Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

Laurent Joly : “Le moteur de la politique de Vichy était bien la collaboration”

©JF PAGA

Une offensive mémorielle a eu lieu ces derniers mois à propos de la mémoire du régime de Vichy et de la nature de la collaboration. Eric Zemmour, en particulier, a cherché à faire passer Pétain pour un protecteur des Français et des Juifs, dans un contexte extrêmement difficile. Qu’en est-il réellement ? Entretien avec l’historien Laurent Joly.


LVSL – On s’étonne presque que la question de la mémoire de Pétain ait ressurgi, mais une série de polémiques, liées à Éric Zemmour et à Emmanuel Macron, ont remis la question sur le tapis. Comment expliquez-vous que la question se pose encore aujourd’hui ?

Cela fait exactement quarante ans que la mémoire de Pétain, mêlant souvenir de la déportation des juifs et commémoration du « vainqueur de Verdun », pose problème aux présidents de la République. C’est le cas depuis 1978 et l’affaire Darquier de Pellepoix (entretien scandaleux de l’ancien commissaire général aux Questions juives au journal L’Express : « À Auschwitz, on a gazé que des poux »). Il était difficile, dans ces conditions, de célébrer le maréchal Pétain le 11 novembre 1978, pour le soixantième anniversaire de la victoire. Le président Giscard d’Estaing s’était fendu d’un discours évoquant les démons du racisme tandis qu’une cérémonie à la sauvette était organisée sur l’île d’Yeu. Puis cela a été l’affaire de la gerbe déposée chaque année à la demande du président Mitterrand et les incidents du 11 novembre 1992 (Serge Klarsfeld et ses militants faisant barrage pour empêcher la cérémonie de l’île d’Yeu). Depuis, l’État s’abstient d’honorer le Pétain de 1914-1918 en raison de son rôle dans la collaboration et dans la déportation des juifs sous l’Occupation. C’est donc un sujet qui reste brûlant. Le président Macron l’a sans doute sous-estimé.

LVSL – Éric Zemmour a défendu notamment la thèse du bouclier et de l’épée, thèse selon laquelle Pétain aurait joué le rôle de bouclier qui protège les Français, tandis que de Gaulle incarnait l’épée de la résistance. Elle a pourtant été systématiquement démontée par les historiens. Pouvez-vous revenir sur les éléments qui font voler en éclat ce récit ?

C’est une thèse qui remonte au procès Pétain en 1945. C’était un argument de la défense, qui tirait son origine d’une croyance populaire : de Gaulle et Pétain étaient implicitement de mèche pour sauver le pays, le premier armé de son « épée », le second de son « bouclier ». Dans le contexte des lois d’amnistie et de volonté de réconciliation du début des années 1950, cette idée se retrouve formulée par un journaliste Robert Aron, qui fait paraître la première étude sur Vichy (Histoire de Vichy,Fayard, 1954, en collaboration avec Georgette Elgey). Dès la fin des années1950 et le début des années 1960, cette thèse a été balayée par l’historiographie, qui rappelle que de Gaulle a été condamné à mort par Vichy, que Vichy a créé des tribunaux spéciaux pour juger les gaullistes, que Pétain a désavoué Darlan quand celui-ci s’est rallié aux Alliés après le débarquement en Afrique du Nord de novembre 1942, etc. Comme l’écrit Joseph Billig, le premier grand historien de la persécution des juifs sous l’Occupation, en 1960 : « la collaboration n’était nullement une politique de sauvetage ». Les travaux d’Eberhard Jäckel (1968) puis de Robert Paxton (1973) ont ensuite montré demanière décisive que le moteur de la politique de Vichy était bien la collaboration (Laval, Pétain étaient demandeurs car ils pensaient que l’Allemagne allait gagner la guerre et voulaient assurer la meilleure position pour la France dans l’Europe nazie) et la « Révolution nationale » ( régénérer le pays en le purifiant de ses ennemis, étrangers, juifs, communistes, etc.).

LVSL – Zemmour va plus loin encore,et considère que le gouvernement de Pétain cherchait à rejouer la même partition que les élites allemandes après leur défaite face à Napoléon : faire le dos rond, se renforcer, et attendre son heure. Quelle est la réalité du comportement des élites françaises ?

La comparaison avec Iéna ne tient absolument pas, c’est typique des raccourcis qu’affectionne Éric Zemmour. Jusqu’en 1942, il est clair pour les dirigeants de l’État français qu’il s’agit d’adapter la France à l’« ordre nouveau » hitlérien. C’est cela l’horizon. Avec le temps, à mesure que les chances de victoire du Reich s’amenuisaient, le nombre des attentistes et des partisans de de Gaulle a grossi dans l’appareil d’État et au sein des élites.

