Qui est réellement Ursula von der Leyen ?

Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.

Reproduction sociale et scandales politiques

Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.

Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.

Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction. 

À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.

Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.

Scandale Pfizer et revirements en chaîne

Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.

Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…

Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit. 

Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.

Reine du dumping social et de la concurrence effrénée

Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.

Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.

Fuite en avant militariste

L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…

Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées. 

Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.

Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…

Le blanc-seing des grandes puissances à l’Azerbaïdjan

Azerbaidjan - Le Vent Se Lève
Le chef d’État azéri Ilham Aliev en compagnie d’Emmanuel Macron. Celui-ci l’a critiqué à de nombreuses reprises, avant d’entériner l’invasion du Haut-Karabagh, décrétant que « l’heure [n’était] pas aux sanctions » © réseaux sociaux d’Ilham Aliev.

Le conflit ukrainien aura-t-il raison du Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan qui réclame l’indépendance ? Depuis quelques mois, les visées expansionnistes du chef d’État azéri Ilham Aliev sont arrivées à leur terme. Le Haut-Karabagh est occupé, et ses habitants sont privés du corridor qui les reliaient à l’Arménie. Avec le soutien implicite de l’Union européenne et des États-Unis, mais aussi – fait nouveau – de la Russie. Le gouvernement arménien avait en effet tenté de se rapprocher du bloc occidental ces derniers mois ; sans succès, mais suffisamment pour s’aliéner les bonnes grâces de la Russie. Quant à Emmanuel Macron, qui critique régulièrement le chef d’État azéri, il a décrété suite à l’annexion du Haut-Karabagh que « l’heure n’était pas aux sanctions »…

Pour comprendre le Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan, il faut remonter à l’année 1923. Et à la volonté du pouvoir soviétique, représenté par Joseph Staline, d’anéantir l’autonomie décisionnelle des autorités d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Pour ce faire, de nouvelles frontières ont été tracées, faisant volontairement fi des facteurs ethniques et linguistiques. Le pouvoir soviétique a parié sur une dilution des sentiments nationalistes, afin de forcer l’identification à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).

Les enclaves léguées par le pouvoir soviétique suite aux réformes territoriales de 1923. Le Haut-Karabagh, majoritairement arménophone (à 56.5%) est laissé à l’Azerbaïdjan, tandis que le Syunik, majoritairement peuplé d’Azéris (à 51,6%) est maintenu au sein de l’Arménie. Le Nakhitchevan, peuplé à 70,5% d’Azéris contre 27,5% d’Arméniens, est confié à l’Azerbaïdjan mais séparé de la plus grande partie de son territoire. © Marie Pérez pour LVSL

C’est ainsi que le Haut-Karabagh, peuplé à plus de 90 % d’Arméniens, est intégré comme oblast au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Si celle-ci se voit confier la région majoritairement azérie du Nakhitchevan, conformément à ses voeux, on lui refuse celle du Syunik, à l’Est, pourtant azérie elle aussi. Le Nakhitchevan se retrouve ainsi enclavé en Arménie, tout comme le Haut-Karabagh en Azerbaïdjan. C’est en vertu de la même logique que l’Ossétie est scindée en une entité russe et une autre géorgienne.

Implosion de l’URSS et réveil nationaliste

Auparavant, Arméniens et Azéris s’étaient proclamés indépendants en 1918, et de nombreux États les avaient reconnus comme tels, malgré les conflits qui demeuraient quant à leurs frontières. Pendant les années qui ont précédé l’invasion de l’Armée rouge dans le Caucase, les Arméniens et Azéris s’étaient livrés à de violents combats dans Haut-Karabagh.

Le mastodonte gazier SOCAR, qui accueille des capitaux du monde entier, permet le réveil militaire de l’Azerbaïdjan. Celle-ci peut rapidement écouler ses hydrocarbures vers les pays riches

Les Arméniens, déjà victime du génocide auquel participèrent de nombreux Azéris, eurent à essuyer de nouveaux massacres, notamment dans le Karabagh (jusqu’à 20,000 civils assassinés à Chouchi en 1920). À Bakou, c’est sous l’autorité des communistes russes et avec la participation active de la Fédération révolutionnaire arménienne que des milliers de musulmans sont massacrés pour endiguer les aspirations à l’autodétermination de 1918.

Avec la chute de l’URSS, les sentiments nationalistes, que les autorités soviétiques avaient tenté d’éteindre, se réveillent. Rapidement, des pogroms arménophobes sont perpétrés dans les faubourgs de Bakou ; en réaction, les Arméniens de l’oblast du Haut-Karabagh décident de s’auto-proclamer indépendant par le biais d’un referendum. Le pouvoir azéri envoie l’armée ; les craintes d’un nettoyage ethnique se propagent.

Mais la supériorité militaire du Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, a raison des armées azéries. Une fois cette victoire remportée, les troupes arméniennes se lancent à leur tour dans une guerre d’annexion à l’égard des districts azéris qui entourent le Haut-Karabagh. Sur les routes de l’exil, des centaines de milliers de civils azéris viennent alors rejoindre le cortège de réfugiés arméniens qui avaient dû fuir l’Azerbaïdjan… Le pouvoir de Bakou est contraint à la signature d’un accord de cessez-le-feu.

Le chef d’État azéri Heydar Aliev, connu pour son incitation aux pogroms arménophobes durant la période soviétique, n’était pourtant pas homme à se laisser défaire. Les années suivantes, il met en place une politique économique visant à créer les conditions de la reprise en main de l’ensemble des territoires convoités. Le mastodonte gazier SOCAR, dirigé par son fils Ilham Aliev, accueille des capitaux du monde entier. Prospère, l’industrie est rapidement capable d’exporter des hydrocarbures vers les pays riches – tout en laissant une grande partie de la population locale dans le marasme économique.

À l’assaut du Haut-Karabagh

Cette politique énergétique permet au pays de connaître un réarmement fulgurant. Les dépenses militaires du pays explosent, et des armes notamment israéliennes et turques fournissent à l’armée azérie une technologie de pointe.

C’est ainsi que l’on comprend les succès militaires fulgurants de l’Azerbaïdjan lors de la période récente. Lorsque la guerre commence au Haut-Karabagh en septembre 2020, il n’a fallu que quelques semaines à Bakou pour sceller le sort des Arméniens.

