lors des premières marches. Un autre est écarté manu militari des rassemblements place de la République à Paris. Leur influence politique est très faible et très surveillée, pourtant la peur qu’ils inspirent est bien présente.

Elle est utilisée par le pouvoir depuis la défaire militaire des groupes islamistes et la tentative de réconciliation nationale amorcée lors du premier mandat de Bouteflika. Le spectre du retour de l’islamisme est la pierre d’achoppement du mécanisme de confiscation de la démocratie par le système politico-militaire mis en place lors de la décennie noire. Il permet la légitimation du régime aux yeux des capitales occidentales, mais surtout il commande la coalescence des partis de l’opposition systémique autour de la défense du statu quo face au risque de la résurgence islamiste. Mais plus qu’un risque putatif, plusieurs acteurs locaux témoignent de leur inquiétude que ces groupes d’oppositions, tel le FFS, agissent comme des « sherpas de l’islamisme ». Ils ont en tête la lutte pour le moins confuse du régime contre les groupes armés durant les années 90 (le « qui-tue-qui ? ») ses manipulations et connivences. Les partis d’opposition vont chercher la parole des fondateurs du FIS, « les prêcheurs de mort », afin de mettre en avant leur opposition et in fine leur importance face à une menace virtuellement renforcée.

Le second écueil que le mouvement est parvenu à éviter est, d’évidence, le recours à la violence. Nourri des expériences des soulèvements kabyles de 1980 et de 2001, mais également de la révolte d’octobre 1988, les manifestants fédérés connaissent les dangers directement liés à l’utilisation de la violence contre les représentants du régime. Les marches sont ainsi assez strictement encadrées par des bénévoles qui font office de service d’ordre. Le mot d’ordre « pacifique » est ainsi le signe d’une certaine maturité politique de la société civile engagée dans un bras de fer contre le système qui est pour l’instant défendu par l’armée algérienne. Et puisque son État-Major a reconnu la gravité de la situation et la nature profondément civique de la mobilisation de la population, force est de reconnaitre avec Benjamin Stora (Interview pour Le Soir d’Algérie du 20 avril) qu’un modus vivendi fondé sur une certaine maturité de part et d’autre s’est installé au sein de cette relation dynamique entre les citoyens en lutte et l’armée.

Un pouvoir qui navigue à vue

Face à cette mobilisation à l’assise transversale, non-partisane et pacifique, les structures du pouvoir algérien sont aux abois. Les révélations, rendues possibles par l’arrestation de Said Bouteflika et des généraux Toufik et Tertag, laissent entrevoir l’option prétendument sur la table au début du Hirak : décréter l’État d’urgence et amorcer la répression du mouvement, telle était la voie préconisée par les membres principaux du « clan Bouteflika ». L’annonce de ces arrestations permet cependant à l’armée d’apparaitre comme une force modérée, ce qui renforce sa légitimité en tant que garante de la transition.

La situation est néanmoins plus complexe. Selon les acteurs de la mobilisation, le pouvoir, à défaut d’avoir su adopter une stratégie politique de sortie de crise acceptable pour les citoyens mobilisés, a développé et entretenu des tactiques classiques afin d’enrayer la mobilisation citoyenne. Remobiliser les islamistes a traditionnellement été une des cartes à disposition des militaires pour assurer la pérennité de leur emprise. Cette tactique échoue pour le moment face à la vigilance des citoyens.  La question autonomiste et identitaire est elle aussi une technique de division traditionnelle, qui remonte à l’époque coloniale et à la guerre d’indépendance. À ce titre, la persistance de la présence du drapeau amazigh au sein des marches est la preuve que cette « question du drapeau », c’est-à-dire la tentative de discréditer le mouvement en l’assimilant à une révolte identitaire des seules populations berbérophones (Kabyles, Mozabites, Touaregs), indique que cela n’a pas l’effet escompté. La mobilisation du « péril extérieur », ou de la main de l’Occident (voire de la France) dans le déclenchement des mobilisations a été utilisée pour décrédibiliser le mouvement, avec peu de succès.

Autre point, face à la mobilisation inédite des femmes, les forces de sécurité ont tenté de montrer à celles-ci que marcher dans la rue n’était pas sans risque : l’arrestation et l’humiliation de quatre femmes du Mouvement Démocratique et Social (MDS) en marge des manifestations à Alger mi-avril, forcées de se dénuder au poste de police, illustre par leur arbitraire la volonté des forces sécuritaires de dissuader les femmes de participer. Avec l’intimidation, reste alors le blocage physique des marches : ce que Said Sadi (homme politique et défenseur des droits de l’homme) nomme « les batailles d’Alger ». Dès le jeudi soir, des barrages filtrants sont installés sur les grands axes autoroutiers qui mènent à la métropole. Les embouteillages sont massifs et dissuasifs pour les nombreux algériens qui vivent dans les régions avoisinant la capitale.