LVSL – D’une certaine façon, on peut considérer qu’Eric Zemmour cherche à changer le récit que l’on se fait de la période, et insiste notamment sur la présence de militants monarchistes dans la résistance, et d’élites issues de la gauche dans la collaboration. Qui sont les résistants et qui sont les collaborateurs ?

Les résistants étaient issus de tous les camps. Les opposants politiques réfugiés à Londres dès 1940 venaient plutôt des cercles républicains, de la gauche. En revanche, beaucoup des premiers militaires ralliés à de Gaulle venaient de la droite et de l’extrême droite. Mais affirmer comme le fait Zemmour que la masse des Résistants de 1940 venait de l’Action française est une tromperie. La position officielle de l’AF, de Maurras, était le soutien à Pétain et à la politique de collaboration. Des institutions comme le commissariat général aux Questions juives ou la Milice seront truffées d’anciens ligueurs de l’Action française. Il y avait plus de maurrassiens à Vichy qu’à Londres, c’est une réalité historique incontestable ! Quant aux collaborateurs, la plupart venaient de l’extrême droite.

LVSL – Toujours à propos de Zemmour. Celui-ci cherche à faire accréditer son discours en mettant en avant que les plus zélés collaborateurs – Doriot, Déat, les intellectuels de Je Suis Partout – pourfendaient la mollesse de Pétain et du régime de Vichy. Qu’en est-il réellement ?

C’est faux, la figure de Pétain était intouchable. Doriot, Brasillach se présentaient commede vibrants admirateurs du maréchal. L’angle d’attaque, classique, était de cribler les mauvais conseillers, l’entourage néfaste du chef de l’État. Laval a été attaqué par la presse collaborationniste, par Déat dès 1940, ou Au Pilori en 1942-1943, car c’était un ancien parlementaire, un politicien de l’ancien régime, mais il était aussi très soutenu par d’autres journaux parisiens (La Gerbe, Les Nouveaux Temps).

LVSL – Enfin, Zemmour considère que l’épuration à la sortie de la seconde guerre mondiale a pris le caractère d’une guerre civile. Pouvez-vous revenir sur cette période et sur l’ampleur de l’épuration ? Ne peut-on pas considérer, au contraire, que beaucoup de collaborateurs ont été épargnés, y compris parmi les plus zélés, comme Lucien Rebatet ?

Jugé en 1947, Rebatet a quand même été condamné à mort, même s’il a été gracié ! Il y a eu des excès, comme dans toute période de bouleversement. En outre, l’épuration s’est déroulée dans un premier temps (août 1944 – mai 1945) alors que la guerre n’était pas terminée. Mais ce ne sont pas les dizaines de milliers d’assassinats, de règlements de compte, qu’avançait Robert Aron (encore lui !) dans les années 1960. Depuis une quarantaine d’années, la recherche, fruit d’enquêtes systématiques menées dans tous les départements, a conclu à un bilan d’environ 9 000 exécutions sommaires, chiffre déjà considérable. Mais il est difficile de parler de guerre civile dans la mesure où, en 1944, l’opinion était très massivement hostile aux forces collaborationnistes, la Milice, et leurs excès. Il n’y avait pas deux forces qui se faisaient face. Enfin, ce qui frappe le chercheur qui a étudié de près les dossiers judiciaires de l’épuration (j’en ai vu des centaines), c’est le souci de légalité qui a entouré le processus. C’est une justice ordinaire, débordée et donc imparfaite, sous l’influence forte du politique certes, mais aussi soucieuse de forger ses propres instruments d’appréciation fondée sur l’interprétation du droit, que l’on observe à travers les dossiers des chambres civiques, des cours de justice, de la Haute Cour. D’où ce bilan mitigé, imparfait, de l’épuration, qui explique que depuis la Libération on a deux légendes qui se font face : celle d’une justice de terreur (légende d’extrême droite que Zemmour reprend à son compte) et celle d’une justice laxiste, qui n’a jugé que les « lampistes » et oublié les « gros », les complices de la persécution des juifs, etc. Dans mon dernier livre, L’État contre les juifs (Grasset), je montre que ce dernier point relève largement du mythe : en réalité, plusieurs dizaines de policiers et d’agents de l’État ont été condamnés jusqu’à la fin des années 1940 pour leur rôle dans la politique antisémite, et des centaines de victimes ont témoigné contre leurs bourreaux…