Service militaire : une armée pour le peuple ?

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Le service militaire obligatoire a été supprimé par le président Jacques Chirac au tournant des années 2000, étant devenu obsolète dans sa forme. L’idée resurgit pourtant aujourd’hui. Emmanuel Macron a fait de sa restauration une promesse de campagne. Un projet qui semble difficilement réalisable tant il remet en cause le modèle actuel de notre armée professionnalisée et interroge la nature de notre défense nationale. 


Au-delà des effets d’annonce, on peut constater une certaine cacophonie autour du projet du président de la République. Les déclarations contradictoires se suivent. La dernière version réside dans la publication d’un rapport parlementaire bien éloigné de la proposition d’origine du candidat Macron, celle d’un service national obligatoire pour les 18-21 ans. La représentation nationale y préférait un « parcours citoyen » commençant dès le collège et jalonné de quelques stages encadrés par l’armée. Le retour d’un service national obligatoire est un symbole politique fort et populaire que le président agite habilement : 60% des sondés y sont favorables d’après un récent sondage. Pourtant, son principe est en contradiction avec le rôle et la nature actuelle de nos armées. Ce débat peut-il être l’occasion de démasquer ce jeu de dupe et de proposer un modèle d’armée différent ?

Un impossible retour à l’ancienne formule

Une chose est certaine, le retour à un service militaire obligatoire, a fortiori mixte, est inenvisageable pour le budget des armées. Chez les militaires, on parle d’au moins 3 milliards d’euros par an ; et certaines estimations montent jusqu’à 15 milliards. Un service militaire d’un seul mois impliquerait l’encadrement de 50 000 jeunes, soit le double de la capacité actuelle de l’Armée de Terre. Le projet du président semble donc en contradiction totale avec sa volonté de resserrement du budget des armées qui avait, on s’en souvient, conduit à la démission très médiatisée du général De Villiers en juillet dernier.

“L’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.”

Entre temps, le projet de quatorzième Loi de programmation pilitaire (LPM 2019-2025) est revenu sur ces économies pour prévoir une augmentation progressive des dépenses militaires pour atteindre 2% du PIB par an après 2022, objectif d’ailleurs mis en avant par l’OTAN. Cela représenterait 50 milliards d’euros, contre 34,2 milliards cette année. Cependant, l’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.

Toute loi de programmation militaire est un arbitrage entre différentes priorités militaires qui traduisent le modèle d’armée souhaité par le pouvoir, bien plus que ne le font les déclarations officielles. On voit mal comment un service militaire obligatoire et universel pourrait être financé, en personnel, en équipements et en infrastructures, dont la plupart on étés bradés ces dernières années.

Il existe un autre obstacle de taille à l’instauration d’un service national, de nature juridique : la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) interdit le travail forcé, auquel un service obligatoire pourrait être assimilé. Un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme est largement envisageable. La parade envisagée serait d’intégrer une partie du parcours militaire à la scolarité.

Outre l’interdiction du travail forcé, la CEDH reconnaît également le droit à l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus individuel d’obéir à une autorité pour des raisons d’éthique personnelle. Pour tenter d’endiguer le nombre de déserteurs, une loi reconnaissant l’objectivité de conscience dans le cadre du service militaire, votée en 1963, permettait déjà aux jeunes qui le souhaitaient de ne pas suivre un service militaire recourant à la violence, en étant assignés aux postes d’infirmiers. Là encore, l’obstacle pourrait être contourné en proposant des alternatives civiles au service national.

Choisir entre défense nationale ou armée interventionniste  

“La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela.”

La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela ; tout du moins pas en nombre suffisant. La protection du territoire échoit totalement à la dissuasion nucléaire, qui repose sur l’idée qu’en cas d’invasion, la France serait capable de vitrifier son adversaire. Une idée qui n’a pas été remise en cause lors du débat sur la loi de programmation militaire.