Règlements de compte au sommet de l’État

Ahmed Gaid Salah, « plus vieux soldat en activité du monde » comme le surnomment avec ironie les manifestants, semble être bien seul aux commandes du pays. La fin de la mainmise du « clan d’Oujda » sur le pôle politique de la structure duale du pouvoir à Alger a considérablement réduit le pouvoir de nuisance de ceux que Mohamed Boudiaf appelait « les décideurs » (militant historique du FLN, « celui qui a allumé l’étincelle du 1er novembre 1954 » et président assassiné en 1992). Quatre pôles historiques ont en effet longtemps structuré le pouvoir : l’État-Major de l’ANP, les chefs des services de renseignement, les politiques issus généralement du FLN et plus récemment les hommes d’affaires liés de près à Said Bouteflika, bénéficiaires du partage de la rente pétrolière et de l’ouverture contrôlée de l’économie. Les récentes arrestations des derniers directeurs des puissants services de renseignements algériens, les généraux Toufik et Tertag, accréditent la thèse d’une suprématie encore plus grande du « militaire sur le politique » à travers la figure de Ahmed Gaid Salah, général octogénaire. La mise sous coupe réglée du régime par le pôle militaire apparait comme l’issue naturelle des purges. Or c’est précisément la fin de cette suprématie du militaire sur le politique que demandent les citoyens rassemblés dans les rues.

La vague d’arrestations qui alimentent les brèves médiatiques depuis le mois de mars est dénoncée par les militants de la démocratie comme de la poudre aux yeux. Si elles peuvent répondre à un sentiment bien présent d’injustice, la mise aux arrêts des affairistes et des anciens décideurs répond à une réalité, celle d’une lutte des clans au sommet des structures du pouvoir à Alger. Celle-ci ne ne doit pas être confondue avec la nécessaire mise en place d’une justice transitoire. Entretemps, l’ANP maintient son inflexibilité vis-à-vis des élections prévues le 4 juillet, tout en entretenant un discours de séduction mêlé de complotisme, destiné à lui assurer le soutien de la population. Par cette opération mains propres à l’œuvre depuis le mois de mars, elle prétend lutter contre leur « vaine tentative de porter atteinte au lien existentiel et étroit qui unit le peuple à son armée, d’ébranler sa cohésion et la confiance mutuelle qui les anime ». Dans l’esprit des acteurs locaux de la mobilisation, le précédent égyptien fait figure d’épouvantail. Selon eux, Gaid Salah se verrait bien comme le pendant algérien du Maréchal Al-Sissi. Il reste à espérer qu’il ne soit pas aussi jusque-boutiste que le Maréchal Haftar.

Un exercice intéressant de « transitologie » (néologisme de Djamal Ikloufhi)

L’irruption du Hirak qui a recentré le débat politique, pourrait à terme se transformer en force de changement démocratique, de stabilité et de progrès social. Pour les acteurs du mouvement, la condition sine qua non est que la transition revendiquée soit assurée par des personnalités réellement indépendantes et sans attaches partisanes ou politico-idéologiques. La question de l’instauration d’une commission indépendante, voire d’une présidence collégiale, semble faire consensus. Elle serait composée de personnalités publiques respectées en vue de l’organisation d’une élection à l’automne, alors que des techniciens se chargeraient de la conduite des affaires courantes. Le rejet des élections prévues le 4 juillet et organisées selon la Constitution par le président en intérim Bensalah fait lui l’unanimité parmi les manifestants. Le général Gaid Salah, en ne prenant pas en compte ces demandes, concentre de ce fait le mouvement dégagiste contre sa propre personne.

Une différence de vue existe cependant entre les partisans de l’organisation d’une élection générale pour le renouvellement d’un corps législatif avec des pouvoirs constituants, et les partisans de l’élection d’un président nécessairement investi d’un mandat transitoire, chargé d’organiser les changements institutionnels et politiques attendus par le mouvement citoyen. Constituante ou présidentielle ? Dans un cas comme dans l’autre, les différents enjeux thématiques marquent le pas face à la question des personnalités et du renouvellement de la classe politique. Qui pour assurer une transition si délicate ? Quel homme seul pourrait aujourd’hui prétendre mettre sur les rails la nouvelle république et la nouvelle Algérie que les citoyens appellent de leurs vœux ?

Les médias algériens et les médias internationaux se sont naturellement saisis de cette question. Dés le début du Hirak, certains médias français ont donné un relai et une voix à Rachid Nekkaz, entrepreneur et homme d’affaire franco-algérien, connu en France pour assurer le paiement des amendes des femmes sanctionnées pour le port de la burka. En Algérie, bien que ce ne soit pas la seule personnalité mise en avant, ce choix interroge et dérange. Pour les Algériens au fait de l’existence de cet individu, sa candidature revêt un caractère clownesque qui n’est pas d’un bon souvenir. Dans les années 90, et la fin du système du parti unique, ils se rappellent généralement tous de ce candidat qui promettait la création d’une mer intérieure dans le sud du pays. Pour eux, le clown fait apparaitre les islamistes comme des gens sérieux.

