« Pour Tolstoï, l’art doit ramener l’homme à la vérité » – Entretien avec Joachim Le Floch-Imad 

Portrait de Léon Tolstoï © pixabay

Léon Tolstoï n’a pas seulement marqué la fin du XIXe siècle par son génie littéraire. Il laisse un héritage politique dont on sous-estime souvent l’ampleur, influençant aussi bien Gandhi, Rosa Luxembourg, Jean Jaurès que Wittgenstein ou Benjamin. Un héritage qui n’en reste pas moins ambigu. Dans un texte intitulé « Léon Tolstoï, miroir de la révolution russe », le théoricien révolutionnaire Lénine ne manquait pas de souligner les « contradictions » entre l’« artiste de génie » auteur de « tableaux incomparables de la vie russe » et le « tolstoïen », cet « être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe ». Dans Tolstoï, une vie philosophique (Le Cerf, 2023), Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, propose une analyse remarquable du legs philosophique de celui qui fut qualifié « d’Homère et de Luther du monde slave ». Entretien réalisé par Audrey et Simon Woillet.  

LVSL – Nombre de commentateurs de l’œuvre de Tolstoï insistent sur l’opposition entre « l’homme de lettre » et le moraliste se donnant pour mission de « réformer l’humanité ». Quelle place la morale tient-elle dans sa littérature ? Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle l’ambition morale de l’écrivain a pu nuire à son œuvre ?

Joachim Le Floch-Imad – Pendant longtemps, il a en effet été de coutume de séparer deux Tolstoï : celui d’avant la révolution morale du début des années 1880 (le bon homme de lettre) et celui d’après la crise (le mauvais moraliste). Du vivant de l’auteur, des figures telles que Nikolai Akhsharumov, Gustave Flaubert ou encore Ivan Tourgueniev encensaient déjà le premier pour mieux railler le second. Cette approche, critiquée par Henri Guillemin et Michel Aucouturier en leur temps, me parait particulièrement superficielle. Elle fait en effet fi de l’unité de la personnalité de Tolstoï et néglige ses écrits de jeunesse où, déjà, s’exprime une soif d’autoperfectionnement et de discipline. Dès son adolescence, Tolstoï se montre obsédé par la question du dépassement du nihilisme et du combat contre le mal, en témoignent les règles de vertu qu’il édicte dans son Journal et l’aspiration au monisme dont il fait montre : « Je serais le plus malheureux des hommes, si je ne trouvais pas un but à ma vie – un but général et profitable, profitable parce que l’âme immortelle, en se développant, passera naturellement dans un être supérieur et correspondant à elle. » 

Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité.

Deux traits majeurs sont à distinguer dans l’ensemble de son œuvre : un désir animal, égoïste et immédiat de jouissance et de célébration de la beauté du Tout ; et une volonté d’œuvrer au réveil des consciences et à la transfiguration morale de l’humanité, ce qui implique l’oubli de soi et la soumission à une vision religieuse de la vie. Ces deux aspirations, toujours, cohabitent et s’équilibrent. Tolstoï ne croit pas en l’art pour l’art mais estime que celui-ci doit fonctionner comme une contagion destinée à ramener les hommes à la vérité. Sa prise de position esthétique ne saurait par conséquent être dissociée d’une prise de position philosophique dont j’ai voulu montrer la complexité dans l’ouvrage, à rebours de lectures souvent caricaturales. Comme le disait en effet Léon Chestov : « Dire de Tolstoï qu’il n’est pas philosophe, c’est priver la philosophie d’un de ses plus grands représentants. » Cette prise de position philosophique ne s’exprime pas dans un langage abstrait, savant et jargonneux, mais d’une manière résolument incarnée et ancrée dans le vécu. À la manière des sages antiques, Tolstoï érige la philosophie en « science de la vie ».

Tolstoï. Une vie philosophique, Joachim Le Floch-Imad, Le cerf, 2023

Si Tolstoï ne peut donc choisir entre littérature et loi morale, il est des moments dans son œuvre où l’équilibre subtil entre imagination poétique et raison se fissure. C’est notamment le cas au début des années 1880, au lendemain de sa révolution morale – lorsque sa famille et son mentor Tourgueniev le supplient de « revenir à la littérature » – ou encore lorsqu’il compose son brulot Qu’est-ce que l’art ?, ouvrage dans lequel il jette au bûcher les plus grands noms de la culture occidentale ainsi que l’essentiel sa propre œuvre littéraire. De même, certaines pages de son roman Résurrection, publié en 1899, apparaissent aujourd’hui caricaturalement manichéennes tant l’intention doctrinaire y prend le dessus sur le souci esthétique. Il n’empêche que le vieux Tolstoï n’a rien perdu de sa parfaite majesté, de sa prose limpide et de sa capacité à pénétrer les profondeurs de l’âme humaine. Parmi ses derniers écrits surnagent des textes tels que La mort d’Ivan IlitchLe Père SergeMaître et Serviteur ou encore Hadji Mourat. À travers ces ultimes récits, que George Steiner qualifie de « semences de l’immortalité », Tolstoï témoigne une dernière fois de son irrépressible besoin d’écrire et de traduire, par la fiction littéraire, le flot toujours rebelle, indomptable et spontané de la vie.

LVSL – À quoi mesure-t-on cet amour de la vie chez Tolstoï ? N’est-il pas contredit par le pessimisme existentiel et l’appel à l’ascétisme qui caractérisent une partie non-négligeable de son œuvre ?

J.L-I. – Dans Guerre et Paix, à travers par exemple la figure du moujik Platon Karataïev, Tolstoï nous explique que seule l’adéquation parfaite et totale à la vie est vectrice de sens. Notre présence sur terre est à ses yeux irréductible à toute explication rationnelle. Elle se suffit à elle seule : « La vie est tout, la vie est Dieu. Tout se déplace, se meut, et ce mouvement est Dieu. Et tant que persiste la vie, persiste la joie de la conscience de la divinité. Aimer la vie, c’est aimer Dieu. » On retrouve quelque chose d’analogue dans son roman largement autobiographique Les Cosaques dans lequel Olenine, au contact d’une tribu du Caucase, délaisse les charmes de la civilisation pour faire l’expérience de la vie dans ce qu’elle a de plus rebelle et nomade. Si son itinéraire débouche sur un échec, Olenine découvre que le bonheur se situe là où est la vie, qu’il n’est pas à rechercher dans la participation aux événements historiques, mais dans la jouissance immanente, dans la pureté des traditions et dans la contemplation de l’éclat des étoiles. En rejetant la notion même de péché, le vieux Cosaque Erochka, avec sa gaieté inaltérable, ses mains calleuses et son odeur « de tchikhir, de vodka, de poudre et de sang coagulé » se fait le porte-parole de l’invitation tolstoïenne à faire corps avec la nature. L’écrivain et critique russe Merejkovski a remarquablement étudié celle-ci, y voyant un signe du paganisme instinctif de  Tolstoï : « Il s’aime en elle et l’aime en soi, sans effroi exalté ni maladif, sans ivresse ; il l’aime de ce grand amour sobre dont l’aimèrent les anciens, et comme les hommes d’aujourd’hui ne savent plus l’aimer. » Le corps de colosse de Tolstoï irradie ce paganisme. Il m’a semblé important de lui rendre hommage dès l’exergue de mon essai – à travers le poème de Rilke « Sur un torse archaïque d’Apollon » – tant la puissance, la vitalité et l’appétit sexuel indéfectibles de Tolstoï ont toujours stupéfait ceux qui croisaient sa route, y compris à un âge très avancé. Ce vitalisme, qui semble sorti tout droit d’antiques profondeurs (l’essai étudie sur plusieurs pages la réception de Homère dans l’œuvre de Tolstoï), influence en outre durablement la technique littéraire de l’écrivain russe. D’une grande simplicité, son écriture va du visible à l’invisible, de la matière à l’esprit. Elle excelle, entre autres, par sa précision sensorielle, son souci du concret et sa capacité, à partir de détails (ayant trait notamment à la symbolique du corps), à saisir l’universalité des choses et à montrer la nature secrète des âmes.

La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force.

Le pessimisme existentiel, qui caractérise un temps Tolstoï après sa découverte de Schopenhauer en 1868, l’invitation à l’ascétisme ainsi que l’entreprise de prédication à laquelle il se livre dans les dernières décennies de sa vie s’inscrivent pourtant, comme vous le suggérez, à rebours de ce vitalisme. Merejkovski n’a sans doute pas tort de parler d’« engourdissement », de « pétrification du cœur » du vieux Tolstoï, coupable à ses yeux d’avoir préféré la « sainteté immatérielle chrétienne » à la « chair sainte païenne » et, ce faisant, d’avoir trahi sa vraie nature. Il est vrai que, même dans sa littérature, la morale prend de plus en plus de place au fil des années. Il est par exemple frappant de constater que, contrairement à Guerre et Paix qui se termine sur des points de suspension ouvrant sur le magma infini de la vie, Anna Karénine s’achève sur la question du Sens et sur le terme « Bien ». Si les événements mentionnés ci-dessus renforcent en Tolstoï la tension tragique qui oppose l’homme de lettres et le réformateur de l’humanité, n’oublions pas néanmoins que la substance de son art demeure la même tout au long de son existence. Son ouvrage Hadji Mourat, publié à titre posthume, montre qu’un fond souterrain en lui a su résister à toutes les métamorphoses idéologiques. Telle cette fleur de chardon que nulle charrue ne saurait écraser, la vie et la lumière finissent toujours par l’emporter, par primer les catégories du Bien et du Mal. Comme l’écrit à son sujet le peintre Répine, ami proche de la famille : « Ce géant a beau se rabaisser, couvrir son corps puissant d’humbles guenilles, on voit toujours en lui Zeus, dont un froncement de sourcils fait trembler tout l’Olympe. »

LVSL – En dépit de sa défense du populisme et de ses sympathies anarchistes, Léon Tolstoï s’opposait à la révolution comme moyen de contestation du pouvoir tsariste. Si Léon Tolstoï meurt en 1910, peut-on dire qu’il a exercé une influence sur la révolution russe d’octobre 1917 ? Si oui, de quelle nature fut-elle ?

J.L-I. – Partisan d’un travail sur soi allant dans le sens de la voie chrétienne telle qu’exprimée dans le Sermon sur la montagne, Tolstoï n’a en en effet jamais défendu un programme d’action collectif révolutionnaire. La révolution est, à ses yeux, coupable d’opposer la force à la force. Elle est en outre incapable d’éradiquer le mal à sa racine, à savoir le pouvoir. Y aspirer, comme le font les révolutionnaires, ne peut que déboucher selon lui sur l’engrenage de la répression et le passage d’un despotisme à un autre. Cela reviendrait à « vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui débord ». Tolstoï ne trahit jamais cette vision. Il condamne par exemple les terroristes du groupe Narodnaïa Volia qui assassinent, en mars 1881, le tsar Alexandre II. De même, il refuse de choisir un camp au lendemain du carnage du « dimanche rouge » de janvier 1905. La critique tolstoïenne de la révolution va de pair avec une critique du révolutionnaire comme type humain. Dans Résurrection ou encore dans Le Divin et l’Humain, l’écrivain décrit ceux-ci comme des meurtriers en puissance, des névrosés dévorés par l’orgueil et les certitudes, des théoriciens froids et immoraux qui prétendent aimer les hommes alors qu’ils n’aiment qu’eux-mêmes et leurs idées. Rappelons enfin que Tolstoï ne se reconnait guère dans l’idéologie des révolutionnaires de son temps. Il assimile les communistes à des mouches qui se rassembleraient autour d’excréments et condamne le matérialisme des socialistes : « Le socialisme a pour objectif la satisfaction de la part la plus basse de la nature humaine : le bien-être matériel, mais avec les moyens qu’il propose il ne peut jamais l’atteindre. »

L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Bien qu’hostile à la révolution et aux révolutionnaires, Tolstoï n’en a pas moins été l’un des critiques les plus radicaux des fondements de la société russe. Lecteur de Rousseau, Proudhon, La Boétie et Thoreau, Tolstoï épouse, très jeune, la cause anarchiste. Après avoir soutenu la socialisation de la terre et l’abolition du servage, il participe au recensement de Moscou en 1882, ce qui le conduit à être confronté au spectacle brutal de l’injustice et de la déchéance du prolétariat. Cet épisode renforce sa culpabilité d’aristocrate privilégié par la naissance et le conduit à l’écriture de nombreux textes théoriques, tels que Que devons-nous faire ? (1886), où il fait le lien entre salariat, libéralisme, esclavage et dépravation. Adorateur des valeurs populaires et paysannes, Tolstoï invite les hommes à renoncer à la poursuite du prestige social et des richesses matérielles. Il s’en prend ainsi à ce qu’il considère comme « les monstrueuses idoles de la civilisation ». L’État, l’armée, la police et la justice sont à ses yeux des entités organiquement liées à la violence et au meurtre, d’où son appel à l’insoumission qui débouche sur une remise en cause de l’essence même du pouvoir. « Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président, ou du Premier ministre, partout où existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable », écrit-il par exemple dans son Appel aux hommes politiques.