Le conflit ukrainien allait générer un rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, tandis que les sanctions contre le gaz russe allaient encore isoler l’Arménie

L’accord signé le 10 novembre entraîne le retrait de l’armée arménienne. Il permet le maintien d’une certaine continuité territoriale entre le territoire du Haut-Karabagh et l’Arménie grâce au corridor de Latchine (qui traverse l’Azerbaïdjan sur près de 65 kilomètres jusqu’en Arménie), surveillé par des forces russes.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie devait fragiliser ce statu quo, et affaiblit par ricochet la situation des Arméniens du Haut-Karabagh. L’aide massive apportée par les Occidentaux à l’Ukraine n’est pas sans conséquence sur la géopolitique locale : celle-ci est une allié de l’Azerbaïdjan, membre comme lui du GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement, le sigle renvoyant à ses États-membres). Ses quatre membres, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie ont pour point commun d’avoir perdu le contrôle de leur territoire suite à des mouvements séparatistes hérités de l’époque soviétique ; de regarder avec méfiance les visées régionales russes ; et de vouloir se rapprocher des institutions occidentales, Union européenne et OTAN en tête.

Outre ce rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, les sanctions à l’égard du gaz russe allaient encore isoler l’Arménie. Un accord énergétique est conclus entre Ilham Aliev et la Commission européenne, dirigée par Ursula Von der Leyen, dès août 2022. Ironiquement, de nombreux observateurs constataient alors que l’Azerbaïdjan n’avait pas la capacité d’honorer le montant de ses commandes, et devrait se tourner vers… Gazprom. Ce tour de passe-passe permettait à la Russie d’exporter son gaz vers l’Union européenne, permettant au passage à SOCAR, en situation d’intermédiaire, d’empocher une confortable commission.

Ayant lié la stabilité énergétique de l’Union européenne à l’Azerbaïdjan, Bakou n’avait plus qu’à préparer l’assaut final sur le Haut-Karabagh. Et à multiplier les opérations de lobbying à l’international et les déclarations emphatiques à la presse étrangère déclarant vouloir la paix avec Erevan. En Azerbaïdjan même, l’atmosphère était toute autre.

La victoire militaire sur l’Arménie n’avait aucunement apaisé le climat arménophobe qui prédominait. Les appels publics à la haine continuaient de s’épanouir : « j’avais dit que l’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens », avait ainsi déclaré Ilham Aliev. Un temps, la capitale azérie contenait un « musée de la victoire » dans lequel des statuettes d’Arméniens vaincus étaient représentés avec des visages déformés, en fonction de stéréotypes qui évoquaient de manière troublante un tout autre imaginaire.

Moscou, en violation de ses engagements, a entériné l’invasion du Haut-Karabagh par Bakou. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe ?

Radicalisation de Bakou, trahison de Moscou

De toutes les déclarations, ce sont sans doute les appels au retour des Azéris dans le Sud de l’Arménie qu’il faut retenir. Il semble de plus en plus évident que l’armée azerbaïdjanaise ne s’arrêtera pas à la frontière, mais que Bakou poussera tôt ou tard l’aventure militaire jusque dans les frontières actuelles de l’Arménie. En agissant de la sorte, l’État azéri pourrait établir la continuité territoriale entre la République autonome du Nakhichevan et l’actuelle Azerbaïdjan. Une telle configuration ouvrirait la voie à de nouvelles routes énergétiques vers l’Europe, et faciliterait le projet turc d’expansion vers l’Asie.

En décembre 2022, l’assaut était lancé. Organisant une opération sous faux drapeaux, Bakou avait mobilisé de supposés manifestants écologistes (prétextant le non-respect de normes azéries dans une mine du Haut-Karabagh) pour bloquer le corridor de Latchine. En quelques jours, les pions du chef d’État azéri sont démasqués par de nombreux internautes… mais il n’en faut pas davantage pour remplacer les faux militants par de vrais soldats azéris.

Dès lors, ceux-ci décident de fermer progressivement la seule route qui liait encore l’Arménie au monde extérieur. En violation ouverte de l’article 6 de l’accord signé avec l’Arménie, qui dispose que « La république d’Azerbaïdjan garantit la sécurité de la circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens le long du couloir de Latchine ».

Peu à peu, de jour en jour, le destin déjà fragile de cette population se couvre de brume. Sans nourriture, sans médicaments, subissant de nombreuses coupures de gaz et électricité, Bakou lance son opération finale quelques jours après les échanges musclés entre Erevan et Moscou à la suite d’exercices militaires entre l’Arménie et les États-Unis. À l’évidence, la Russie, en violation de ses engagements, a approuvé l’opération actuelle. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe et de se rapprocher de l’Union européenne et des États-Unis ?

L’avantage militaire et stratégique de l’Azerbaïdjan est conséquent. Il peut notamment compter sur le soutien de la Turquie. Toute incursion azérie dans le territoire actuel de l’Arménie provoquerait cependant immanquablement l’entrée en guerre de l’Iran, qui a annoncé qu’il n’acceptera aucun changement de frontières dans la région susceptible de provoquer la fermeture des routes terrestres entre la Russie et l’Iran. La Russie elle-même serait alors incitée à soutenir l’axe Erevan-Téhéran contre l’alliance Bakou-Ankara ; mais sa focalisation sur le front ukrainien limiterait sa capacité d’action.

Les Arméniens se retrouvent, une nouvelle fois, dans une situation d’extrême fragilité. Encerclés par des régimes hostiles, alliée indocile d’une Russie qui se révèle erratique, les Arméniens ne peuvent compter sur aucun soutien occidental. L’appui de facto de l’Union européenne et de l’OTAN à Bakou s’est révélé constant.

La création de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan en 1923 découle d’une décision soviétique visant à affaiblir le pouvoir central de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. L’offensive lancée le 19 septembre par Bakou a entraîné le départ des derniers Arméniens sous le regard des forces russes. L’incapacité de la République d’Arménie à défendre sa population s’explique par divers facteurs, dont le soutien de l’Union européenne et des États-Unis à la GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement), dont font partie l’Azerbaïdjan et l’Ukraine.

À plusieurs reprises, Emmanuel Macron s’était démarqué de ses homologues en critiquant les menées annexionniste d’Ilham Aliev. Dernièrement, il a pourtant entériné l’invasion du Haut-Karabagh. « L’heure n’est pas aux sanctions » contre l’Azerbaïdjan, a-t-il décrété, alors que celles qui frappent la Russie sont toujours actives. Il a ainsi rejoint la position, plus consensuelle, de la majorité des membres de l’Union européenne et des États-Unis. Et rallié l’indignation borgne de la diplomatie occidentale, qui risque de creuser plus encore le gouffre entre l’OTAN et le reste du monde sur la question palestinienne….