Accaparée par certaines missions coûteuses, l’armée française est d’ailleurs à peine en mesure de contrôler notre propre territoire. En témoignent les besoins criants de la Marine nationale pour couvrir notre immense espace maritime, la deuxième zone économique exclusive du monde. D’après l’amiral Prazuck, d’ici 2021 nous ne devrions plus disposer que de deux bâtiments pour surveiller nos eaux, soit 100 fois moins que les Etats-Unis. Les zones maritimes sont de plus en plus disputées par les grandes puissances. Faute d’investissement, nous sommes pourtant incapables d’assurer notre souveraineté sur ces espaces ; et encore moins d’en exploiter les nombreuses possibilités.

Une armée outil de puissance… mais pas de souveraineté

Les arbitrages politiques du budget consacrent donc une orientation en faveur d’une armée perçue comme instrument de prestige et d’influence diplomatique. Une orientation qui pourrait avoir une certaine cohérence, si elle n’était pas remise en cause par une quasi vassalisation de notre politique étrangère par celle de l’OTAN depuis la présidence Sarkozy, et par l’influence croissante de l’industrie dans les choix stratégiques.

“Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance.”

Notre industrie d’armement ne vise plus à garantir notre souveraineté militaire, elle s’est mutée en industrie tournée vers l’export. L’ancienne Direction de la Construction Navale (DCN) héritée des arsenaux nationaux est ainsi devenue en 2017 « Naval Group » société anonyme détenue en majorité par l’Etat. Cela implique que la rentabilité de l’entreprise prime sur les besoins militaires. Ainsi les navires produits et les compétences qui vont avec ne sont pas nécessairement celles dont la France a besoin, mais celles qui se vendent.

Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance puisqu’elle prévoit le développement et la production commune de matériel avec engagement d’achat, potentiellement au détriment de notre industrie et de notre autonomie stratégique. Un rapport du Parlement européen adopté le 13 mars sur la politique industrielle de défense commune, présenté par Françoise Grossetête (LR), confirme la primauté donnée aux industriels, y compris non-européens, sur les besoins des États. Concrètement, nous serions obligés d’acheter les matériels issus des programmes communs européens et cette décision s’appliquerait même à de futurs gouvernements.

La France s’est déjà totalement dépourvue de sa capacité à produire ses munitions qu’elle achète à l’étranger pour répondre aux standards de l’OTAN. Le fusil du fantassin français, l’HK416, qui va remplacer le FAMAS (Fusil Automatique de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne), sera allemand. C’est même en réalité le dérivé d’une arme américaine.

Le service militaire mobilise l’imaginaire républicain 

On peut donc se demander ce qui motive les déclarations du président de la République sur la création d’un service militaire obligatoire qu’il sait irréaliste. Certainement l’état de l’opinion à ce sujet et la volonté de ne pas enterrer trop ouvertement une promesse de campagne. Dans un sondage publié récemment, 60% des personnes interrogées se disent favorables à un service national obligatoire d’une durée de 3 à 6 mois, mais une majorité de sondés lui préfèrent une version civile.

“Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique.”

Dans une France qui apparaît de plus en plus divisée, l’idée d’un service obligatoire peut sembler séduisante afin de cultiver la cohésion nationale. Une idée qui remonte loin dans l’imaginaire collectif et que le président semble habilement invoquer.

Célèbre représentation de la bataille de Valmy, par Horace Vernet, 1826

L’armée citoyenne est fortement associée à l’imaginaire républicain depuis la bataille mythique de Valmy qui a opposé les troupes de la Révolution aux armées coalisées des monarchies européennes le 20 septembre 1792. Pour faire suite à la levée en masse des révolutionnaires, la Loi Jourdan-Delbrel adoptée le 5 septembre 1798 institue la « conscription universelle et obligatoire » dont le principe fut appliqué de façon presque constante jusqu’à la fin du service militaire en 2001. Le devoir de défendre la patrie, longtemps associé à la citoyenneté active est contenu par l’article 1 de la loi en question : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ».

Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique à une époque où la noblesse avait le monopole des offices militaires, et où le gros des troupes se composait de mercenaires. Cette question peut trouver une résonance actuelle avec le développement d’armées privées et la professionnalisation des armées étatiques.

Repenser une armée nouvelle ?