Non content de miner l’assise philosophique du pouvoir, Tolstoï joue par ailleurs un rôle décisif dans la critique de ceux qui l’exercent, à savoir la dynastie des Romanov. Dans son essai Les gouvernants sont immoraux, Tolstoï décrit ainsi la brutalité et l’étroitesse d’esprit de cette dynastie avec une plume particulièrement acerbe. Il pourfend successivement « les férocités du détraqué Ivan le terrible, les cruautés bestiales de l’aviné Pierre Ier, les mœurs dissolues de l’ignorante cantinière Catherine Ière (…) », ainsi que « le règne du soldat brutal, du cruel et ignorant Nicolas Ier » mais aussi « Alexandre II, peu intelligent, plus mauvais que bon, tantôt libéral, tantôt despotique » ; et « Alexandre III, à coup sûr un sot brutal et ignorant. » Malgré la censure dont il fait l’objet dès les années 1880, Tolstoï devient un symbole national, mondial même, de résistance. Il exerce une influence idéologique profonde sur les masses russes qui contribue à fragiliser le pouvoir en place et prépare les mentalités aux évènements de 1917. Ses pamphlets contre le libéralisme, le superflu et la propriété sont pareils à des bombes lancées en direction du tsarisme. Ils serviront de matrice aux révolutionnaires, ce que Lénine lui-même sera obligé de reconnaître dans son texte Tolstoï, miroir de la révolution russe. Lénine ne pardonnera néanmoins jamais à Tolstoï son inconséquence et son éloge de l’autarcie villageoise et de la paysannerie patriarcale. Si Tolstoï décède en 1910, les tolstoïens seront, au lendemain de la révolution de 1917, assimilés à des contre-révolutionnaires. De très nombreuses communautés tolstoïennes sont ainsi dissoutes dans les premières années de l’URSS. Une centaine de Russes se réclamant de son héritage est fusillée, beaucoup sont contraints à l’exil (sa fille et secrétaire Alexandra Tolstoï par exemple) et ses écrits demeurent longtemps censurés et mis à l’index.

LVSL – Tolstoï – on l’apprend dans votre livre – a notamment influencé Gandhi avec qui il a entretenu une correspondance, défendait la non-violence et le végétarianisme. Qu’en est-il des autres aspects de l’influence politique qu’il a exercée ? Cela a-t-il du sens de parler d’un mouvement « tolstoïen », porteur d’un rapport renouvelé à la nature ? 

J.L-I. – Tolstoï a en effet exercé une influence décisive sur Gandhi qui le considérait comme le « plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu ». Gandhi s’inspire de la pensée de Tolstoï pour créer une colonie agricole à Durban ainsi qu’une colonie coopérative près de Johannesburg (la Tolstoy Farm), puis échange sept lettres avec l’auteur russe entre octobre 1909 et septembre 1910 où se révèle une authentique communion spirituelle. L’influence politique de Tolstoï va néanmoins bien au-delà de Gandhi puisqu’elle s’exerce sur des figures aussi diverses que Jaurès, Wittgenstein, Horkheimer, Benjamin ou même Péguy, sans compter de nombreux théoriciens de l’anti-capitalisme, de la désobéissance civile, de la décroissance ou même de l’animalisme.

Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation.

À un niveau plus collectif, je rappelle que Tolstoï, dans les dernières décennies de sa vie, fait figure de prophète pour des lecteurs et visiteurs de tous les continents qui se ruent à son domaine de Iasnaïa Poliana. Sous l’influence notamment de son disciple Tchertkov, des communautés tolstoïennes essaiment partout à travers le monde. Dans la province montagnarde de Gourie en Géorgie, la population décide par exemple de s’affranchir de l’État et de mettre en œuvre les principes d’autodétermination et d’entraide. Dans le même temps, des sectes telles que les doukhobors, ces paysans dissidents religieux qui prônent un contact direct avec Dieu et défendent les valeurs pacifistes, se retrouvent dans les idéaux tolstoïens, sans nécessairement revendiquer explicitement la filiation. 

Les écrits théoriques de Tolstoï et les projets politiques de ceux qui s’en sont réclamés mettent en évidence quelques aspects fondamentaux du « tolstoïsme »: l’anarchie, le rejet de l’impôt direct comme indirect, la fin de l’exploitation d’autrui (y compris des animaux), l’abolition du service militaire, l’éducation du peuple, l’hostilité à la propriété et au libéralisme, la critique de la modernité technicienne et la foi en l’omnipotence de l’homme, le retour aux solidarités organiques et à la notion russe du mir (du nom de ces communautés paysannes autonomes de la Russie impériale dans lesquelles la terre était une propriété collective), la défense du travail manuel, présenté comme un remède à l’oisiveté, à l’égoïsme et à l’angoisse inhérents à la société urbaine et cultive. Le tolstoïsme est enfin fondé sur l’opposition, très rousseauiste, entre la vérité de la nature et les maux qui rongent la civilisation. Pour Tolstoï, la ville renvoie à l’égotisme, au mouvement perpétuel, aux désirs confus et toujours insatiables. Elle est un lieu de décadence où l’individu se perd et où les valeurs se corrompent. À l’inverse, la campagne et la montagne seraient des lieux plus propices à l’authenticité, où le mensonge social et la dictature du paraître n’auraient pas droit de cité. On retrouve bien cette vision dans l’œuvre littéraire de Tolstoï mais également dans des textes éminemment modernes dans lesquels celui-ci invite à poser des limites à notre conception du progrès pour préserver la beauté de la nature et l’habitabilité du monde. Son Journal est ainsi l’occasion de véritables réquisitoires contre les violences environnementales : « Lorsque sous prétexte du bien-être du peuple, d’amour pour lui, mais en fait par cupidité, pour la gloire humaine et pour les buts les plus variés, on met sens dessus dessous une prairie et on l’ensemence d’absinthe ou on l’abîme, et elle se couvre de mauvaises herbes, je ne peux pas ne pas m’indigner. Je sais que c’est mal, mais je ne peux pas ne pas m’indigner contre les libéraux contents d’eux-mêmes qui agissent ainsi. »

LVSL – Monstre sacré de la littérature russe, Tolstoï reste une figure controversée en témoigne le fait que le centenaire de sa mort en 2010 a été célébré dans la plus grande discrétion. Pourquoi ? 

J.L-I. – Tolstoï demeure une figure centrale dans l’imaginaire russe. Ses textes littéraires sont toujours abondamment lus et intégrés aux programmes. Trois de ses romans (Les CosaquesAnna Karénine et Hadji-Mourat) figurent par exemple dans une liste, éditée en 2012, des cent livres dont le ministère russe de l’Éducation et de la Science préconise la lecture. Des lectures publiques de ses textes sont fréquemment organisées, avec parfois un retentissement exceptionnel. En 2015, dans le cadre de l’« Année de la littérature », 1300 célébrités et anonymes se sont ainsi succédés pendant trois jours pour une lecture publique de Guerre et Paix. Organisé à travers une trentaine de villes russe, l’événement était diffusé sur plusieurs chaînes de télévision et radio, ainsi que sur internet.

Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie.

Contrairement à ses romans et nouvelles, la stature de moraliste et la célébration du principe spirituel de Tolstoï suscitent en revanche au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, dans une Russie de plus en plus marquée par le règne de l’arbitraire, le dévoiement identitaro-politique de la foi et la montée du nihilisme. Le moraliste est ainsi vu comme une figure extrêmement gênante par l’ensemble des autorités, ce qui était déjà le cas au cours de son vivant, alors qu’il se montrait étranger à toutes les métaphysiques en vogue : « Les libéraux me prennent pour un malade mental, et les radicaux pour un mystique bavard. Le gouvernement me considère comme un dangereux révolutionnaire et l’Église pense que je suis le diable en personne. » Aujourd’hui encore, l’élite politique ne lui pardonne pas son ascétisme, sa guerre sainte contre la corruption et son appel à libérer le peuple du joug de l’État via la désobéissance civile et l’anarchie. L’Église orthodoxe le tient quant à elle comme un faux docteur, coupable d’avoir renié le Seigneur et le Christ, en défendant une approche très personnelle de la religion, mêlant rationalisme, sagesse païenne, christianisme primitif et influences orientales. Elle refuse toujours de revenir sur son excommunication prononcée en 1901. L’armée, enfin, se montre intransigeante à l’égard du pacifisme radical et de la dénonciation des mœurs de la classe militaire de cet homme qui, après avoir combattu dans le Caucase durant sa jeunesse, n’a eu de cesse d’écrire sur la face apocalyptique de la guerre et la bassesse des comportements que celle-ci engendre.

Ces procès, qui valaient en 2010, moins de deux ans après l’invasion de la Géorgie par la Russie, sont d’autant plus forts aujourd’hui, à l’heure de la guerre russo-ukrainienne. Certains voudraient profiter du contexte pour frapper d’opprobre l’œuvre de Tolstoï, à l’instar du ministre ukrainien de la Culture qui crut bon d’appeler à la censure des classiques de la culture russe dans les pays occidentaux, ou encore de Netflix qui a interrompu la production d’une adaptation en série d’Anna Karénine. Situation absurde tant Tolstoï est difficilement récupérable politiquement, d’autant plus par l’actuel régime russe dont les orientations sont radicalement opposées à celles qu’il a toujours défendues. « Je ne confonds pas Tchekhov avec un char T 34 », écrivait Milan Kundera. Peut-être serait-il temps, enfin, de méditer ces mots et de comprendre qu’on ne confond pas la lutte contre un régime et l’éradication de ce qu’il y a de plus universel et lumineux dans l’héritage culturel du pays en question…

Nous nous reverrons aux barricades – Entretien avec Vittorio Frigerio

Si l’imaginaire révolutionnaire doit beaucoup à la littérature, celle-ci, on l’oublie souvent, n’a pas toujours eu bonne presse parmi les pionniers du mouvement socialiste. Vittorio Frigerio, professeur émérite de littérature française à l’Université Dalhousie (Halifax, Canada), consacre un essai (Nous nous reverrons aux barricades, Éditions UGA, 2021) aux rapports qu’entretenait la presse proudhonienne avec le roman. C’est l’occasion de revenir avec lui sur les relations entre socialisme et création littéraire, mais aussi sur l’appel à Proudhon qu’on voit resurgir chez plusieurs intellectuels contemporains.

LVSL – Vous vous êtes intéressé aux roman-feuilletons publiés dans les journaux proudhoniens, pourquoi ? Ce genre d’écrits, précurseur de nos séries actuelles et plutôt délégitimé pour le caractère industriel de sa production, détonne un peu dans la presse socialiste…

Vittorio Frigerio – Le milieu du dix-neuvième siècle est l’âge d’or du développement du roman, tel qu’on le comprend encore de nos jours. Mais c’est également le moment où ce genre qui est en passe de devenir dominant dans le panorama culturel commence à se scinder. Ainsi, l’opposition entre littérature haut de gamme et littérature populaire apparaît et se théorise de plus en plus systématiquement . Cette scission, qui verra au bout du compte la construction d’un canon relativement réduit de grands écrivains, opposé à une masse d’écrivaillons estimés de seconde zone, ne s’est toutefois pas opérée rapidement, ni sans hésitations et retours en arrière. Le coup d’envoi de ce processus de sacralisation et de démonisation conjointes s’identifie généralement avec la publication de l’article de Sainte-Beuve « De la littérature industrielle » dans La Revue des deux mondes en 1839. Mais la fatwa du critique, si vous me passez l’anachronisme, qu’on considère souvent comme une condamnation de la littérature commerciale, abrutissante, destinée à la grande masse, est en fait une excommunication en bonne et due forme du romantisme en général.

Sainte-Beuve, à l’instar d’autres critiques plus ou moins conservateurs de l’époque comme Alfred Nettement, mettait joyeusement dans le même sac Dumas, Hugo, Balzac, Sue et Sand, tous uniformément jugés coupables de mauvais goût et de prostituer leur talent à la masse ignorante. Or, le feuilleton, qu’on associe maintenant exclusivement avec la soi-disant paralittérature, était justement à ses débuts la forme privilégiée de prépublication pour tous les auteurs, indépendamment de leur statut. La grande presse, dont le règne commence à cette époque, s’arrache les auteurs les plus suivis. Les journaux s’achètent tout autant, si ce n’est plus, pour le roman-feuilleton que pour la politique. Certains romanciers finiront par acquérir une présence massive et en détrôneront d’autres. L’anecdote qui narre la fureur de Balzac est à cet égard symptomatique. Elle prend forme lorsque la publication de son roman Les paysans dans le journal La Presse est interrompue pour faire de la place à La Reine Margot de Dumas, davantage prisé des lecteurs. Le lecteur est roi et on ne peut pas vouloir se lancer dans le monde de la presse à ce moment sans tenir compte du formidable attrait du feuilleton pour le public. Proudhon avait beau être idéalement sur la même longueur d’onde que Sainte-Beuve, il comprenait tout à fait l’importance de la présence du feuilleton sur les pages de son journal, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Il lui fallut donc trouver des auteurs aussi compétitifs que possible. Proudhon, malgré le peu d’intérêt qu’il portait personnellement à tout ce qui n’était pas économie ou politique, était conscient de la nécessité pour son mouvement (souvent accusé de philistinisme) d’élaborer également une position culturelle.

LVSL – Comment ces romans produits par ou pour la presse socialiste se configurent-ils ? Sont-ils ouvertement ou indirectement militants ? En quoi se singularisent-ils par rapport à la production courante de feuilletons historiques dans la presse du milieu du XIXe siècle ?

V. F. – Le choix des feuilletons du Peuple dépend sans doute bien davantage de l’offre et de la disponibilité des auteurs que d’une stratégie délibérée très clairement définie. Le journal annonce à plusieurs reprises de futurs feuilletons qui ne paraîtront pas – y compris notamment, chose intéressante, des traductions de Dickens. Il fait également miroiter à ses lecteurs un feuilleton d’Eugène Sue qui ne se matérialisera pas non plus, le romancier ayant certainement déjà suffisamment de pain sur la planche avec ses nombreux autres contrats, sans parler de ses ambitions électorales. Le Peuple finira ainsi par publier un certain nombre d’auteurs pour la plupart débutants, d’origine provinciale, ainsi qu’on peut le voir par les thèmes de certains de ces textes. Leur militantisme n’est pas toujours immédiatement évident et dans bien des cas les feuilletons ne se distinguent pas si nettement que ça de la production moyenne du temps. Il y a une exception notable, toutefois : le roman Le Mont Saint-Michel, texte signé A.-C. Blouet, qui traite de l’insurrection républicaine de 1832. J’y consacre une analyse détaillée dans mon livre en raison à la fois de sa nature de roman « historique » (narrant une histoire vieille de vingt ans, effacée de la mémoire historique officielle) et de sa fonction d’anticipation et d’encouragement des révolutions encore à venir.