La dictature gazière préférée de l’Union européenne

Un parti qui monopolise le pouvoir depuis des décennies, une presse muselée, une armée qui viole régulièrement le droit international et commet des crimes de guerres, un clan mafieux qui se maintient au pouvoir grâce à ses exportations de gaz… On pourrait penser qu’il s’agit de la Russie de Vladimir Poutine, mais c’est de l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev dont il est question. Loin d’être considéré comme un État-voyou par l’Union européenne, celle-ci n’a cessé de se rapprocher de l’Azerbaïdjan depuis le conflit ukrainien. Ilham Aliyev est un « partenaire fiable et sur lequel on peut compter », selon les mots d’Ursula von der Leyen, qui a affiché une étonnante complicité avec le chef d’État azéri lors d’une récente conférence de presse. Ces propos n’ont pas manqué de choquer, tant ils intervenaient peu de temps après une agression militaire brutale du régime azéri contre son voisin arménien. L’Union européenne serait-elle en passe de livrer, une fois de plus, l’Arménie aux appétits de l’Azerbaïdjan ?

La guerre des 44 jours en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’avait pas particulièrement attiré l’attention des journalistes occidentaux. Pourtant, par son intensité, sa brutalité et ses stratégies militaires novatrices, cette invasion était tout sauf banale dans la région. La guerre totale menée par le régime du clan Aliyev avait repris de vieilles pratiques : bombardements de cibles civiles, campagnes de haine anti-arménienne poussée à l’extrême, exécution de prisonniers, torture de civils, guerre psychologique visant à paralyser l’adverse, etc.

Tous ces éléments ont basculé dans le XXIème siècle. Le drone est devenu un élément central des tactiques azéries, du fait de son bruit particulier – qui sème la panique au sein des civils comme des militaires – et la difficulté à le localiser. Les images de torture de civils et de prisonniers ont été partagées sur des fils Telegram azéris, où l’on découvre des militaires hilares. Dans le même temps, le chef de l’armée et président d’Azerbaïdjan a célébré ses victoires en énumérant les prises de villages et de villes, une à une sur son compte Twitter. L’effet psychologique sur l’adversaire fut important – dans un contexte où nul ne venait troubler le triomphe azéri.

À peine la guerre était-elle terminée et les cadavres enterrés que l’administration européenne d’Ursula Von Der Leyen, par l’intermédiaire de M. Josep Borrell (haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) déclarait à l’issue d’une réunion avec des représentants azéris : « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales »…

On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris

La victoire de l’Azerbaidjan s’est construite sur différents piliers que le père d’Aliyev avaient bâti après la défaite militaire de 1994 qui avait vu l’armée arménienne pénétrer sur le territoire azéri afin de sécuriser les frontières de la nouvelle République autoproclamée d’Artsakh. Le chef d’État avait alors instrumentalisé la défaite militaire et les centaines de milliers de réfugiés internes pour renforcer l’arménophobie. Celle-ci est vivace depuis longtemps dans la région – il suffit de convoquer le souvenir du génocide arménien pour s’en convaincre.

Réouverture de vieilles cicatrices

Lors des premières indépendances des années 1920, différents massacres ont eu lieu entre ces deux groupes ethniques avant la formation des Républiques socialistes soviétiques. C’est à la suite de ces évènement que le territoire quasi-indépendant de l’oblast du Haut-Karabagh fut fondé en 1923.

Staline avait décidé que le territoire serait azéri, bien que sa population fût majoritairement arménienne. Le statut d’oblast impliquait cependant une importante dévolution du pouvoir politique, et partant une certaine autonomie vis-à-vis des Républiques socialistes soviétiques. Ainsi, pendant toute l’époque soviétique, ces deux pays ont été vidés de leur minorité ethnique respective, sauf dans l’oblast du Haut-Karabagh où 94% de la population est arménienne en 1990. Lorsque la première guerre se termine en 1994 par un cessez-le-feu, la population arménienne vieille de 2000 ans sur les rives de la mer caspienne disparaît, alors que la présence musulmane vieille des conquêtes Seldjouk connaît le même sort dans les frontières de l’Arménie actuelle.

Ces disparitions s’accompagnent d’une destruction du patrimoine respectif. Lorsque Heydar Aliyev signe la fin du conflit, il comprend que ce nouveau pays n’a pas les moyens financiers pour continuer la guerre visant à retrouver son intégrité territoriale. Il décide donc de signer un premier « contrat du siècle » afin d’exploiter les ressources naturelles qui font l’objet de convoitise depuis des siècles. 13 entreprise à travers 8 pays (Azerbaïdjan, Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège,Russie et Arabie Saoudite) se lancent dans l’exploitation des hydrocarbures azéris. Heydar Aliyev décède en 2003 et son fils Ilham lui succède. Il poursuit la politique énergétique de son père par la signature d’un nouveau « contrat du siècle  ». Mais pour récupérer l’entière territorialité, le régime doit s’armer, et obtenir le blanc-seing des puissances occidentales…

C’est à travers la diplomatie du caviar que le régime de Bakou va commencer à se faire connaître en Europe. Différents parlementaires dans différents pays et notamment au parlement européen reçoivent des cadeaux et invitations dans la capitale caucasienne. Ces pot-de-vin permettent de prolonger la chape de plomb du régime d’Aliyev à l’étranger. La presse occidentale est remarquablement taiseuse sur les violations répétées des droit de l’homme ainsi que sur les élections frauduleuses qui ont lieu en Azerbaïdjan – une simple comparaison avec le traitement médiatique de ces mêmes faits, lorsqu’ils sont commis par la Russie, suffit à évaluer l’ampleur de l’omerta dont bénéficie le régime azéri.

Ayant acheté le silence des chancelleries européennes, Aliyev a ainsi pu bâtir une armée dotée d’une technologie de pointe importée des États-Unis, d’Israël, de Russie et surtout de Turquie. L’alliance turco-azérie remonte à bien loin. Dans les années 1920, déjà, la Turquie apportait son concours aux massacres inter-ethniques commis par les Azéris contre les Arméniens – alliés des Russes. On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris, laquelle serait issue des conquêtes Seldjouk aux alentours du premier millénaire – quitte à effectuer quelques raccourcis historiques.

Cette alliance est réactivée de plus belle en 2020, lorsque l’armée turque est autorisée à se déployer dans l’enclave du Nakhichevan, et que plusieurs milliers de djihadistes sont transférés du nord de la Syrie occupée par la Turquie pour appuyer l’armée azérie… Face à la magnitude de l’armée azérie et à son entrelacs de réseaux internationaux, l’Arménie ne peut lutter à armes égales. C’est ainsi qu’en 44 jours, l’armée arménienne était mise en déroute – et l’avancée azérie allait virer au massacre, avant d’être bloquée par une intervention militaire russe… [1].