L’organisation de l’élection législative doit permettre de faire émerger une nouvelle génération de responsables publics, issus de la formidable mobilisation citoyenne à l’œuvre aujourd’hui. Elle doit pérenniser le réinvestissement de la chose publique par les citoyens du pays. Certaines garanties sont jugées nécessaires par les Algériens telle l’application stricte de l’interdiction des sigles historiques et des critères établis dans la constitution. Les personnalités engagées et les jeunes avides de changement sont la colonne vertébrale du mouvement citoyen. Afin de passer de l’insurrection civique à la révolution citoyenne, il faut permettre l’éclosion d’une génération capable de tourner la page de l’après-guerre et d’amorcer une phase plus avancée dans la construction de la nation algérienne.

La vraie révolution

Malgré le contexte historiquement répressif du régime, l’exemple des précédents soulèvements réprimés dans le sang n’a pas empêché les Algériens d’investir les rues et les débats. Des mots des acteurs locaux, militants et syndicalistes, la période que connait le pays est sans précédent. Tous s’accordent pour reconnaitre qu’il n’y aura pas de retour en arrière car la parole est désormais libre. Les rouages institutionnels, les pratiques politiques et économiques sont sommés de s’adapter à cette nouvelle donne. Face au réinvestissement de la vie publique par le peuple, l’armée doit prendre ses responsabilités, assumer cette relation particulière qu’elle prétend entretenir avec lui, faire honneur à sa maturité et laisser le pole civile du pouvoir renaitre de sa démocratie renouvelée.

Le Hirak du 22 février a déjà des effets concrets. L’expérience de la mobilisation réactive comme ailleurs l’évidence du lien qui unit ceux qui partagent entre eux la souveraineté sur tous. En Algérie, elle met fin à des décennies de censure et d’auto-censure, fruit de la guerre civile entre l’armée et les islamistes. Sur le terrain, la jeunesse nombreuse du pays se sent investie d’une mission qui ressemble à celle de leurs pères et grands-pères : faire vivre l’indépendance du pays et du peuple. Les manifestants sont les acteurs de cette posture pacifique qui fait la force du mouvement. Ils ramassent les ordures dans les rues, établissent des zones tampons entre les forces de l’ordre et leurs camarades. Ailleurs, ce sont des jeunes qui détournent les barques, traditionnellement utilisées pour l’émigration, en véhicule pour contourner les barrages filtrants mis en place autour de la capitale. La meilleure expression de ce réinvestissement démocratique est surement celle-ci : ces esquifs ne sont plus utiles car l’émigration est en chute libre.

« Si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » Alain (Ahmed Méliani)

La réussite de la transition démocratique en Algérie apparait comme un élément axiomatique pour l’ensemble de la région, pour la France, et pour tous les pays qui regardent aujourd’hui l’Algérie. Longtemps à l’avant-garde de la décolonisation et du mouvement des pays non-alignés, elle a la possibilité aujourd’hui de renouer avec la mission historique que lui donnèrent les martyrs de la révolution : rendre leur fierté aux opprimés. Ayant connu un « printemps arabe » dés 1988, suivi d’un « hiver islamiste » de plus d’une décennie et de vingt années de stagnation sous un régime autoritaire, l’importance historique du Hirak du 22 février mérite l’attention du monde et l’intérêt des militants du progrès. Il est capital que les amis de la liberté expriment leur confiance en le peuple d’Algérie et en son mouvement démocratique, non partisan et pacifique tel qu’il est aujourd’hui : imperméable aux tentatives d’influences partisanes, transversal en ce qu’il dépasse les divisions et clair dans ses revendications. Une authentique révolution citoyenne a lieu sous nos yeux.

Trop souvent en France et en Europe les nouvelles d’Algérie sont reçues avec fatalité voire avec cynisme. Aujourd’hui le temps est venu de réinvestir l’histoire particulière qui lie les peuples des deux côtés de la mer commune, et de parfaire ces liens car les conditions sont réunies pour qu’advienne « l’Algérie ouverte et tolérante » qu’abhorrent les islamistes et les oligarques d’Algérie mais aussi d’ailleurs.

-Djamal Ikloufhi est militant laïque indépendant

-Nabil Ferguenis est syndicaliste autonome au Syndicat Autonome des Travailleurs de l’éducation et de la Formation, Béjaia

-Ahmed Meliani est professeur à la retraite, ancien secrétaire général du Mouvement Démocratique et Social