LVSL – En quoi ce roman se distingue-t-il ? Qu’annonce-t-il de la manière dont s’élabore l’imaginaire des barricades en cette première moitié du XIXe siècle ?

V. F. – Ce roman se distingue surtout et principalement par son sujet. Narrer l’histoire de la barricade Saint-Merry en 1848 n’allait pas encore nécessairement de soi. Il y a des souvenirs qui ne s’évoquent pas impunément. Il faut se rappeler que le premier roman consacré à cet épisode, Le Cloître Saint-Méry, de Marius Rey-Dussueil, paru quelques mois à peine après les événements. Il servit de base à Victor Hugo pour la scène de la barricade dans Les Misérables et fut immédiatement saisi et condamné à la lacération. L’insurrection fait très vite l’objet d’une damnatio memoriae. Blouet profite de l’assouplissement relatif des contrôles et de la censure pour exhumer son souvenir et tenter de lui redonner une place centrale dans la généalogie révolutionnaire française, mais aussi et surtout pour en faire un exemplum. Ses personnages traversent toutes les révolutions : 1830, 1832, 1848, et se tiennent prêts pour celle qu’ils estiment devoir suivre incessamment. En même temps, écrivant son roman au jour le jour, au fur et à mesure de sa publication, Blouet a – on voudrait dire instinctivement – recours à des schémas typiques du roman populaire de l’époque qui lui permettent de mettre en scène le social en l’ancrant dans une intrigue privée. C’est dans l’analyse de la rencontre, toujours problématique, de ces deux niveaux de la narration qu’on peut essayer de formuler quelques remarques intéressantes sur les rapports entre littérature et politique, potentiellement pertinentes au-delà de ce moment historique particulier.

LVSL – Plus largement, c’est toute la littérature et la plupart des écrivains qui semblent faire les frais de la méfiance de Proudhon et des proudhoniens. Comment l’expliquer ? Anti-intellectualisme ? Méfiance platonicienne à l’égard de la fable ? Mépris du métier d’écrivain ?

V. F. – Proudhon, littérairement parlant, est conservateur dans l’âme. Son idéal esthétique – le théâtre de l’époque classique – n’est tel que parce qu’il correspond au rôle qu’il aimerait voir jouer à la culture dans la société : un rôle d’appui à l’idéologie, pédagogique, secondaire dans tous les sens du terme. Les enthousiasmes romantiques – qu’il juge excessifs, déplacés, inauthentiques et moralement discutables – le répugnent profondément. D’où son hostilité profonde envers Victor Hugo et Alexandre Dumas, les deux plumes les plus en vue du mouvement, qu’il ne cesse d’attaquer dans les termes les plus violents.

Pour Proudhon, le romantisme est le symptôme de la décadence profonde de la société dans laquelle il vit. Il est par conséquent une cible nécessaire, au même titre que ses adversaires politiques directs. D’ailleurs, les deux peuvent se confondre, comme lors des élections de 1848, qui voient et Hugo et Dumas en lice, les deux sur des positions modérées, prônant un « républicanisme social » très critique envers le « républicanisme révolutionnaire » de Proudhon et des siens. On peut en effet deviner chez lui une forme de méfiance profonde et instinctive envers les écrivains en général, quelle que soit leur orientation, considérés comme des exhibitionnistes, ne cherchant que la réclame, exclusivement soucieux de leurs profits. L’écrivain qui bâcle son travail et exige des rétributions énormes serait alors l’opposé de l’ouvrier vertueux, qui travaille selon conscience et qui est exploité par son patron. De fait, Proudhon ne semble pas capable de distinguer la profession d’écrivain du système de la presse et de l’édition au mécanisme commercial. Ou du moins, il les considère indissociables et également dignes de dédain.

LVSL – De rares écrivains trouvent pourtant grâce aux yeux de Proudhon, notamment Eugène Sue, initiateur du roman sociale (Le Juif errant, 1844-45) qui représente une sorte d’exception. On est en revanche frappé par la vive animosité qu’il nourrit envers Victor Hugo, lequel fut effectivement proche de tous les pouvoirs jusqu’à 1848. Mais ce dernier, à l’époque, n’avait pas encore publié Les Misérables… Sait-on si Proudhon avait lu cette fresque de 1862, parue trois ans avant sa mort et s’il s’est ravisé à cette occasion ?

V. F. – Proudhon a une admiration certaine, mais tout de même relative, pour Sue. Après tout, Sue est un fouriériste et sa chapelle n’est donc pas la même que celle de Proudhon. Il lui reconnaît toutefois la capacité de faire passer des messages importants auprès du peuple des lecteurs, comme en particulier justement sa critique des Jésuites dans Le Juif errant.

Le fossé entre Hugo et Proudhon, en revanche, était impossible à combler. L’antipathie du philosophe pour le romancier était tellement profonde qu’il aurait fallu rien de moins qu’un retournement complet de Hugo, un mea culpa en règle et un reniement de toute son œuvre pour contenter Proudhon. La publication des Misérables, roman imprégné de ce mysticisme particulier qui caractérise l’ensemble des écrits de Hugo, ne devait par conséquent pas changer cela. En fait, le jugement de Proudhon peut paraître encore plus surprenant quand on pense aux attaques fielleuses auxquelles ce roman épique a dû faire face de la part de critiques conservateurs. Mais il montre au moins sans confusion possible son attitude invariable chaque fois qu’il est question de Hugo et de sa production, et mérite une citation complète. Dans une lettre de 1861, il affirme en effet : « J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique ». Il l’a fait, d’ailleurs, dans ses journaux notamment, mais toujours en marge d’autres activités jugées plus importantes.

LVSL – Les décennies passant, le mouvement anarchiste – qui reconnaît en Proudhon l’un de ses précurseurs – verra-t-il évoluer sa position à l’égard de la littérature ? Quels auteurs ou quels groupes portent l’anarchisme littéraire ou romanesque au tournant du XXe siècle ?

V. F. – Le rapport entre le mouvement anarchiste et le monde littéraire demeurera compliqué, mais aussi extrêmement fructueux et cela de manières parfois surprenantes. On a pris l’habitude d’associer assez étroitement anarchisme et symbolisme en raison de nombreux croisements entre les deux mouvements dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et cela n’est pas entièrement faux. Il y a eu en effet une forte présence de sympathisants libertaires parmi les écrivains qui ont publié dans les innombrables petites revues à tendance symboliste qui ont marqué par leur vivacité le panorama culturel de cette décennie très agitée, qui est aussi celle de la « période des attentats » qui a fini par faire s’identifier, dans l’esprit de l’opinion publique, anarchisme et terrorisme. Mais ce n’est pas un voisinage à surévaluer.

La littérature des anarchistes va bien au-delà de la simple expérience symboliste, limitée dans le temps et portée par de jeunes écrivains qui ont pour la plupart déserté le mouvement lorsque la répression de l’état s’est abattue sur les militants. Les Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, publiait un important « Supplément littéraire ». Le Père Peinard d’Émile Pouget offrait à ses lecteurs des feuilletons dans un argot désopilant. Pratiquement tous les journaux anarchistes faisaient, peu ou prou, une place à la création littéraire. La mouvance individualiste et pacifiste se montrait plus accueillante pour les écrivains, dont plusieurs, tels Han Ryner, Manuel Devaldès, ou encore Gérard de Lacaze-Duthiers, étaient des habitués de journaux comme L’Insurgé, La Patrie humaine ou L’Unique.

Mais il ne faut pas oublier d’autres romanciers plus ou moins en vue qui ont aussi porté haut leur identité anarchiste tout en restant plus intégrés dans le milieu littéraire que ceux qui publiaient principalement dans la presse. Pensons notamment à Louise Michel, très prolifique, à Georges Darien, ou encore à Octave Mirbeau. Mais il y en a tant d’autres encore, dont beaucoup qui mériteraient d’être redécouverts…

LVSL – Malgré cet assouplissement, cet affect anti-romanesque ou antilittéraire ne resurgit-il pas encore au XXe siècle ? Je pense au PCF des années 1930 (celui des cellules d’entreprise, des cadres exclusivement ouvriers et du « réalisme socialiste »), qui tiendra Aragon éloigné de son comité central jusqu’à l’après-guerre en dépit des efforts de l’écrivain ?

V. F. La question de l’utilité de la littérature, de son rôle dans le mouvement d’émancipation du peuple, ne cesse en effet d’être débattue :

Au sein du mouvement anarchiste, les plus obstinément négatifs sont souvent les scientistes, qui jugent que les poursuites littéraires ne sont au fond qu’un petit jeu inutile et souvent irrationnel, une perte de temps qui empêche les gens de se concentrer sur l’action révolutionnaire.

L’anti-intellectualisme, parfois sous-entendu, parfois flagrant, demeure une constante dans bien des milieux de la gauche révolutionnaire et ce ne seront pas, malgré toute la bonne volonté des gens qui y ont adhéré, des mouvements comme celui de la « littérature populiste » ou de la « littérature prolétarienne » qui changeront quoi que ce soit fondamentalement à la chose.

Les surréalistes, tiraillés entre leurs pulsions libertaires originelles et la volonté de s’intégrer à un grand mouvement révolutionnaire en courtisant le PCF, offrent clairement un exemple typique des dangers qu’il peut y avoir pour des écrivains à vouloir s’identifier trop étroitement avec un parti.

Mais il ne s’agit pas là d’un problème uniquement limité aux confins de l’hexagone. Pour ne faire qu’un exemple, l’expérience des Futuristes en Russie et en Italie, au service de régimes guère identiques, si ce n’est pour leur vitalisme révolutionnaire initial, recèle d’autres leçons du même ordre.

LVSL – Ce qui se joue dans ce durable malentendu, n’est-ce pas une harmonisation impossible entre la dynamique de tout programme militant et celle de l’œuvre littéraire elle-même face à une finalité espérée – quelle qu’elle soit ? Au fond, la littérature finit toujours par s’autoriser à insulter l’avenir (ou tous les avenirs possibles), tandis qu’il est capital pour le récit militant d’interpeller l’avenir dans un certain sens.

V. F. Il est sans doute tentant de conclure que politique et littérature, en dépit de leurs nombreux croisements, parlent deux langages au fond très différents, qui ne sont pas simplement superposables. Chacun des deux domaines recherche une primauté qui se veut exclusive. Dans la pratique, toute tentative de les faire convivre se révèle problématique et farcie de contradictions. Les critiques portées contre les romans « engagés » dès les premières dérives sociales du romantisme – donc notamment avec les romans-feuilletons d’Eugène Sue et consorts – ont toujours souligné le côté artificiel de créations qui veulent atteindre en même temps deux buts : valeur littéraire objective et critique sociale constructive.

En ce qui concerne Proudhon, pour revenir à lui, ce qui devait primer était le sujet, la forme ne l’intéressait pas outre mesure. La littérature devait avoir une valeur de projet ou de dénonciation et tant que ce rôle était rempli, c’était l’essentiel. Mais encore fallait-il que le sujet fût exprimé de manière univoque, claire, pour qu’il soit impossible au lecteur de se méprendre sur le fond du message. C’est sans doute à ce niveau-là que se situe la contradiction de base entre politique et littérature, que nul n’est parvenu encore à résoudre : le conflit entre l’univocité idéologique et la multiplicité de voix que véhicule quoi qu’on veuille la littérature, parfois en dépit de tous les efforts des écrivains pour la bâillonner.

LVSL – Aujourd’hui, quelle serait l’actualité des positions proudhoniennes en matière de littérature ? Une figure de l’édition comme Michel Onfray, qui se réclame volontiers « proudhonien » ou « socialiste libertaire », a pu exprimer certaines préventions qu’on pourrait qualifier de moralisantes à l’encontre d’écrivains comme Sade ou Sartre…

V. F. Proudhon a été plus ou moins récupéré au fil du temps par des gens aux positions finalement les plus diverses. C’était le propre de sa philosophie d’avoir un assez grand nombre de facettes pour que certains de ses aspects puissent plaire aux compagnons de route les moins probables. Il y a même eu une courte renaissance du proudhonisme sous l’égide du « Cercle Proudhon » au début des années dix, qui a essayé de tisser des liens entre syndicalistes et militants de l’Action Française, et ensuite sous le régime de Vichy, fort bien vue par les autorités. S’il faut en croire les jugements parus dans les feuilles libertaires dans l’entre-deux-siècles, les croisements idéologiques n’étaient pas faits pour effrayer les militants anarchistes. Dans Les Temps Nouveaux, Jean Grave n’hésitait pas à offrir à ses lecteurs des extraits d’ouvrages d’auteurs on ne peut plus réactionnaires, tel Édouard Drumont, tant que les cibles indiquées dans ces fragments étaient les mêmes que celles qui attiraient les foudres anarchistes. Un pamphlétaire profondément catholique et conservateur comme Léon Bloy jouissait d’une excellente réputation parmi les anarchistes, qui pouvaient aussi compter bon nombre de plumes acérées dans leurs rangs et se reconnaissaient sans doute volontiers dans le style intransigeant de cet auteur, si ce n’est dans ses envolées mystiques.

Le désir de faire la morale aux autres n’est pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre extrême de l’éventail politique, et on peut se donner parfois des compagnons de route inhabituels. Preuve en soit justement l’admiration réciproque étalée publiquement sur les écrans entre ce proudhonien moderne que se veut Michel Onfray et Éric Zemmour, dont les prises de position ne devraient cependant pas enthousiasmer les progressistes… Mais tel est apparemment le destin des rencontres entre la littérature et la politique.