Pipelines, arménophobie et OTAN

L’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 a entraîné le départ des troupes arméniennes de l’Azerbaidjan, et le maintien d’un couloir entre ce qui reste de l’oblast et l’Arménie (corridor de Lachin). 2000 militaires russes ont été déployés afin de maintenir la sécurité, tandis que tous les prisonniers arméniens, ainsi que les blessés et les dépouilles des personnes décédées devaient être restitués. En Arménie, on avale mal la couleuvre du point 8 : « Toutes les liaisons économiques et de transport de la région seront restaurées. La République d’Arménie garantit la sécurité des liaisons de transport entre les régions orientales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports sera exercé par les garde-frontières du Service fédéral de sécurité de Russie. »
Pour la partie azérie il s’agit de l’équivalent du corridor de Lachin  qui permettrait une continuité entre les deux territoires azéris séparés par la région du Syunik. Quelques semaines après un journal pro-Erdogan dévoile les plans entre les deux régimes.

Il est question de la construction d’un nouveau gazoduc avec comme objectif de doubler les exportations vers l’Union européenne en évitant le passage par la Géorgie [2]. Il est également prévu de nouvelles infrastructures – également mentionnées dans le point 9 – afin de connecter le marché turc au marché asiatique. Le corridor ardemment souhaité par l’axe Ankara-Bakou ne voit cependant pas le jour, ou alors sous une forme encore éloignée des visées panturques.

Dans le même temps, l’arménophobie atteint de nouveaux sommets. Aliyev déclare ainsi : « J’avais dit que l’on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait ». Et de poursuivre par une contestation du territoire arménien : « j’ai dit qu’ils devaient quitter nos terres, sinon nous les expulserions par la force. Et c’est arrivé. Il en sera de même pour le corridor de Zangezour (…) qui nous a été enlevé il y a 101 ans ». Un « musée de la victoire » ouvre à Bakou où l’on exhibe les véhicules pris à l’adversaire et le matériel de combat des Arméniens tués. Ceux-ci sont représentés sous la forme de grotesques mannequins de cire aux traits déformés…

Une telle mansuétude de l’Union européenne à l’égard d’Aliyev pose question. D’autant que l’Azerbaïdjan, s’il se situe dans le camp « occidental » et affiche sa volonté de renforcer sa coopération avec l’OTAN, n’est pas aligné sur les Européens et les Américains en toute matière. De nombreuses entreprises russes sont ainsi présentes en Azerbaïdjan par l’intermédiaire de Lukoil, qui détient une part importante du capital du principal gisement gazier. Quant à l’accroissement des exportations de gaz azéri depuis le conflit ukrainien, il est difficile de ne pas l’interpréter comme découlant d’un accroissement équivalant d’importation de gaz depuis la Russie…

Les Européens et les Américains vont-ils permettre à Aliyev de continuer sa guerre de conquête à l’égard de l’Arménie, considérée comme trop proche de la Russie ? Rien n’est moins sûr. Les dirigeants américains semblent avoir senti qu’une opportunité venait de se créer dans le Caucase sud, qui leur permettrait d’accroître leur emprise sur le marché gazier international. L’Arménie occupe en effet une place stratégique dans cette région. Frontalière de l’Iran, son territoire regorge de gaz naturel et de nombreux projets d’exploitation sont élaborés, visant à alimenter l’Union européenne ou le marché asiatique. Dans le sud, comme mentionné auparavant à travers les nouveaux projet de l’axe Bakou-Ankara, ou bien du sud vers le nord, un gazoduc iranien qui rejoindrait la Géorgie où se situe déjà le gazoduc azéri qui exporte le gaz vers l’Europe.

La visite de Nancy Pelosi en Arménie quelques jours après l’offensive azérie -soutenue à nouveau par la Turquie – semble indiquer qu’une nouvelle ère énergétique apparaît et que de nouvelles alliances militaires vont se former afin de protéger les intérêts de la première puissance militaire mondiale, devenue premier exportateur de gaz au monde. Les Etats-Unis pourraient devenir les garants de la sécurité de l’Arménie, ce qui mettrait la Russie dans une situation de faiblesse inédite. Celle-ci s’est en effet signalée par son absence lors de la récente incursion azérie en Arménie, malgré les demandes répétées d’appui venant d’Erevan. Russie et Arménie sont pourtant deux États-membres de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), laquelle est censée unir ses parties prenantes en une alliance militaire impliquant la défense de tout pays agressé. La volonté de Poutine d’affaiblir le président Pachinian, trop proche des occidentaux à son goût, est évidente. Affaiblie par l’invasion de Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine n’a vraisemblablement pas souhaité multiplier les fronts et s’engager dans une coûteuse guerre de procuration avec l’Azerbaïdjan – avec laquelle, du reste, elle entretient des relations cordiales.

On ne saurait, cependant, en conclure hâtivement à une reconfiguration des blocs géopolitiques. Le rapprochement entre les États-Unis et l’Arménie est pour l’instant surtout symbolique, et l’Azerbaïdjan demeure toujours un partenaire privilégié des États occidentaux. Au-delà des discours, l’Azerbaïdjan continue à se fournir en armes auprès de l’OTAN et de leurs alliés, et à fournir l’Union europénne en gaz.
Une nouvelle fois, les Européens démontrent leur incapacité à se déployer en-dehors des zones d’influence américaine et de défendre une diplomatie autonome…

Notes :

[1] Dans les territoires où vivent les 150 000 Arméniens dans ce qui reste de l’ancien Oblast du Haut-Karabagh.

[2] État-tampon entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan mais considéré comme étant dans l’orbite russe.

Double jeu de l’UE et de l’OTAN sur le Haut-Karabagh

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Soldats azéris célébrant leur victoire dans le Haut-Karabagh et défilant à Bakou © Aysel Khalilov

Théâtre de rivalités ethniques attisées par les puissances régionales comme la Turquie et la Russie, le Haut-Karabagh est également l’objet de tensions internationales pour l’accès aux énergies fossiles. La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a ainsi révélé le double-jeu des organisations internationales comme l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à l’égard des États de la région. Si médias et gouvernements occidentaux ont blâmé l’Azerbaïdjan pour son attitude lors du conflit, aucune action significative n’a été prise à son encontre. Bakou étant intimement lié aux intérêts économiques européens, et constituant une pièce maîtresse dans l’agenda géostratégique du bloc euro-atlantique, cet attentisme n’a rien de surprenant…

Comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan était dirigé par un gouvernement soumis à la sphère d’influence soviétique ; contrairement à Erevan, cependant, Bakou a opté pour une stratégie de rapprochement à marche forcée avec le bloc euro-atlantique.

C’est peu avant la chute du mur que les gouvernements arménien et azéri sont entrés en guerre ouverte pour le contrôle du Haut-Karabagh. L’Arménie remporte une victoire militaire sans appel. Est-elle pourtant en position de force ? Rien n’est moins sûr, et les décennies suivantes ont accru les difficultés pour l’Arménie, tandis que l’Azerbaïdjan est parvenu à s’attirer les bonnes grâces du monde occidental.