L’armée est un des corps de métier les plus respectés des Français, à l’inverse des médias et des politiques… D’après un sondage IFOP-DICoD de mai 2017, 88 % des sondés déclarent avoir une bonne opinion de leurs armées. Un soutien qui s’explique certainement plus par l’attachement à l’État incarné par l’armée que par un réflexe militariste.

“Jean Jaurès n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme.”

Pourtant, la défense reste un des grands impensés des forces politiques de progrès social. Il est vrai que l’antimilitarisme et le pacifisme ont imprimé l’histoire de la gauche française. Néanmoins, ces philosophies, outre le fait qu’elles soient déconnectées du sens commun, semblent surtout s’être muées en postures. Ce positionnement de principe a abouti à marginaliser les opinions progressistes sur les questions militaires et in fine à décrédibiliser les tenants du pacifisme.

Il faut cependant se souvenir que l’un des plus illustres avocats de la paix, Jean Jaurès, n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme dans L’Armée Nouvelle, en 1911. Dans cet ouvrage, Jaurès voulait montrer qu’il pouvait inclure la problématique militaire dans la construction d’un socialisme en France afin de légitimer ce projet.

Son ambition, qui doit certes être replacée dans le contexte de l’époque, n’en reste pas moins inspirante aujourd’hui. Il s’agit en effet d’envisager une armée populaire et citoyenne dévouée à la défense de la paix et de l’intérêt général. Une perspective qui s’oppose à l’armée interventionniste et professionnelle de notre temps.

“Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ?” Voilà la question que posait Jaurès et à l’aune de laquelle l’enjeu du militaire pourrait être analysé par les forces qui aspirent à l’hégémonie.

Démocratiser les affaires militaires 

Un service militaire repensé pourrait-il permettre de réinvestir les Français de leur défense et d’opérer un brassage social qui semble de plus en plus inopérant dans d’autres institutions ?

Malgré certains défauts, et en premier lieu l’archaïsme de sa non-mixité, l’ancien service militaire accomplissait avec un  certain succès cette fonction de mélange social et de promotion des classes populaires. C’est notamment ce qu’a démontré l’étude réalisée par les universitaires Pierre Granier, Olivier Joseph et Xavier Joseph en 2011 : « Le service militaire et l’insertion professionnelle des jeunes suivant leur niveau d’étude. Les leçons de la suspension de la conscription », où l’on peut lire que “L’impact [du service militaire sur le parcours professionnel] est significativement positif pour les sortants sans qualification et pour ceux de niveau bac”.

“Difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire.”

On compte parmi les pays européens appliquant un service militaire obligatoire la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Autriche ou encore la Suisse. Des pays dont on s’accordera à dire que la société est modérément militarisée… À l’inverse, les États-Unis d’Amérique utilisent une armée de métier. Il est donc difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire. Dans le cas suisse, le service militaire est même intrinsèquement lié au principe de neutralité.

Ce qui apparaît finalement, c’est qu’à refuser de penser la démocratisation de la défense nationale, le risque a été pris de la livrer à des intérêts particuliers. Le front populaire en 1936 avait tenté de retirer leur monopole aux généraux, alors tout-puissants. La question reste ouverte aujourd’hui avec l’influence des intérêts privés et étrangers.

S’il faut certainement s’émanciper d’une fétichisation du « service militaire à la papa », écarter d’office l’option d’un service obligatoire semble néanmoins déraisonnable, si l’on souhaite inventer des formes nouvelles d’implication citoyenne, et promouvoir une conception de l’armée comme garante de la souveraineté et de la défense du territoire national.

Crédits photos :

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U.S. Navy photo by Photographer’s Mate Airman Doug Pearlman.

Entretien avec Djordje Kuzmanovic (FI) : Macron sacrifie la Défense française sur l’autel de l’atlantisme

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Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.

LVSL Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?

Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.

Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.

Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !

LVSL Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?

Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.

Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.

Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?

LVSL Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?

En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.

“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”

Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !

Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.

Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.

Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.

Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.

LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?

Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…

Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.

“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”

Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.

LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…

Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.

LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.

Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.

Crédits :  ©France Insoumise ©Avenir En Commun – https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/