Une idéalisation des sociétés sans État ? Retour sur « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné »

Le Rêve (1910), Henri Rousseau

Comment s’est déroulé le processus de formation des États au cours des deux derniers millénaires ? Quel a été son effet sur le mode de vie des populations des montagnes d’Asie du Sud-Est ? À rebours de l’histoire civilisationnelle classique, l’anthropologue James C. Scott montre au travers d’une ethnographie comment les formes étatiques se sont imposées par la violence et l’assujettissement dans cette région. Et ce, au prix d’une détérioration des conditions matérielles et psychologiques des habitants qui, pour certains, ont préféré la fuite et le nomadisme dans les hautes terres à la réduction à l’esclavagisme. En filigrane de cette ethnographie, Scott dresse un portrait rousseauiste de ces sociétés sans État, présumées plus prospères, égalitaires et pacifiques que les sociétés étatiques, au mépris parfois de quelques faits historiques sur les conditions de vie objectives de ces populations.

Un contre-récit de l’histoire civilisationnelle classique

Zomia est un terme issu de plusieurs langues tibéto-birmanes qui signifie « gens de la montagne », et qui, géographiquement, désigne un ensemble de territoires situés à plus de trois cents mètres d’altitude qui s’étend des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, traversant ainsi six pays d’Asie du Sud-Est : le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, la Chine et la Birmanie. Au total, cette zone s’étend sur 2,5 millions de kilomètres carré et est peuplée par près de 100 millions de personnes issues d’une centaine d’ethnies différentes et pratiquant des langues empruntées à cinq grandes familles linguistiques distinctes. À défaut d’une unité ethnique, politique ou géographique, la Zomia rassemble des populations qui partagent de nombreuses caractéristiques, ce qui en fait une entité politique et donc un objet d’étude à part entière.

© Southeast Asian Hill Tribes and the Opium Trade – The Historical and Social-Economic Background of the Marginalisation of Minorities Using the Example of Thailand, de Lukas Husa

C’est l’histoire de ces peuples que Scott relate dans son ouvrage, une histoire intimement mêlée à celle des États d’Asie du Sud-Est. Si certains des habitants de la Zomia n’ont jamais connu l’État, beaucoup y ont été confrontés et ont choisi la fuite plutôt que l’assimilation et la servitude. À rebours de l’histoire civilisationnelle et évolutive traditionnelle, Scott montre d’une part que l’État n’est pas la forme achevée de civilisation – rappelant les piètres conditions de vie d’une grande majorité de la population étatique asservie – et d’autre part que les peuples des collines ne sont pas de lointains ancêtres qui n’auraient pas évolué. Ils sont au contraire un « effet d’État » : leur mode de production comme leurs structures sociales – nomadisme, égalitarisme, oralité – peuvent être vus comme des stratégies qui facilitent la dispersion et l’exode, mais surtout, adaptés pour empêcher toute institution étatique d’accéder à l’existence. Les peuples des collines sont, écrit-il, « barbares à dessein » : ils ont abandonné l’agriculture sédentaire pour d’autres formes d’organisation souples et propices à la fuite. La Zomia constitue en cela une zone refuge idéale, montagneuse, difficile d’accès, à l’ultra-périphérie des centres étatiques.

Scott entend également renouveler l’épistémologie anthropologique et historique. Tout d’abord, peuples des collines et des vallées n’ont cessé de se mélanger au travers de mouvements de population incessants et réciproques, de commercer, et de coévoluer, les États définissant sans cesse leur identité en opposition avec les « barbares », et qui n’auraient pu voir le jour sans les ressources alimentaires et humaines des collines. En ce sens, Scott s’inscrit, dans la lignée de Pierre Clastres, dans le courant anthropologique constructiviste, rendant ainsi inopérante toute tentative d’essentialisation des deux peuples. C’est enfin l’histoire de l’État que Scott entend renouveler afin de mettre à distance une histoire centrée sur les élites et les centres monarchiques selon laquelle la construction de l’État est un processus stable et inéluctable. À l’inverse, l’auteur dresse une contre-histoire des populations et dépeint le processus d’étatisation comme un épiphénomène à l’échelle de l’humanité, instable par nature et mouvant, se restructurant en permanence autour d’unités politiques élémentaires. Le sous-titre du livre, « Une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est » prend alors tout son sens.

Les conditions d’émergence de l’État : plaine, densité de population et assujettissement

Scott commence par décrire le processus de construction des États. D’abord, l’émergence de l’État coïncide avec celle de l’agriculture sédentaire : les ressources, souvent obtenues sous la forme de revenu fiscal ou de rente agricole, sont une condition nécessaire au bon fonctionnement de l’État pour alimenter une bureaucratie ou une cour monarchique. Le foyer étatique doit donc se trouver près d’un terrain à la fois fertile et propice à l’appropriation des richesses, autrement dit être aisément accessible afin de permettre aux percepteurs de lever l’impôt.

L’autre ressource cruciale pour la puissance étatique est la main-d’œuvre, nécessaire pour cultiver les terres mais également pour combattre ou défendre les ressources en cas d’attaque. La formation de l’État est donc fortement contrainte géographiquement : le terrain doit permettre une concentration des ressources et des sujets. En Asie du Sud-Est, ce sont les plaines alluviales propices à la riziculture irriguée qui répondent à ce double impératif. L’absence de relief autour de ces plaines rend possible la circulation des marchandises et le prélèvement de l’impôt. Le rendement par unité de terrain y est élevé et les ressources peuvent donc être concentrées sur un territoire restreint.

Enfin, l’espace étatique est contraint par les frictions de terrain que sont les collines, par les intempéries, les cours d’eau. Il n’est donc jamais, contrairement aux conceptions actuelles de l’État-nation, un territoire nettement délimité. Il s’étend près des cours d’eau et le long des plaines, mais est absent au-delà d’une certaine altitude. Ces territoires difficiles d’accès sont donc une ressource stratégique pour ceux qui souhaitent se tenir à distance de l’État.

Pour s’assurer d’avoir à portée de main une population corvéable et mobilisable en cas de guerre, les bâtisseurs d’État ont le plus souvent utilisé la contrainte, la guerre et l’esclavage, comme en témoignent de nombreuses archives historiques : marquage au fer rouge des esclaves, mention du nombre de prisonniers après chaque bataille, guerres dans l’ensemble peu meurtrières dans la mesure où les perdants étaient capturés et asservis. La contrainte s’applique également aux individus intégrés à l’espace étatique puisque l’État doit faire face à une double difficulté : éviter l’exode de sa population en la fixant, et taxer les rendements agricoles le plus possible – ce que Scott appelle « réduire l’écart entre le PIB sur un territoire et la production recouvrable par l’État ». Pour ce faire, l’une des priorités de l’État est de rendre lisibles et imposables tous les biens marchands et humains. Monoculture et agriculture sédentaires répondent à cette nécessité pour la puissance étatique d’inventorier la production, en dépit de son manque d’efficacité. L’agriculture sur brûlis fut ainsi largement interdite et, jusqu’à nos jours, les États du Sud-Est asiatique continuent de pourchasser les nomades et d’en mépriser la culture.

« Un peuple était considéré comme civilisé dés lors qu’il était soumis à une administration étatique »

Ce dernier point, le mépris de la vie en altitude et du nomadisme, est crucial car il soulève un paradoxe : alors même que les peuples des collines et ceux des vallées étaient des partenaires économiques et qu’il a toujours existé une forte mobilité géographique entre l’une et l’autre région, ceux des collines sont systématiquement essentialisés et considérés comme sauvages. Cette distinction établie par les élites des basses terres entre barbares et civilisés, sauvages et apprivoisés, cru et cuit, relève vraisemblablement d’une volonté des bâtisseurs d’État de discréditer les alternatives à la vie au sein de l’État. Cette séparation des mondes atteint son paroxysme avec la naissance de l’hindouisme et du bouddhisme dans les sociétés birmanes d’Asie du Sud-Est. Ceux qui pratiquent ces religions étant considérés comme raffinés et cultivés, les autres, comme de sauvages païens.

C’est à ce moment d’émergence des États et des religions institutionnelles que se sont construits les récits généalogiques des peuples des hautes terres, considérés comme de lointains ancêtres auxquels il faudrait apporter la culture civilisatrice et qu’il est possible de civiliser étant donné le socle génétique commun. Dans les faits, un peuple était considéré comme civilisé dès lors qu’il était soumis à une administration étatique ou, pour reprendre les termes de l’administration Qing au XVIIIe siècle pour qualifier les habitants des hautes terres du Hainan, dès lors qu’ils « figuraient sur la carte ».

La distinction entre barbares et civilisés tient donc moins à une véritable différence de pratiques culturelles, mais davantage à l’incorporation ou non à un État, et semble servir aux bâtisseurs d’État à discréditer la culture d’une population qui lui échappe. Ces entrepreneurs de morale sont, en d’autres termes, des entrepreneurs d’État.

La Zomia, une zone refuge

La Zomia serait une zone refuge pour les populations souhaitant échapper à la servitude, mais également aux piètres conditions de vie associées à la monoculture : risques de famine causée par la faible diversité agricole, épidémies dues à la plus forte densité de population.

L’ensemble de leurs pratiques culturelles doit ainsi se lire comme des adaptations à la fois pour résister aux invasions étatiques extérieures, et pour empêcher l’étatisation d’advenir au sein de la société. Installation dans les collines difficiles d’accès (dans le Yunnan par exemple), culture sur brûlis et cueillette toutes deux compatibles avec le nomadisme sont adoptées car elles offrent la possibilité de se disperser et empêchent toute forme de taxation. Les structures sociales des peuples des collines sont également calibrées pour résister à la captation et à l’assujettissement. La dissolvabilité de l’organisation tribale et son égalitarisme empêchent d’une part aux États d’entrer en négociation avec les peuples des collines – faute d’identifier ce peuple et d’en trouver l’interlocuteur – et d’autre part l’émergence de chefs au sein du groupe. Les Wa du Nord de la Birmanie refusent par exemple aux plus riches d’organiser des offrandes festives, de peur qu’ils n’aspirent au statut de chef. Les peuples des collines ont par ailleurs un large répertoire de modèles politiques, allant de l’égalitarisme strict des Wa à l’existence de sociétés munies d’un chef héréditaire, comme les Gumsa de Birmanie étudiés par Edmund Leach. Loin d’être figée, leur structure sociale oscille entre ces différentes options politiques, elle est par nature plastique et polymorphe pour faciliter la dispersion et l’adaptation que nécessitent l’évitement de la captation étatique.

De même, l’oralité est une transformation récente de la culture collinéenne à la suite des exodes et relève d’un choix délibéré des tribus qui maintiennent l’illettrisme afin de rendre souples les récits généalogiques. Ainsi, les Akha, les Wa et les Karènes sont dotés d’un récit expliquant l’abandon de l’écriture, toujours lié à un bouleversement écologique ou politique et suggérant alors que ces populations ont délibérément abandonné l’écriture qu’ils maitrisaient autrefois. Sans État, l’écriture perd d’abord fortement son utilité : nul besoin de lire ou rédiger des documents administratifs dans une tribu. L’oralité présente par ailleurs l’avantage d’être plus démocratique, partagée par tous et plus modelable au gré de ce que les individus souhaitent se rappeler en fonction de leurs intérêts. Leur histoire est donc flexible, laissant ainsi la possibilité à un groupe de se scinder et de modifier son récit généalogique en conséquence. Plus radicalement, l’oralité offre la possibilité de se passer de généalogie afin d’éviter à toute institution gouvernante d’émerger au nom d’une légitimité historique.

L’auteur aborde enfin la question de la religion des populations des hautes terres, avec un accent particulier mis sur le millénarisme des Hmong, Karènes et Lahu, populations dotées d’un passé révolutionnaire fort. Le millénarisme s’accompagne en effet d’une croyance dans l’inversion soudaine du monde, des statuts et des fortunes, portant ainsi en germe des révoltes sociales. En tant qu’initiateur de mouvement et d’exode, les croyances millénaristes peuvent elles aussi être comprises comme un atout de plus dans la panoplie des structures sociales fugitives destinées à tenir à distance les États.

L’art de ne pas être gouverné consiste à établir une distance culturelle avec les peuples étatisés et à affirmer le refus de constituer un État. Les Akha d’Asie du Sud-Est ont même bâti leur identité sur ce refus de l’État : un des personnages de leur récit généalogique est un roi du XIIe qui aurait été massacré par son peuple après avoir institué un recensement. Ce récit fait office d’avertissement contre les hiérarchies et la formation d’un État.

Ces exemples montrent donc que, contrairement à ce que voudrait la doxa, ces populations ne sont pas les vestiges des premiers humains. Elles ont elles-mêmes eu des velléités étatistes jusqu’à ce que la menace d’être assujetties par un autre État les pousse à changer d’organisation sociale et à s’exiler dans les collines. Le peuple Tai autrefois étatisé a été repoussé vers l’est et le sud-ouest, comme en témoignent ses pratiques culturelles caractéristiques : religion séculaire, pratique de la riziculture irriguée, autant d’indices qui permettent d’affirmer que ce peuple fut un bâtisseur d’État. De même, la culture sur brûlis ou le nomadisme pratiqué au cours des siècles passés ne précèdent pas la riziculture sur la très contestable échelle de l’évolution sociale : ces pratiques sont, au contraire, des « adaptations secondaires » qui relèvent d’un choix essentiellement politique.

La mosaïque d’identités comme stratégie d’évitement de l’État

Au grand désarroi des administrateurs et des colons, les peuples des collines sont fortement hétérogènes et présentent peu d’unité identitaire interne (linguistique ou culturelle). Sans trait partagé par le groupe, il est donc délicat de définir les contours d’une « tribu », et Scott réfute ainsi la pertinence du terme d’ethnie. Les peuples des collines pratiquent une variété d’agriculture et de culture, et pour cause : ces groupes des collines n’ont cessé d’incorporer d’autres groupes avec qui ils interagissaient en permanence. Tout comme Clastres avait montré que les populations amérindiennes étaient d’anciens agriculteurs sédentaires contraints d’abandonner l’agriculture en raison des conquêtes et de l’effondrement démographique, Scott montre que l’histoire du peuple des hautes terres est intimement liée à celle des basses terres, que ces régions ont été marquées par des échanges symboliques, économiques et humains. L’unité de ces peuples est donc par nature instable et chaotique, ce qui empêche toute classification.