Victoire militaire mais difficultés structurelles : l’Arménie dans la période post-guerre froide

De sa victoire militaire, l’Arménie ne tire qu’une gloire éphémère car elle doit faire face à une situation humanitaire catastrophique. L’effondrement de l’Union soviétique entraîne en Arménie une crise économique, et la récession atteint 40% au début des années 1990. La guerre provoque la fermeture des frontières avec la Turquie et l’occupation des sept districts par l’armée arménienne donne lieu à des résolutions onusiennes demandant le retrait immédiat des troupes arméniennes : de fait, le conflit territorial s’internationalise.

L’Arménie doit aussi s’armer pour se défendre en cas d’offensive. Alors que les Arméniens souffrent de sous-alimentation, n’ont pas souvent accès au chauffage et à l’électricité, le gouvernement doit donc armer ses troupes. Cette situation humanitaire catastrophique pousse des centaines de milliers d’Arméniens à l’émigration : plus de 20% de la population quitte le pays contre 5% en Azerbaïdjan entre 1990 et 2000.  Du point de vue démographique, l’Arménie décline quand l’Azerbaïdjan croît : la population arménienne en 1990 atteignait 3,5 millions d’habitants contre 3 millions aujourd’hui. À l’inverse, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui peuplé de 10 millions d’habitants pour 7,2 millions en 1990. Le PIB par tête est presque le même entre les deux pays à la sortie de l’effondrement de l’Union soviétique.

L’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’UE. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens.

Au niveau politique, l’Arménie va choisir de 1998 à 2018 des responsables politiques originaires du Haut-Karabagh, et anciens responsables militaires (Kotcharian-Sarkissian). Malgré une corruption massive et structurelle, la situation économique s’améliore nettement : son taux de croissance avoisine 10% entre 2001 et 2008. Sur le plan international, Erevan tisse des liens étroits avec Moscou : elle est membre de l’Union économique eurasiatique. La Russie, du fait d’un traité bilatéral, est du reste liée par une obligation de défense du territoire arménien, où 5000 hommes sont présents au sein de la base militaire de Gyumri, située à la frontière turque. L’Arménie post-soviétique ne joue toutefois pas la seule carte russe : elle va aussi développer de nouvelles relations avec l’Union européenne en signant un accord de partenariat global et renforcé en 2017. Pour ce qui est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, c’est dès 1992 que l’Arménie rejoint le Conseil de coopération nord-atlantique, remplacé en 1997 par le Conseil de partenariat euro-atlantique. Les troupes arméniennes ont été ainsi été déployées en Afghanistan et au Kosovo.

 Carte de l'Azerbaïdjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l'armée arménienne jusqu'en novembre 2020.
Carte de l’Azerbaidjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l’armée arménienne jusqu’en novembre 2020.

En 2016 éclate un nouveau conflit dans le Haut Karabagh, connu sous le nom de « guerre des Quatre Jours », suite à une attaque azerbaïdjanaise. Des territoires sont rendus à l’Azerbaïdjan et le niveau d’impréparation ainsi que la corruption endémique dans l’armée sont rendues publiques. Des augmentations de prix de certains produits de première nécessité vont entraîner de nombreuses manifestations pendant cette période où la nouvelle génération sent qu’elle doit suivre le destin de ses prédécesseurs et fuir le pays. Elle préfère résister et participe activement à la révolution citoyenne de 2018 pour provoquer le départ du président Sarkissian et mettre au pouvoir Nikol Pachinian, tête pensante et figure de proue de l’opposition et du mouvement « Mon Pas ». Son mouvement remporte les élections de la même année avec 70% des sièges. Le président Pachinian se lance dans une lutte contre la corruption tout en essayant de maintenir un lien étroit avec la Russie, alors qu’il avait critiqué auparavant l’adhésion à l’Union économique eurasiatique. Ainsi pendant le mandat de Pachinian, l’Arménie a acheté presque exclusivement du matériel militaire russe et la production des nouvelles Kalachnikovs se fera en partie en Arménie.

Durant ces années où règne une atmosphère électrique sur les lignes de front – au Haut-Karabagh ainsi que sur la frontière directe entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – différents pays vont essayer de négocier un accord de paix. Un groupe présidé par les États-Unis, la France, la Russie et d’autres membres (Allemagne, Biélorussie, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie) va proposer sous la forme d’un protocole des solutions : les principes de Madrid. Ce groupe, appelé le Groupe de Minsk, s’inscrit dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et va plusieurs fois demander à l’Arménie de se retirer des sept districts occupés. Il demande par ailleurs à l’Azerbaïdjan de définir un statut particulier pour le territoire du Haut-Karabagh tout en proposant l’envoi de troupes de maintien de la paix. En 2011, l’aboutissement de longues négociations menées par le président russe Medvedev entre le chef d’État arménien Sarkissian qui accepte les conditions de l’accord, et le président azéri Aliyev, pousse à croire à un accord pérenne ; la signature des accords a lieu dans la ville russe de Kazan.

L’accroissement continu des dépenses militaires de Bakou durant les années 2000 montre cependant une volonté évidente de régler le problème en dehors du cadre des négociations, et en excluant tout statut spécifique pour les Arméniens en Azerbaïdjan. En conséquence, l’accord de Kazan sera rejeté par la partie azérie.

Lorsque le 27 septembre 2020 les forces azéries se lancent dans la guerre, l’Azerbaïdjan de 1994 est un lointain souvenir. Pendant plus de deux décennies la famille Aliyev a développé une puissance énergétique à même de peser dans le jeu géopolitique global.

Quand Heydar Aliyev devient président de la République d’Azerbaïdjan en 1993, il est le sixième chef d’État en trois ans de cette République caucasienne. Si les Azéris sortent défaits de la guerre avec un bilan dramatique de 20 000 morts, l’augmentation des revenus liés à la rente énergétique ne va pas entraîner un décrochage aussi violent qu’en Arménie. Il n’en reste pas moins que les réfugiés du Haut-Karabagh et des régions avoisinantes (684 000 en 1996, 582 000 en 2016) sont à l’origine d’une situation humanitaire difficile qui fait de l’Azerbaïdjan l’un des pays au monde avec le taux de déplacés le plus élevé.

Heydar Aliyev construit dès le début de son mandat l’édifice qui va permettre à son fils de remporter la guerre. Issu de la province autonome du Nakhichevan, il est l’inventeur du concept avec la Turquie du « deux états, une nation ». Initiateur des pogroms anti-Arméniens lors de l’époque soviétique, cet ancien cadre du parti soviétique fait de la haine des Arméniens une politique d’état. L’esprit de vengeance et les violences verbales à l’encontre du voisin sont l’essence de son pouvoir. Heydar Aliyev réussit la prouesse d’exclure les représentants arméniens du Haut-Karabagh des négociations de paix sur la région séparatiste et de faire passer l’Arménie pour une force d’occupation sur son territoire. Bakou ne veut accorder aucun droit de représentativité et ne donne donc aucune garantie en termes de sécurité aux 150 000 Arméniens demeurant en Azerbaïdjan.