Si le concept d’ethnie est utilisé par les acteurs, ce n’est pas pour mimer la dynamique identitaire des États mais pour défendre leur autonomie et donc pour y résister. Les États eux-mêmes sont fondés sur la combinaison d’une multitude d’ethnies et n’auraient pas, comme le laisserait penser l’histoire nationaliste moderne, une base ethnique mais bien cosmopolite. Pour accréditer leur récit historique, les nations ont gommé les différences antérieures par la coercition et l’uniformisation. C’est donc un « constructivisme radical » qu’adopte ici Scott, postulant que les identités sont par nature multiples et mobiles, artificiellement délimitées par l’État dans le but de contrôler sa population mais également à des fins de catégorisation des territoires voisins.

L’idée développée dans cette partie est radicale et assumée comme telle par Scott : les tribus, au sens d’unités sociales distinctes, sont une pure invention des administrateurs pour classifier et recenser les populations. Les peuples des collines possèdent plusieurs modèles politiques et identitaires qu’ils adaptent stratégiquement en fonction de leur relation avec les États. Ainsi, certains Lahu de Chine ont choisi de s’établir dans les montagnes et de pratiquer la cueillette dans certaines circonstances, et, dans d’autres, d’adopter un mode de vie sédentaire au sein de villages agricoles. En 1973, plusieurs d’entre eux quittèrent les basses terres de la Birmanie après qu’une révolte contre l’État birman eut échoué pour se réfugier dans les collines.

L’auteur déplore enfin la disparition progressive de la Zomia dans cette dernière phase de construction de l’État qui voit l’espace administré se confondre avec pratiquement toute la surface du globe. Cette dernière phase de l’expansion de l’État s’explique par les nouvelles technologies à la disposition des États pour absorber les périphéries et parachever le processus de formation des États-nations.

Scott, entre constructivisme anarchiste et essentialisation de l’État

En filigrane de son œuvre, Scott brosse un portrait de l’État peu reluisant qui, en plus d’être asservissant pour sa population, en dégrade les conditions de vie en raison de l’adoption de la monoculture et des taxes. L’État serait donc par nature et invariablement coercitif, imposant à une majorité les décisions d’une minorité. Or, les premiers États d’Asie décrits par Scott sont tout sauf semblables aux États contemporains, moins meurtriers (du moins pour les populations internes) et plus protecteurs. L’État-providence en est l’exemple le plus récent et le plus frappant puisqu’il assure une protection sociale et une redistribution des richesses à grande échelle.

Partant de ce constat que l’État serait, de tout temps et en tous lieux, contraire aux intérêts des individus, Scott développe l’idée selon laquelle l’organisation sociale et économique des habitants de la Zomia serait pensée pour conserver leur autonomie. Or, on peut se demander si ces structures adoptées par les populations des collines ne découlent pas simplement des contraintes géographiques et environnementales des espaces dans lesquels ils vivent, plutôt que d’être un choix politique d’anarchisme. Leur mode de production pourrait en fait être une simple adaptation à la vie dans les montagnes, de même que leurs structures sociales pourraient être la conséquence de l’organisation que nécessite un certain mode de production. Il a par exemple été montré que la culture du blé requiert moins de coordination que la culture du riz qui demande davantage d’interdépendance entre les individus1. Cette différence entre culture du blé et culture du riz peut expliquer les différences culturelles entre Chine du Sud, davantage holiste et valorisant la hiérarchie, le népotisme et la loyauté, et Chine du Nord, plus individualiste. Scott semble donc privilégier l’explication des caractéristiques sociales en termes de stratégies individuelles, sans aborder les déterminants structurels (environnementaux et sociaux) de ces caractéristiques.

En lien avec cette idée que les peuples des collines ne sont pas si averses à l’État que Scott le laisse entendre, Brass2 souligne que les Karènes se sont battus pour exiger un État karène ethniquement constitué en 1940, avec l’aide des conservateurs britanniques voulant affaiblir l’État birman. On peut alors se demander si l’absence d’État dans les collines est véritablement un choix politique ou une simple résignation.

Une romanticisation des sociétés sans État ?

Enfin, Scott souligne à plusieurs reprises le contraste de qualité de vie entre collines et vallées. La vie dans les collines prémunirait des famines et des épidémies récurrentes dans l’État en raison de l’agriculture diversifiée et de la faible densité de population, une idée présentée par Richard B. Lee au symposium « Man the Hunter » en 1966. S’appuyant sur ses ethnographies des !Kung du désert de Kalahari en Namibie, Lee avait montré que contrairement aux croyances communes, l’espérance de vie des !Kung après 60 ans était largement comparable à celle des populations industrialisées3.

Toutefois, de nombreuses données suggèrent que le mode de vie de ces chasseurs-cueilleurs est loin d’être idéal. Nancy Howell notait que « les !Kung sont très maigres et se plaignent souvent de la faim, à tout moment de l’année. »4 L’espérance de vie n’était guère plus reluisante, avec une moyenne à trente-six ans chez les !Kung5, l’hypothèse principale avancée étant que le nomadisme empêche les organismes de développer des anticorps prémunissant des maladies locales. Si les populations sédentaires, comme le souligne Scott, encourent le risque de maladies infectieuses et d’épidémies, les chasseurs-cueilleurs sont donc confrontés à d’autres risques sanitaires autrement importants.

Plus largement, la forte mortalité des populations de chasseurs-cueilleurs ne s’expliquerait-elle pas par un niveau extrêmement élevé d’homicides et de violences intergroupes ? C’est ce que suggère Peter Turchin dans Ultrasociety6, qui défend l’idée que le lot commun des sociétés pré-étatiques est un état constant de guerre. Les fouilles archéologiques révèlent par exemple que parmi 264 cadavres d’Indiens de l’Illinois vivant à la fin du Moyen Âge, 16% sont morts suite à des violences infligées par des armes (haches en pierre, flèche). Sur un échantillon de quinze sociétés de petite-échelle, onze ont un taux d’homicide supérieur à celui des nations modernes7.

Si l’on comprend les intentions d’un tel discours d’inspiration rousseauiste – renverser le discours progressiste dominant jusqu’en 1960 selon lequel la marginalité rurale était sous-développée et constituait donc un problème à résoudre – il est toutefois regrettable que James C. Scott ne rende pas précisément compte des conditions de vie de ces populations.

Notes :

[1] Talhelm, T., Zhang, X., Oishi, S., Shimin, C., Duan, D., Lan, X., & Kitayama, S. (2014). Large-Scale Psychological Differences Within China Explained by Rice Versus Wheat Agriculture. Science, 344(6184), 603–608. https://doi.org/10.1126/science.1246850

[2] Brass, T. (2012). Scott’s “Zomia,” or a Populist Post-modern History of Nowhere. Journal of Contemporary Asia, 42(1), 123–133. https://doi.org/10.1080/00472336.2012.634646

[3] Lee, R. B. (1968). What hunters do for a living, or, how to make out on scarce resources. In Man the Hunter (pp. 30–48). Aldine Publishing Company. https://hraf.yale.edu/ehc/documents/743

[4] Citation originale: “The Kung are very thin and complain often of hunger, at all times of the year.”

[5] Gurven, M., & Kaplan, H. (2007). Longevity Among Hunter- Gatherers: A Cross-Cultural Examination. Population and Development Review, 33(2), 321–365. https://doi.org/10.1111/j.1728-4457.2007.00171.

[6] Turchin, P. (2015). Ultrasociety: How 10,000 Years of War Made Humans the Greatest Cooperators on Earth. Beresta Books.

[7] Fry, D. P. (2013). War, Peace, and Human Nature: The Convergence of Evolutionary and Cultural Views. OUP USA.

L’anarchisme à l’heure de la révolte au Chili – Entretien avec un membre du Frente Anarquista Organizado

Des militaires sont postés devant un supermarché brûlé. Novembre 2019 – © Pablo Patarin

Cela faisait près de six mois que des centaines de milliers de chiliens se réunissaient dans la rue face aux dérives de leur propre gouvernement. En cause, le coût de la vie et la répression militaro-policière initiée par le président-milliardaire Sebastian Piñera le 18 Octobre 2019. Si le coronavirus a mis un terme aux mouvements contestataires de grande ampleur, rien ne dit que ceux-ci ne reprendront pas de plus belle après la crise, celle-ci ne faisant que mettre en évidence les inégalités dues aux déficiences de l’État.


Au Chili, dans un pays considéré comme « démocratique » et « développé », au moins à l’échelle de l’Amérique Latine, une partie importante de la population s’organisait, se regroupait. De façon partisane ou non, dans la rue au travers de manifestations ou de réunions de quartier, les citoyens chiliens se retrouvaient pour lutter ou simplement discuter ensemble. Cette révolte est partie d’une légère hausse des tarifs du métro à Santiago. Anecdotique, sans doute, à l’image des gilets jaunes et du prix du carburant, tant les revendications sont nombreuses : le coût en hausse constante des ressources et services vitaux, comme l’eau, l’éducation et l’énergie ; la corruption oligarchique (les familles historiques du pays qui gouvernent sont souvent liées financièrement aux médias et grandes compagnies1-2, à l’image du président), ou encore la constitution du pays.

Découlant de cette constitution, qui n’a pas évolué depuis la dictature de Pinochet (1973-1990), le gouvernement a même sorti l’armée dans les rues du pays pour la première fois depuis la dictature, engendrant révoltes et massacres. 34 morts, 45 cas de torture avérés et des centaines de plaintes en ce sens, environ 200 cas de violences sexuelles et 8800 arrestations : tel était le bilan approximatif d’après l’Institut national des droits humains avant l’arrêt des affrontements. Rappelons par ailleurs que les inégalités au Chili sont parmi les plus élevées du monde. Ainsi, 1 % des chiliens détiennent 26,5 % du PIB national, ce que dénoncent aussi bon nombre de citoyens à l’heure de la mobilisation 3-4-5.

Dans ce climat de tensions politiques extrêmes comme le pays n’en a plus vu depuis la dictature d’il y a trente ans, nous avons décidé d’aller à la rencontre de groupes organisés comme on en voit en manifestation, qu’ils soient des groupements politiques ou communément appelés « casseurs ». Car les « casseurs », ici comme en France, agissent souvent au sein d’une organisation plus ou moins structurée, disposant de plus ou moins de valeurs et de règles. Après avoir contacté divers courants de gauche (les plus impliqués dans la lutte face au gouvernement), des socialistes aux communistes en passant par les anarchistes, seuls ces derniers ont finalement répondu, et proposé un rendez-vous pour discuter ensemble.

Ils semblaient particulièrement intéressés à l’idée de partager leur version de la vérité, dans un pays où la liberté médiatique fait partie des plus faibles de l’OCDE (48e au classement Reporter sans frontières de la liberté de la presse, derrière le Botswana6). Seul le gouvernement semble avoir droit à la parole, des dires d’une grande partie de la population. Il n’est donc pas surprenant de constater que la presse écrite soit détenue à 90% par deux grands groupes eux-mêmes propriétés de milliardaires aux intérêts économiques multiples7.

Le Mercurio, l’un de ces deux groupes, est aussi le journal conservateur qui participa à discréditer Allende (Président socialiste assassiné au commencement de la dictature en 1973) après avoir reçu 1,5 milliards de dollars des Etats-Unis89. Ce journal agit aux yeux des actuels révoltés comme un instrument de propagande du gouvernement qui détourne certains chiliens de leurs véritables intérêts : la lutte sociale et de classe.

 

Petite histoire de l’anarchisme au Chili

© Pablo Patarin

Pour l’histoire, le courant anarchiste apparaît au Chili à la fin du XIXe grâce à la diffusion de multiples ouvrages (Bakounine entre autres), puis du fait de la migration européenne dans le pays. Il devient rapidement l’une des principales tendances du mouvement ouvrier en comptant jusqu’à 50 000 travailleurs dans ses rangs. Valparaiso est la seconde ville du pays, où se trouve notamment le Parlement et l’un des ports les plus importants d’Amérique Latine avant la construction du Canal de Panama. La ville devient de ce fait l’une des portes d’entrée de cette migration et l’un des lieux où le mouvement anarchiste se structurera très vite10.

Si l’anarchisme est souvent synonyme de chaos dans le langage courant aujourd’hui, il signifie avant tout l’absence de hiérarchie. Cette idéologie prend tout son sens dans le mantra « Ni Dieu ni Maître ». Au sein de l’anarchisme apparaissent des sub-divisions : du communisme-libertaire à l’anarcho-indépendantisme en passant par l’anarchisme insurrectionnel.

L’une de ces divisions, l’anarcho-syndicalisme, se développe au Chili des années après son apparition en Europe. Les membres de ce mouvement se définissent comme « ennemis du capital, du gouvernement et de l’Église » et ont pour principales méthodes le boycott, la grève, et enfin l’action directe, en liaison avec le syndicalisme. L’objectif final : l’autogestion et l’abolition de toute forme de coercition étatique.  La grande grève des marins en 1890 ou la Semaine Rouge de 1905 sont autant de moments durant lesquels l’action anarchiste s’est développée au Chili et a lutté face à la répression et aux mesures inégalitaires de gouvernements de droite. Cette répression n’empêchera pas ces mouvements de croître jusque dans les années 70. Durant la dictature de Pinochet, pilotée par les États-Unis et dont les traces sont toujours éminemment visibles dans le pays, l’anarchisme n’existe plus, ou tout du moins pas sous une forme organisée.

À partir des années 2000, différentes tendances anarchistes réapparaissent et développent leurs outils de propagande. De nouveaux groupes organisés voient le jour, à l’image du Frente Anarquista Organizado, dont nous avons justement rencontré un membre. Celui-ci m’a parlé des raisons de la lutte anarchiste actuelle. Il a aussi et surtout mentionné la nécessité de celle-ci pour le peuple chilien, ainsi que sa vision de la situation politique actuelle. Nous l’avons rencontré à Valparaiso, cœur des mouvements alternatifs du Chili, où sont donc apparus les premiers anarcho-syndicalistes organisés. Aujourd’hui, la ville est le théâtre d’une grande partie des affrontements qui touchent le pays.

Pour rejoindre notre « informateur », il nous faut longer les rues qui nous sont maintenant familières de la ville, où les tags s’amoncellent aux côtés des grandes fresques peintes et des maisons de couleur qui font le charme de Valparaiso en tout endroit. Les affiches et graffitis représentent des caricatures du président, des slogans revendicateurs, anti-répression, féministes : Renuncia Piñera (Piñera démission), l’universel ACAB, si al aborto legal (oui à l’avortement légal)… Autant de traces des dégâts de l’ultra-libéralisme, dans un pays qui servit de cobaye aux théories libérales des Chicago Boys, ces étudiants chiliens ayant implanté sous la dictature des politiques économiques héritées de Milton Friedman et autres théoriciens néo-libéraux de l’Université de Chicago. Le centre-ville ressemble après six mois d’affrontements à une cité post-fin du monde, où les bâtiments brûlés contrastent avec les bâtiments colorés et joyeux des collines de la ville.

[L’interview a été réalisée avant la pandémie. Nous avons modifié le nom de l’adhérent du FAO ndlr]

LVSL : Comment définiriez-vous le Frente Anarquista Organizado et son mode de fonctionnement ?

Ignacio : Le FAO est une organisation politique de tendance anarcho-communiste qui s’est créée à Valparaiso en 2005. Nous sommes une organisation à caractère libertaire. Nous ne croyons pas en la hiérarchie mais avons une structure interne qui nous permet d’être présents sur différents fronts et diverses thématiques. Notre proposition politique est anti-autoritaire. Nous cherchons à la faire valoir d’une manière contemporaine, bien que dans le respect de la lignée anarchiste du pays et de la ville. Valparaiso a une grande tradition ouvrière, dont nous nous revendiquons.

Le 21e siècle apporte de nouveaux défis, les relations de production et les relations entre humains ont évolué, avec un aspect virtuel qui a changé beaucoup de choses dans les luttes que nous menons. Nous nous revendiquons de la lutte sociale populaire, avec une forte composante politique classiste (le classisme est ici à comprendre comme la conscience de classe et la mise en évidence de la classe populaire, et non la discrimination de classe).

 “Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales […] pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité.”

LVSL : Et comment prend forme votre action politique ?

Ignacio : Nous nous revendiquons également d’une démarche pratique, pragmatique, utilitaire. Nous avons des « Frentes de Trabajos » (comprendre Front de Travail) : un front étudiant, un front syndical et d’autres fronts de lutte. Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales, mais s’insérer à l’intérieur de celles-ci pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité. De ce fait, si l’un de nos membres est étudiant dans un lycée, nous voulons qu’il soit capable de porter sa voix et notre voix au sein des organisations étudiantes et assemblées générales.

Manifestation populaire à Santiago du Chili, sur la Plaza de la Dignidad, symbole du mouvement de contestation. Mars 2020. © Pablo Patarin

L’anarchisme a trop tendance à être underground et se couper ainsi des réalités sociales.  Nous souhaitons discuter avec tous, des communistes aux droitards en passant par les sociaux-démocrates pour mener des luttes à l’intérieur de l’espace social. Enfin, l’idée est de former des esprits les plus libres et critiques possibles, en proposant à tous nos membres des formations syndicales, et tout un tas de lectures allant en ce sens.

“La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.”

LVSL : N’est-ce pas difficile de conserver des idéaux anarchistes en s’insérant constamment au sein d’organismes hiérarchisés et en essayant de bouger les choses de l’intérieur ? Participer à un monde construit sur la hiérarchie tout en souhaitant le changer ne conduit-il pas à se faire changer par le monde avant tout ?

Ignacio : Au sein du FAO, il y a un processus de formation idéologique qui a lieu, une éducation qui permet de se confronter à ce processus. Nous ne disons pas détenir la vérité, mais nous participons à la construction des militants. Nous sommes beaucoup caricaturés dans la société actuelle, notamment par les médias « étatiques » comme le Mercurio, qui montrent l’ouvrier et/ou l’anarchiste comme une personne idiote, peu éduquée. Le Mercurio appartient à la famille Edward, famille historique de la bourgeoisie de droite chilienne.

Quant à nous, nous cherchons avant tout à montrer une image d’un anarchisme moderne, constructif bien que revendicateur. Nous sommes toujours ouverts aux discussions et voulons communiquer sur nos actions et idéaux, sur la violence de la répression que nous subissons, et cela peut se faire au sein de médias plus alternatifs. La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.

LVSL : Existe-t-il d’autres groupes anarchistes au Chili et à Valparaiso ?

Ignacio : Bien entendu. Il y a de nombreux groupes dans de nombreuses villes du pays. Les collectifs sont très variés, du fait des diverses tendances anarchistes, mais aussi parce que certains sont reliés directement à des causes précises (la cause féministe, la cause Mapuche, etc.). Il n’existe toutefois aucune organisation nationale à l’heure actuelle qui réunisse des gens de diverses villes.

Il y a des groupes plus individualistes, alors que nous avons une vision d’un anarchisme social, lié à la lutte populaire, avec un processus d’éducation au sein d’espaces libertaires. Le processus unitaire d’une seule grande fédération (comme il y en a eu avant) est de ce fait compliqué, aussi en raison de la configuration du pays très étendu et en réaction au centralisme gouvernemental. Aujourd’hui, nous voulons principalement nous renforcer dans la région de Valparaiso. Beaucoup d’évènements et de médias libertaires sont nés dans cette optique. Enfin, l’anarchisme se voit beaucoup aujourd’hui dans la rue, dans une optique d’action directe.

“Nous sommes de la génération où les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet.”

LVSL : Quelle forme prend l’action directe dont vous vous revendiquez ?

Ignacio : Nous croyons en l’action directe des masses, l’action collective, et non en l’action des individus, qui vont se confronter seuls à la police. Nous croyons au pouvoir du groupe et du collectif, ainsi qu’en sa légitimité. Nous participons à des actions de diffusion massive dans les rues. Notre groupe réalise beaucoup de propagande dans une optique de communication, d’éducation. Nous participons également aux manifestations, aux barricades, de lutte directe et de résistance dans la rue contre la répression policière. Nous estimons que l’action directe ne doit jamais avoir pour objectif la revanche.

L’idée est de construire au sein des luttes avec les différents acteurs. Il nous faut tenter de saisir l’ensemble des enjeux de chaque lutte, pour pouvoir ainsi être plus efficaces. Nous sommes aussi favorables aux stratégies d’auto-défense, d’entraide face à la peur de la répression, pour se renforcer collectivement. Nous appartenons à une génération (Ignacio doit avoir une trentaine d’années) dont les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet, et cela influe évidemment sur notre vision des choses.

© Pablo Patarin

LVSL : Quel constat dressez-vous de l’état de la répression dans le pays ? Vous parlez énormément d’action directe, mais rarement de violence. Croyiez-vous en l’utilité de celle-ci ?

Ignacio : Beaucoup de nos camarades ont été mutilés, certains étaient des dirigeant syndicaux. Le gaz utilisé (largué par bombes lacrymogènes, ou diffusé par des camions qui traversent les rues remplies de manifestants) est différent de celui utilisé autrefois, il est plus fort, rempli de piment, de poivre. Certains de nos camarades ont eu des crises asthmatiques, des gens ont perdu des yeux, d’autres ont été torturés voire assassinés.

Il en va de même pour beaucoup de simples manifestants, car on parle d’une répression qu’ont subi des milliers d’entre eux. On peut également mentionner les campagnes menées par le gouvernement et la forte répression au sein des services publics pour que ceux-ci ne puissent plus se mettre en grève comme les années passées. Nous voulons de ce fait supprimer la Constitution qui est le reflet de la dictature de Pinochet. C’est cette Constitution, rappelons-le, qui a permis au Président Piñera de sortir les militaires dans la rue pour mater les révoltes en toute impunité cette année.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’utilisation de violence, nous croyons en effet en la violence révolutionnaire concrète, mais pas en la violence individuelle. Le système face à nous est violent. Ici, les gens ne gagnent pas assez pour pouvoir vivre, se déplacer, étudier, tant de choses absolument fondamentales : ceci est la vraie violence.

“Le but est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire.”

LVSL : Comment se passe la répression en dehors de la violence : y a-t-il un fichage des individus ?

Ignacio : Il y a une certaine peur de l’anarchiste en raison des caricatures, mais aussi de l’aspect encapuché. Cela s’entend, mais rester couvert reste bien souvent nécessaire, face au fichage étatique. Il faut être vigilant, car l’État face à nous est sans merci, même vis-à-vis de simples manifestants. L’État d’urgence, assez similaire à celui en France, est aussi partiellement rentré dans le droit commun au travers de décrets étatiques. Le but de tout cela est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire. Le gaz en est l’aspect physique et le fichage l’aspect psychologique.

Au-delà de faire peur, les renseignements permettent d’emprisonner, évidemment. Beaucoup de manifestants ont ainsi été condamnés à de la prison ferme, ou sont retenus sans avoir encore été jugés. Le gouvernement fait en sorte de rallonger le temps que prennent ces jugements pour limiter l’ampleur des mouvements en maintenant de potentiels manifestants enfermés. C’est un véritable contrôle social réalisé par l’État chilien. Beaucoup de montages judiciaires ont été découverts. Les agences de renseignement poussent même à assigner à résidence des membres du mouvement social, les font suivre, les harcèlent en les appelant pour leur faire savoir qu’ils sont constamment surveillés… Ils créent la terreur pour détruire les mouvements de protestation.

LVSL : Que pensez-vous du mouvement actuel qui a commencé il y a près de 6 mois ? Si celui-ci n’a pas été particulièrement récupéré par des partis politiques, bien qu’il s’agisse de l’élévation de voix populaires comme rarement auparavant, pensez-vous pour autant que ce moment sera une réelle opportunité d’aller vers une société différente dans le pays et aura une issue positive ?

Ignacio : Il y a un aspect positif et un aspect négatif à tout cela. L’aspect positif est évidemment la politisation des gens dans un mouvement spontané, sans parti politique derrière. Certains acteurs se sont particulièrement démarqués, notamment les étudiants du secondaire. Ceux-ci se sont politisés durant le mouvement, et en sont à l’origine (à propos de la hausse des tarifs du métro à Santiago), pour ce qui fut une plateforme afin de lutter contre le système néo-libéral qui nous oppresse. Ils nous ont aidé à pouvoir articuler cette force au sein d’actions directes, de boycotts, de sabotages, et d’une masse de gens dans la rue comme le pays n’en avait plus connu depuis des années.

Ces 20 dernières années, les étudiants se sont organisés en assemblées dans une démarche critique du pouvoir, ce qui a permis d’apporter une force majeure dans le mouvement actuel comme dans les mouvements précédents. Aucun parti ou organisation politique ne peut s’attribuer ce mouvement. Toutefois, si l’on devait citer un acteur clé du mouvement, je citerais les étudiants. Jusqu’ici, il s’agissait avant tout des travailleurs du public, les nouveaux ouvriers du XXIe siècle, qui se mobilisaient massivement. Il y a une nouvelle vision critique, un véritable réveil politique du pays.

“Une nouvelle Constitution […] ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…”

En ce qui concerne le négatif à présent, nous estimons qu’il y a une manipulation du processus constituant qui aura bientôt lieu (le référendum constituant qui devait avoir lieu en avril au Chili a depuis été reporté au mois d’octobre en raison du coronavirus). Il y a un accord des politiciens des partis de droite jusqu’aux partis de nouvelle gauche comme le Frente Amplio, qui cherchent à oxygéner les élections à venir via le processus de vote constituant. Leur idée est de faire du processus un enjeu national ou s’affrontent deux visions, afin que les gens se remettent à penser politique. Penser politique, dans une optique politicienne et de partis pour les échéances électorales à venir, bien entendu.

Si une nouvelle constitution peut être assurément une chose positive, nous croyons que cela ne suffit évidemment pas, qu’il ne faut pas arrêter la lutte dans la rue, pour obtenir des droits sociaux plus importants. Il y a beaucoup de gens bénévoles qui ont formé des sortes de commission, sur la santé, les droits de l’Homme… Ces gens-là, indépendants de couleurs politiques doivent continuer à se retrouver dans l’espace public. Une nouvelle constitution, aussi positive soit-elle, ne va pas changer le système profondément. Cela ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…

Manifestation en l’honneur de Camilo Catrillanca, jeune mapuche assassiné par le gouvernement un an auparavant, le 24 Novembre 2019. © Pablo Patarin

La Constitution peut donc aussi être un piège, même si elle doit véritablement être modifiée. Qui plus est, quelle que soit l’issue du référendum, il n’y aura pas de travailleurs sociaux, d’étudiants, parmi l’assemblée constituante. Il n’y aura pas de représentants du peuple lui-même. Nous croyons en une grande assemblée populaire représentant la diversité, qui inclurait également des membres de peuples « indigènes », Mapuche, Rapanui et autres, que le néo-libéralisme et la corruption ont partiellement détruits au profit d’intérêts économiques.

Le Chili a réalisé beaucoup de traités économiques car a été l’un des lieux d’expérimentation des théories néo-libérales des Chicago Boys sous Pinochet et même avant (c’est d’ailleurs durant cette dictature que la retraite par capitalisation fait son apparition au niveau mondial, grâce au ministre du travail José Piñera, frère de l’actuel président11). Même si l’on obtient quelques lois et une nouvelle Constitution, ce système néo-libéral dans lequel le Chili est ancré ne va pas changer pour autant. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas accompagner ce processus, pour en retirer le meilleur, et rester au contact des gens qui cherchent un véritable changement. Pour résumer, tout cela est nécessaire, mais ne sera pas la solution absolue à tous les maux du pays.