Heydar Aliyev va aussi ouvrir son pays aux capitaux étrangers et couper le lien historique avec Moscou à l’occasion du fameux « contrat du siècle » obtenu en 1994. Au terme de celui-ci, treize entreprises issues de sept pays étrangers (Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège, Russie, Arabie Saoudite) participent à l’exploitation des champs pétroliers en mer Caspienne. Ce contrat va entraîner la signature de pas moins de 26 autres accords, avec la participation de 41 compagnies pétrolières de 19 pays du monde. Des entreprises françaises, américaines, britanniques, turques, italiennes, japonaises ou russes sont présentes aux côtés du l’entreprise nationale la SOCAR – State Oil Company of Azerbaijan Republic, qui reçoit 80% des bénéfices liés aux champs pétroliers et gaziers.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales.

Dans le même temps, l’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’Union européenne. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens en gaz et en pétrole azéris. L’oléoduc « BTC » (Bakou-Tbilissi-Ceylan, capitale de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie, et ville du sud de la Turquie) et le gazoduc « BTE » (Bakou-Tbilissi-Erzurum, cette dernière ville étant située à l’Est de la Turquie) sont respectivement achevés en 2005 et en 2006. Ces pipelines, qui contournent l’Arménie – pourtant plus proche de la Turquie que la Géorgie mais jugée pro-russe – permettent à l’Union européenne de restreindre son approvisionnement auprès de la Russie et d’isoler cette dernière.

Grâce à ces entrées d’argent le taux de croissance passe de -27% en 1993 à 35% en 2006. Le Produit intérieur brut grimpe de 3,2 milliards de dollars en 1994 à un record de 74 milliards en 2014, pour se stabiliser après la chute du prix du baril aux alentours des 50 milliards de dollars. Loin, très loin de l’Arménie qui passe elle d’un PIB de 1,3 milliards en 1994 à 13 milliards en 2019.

Conception du graphique : Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange PIB arménien, en bleu PIB azéri)

L’Azerbaïdjan rejoint également dès 1992 le Conseil de partenariat euro-atlantique fondé par l’OTAN, puis le partenariat pour la paix en 1994 mais préfère, contrairement à l’Arménie, ne pas rentrer dans l’Organisation du traité de sécurité collective, démontrant ainsi de réelles aspirations à s’émanciper de la tutelle de Moscou.

Lorsque Heydar Aliyev laisse le pouvoir à son fils pour s’éteindre quelques mois après, il lui lègue un Azerbaïdjan doté des capacités financières et politiques nécessaires pour reprendre le contrôle de son territoire.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales. Ilham Aliyev va donc initier une deuxième phase de la reconstruction de son pays.

Il continue la politique de rapprochement avec l’OTAN qui, elle, soutient l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Il maintient le discours arménophobe officiel des institutions, et ira jusqu’à hisser en héros Safarov, un militaire azéri originaire des territoires occupés par l’Arménie qui assassina en 2004 à coups de hache un arménien à Budapest lors d’une réunion de l’OTAN. Condamné à la perpétuité en Hongrie, Safarov fut libéré par Viktor Orban avant de recevoir la grâce présidentielle de la part d’Aliyev. Arrivé à Bakou il sera promu au rang de major et le ministère de la défense d’Azerbaïdjan lui fournira un appartement et plus de huit ans d’arriérés de salaire.

Ce discours arménophobe du pouvoir azerbaïdjanais, observé durant la guerre de 2020,  n’a donc rien de nouveau : durant le conflit, Aliyev utilisait les termes « bêtes sauvages » et de « chiens » pour décrire les Arméniens. Un tel discours s’assortit d’une politique mémorielle : le cimetière arménien de Djoulfa  (XVIème siècle) situé dans la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan fut détruit au début des années 2000, au même titre que de nombreuses églises et cimetières sur le territoire – notamment à Bakou. L’histoire officielle tente quant à elle de présenter la présence azérie dans la région comme antérieure à celle des Arméniens.

La femme du président Aliyev, Mehriban Aliyeva, se lance au reste dans une campagne de propagande internationale pour présenter l’Azerbaïdjan comme une « terre de tolérance », et ainsi légitimer l’offensive. Grâce à l’entremise de la fondation Heydar Aliyev, elle réussit à devenir ambassadrice de bonne volonté à l’UNESCO, ce qui lui permet ensuite de convertir à ses vues certains membres du Conseil de l’Europe, grâce à la « diplomatie du caviar »1 : des parlementaires français, italiens, ou allemands, généreusement couverts de cadeaux azéris, se font alors les avocats de Bakou2. L’Azerbaïdjan mobilise aussi les ressorts de la diplomatie sportive pour étendre sa toile : les premiers jeux européens (2015), et la finale de la coupe UEFA de football (2019) y sont ainsi organisés, non sans polémiques.

La marche vers la guerre et l’attentisme des Occidentaux

De toute cette stratégie il ne manque plus que la pièce essentielle pour remporter la guerre : les armes et les hommes. L’Azerbaïdjan va se tourner vers d’autres partenaires, fort de grands moyens financiers. Depuis 2010, les achats d’armements de Bakou dépassent de plusieurs centaines de millions de dollars ceux de l’Arménie. Et à la différence de l’Arménie qui achète du matériel russe, les exportations d’armes vers l’Azerbaïdjan viennent d’Israël, de Turquie, d’Allemagne, ou encore des États-Unis3.

Graphique par Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange les dépenses militaires arméniennes, en bleu les dépenses militaires azéries)

En juillet 2020, des affrontements éclatent pour la première fois sur la frontière nord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Suite à ces affrontements, le ministre des affaires étrangères Elmar Mammadyarov (proche de la Russie) est remplacé par le panturc Jeyhun Bayramov. Quelques semaines après son arrivée au poste, de nouveaux projets de collaborations militaires sont signés avec la Turquie et les troupes turques rentrent dans Nakhitchevan. La Turquie va épauler une armée de plus de 100 000 hommes dans l’accompagnement stratégique des armes modernes et envoyer des troupes au sol avec lesquelles elle occupe le nord de la Syrie. Des djihadistes, anciens combattants de Daech, vont être transférés et utilisés comme de la chair à canon dans un pays où la population pratique un islam apaisé4.

Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou.