LVSL : À propos de la corruption…

Ignacio : La corruption est avant tout liée au capitalisme. Les milieux naturels, les grands espaces comme la Cordillère des Andres se retrouvent détruits par l’exploitation, privatisés. Les peuples comme les Mapuche sont chassés de leur terre au nom de l’intérêt économique national, qui est en réalité l’intérêt économique de quelques grands chefs d’entreprise, eux-mêmes appuyés par le gouvernement et l’État policier. Voilà pourquoi, quelle que soit l’issue des référendums liés à la Constitution, il ne faut pas abandonner la rue ou les organisations syndicales, afin de mettre à mal la dictature néo-libérale dont les élites perpétuent les inégalités et où le congrès légifère uniquement pour les bourgeois finançant les campagnes politiques.

 

Après le début de la pandémie :

“Les quantités d’eau utilisées massivement pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.”

Si le pays devait déjà faire face à l’un des modèles économiques les plus orthodoxes au monde, la crise sanitaire actuelle vient donc s’ajouter aux inégalités criantes et à une crise politique dues à un gouvernement qui se rapproche de plus en plus nettement de la dictature passée. La défiance vis-à-vis du gouvernement a rendu difficile la mise en œuvre de mesures au début de la pandémie. La sécheresse accompagne la pandémie et les ressources en eau deviennent ainsi un problème majeur12. Au Chili, le développement de la privatisation de cette ressource vitale date de 198113. Les quantités d’eau monstrueuses utilisées  pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.

La mise en place de mesures sanitaires et de respect des règles hygiéniques pour empêcher la propagation du virus deviennent extrêmement compliquées dans ces circonstances. Notons aussi qu’on annonce la plus grande récession de l’histoire de l’Amérique Latine. D’après Le Monde, elle devrait engendrer 29 millions de pauvres supplémentaires sur le continent. Les luttes populaires sembleront donc d’autant plus nécessaires lorsque celles-ci seront à nouveau possible, face aux négligences et au désengagement volontaire de l’État, qui au Chili comme ailleurs, détruit le système public. Les hostilités ont d’ailleurs repris depuis le 18 mai à Santiago, dans les quartiers pauvres, face à la faim. Les émeutes dans les quartiers populaires apparaissent en réponse au confinement strict du grand Santiago, doublé d’un retard dans la distribution de nourriture de la part de l’État14.

Les nécessités du monde de demain ne sauraient trouver de réponses dans le système politique et économique libéral promu au Chili et pris en exemple partout ailleurs. L’anarchisme pourrait-il s’élever à cet égard comme la voix de la dissidence, la voix de désirs sociaux, écologiques, respectueux des peuples et des individus en contraste avec l’oligarchie et les intérêts des puissants si prégnants au Chili ? C’est en tous cas ce qu’Ignacio souhaiterait, lui et bien d’autres, dans le monde post-covid de demain, que certains médias ne cessent de décrire comme un idéal sans toutefois évoquer les moyens pour l’atteindre. Et cela, pour Ignacio comme bien d’autres, ne saurait arriver autrement que par la rue et une solidarité populaire (et non européenne).

Affrontements sur l’avenue principale de Valparaiso menant au Congrès. © Pablo Patarin

 

SOURCES :

1 – https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/CL/les-grands-conglomerats-economiques-familiaux-chiliens

2 – Piñera, (in)digne héritier de Pinochet, tribune d’Olivier Compagnon dans Libération, le 24 octobre 2019 : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/24/pinera-indigne-heritier-de-pinochet_1759555

3 – Le Chili, un économie dynamique aux fortes inégalités, par Jean-Philippe Louis, Les Echos : https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/le-chili-une-economie-dynamique-aux-fortes-inegalites-1142059

4 – Santiago, un concentré d’inégalités – Par Véronique Malécot , Flavie Holzinger et Audrey Lagadec, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/20/santiago-un-concentre-d-inegalites_6026608_3210.html

5 – Au Chili, le Coronavirus met en lumière les inégalités dénoncées par le mouvement social – par Aude Villiers-Moriamé, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/27/au-chili-le-coronavirus-met-en-lumiere-les-inegalites-denoncees-par-le-mouvement-social_6034712_3210.html

6 – Classement de la liberté de la presse dans le monde : https://rsf.org/fr/donnees-classement

7 – https://www.mediasrequest.com/fr/amerique/chili/index.html

8 – Kornbluh, Peter (Sep/Oct 2003). The El Mercurio file, Columbia Journalism Review.

9 – CIA Freedom of Information Act-available article: « Report of CIA Chilian Task Force Activities, 15 September to 3 November 1970 » (November 18, 1970).

 

10 – El anarquismo porteño : investigacion rescata la relevancia que tuvo este movimiento sindical y social entre 1880 y 1930 : https://www.mercuriovalpo.cl/prontus4_noticias/site/artic/20060604/pags/20060604050123.html

11 – https://www.nouvelobs.com/societe/20191025.AFP7358/une-arnaque-les-chiliens-remontes-contre-leur-systeme-de-retraites.html

12 – Face au manque d’eau, les chiliens s’entraident, par Marion Esnaut, Reporterre, 25 Avril 2020 : https://reporterre.net/Face-au-manque-d-eau-les-Chiliens-s-entraident

13 – https://www.partagedeseaux.info/Les-marches-de-l-eau-au-Chili-et-ailleurs

14 – Des émeutes de la faim secouent Santago – Courrier International le 19 Mai 2020, El Mostrador – Santiago : https://www.courrierinternational.com/article/misere-au-chili-des-emeutes-de-la-faim-secouent-santiago

– Suivi de la pandémie au Chili : http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-suivez-levolution-de-lepidemie-au-chili-30-03-2020-6KKV4NCJ5BD6BHD74NXPPA7LSM.php

– Chili, vers l’effondrement du système hérité de Pinochet, Jim Délémont, LVSL, 9 novembre 2019 https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/

– Interview d’Ignacio, membre du Frente Anarquista Organizado, réalisé par Pablo Patarin le 4 Mars 2020 à Valparaiso.

– Muñoz Cortes Victor, 1 de mayo de 1899. Los anarquistas y el origen.

– Muñoz Cortes Victor, Sin Dios ni Patrones, Historia, diversidad y conflictos del anarquismo en la región chilena (1890-1990).

“Extrême gauche” : de quoi parlez-vous ?

©patrick janicek. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

[Edito] Si Valls c’est déjà un peu la gauche, que Benoît Hamon c’est un peu trop la gauche et qu’avec Mélenchon, on frise le communisme de guerre, comment qualifier les projets de Philippe Poutou et de Nathalie Arthaud ? En analysant la trahison de la social-démocratie convertie en droite de moins en moins complexée, on peut remettre en perspective les étiquettes médiatiques et rechercher où l’on trouve de la radicalité à gauche.

La désunion de la gauche et les fortes oppositions entre ses différentes tendances nous amènent naturellement à analyser leurs divergences, à qualifier ces courants pour permettre aux électeurs de se décider, et donc à les étiqueter. Mais où retrouve-t-on de la radicalité dans les offres politiques à gauche ?

La gauche a vu sa tendance la plus libérale gouverner de 2012 à 2017 en menant une politique très proche de celle de la droite sur de nombreux points – Loi Macron et El Khomri, état d’urgence, CICE – allant jusqu’à l’indécence du débat sur la déchéance de nationalité. Ce social-libéralisme, qui se revendique lui-même comme appartenant à la grande famille de la gauche, a creusé le fossé avec la gauche de transformation sociale qui s’est sentie trahie par ce revirement libéral.

Dès lors, le programme de Benoît Hamon a rapidement été qualifié de « gauche de la gauche », comme pour marquer un embryon de radicalité, de rupture avec la politique menée par François Hollande. Or, ce positionnement ne se justifie qu’en comparaison du programme ouvertement libéral et autoritaire de son concurrent Manuel Valls : mais s’appuyer sur le vallsisme pour déterminer les positions relatives de la gauche, est-ce seulement pertinent ?

Le discours médiatique ayant placé Benoît Hamon à la « gauche de la gauche », quelle place allait-il rester pour le candidat de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, porteur d’un projet nettement transformateur des réalités socio-économiques ? En continuité de sa première fourberie intellectuelle au sujet de Benoît Hamon, la médiacratie a proclamé Jean-Luc Mélenchon représentant de l’extrême-gauche ; et c’est encore l’image qu’il garde aujourd’hui auprès de nombreux électeurs. Pourtant son projet garde dans le fond une modération certaine,  et dans l’éternel débat de la gauche entre voie réformiste par les institutions démocratiques et action révolutionnaire, force est de constater que Jean-Luc Mélenchon incarne cette gauche modérée, respectueuse des institutions du pouvoir bien que souhaitant les remettre en cause.

C’est ainsi que les candidats se revendiquant d’extrême-gauche sont totalement disqualifiés par le discours médiatique : Poutou est raillé quand il parle d’interdire les licenciements, ses propositions de liberté d’installation sont balayées par l’argument, philosophique s’il en est, du « monde des bisounours ». Et si on parle d’extrême-gauche pour Jean-Luc Mélenchon, quel espace laisse-t-on pour la gauche révolutionnaire qui parle de socialisation des moyens de production, qui souhaite mener la lutte des classes pour les abolir, ou qui analyse l’Etat comme un outil de l’oppression bourgeoise ?

Tous ces axes de réflexion de la gauche sont décrédibilisés, parce que Manuel Valls c’est déjà un peu la gauche, et Jean-Luc Mélenchon ça l’est déjà beaucoup trop. Ce glissement insidieux de l’échiquier politique vers la droite se fait à dessein : il vise à effacer du débat public les concepts de lutte des classes ou la critique de la religion néolibérale.

La gauche que l’on dit radicale (Hamon, Mélenchon) ne l’est en réalité pas du tout ; c’est qu’une partie de la sociale-démocratie s’est soumise au consensus néolibéral et essaye de tirer le reste de la gauche avec elle dans sa tombe. Et il faudrait que quelqu’un qui voit en Mélenchon le nouveau Lénine discute un peu avec un anarchiste ou un trotskyte, histoire de comprendre ce qu’est la gauche radicale.

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Noam Chomsky : un cri lumineux dans l’obscurité démocratique

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Né en 1928, Noam Chomsky est probablement l’intellectuel américain le plus connu et reconnu encore vivant. D’abord reconnu dans le milieu universitaire pour ses travaux dans la linguistique, il se fait ensuite connaître du grand public pour son travail d’intellectuel. En effet, ses nombreux ouvrages sur le rapport entre la démocratie et les médias, les crimes de guerres perpétrés par les États-Unis ou encore sur les limites du capitalisme, ont fait de lui l’intellectuel américain le plus influent de tous les temps. Si son travail de linguistique innéiste sur la nature humaine est des plus intéressants, l’article n’aura pas vocation d’exposer ces travaux, pour se concentrer plutôt sur sa dimension sociétale.

Du jeune Juif exclu au titre d’Institute Professor au MIT

Le père de Noam Chomsky quitte la Russie en 1913 pour rejoindre les États-Unis et éviter d’être embrigadé dans l’armée du tsar. Spécialiste de la grammaire hébraïque, il trouve un poste à l’école élémentaire hébraïque de Baltimore. En 1928 naît Noam Chomsky. Il fréquente jusqu’à ses douze ans une école expérimentale inspirée par la philosophie deweyienne. Passionné par les grands auteurs (Austen, Dostoïevsky, Hugo), il grandit aussi avec la littérature hébraïque et dans un milieu culturel très riche. Sa famille est la seule famille juive du quartier populaire et le petit Chomsky doit apprendre à vivre avec l’antisémitisme. Lequel est exacerbé au moment de la Seconde Guerre mondiale et de la chute de Paris, évènement célébré dans tout le quartier. Il grandit donc en apprenant à éviter les enfants catholiques, surtout ceux venant de l’école jésuite.

À 13 ans, il se familiarise avec les librairies anarchistes et se passionne pour un auteur : George Orwell. À dix-sept ans, en 1945, il entre à l’Université de Pennsylvanie où il étudie la philosophie et la linguistique. En 1953, Noam Chomsky passe six semaines dans un kibboutz en Israël. Il apprécie le fonctionnement organisationnel, mais honnit l’atmosphère stalinienne et le racisme institutionnalisé du lieu. À ce moment là, il plaide pour une solution pacifique à deux États, ressentie comme anti-sioniste à l’époque.

Deux ans plus tard, en 1955, il rejoint le Massachusetts Institute of Technology (MIT) en tant que chercheur. Il se distancie vite de l’intelligentsia américaine qu’il côtoie quotidiennement au MIT. De fait, il condamne leurs objectifs que de vouloir contrôler les phénomènes sociaux par des moyens scientifiques. Enfin nommé professeur en 1961, Noam Chomsky a plus de libertés et plus de temps. C’est en 1967, par la publication de l’essai La responsabilité des intellectuels dans la New York Post Review of Books qu’il entre définitivement dans la sphère des intellectuels. Cet essai est très critique envers la guerre du Vietnam. La même année, Chomsky est arrêté lors d’une marche vers le Pentagone, contestant l’engagement américain au Vietnam. Lorsque les États-Unis se retirent du Vietnam, les poursuites judiciaires sont abandonnées contre Chomsky.

Le Massachusetts Institute of Technology
Le Massachusetts Institute of Technology ©John Phelan

Dans les années suivantes, parallèlement à pléthore d’essais de linguistique, s’ensuivent nombre d’essais et d’articles très polémiques. C’est finalement en 1976, qu’il obtient le titre rare et prestigieux d’Institute Professor au MIT. En 2001, il publie 9-11, en réaction aux attentats, son écrit le plus lu et le plus traduit. Il est souvent invité dans les forums sociaux mondiaux et est docteur honoris causa de nombre d’universités de renommée mondiale.

Aujourd’hui âgé de 89 ans, ses sorties politiques se font plus rares.

 

« L’intellectuel n’est pas au service de ceux qui font l’Histoire, mais au service de ceux qui la subissent. » (A. Camus)

Dans son discours de réception du prix Nobel en 1957, Albert Camus détaille le devoir de l’intellectuel. La sublime phrase « L’intellectuel n’est pas au service de ceux qui font l’Histoire mais au service de ceux qui la subissent » trouve un écho dans l’œuvre de Noam Chomsky. Lui-même définit l’intellectuel comme « au service d’une dénonciation de l’injustice commise contre les droits de l’homme au nom de la raison d’État ».

Reprenant Isaiah Berlin, Noam Chomsky distingue deux types d’intellectuels. Le premier est l’intellectuel « commissaire ». Celui-ci provient d’un héritage historique ancien. Il appartient à une caste de lettrés et d’ecclésiastiques qui ont la fonction sociale de diffuser les dogmes et doctrines favorables à la préservation du pouvoir de l’État. Le second, en revanche, est l’intellectuel « dissident » ou « anti-intellectuel », ainsi que se définit Noam Chomsky. L’intellectuel dissident a, au contraire, la mission de déconstruire le discours de l’intellectuel commissaire et de donner aux citoyens les clés de compréhension pour qu’il juge lui-même rationnellement les faits, tels qu’ils sont. L’intellectuel dissident est diamétralement opposé, en ce sens qu’il n’affirme pas de vérités, il propose seulement des outils pour aller les chercher soi-même.

De nos jours, pourtant, on range indissociablement ces deux figures antagoniques sous la même étiquette d’intellectuel. Autant « l’expert en légitimation » (comme disait Gramsci) qui sert les gouvernants, que l’anti-intellectuel qui aide les gouvernés.

 

Selon Chomsky, l’État suppose que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui. De fait, il doit donc lui mentir pour le maintenir dans un « état de minorité ». À ceci, Chomsky oppose à l’État le « rationalisme éclairé », hérité des Lumières. Ceci signifie « penser par soi-même », donc contourner l’État.

Prenons un cas concret : la guerre. Pour le citoyen rationnel, la guerre est mal et il lui préfère toujours la paix. Il faut réussir à lui faire croire que l’État, en temps de guerre, la mène pour la paix, qu’il en est le garant. C’est donc à « l’expert en légitimation » de “légitimer“ cette prise de position de l’État auprès du public. Le rôle de l’anti-intellectuel n’est pas de dire au public que la paix est préférable à la guerre, seulement de lui demander de juger l’État qui mène la guerre. Le citoyen jugera seul s’il préfère la paix ou s’il veut continuer dans le sens de l’État. L’anti-intellectuel est contre l’hypocrisie et les double-discours : il doit tendre à dire la vérité. Après, les citoyens qui préfèreront la guerre le feront en connaissance de cause, même si c’est contraire à la raison, car « aucune personne rationnelle ne peut approuver la violence et la terreur ». (Language and Freedom, 1970)

La petite fille au Napalm, 8 juin 1972, Nick Ut Cong Huynh
La petite fille au Napalm, 8 juin 1972, Nick Ut Cong Huynh

La guerre du Vietnam fut affreuse. Pourtant les protestations furent tardives, car les gens n’étaient simplement pas informés, ils n’en connurent l’existence qu’en 1961 seulement. Le mouvement pacifiste prit de l’importance entre 1964 et 1967. Pour autant, les États-Unis continuaient la guerre. Qu’est-ce qui les a poussés à l’arrêter? Les mouvements sociaux vietnamiens d’une ampleur inégalée dans l’Histoire nécessitaient d’énormes moyens financiers pour mater cette révolution. Or, les responsables financiers américains ne les avaient pas, ce qui acheva de les convaincre d’arrêter ce massacre. Pourquoi n’avaient-ils pas ces fonds? Car les mouvements pacifistes américains avaient mis à mal l’économie du pays. Et une mobilisation militaire nationale aurait été impossible à cause des trop nombreuses dissidences.

Ce qui est intéressant dans cette guerre, c’est de la voir du point de vue des médias. Pendant toute la durée de la guerre, le New York Times n’a émis aucune critique négative. Anthony Lewis, le plus grand critique du journal, n’a finalement accepté qu’à partir de mi-1969 d’écrire des critiques, et encore étaient-elles modérées.  Le monde des médias s’est donc retourné contre la guerre un an et demi après la fin de celle-ci. Quel rôle tiennent les médias dans la démocratie?

 

Médias et démocratie : la « fabrique du consentement »

Le philosophe politique David Hume, dans son essai Les premiers principes de gouvernement, explique comment un petit nombre de personnes peut en gouverner des millions.

« Cela n’est pas la force ; les sujets sont toujours les plus forts. ce ne peut donc être que l’opinion. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre. » (Premiers principes de gouvernement, David Hume)

Ce que David Hume explique, c’est que les gouvernants doivent tout faire pour dissimuler aux gouvernés que le pouvoir n’est pas dans leurs mains. Pour cela, ils comptent sur le consentement de la population qu’ils fabriquent, grâce aux médias notamment. Dans les faits, on se rend compte que cette « fabrique du consentement » est surtout utilisée dans les régimes les plus démocratiques. Les régimes autoritaires n’ont pas besoin de convaincre par les médias puisqu’ils le font par les armes et les poteaux d’exécution. Cet argument peut sembler discutable dans la mesure où les régimes autoritaires s’appuient aussi sur un très large consensus. Il n’y a qu’à voir la Russie de Poutine. Ce dernier est très populaire et s’appuie sur des médias qui lui sont fidèles, ce qui lui permet d’appliquer une politique autoritaire.

Noam Chomsky considère que plus les masses populaires acquièrent des droits, plus les gouvernants ont intérêt à trouver des moyens sophistiqués de propagande. Par exemple, abrutir le peuple par du “divertissement“ comme les émissions de télé-réalité, est un des moyens de propagande. Celui-ci a un double-intérêt : détourner « l’attention du peuple vers les choses superficielles de la vie telles que la consommation à la mode ». Puis de lui priver ce temps à l’exercice de la pensée et de la réflexion, de la culture. D’une pierre deux coups : le citoyen ne pense pas aux problèmes de la démocratie et en plus il y  pensera de moins en moins car le programme le rend bête.

Pour mieux comprendre cette « fabrique du consentement » est-il aussi nécessaire d’expliquer les structures et les objectifs d’un journal. Premièrement, un journal informe. Bon, c’est acquis de tout le monde. Mais surtout, devenant une structure économique importante, il devient aussi un espace publicitaire. C’est à dire qu’il vend des lecteurs à des entreprises. Plus le journal tire d’exemplaires, plus il a de lecteurs, plus la publicité sera vue. Comme les autres sociétés, le journal a un produit à vendre et un marché. Le produit, ce sont les lecteurs. Et le marché, ce sont les annonceurs. D’ailleurs, on se rend compte que les « Grands Journaux » font souvent partie de conglomérats. Par exemple, Le Monde appartient à Pierre Bergé, Xavier Niel (Free Mobile, Deezer) et Matthieu Pigasse (Huffington Post, Radio Nova, Inrockuptibles, Vice France).

Affiche des Nouveaux chiens de garde
Affiche des Nouveaux chiens de garde

Ces journaux qui sont des « mégasociétés », selon Noam Chomsky, fixent eux-mêmes l’ordre du jour aux autres médias. Ils décident de quoi l’on parlera aujourd’hui dans le pays. Par exemple, on remarque qu’un journal comme Le Figaro, contrairement au journal gratuit Direct Matin, a les moyens d’envoyer des correspondants au Soudan. Donc Direct Matin ne pourra que relayer les informations du Figaro. Pour mieux comprendre l’empire des médias français, le documentaire Les nouveaux chiens de garde, adapté du livre de Serge Halimi, est disponible sur Dailymotion (lien ci-bas).

Noam Chomsky s’intéresse par ailleurs à la figure de Walter Lippman, doyen des journalistes américains. Lippman définissait le peuple comme un « troupeau désorienté ». Selon lui, il fallait que la « minorité intelligente » s’en protège. Et, puisqu’ils ne pouvaient le faire par la force, pouvaient-ils le faire par le consentement, évoqué plus haut. Le « modèle de propagande » a beaucoup de défenseurs parmi les penseurs démocratiques occidentaux. Ce modèle a même un manifeste, écrit en 1928 par Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, sous le nom de Propaganda (« les gens étaient déjà plus honnêtes en ces temps-là », ironise Chomsky).

« La manipulation consciente et intelligente des habitudes organisées et des opinions des masses est une caractéristique centrale d’un système démocratique […] La tâche des « minorités intelligentes » est de réaliser cette manipulation des attitudes et des opinions des masses » (Propaganda, Edward Bernays)

Peut-être que le pire dans ce « modèle de la propagande » est que le grand public tend à l’accepter. Selon les sondages d’opinion, les citoyens trouvent que les médias sont trop serviles à l’égard du pouvoir. C’est bien différent de l’image que les médias se font d’eux-mêmes : ils ne sont pas au service de la classe dominante, ils sont la classe dominante.

 

L’anarcho-syndicalisme ou la nécessité d’une utopie pour y tendre ?

L’engagement politique de Noam Chomsky se réclame de l’anarcho-syndicalisme. Qu’est-ce que l’anarcho-syndicalisme? Le politiste Philippe Braud le définit comme tel :

« [L’anarcho-syndicalisme] pose le primat de la logique syndicale face à l’action politique ou partisane dans le développement du mouvement ouvrier et l’émergence d’une société décentralisée, libre de toute forme de coercition étatique et fondée avant tout sur l’autogestion des unités de production. » (Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Philippe Braud)

Mikhaïl Bakounine
Mikhaïl Bakounine

La fin du XIXème siècle a éteint les derniers anarchistes, prouvant que la violence ne résolvait rien et ne faisait, qu’au contraire, accroître les problèmes pré-existants. En revanche, dans les années 1920, se développe le mouvement de l’anarcho-syndicalisme. Issu de la pensée de Mikhaïl Bakounine et de Piotr Kropotkine, ce mouvement se structure et devient important au sein de la CGT en France, ou encore dans le Conseil national du travail espagnol où les anarcho-syndicalistes dominent les communistes et les socialistes. Pour autant, si ce mouvement a connu une diffusion idéologique mondiale, ce n’est qu’en Espagne qu’une application pratique a vu le jour. Pendant la guerre civile espagnole (1936-1938), les anarcho-syndicalistes mettent en place leur programme dans les usines barcelonaises, les exploitations agricoles catalanes, et dans les régions de l’Aragon et de Valence.

Concrètement, l’anarcho-syndicalisme met les syndicats au centre même de l’action politique, qu’ils structurent en organismes indépendants. Ces mêmes syndicats, appuyés par les masses populaires, opèrent les transformations sociales. Ce mouvement se veut donc une organisation de la vie en société et promeut une nouvelle éthique. Contrairement à leurs grands frères anarchistes, ils souhaitent l’ordre social et non pas le « désordre social ». Ils veulent l’abolition de l’État et du capitalisme mais, au lieu de supprimer simplement la propriété privée, souhaitent-ils la remplacer par ce qu’ils appellent la « possession individuelle ».  Cette possession garantit des droits sur ce que l’on possède mais pas ce qui nous est inutile et empêche donc la concentration de richesse.

Pour Noam Chomsky, ce mouvement est aussi « décentraliste ». Cela signifie que la prise de décision n’est pas concentrée, centralisée dans les mains d’un petit groupe de personnes. Mais qu’elle s’opère du bas vers le haut et, utopiquement, à l’horizontale. Cette prise de position s’appuie sur des collectifs et non pas une structure hiérarchique. Finalement, l’anarcho-syndicalisme est fédéralisme, démocratie directe et autogestion.

Mais qu’apporte Noam Chomsky à cette doctrine centenaire? Il prend en compte les évolutions technologiques. Selon lui, l’innovation technologiquee permet aux travailleurs d’éviter les travaux ingrats, de les émanciper de ces besognes.

« La technologie a le pouvoir de nous libérer. » (Noam Chomsky)

De même, la décentralisation permet aux travailleurs de s’organiser en collectifs et d’y incorporer des institutions économiques. Cela a pour conséquence de briser la chaine de production, les individus ne sont plus des rouages de la machine capitaliste. Ils deviennent libres de travailler, de s’organiser, de décider, de créer.

En revanche, une société décentralisée, à l’heure de la globalisation, risque d’être inégale. En effet, certaines régions sont plus riches que d’autres. Et certaines décisions doivent être nécessairement prises à une échelle mondiale. Par exemple, pour distribuer efficacement l’aide sociale, une institution centralisée sera bien plus efficace. Pour répondre à ce problème, Noam Chomsky affirme que l’homme, naturellement solidaire, sera à même de réduire ces inégalités structurelles par lui-même. C’est peut-être un argument un peu léger.

Congrès du CNT espagnol, majoritairement contrôlé par des anarcho-syndicalistes
Congrès de la Confédération Nationale du Travail (CNT) espagnole

Pour Noam Chomsky, l’anarchisme est le résultat d’une réflexion philosophique : penser rationnellement à la politique mène forcément à l’anarchisme.

« Le rationalisme éthique, hérité des Lumières, conduit donc naturellement à l’anarchisme, qui n’est pas une préférence politique parmi d’autres, une opinion arbitraire, mais une conséquence du choix de la raison contre l’injustice et la violence » (Noam Chomsky)

Il n’a pas peur de qualifier ce modèle d’utopique. Mais pourquoi n’aurait-on pas le droit d’en rêver et de tout faire pour s’en approcher? Qu’importe si nous y arrivions ? L’important c’est d’y tendre ! On peut ne pas être d’accord avec Noam Chomsky sur le modèle choisi mais pas sur son élan progressiste.


Le film « Les nouveaux chiens de garde » :

Pour aller plus loin, je vous recommande fortement le livre suivant qui résume tout le travail de Noam Chomsky avec érudition et pédagogie, tant son travail de linguiste que d’intellectuel :

  • Les cahiers de l’Herne : Noam Chomsky, collectif, ed. Champs classiques

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