Du 27 septembre au 10 novembre 2020, un déluge d’acier s’abat sur le Haut-Karabagh. L’Azerbaïdjan – qui refuse l’accord de cessez-le-feu international dans le cadre de la pandémie du COVID-19 – et la Turquie vont mener une guerre totale en bombardant nuit et jour la capitale Stepanakert. Les stations électriques, les points d’eau, les conduits de gaz sont bombardés, des images de décapitations et de maltraitance de prisonniers sont diffusées sur les réseaux sociaux ; des milliers de comptes vont appuyer la propagande officielle5. Face à cette offensive tous azimuts, l’Arménie se lance dans une contre-propagande qui aura pour conséquence de taire la situation catastrophique de l’armée arménienne. Le 10 novembre 2020, les conditions de l’accord de cessez-le-feu final n’en seront que plus violentes. L’Azerbaïdjan a réussi à reprendre en quelques semaines tous les districts au sud du Haut-Karabagh, Chouchi et se trouve aux portes de la capitale Stepanakert.

Vladimir Poutine sonne la fin de l’humiliation après un bilan avoisinant les 6 800 morts. L’armée arménienne doit quitter l’Azerbaïdjan, un corridor de quelques kilomètres sous contrôle azéri – dont la Russie assure la sécurité – reliera l’Arménie au reste de l’ancien Oblast qui aura perdu une bonne partie de son territoire initial. Les troupes russes récupèrent comme cadeau empoisonné la sécurité de la centaine de milliers d’Arméniens en Azerbaïdjan. Le président Aliyev déclare dans une vidéo que Nikol Pachinian peut aller chercher le statut du Haut-Karabagh en enfer et qu’il a réussi à en chasser les Arméniens comme des « chiens ». Il réussit à obtenir comme condition un corridor entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan qui traversera le sud de l’Arménie.

Le 18 décembre 2020, l’Azerbaïdjan est reçu par le Conseil de coopération de l’Union européenne. M. Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, déclare à l’issue de la réunion que « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». Il ajoute : « cela contribuerait à diversifier l’économie de l’Azerbaïdjan, à renforcer nos relations commerciales et à élargir notre coopération ». Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales6, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou. Le 31 décembre 2020, la SOCAR – la firme pétrolière nationale d’Azerbaïdjan – dévoile à quel point le gaz azéri arrive directement sur le marché européen grâce aux gazoducs transadriatiques en Italie du sud, en Grèce et en Bulgarie, relié au fameux gazoduc transanatolien (TANAP) ; ainsi, l’Azerbaïdjan renforce son statut d’acteur incontournable de l’approvisionnement gazier de l’Union européenne.

Quelques semaines après la défaite arménienne, les journaux pro-Erdogan révélaient les réelles ambitions de la guerre. Un article publié par le quotidien Sabah, proche du pouvoir, évoquait ainsi le doublement de l’approvisionnement en gaz vers l’Union européenne en passant par le corridor au sud de l’Arménie et la connexion de ce projet de gazoduc au gazoduc transanatolien TANAP7. Il est aussi question de développer des lignes de chemins de fer afin de connecter la Turquie et l’ouvrir au marché asiatique.

Caret Karabagh cessez-le-feu 2020
Carte du cessez-le -feu du 10 Novembre 2020

L’accord de cessez-le-feu n’apporte aucunement la paix et ne résout en rien les tensions entre les différents groupes ethniques de la région. Il renforce de fait les régimes de Bakou et d’Ankara, et ne prévoit aucune clause satisfaisante pour la protection des minorités ethniques de la région – sans parler du retour des réfugiés. Lors de la parade de la victoire à Bakou le 10 décembre 2020, Erdogan a eu les déclarations suivantes : « aujourd’hui, que les âmes de Nuri Pacha, Enver Pacha, et des braves soldats de l’Armée de l’Islam Caucasien, soient heureuses ». Les initiateurs du génocide arménien sont ici célébrés par Erdogan : il s’inscrit donc dans la filiation de Mustafa Kemal, qui rapatria les responsables du génocide pour en faire des héros nationaux. Le président azéri Aliyev, dans cette parade, rappelle que cette guerre n’est qu’une bataille et que le sud de l’Arménie ainsi que la région d’Erevan constituent à ses yeux des territoires azéris. La célébration du génocide arménien par le président Erdogan, comme les déclarations racistes de son homologue azéri à l’encontre des Arméniens, ne laissent à ces derniers que peu d’options pour leur sécurité.

Selon de nombreux observateurs, la Russie sort renforcée de cette guerre. Pourtant, le cauchemar de la guerre de Tchétchénie dans le Caucase est dans tous les esprits et les troupes russes de maintien de la paix dans le Haut-Karabagh redoutent à tout moment un scénario comparable.

Du reste, il ne faut pas oublier la volonté affichée d’Ankara de se penser comme une nouvelle puissance régionale militaire et énergétique. Erdogan inscrit en effet son intervention au Haut Karabagh dans une stratégie régionale, visant à redessiner les lignes d’influence jusqu’au coeur de l’Europe : il tente de trouver de nouveaux champs pétroliers et gaziers en Méditerranée tout en planifiant le doublement des livraisons gazières vers l’Union européenne. Cette stratégie se définit dans un contexte où le projet Nord Stream 2 censé relier la Russie directement à l’Allemagne est mort-né du fait des sanctions imposées par les États-Unis.

Dans ce conflit, les États occidentaux sont donc relégués sur le banc des spectateurs ; Vladimir Poutine a préféré négocier directement avec la Turquie un plan de paix plutôt qu’avec les autres membres du Groupe de Minsk, lesquels préfèrent vraisemblablement protéger les intérêts de leurs entreprises et laisser libre cours à l’Azerbaïdjan.

Notes :

1 Sur la diplomatie du caviar, voir l’article général du Monde (Benoît VITKINE, « Diplomatie du caviar, comment l’Azerbaïdjan s’offre l’amitié de responsables politiques européens », Le Monde, 4 septembre 2017, au lien suivant : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/04/diplomatie-du-caviar-comment-l-azerbaidjan-s-offre-l-amitie-de-responsable-politiques-europeens_5180962_3216.html

2 Voir notamment la lettre de 10 personnalités politiques françaises en faveur de l’Azerbaïdjan au lien suivant : https://www.huffingtonpost.fr/jeanmarie-bockel/droit-international-haut-karabakh-azerbaidjan-armenie_b_9698874.html  

3 http://www.slate.fr/story/195905/haut-karabakh-conflit-armenie-azerbaidjan-suprematie-militaire-drones-munitions-intelligentes-vente-israel

4 https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/10/18/les-filieres-turques-de-mercenaires-syriens-en-azerbaidjan/

5 https://www.reuters.com/article/cyber-disinformation-facebook-twitter-idINKBN26T2XF

6 https://observers.france24.com/fr/asie-pacifique/20201218-haut-karabakh-armenia-azerbaidjan-crimes-guerre-videos

7 https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/12/02/nahcivan-koridoru-enerji-ve-ticarette-denge-degistirecek

La mèche a t-elle été allumée dans la poudrière du Caucase ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:NKR_war.JPG
Soldats du 8ème régiment de la république auto-proclamée du Nagorno-Karabakh (Artsakh) sortant d’une tranchée du front d’Agdam en 2004

La récente opération militaire menée par l’Azerbaïdjan a pour but l’affirmation de son autorité sur une région au statut contesté : l’Artsakh. Membre à part entière de l’Azerbaïdjan au regard du droit international, elle est dans les faits largement indépendante. Ces événements s’inscrivent dans la continuité de plusieurs décennies de tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie voisine, qui a longtemps convoité l’Artsakh pour y soutenir la population majoritairement arménienne avant de soutenir son droit à l’exercice de la souveraineté. Derrière ce conflit de légitimité, où s’affrontent les principes du droit à l’autodétermination et du respect de l’intégrité territoriale, on trouve les intérêts des puissances régionales qui profitent de l’instabilité ambiante pour avancer leurs pions. 


Ce dimanche 27 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé une opération militaire offensive de grande envergure à l’aide de drones, hélicoptères, chars et artillerie. Le pays, par l’intermédiaire de son ministre de la Défense, affirme lancer une contre-offensive pour répondre à de récentes opérations militaires de la part de l’Artsakh et de l’Arménie. Néanmoins, plusieurs pays dont la France affirment que, selon toute vraisemblance, l’offensive serait injustifiée.

Plusieurs villes et lignes de front subissent des bombardements azéris continus, mais l’Artsakh et l’Arménie prétendent contenir l’offensive. Des combats d’une grande violence ont provoqué de nombreuses victimes, entre 1000 et 4000 pour le moment, azéries et arméniennes confondues. Les chiffres concernant les victimes civiles sont régulièrement communiqués par les trois parties, probablement dans le but de susciter une réaction d’empathie : à la date du 30 septembre, l’Azerbaïdjan en déclarait 19, et l’Arménie 13. Le bilan n’a fait que grimper au fil des jours. Des journalistes du journal “Le Monde” ont même été blessés puis rapatriés à la suite d’un bombardement azéri sur une ville arménienne. L’Arménie accuse par ailleurs l’Azerbaïdjan, vidéo à l’appui, de positionner ses véhicules d’artillerie lourde au milieu de villages pour utiliser sa population civile comme bouclier humain.

Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan  semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

L’Artsakh, une région convoitée aspirant à l’indépendance

Les conflits contemporains relatifs à la souveraineté de l’Artsakh remontent à l’écroulement du bloc soviétique. Région membre à part entière de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, l’Artsakh a profité du cadre législatif puis de l’écroulement de celle-ci pour se proclamer indépendante. Elle a rapidement été disputée à la fois par l’Azerbaïdjan, qui souhaitait la conserver sous sa tutelle, et par l’Arménie, qui souhaitait l’annexer – avec le soutien non négligeable d’une partie de la population. Au prix de violents conflits, la République d’Artsakh a conquis une relative autonomie de facto, tout en demeurant de jure sous l’autorité de l’Azerbaïdjan, seuls trois pays au monde reconnaissant son caractère d’État souverain.

L’Arménie a depuis de nombreuses années abandonné toute revendication de rattachement de cette enclave à son territoire. Elle soutient aujourd’hui le droit à l’autodétermination de la population de l’Artsakh. Elle considère dès lors ce territoire comme souverain et souhaite permettre sa reconnaissance comme État. Elle lui offre notamment un soutien militaire et économique.

L’Azerbaïdjan, par la voix de son président et de ses gouvernements successifs, invoque le droit au respect de l’intégrité territoriale. La rhétorique azérie s’appuie sur les principes légaux relatifs à la décolonisation, et pose l’inviolabilité des frontières administratives de l’Azerbaïdjan du temps de la période soviétique. Elle accuse notamment l’Arménie de vouloir annexer le territoire de l’Artsakh.

Il est à noter que pour Nikol Pashinyan, premier ministre d’Arménie qui cherche à sortir du giron russe et multiplie les initiatives diplomatiques à l’égard de son voisin, ce dossier constitue une épreuve du feu. Pour Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, c’est une épée à double tranchant : la question de l’Artsakh lui permet de se maintenir au pouvoir – surtout en période de crise liée à la chute des prix du pétrole et à aux actions de l’opposition politique azérie –, mais sa rhétorique anti-arménienne pourrait se révéler dangereuse s’il échoue aux yeux de l’opinion.

Les luttes d’influence au Caucase du Sud

Qui soutient qui ? La réponse n’a rien d’aisé. La Turquie, dont l’agenda expansionniste devient plus manifeste au fil des années, joue sur l’instabilité de son voisinage pour avancer ses pions. Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

Les tensions grandissantes entre la Russie et la Turquie depuis la crise de 2015 et à propos du conflit syrien semblent aller dans ce sens. De même que la multiplication des actions militaires et diplomatiques en mers Égée et Méditerranée, en Syrie, en Grèce, à Chypre et en Libye, atteste de la volonté d’Erdogan de s’imposer comme un acteur incontournable des régions qui bordent son pays. Cette stratégie peut aussi trouver un écho dans la crise politique et économique qui agite la Turquie depuis plusieurs années.

Le jeu des États-Unis n’est pas des plus clairs. Il est nécessaire de garder à l’esprit que l’Azerbaïdjan est resté un allié de choix pour les gouvernements américains successifs du fait de sa proximité géographique avec la Russie. Bien qu’entretenant avec cette dernière des relations cordiales, la République azérie a été intégrée dans un réseau d’oléoducs passant par la Géorgie, historiquement plus proche des États-Unis et de l’Union européenne, puis par la Turquie, membre de l’OTAN. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (respectivement capitale d’Azerbaïjan, capitale de Géorgie et ville de Turquie) permet d’alimenter l’Union européenne en pétrole issu d’Asie centrale. Cette configuration a pour but d’isoler énergétiquement la grande productrice de pétrole qu’est la Russie, frappée par des sanctions qui l’empêchent d’exporter pétrole et gaz vers l’Europe. 

L’Azerbaïdjan, producteur de pétrole incontournable aux yeux de l’administration américaine pour permettre aux Européens de s’alimenter sans en passer par la Russie © US Energy Information administration

À l’inverse, l’Arménie, tout en négociant des accords avec l’Occident, a tissé des liens significatifs avec la Russie, notamment à travers des alliances économiques et stratégiques.

À quel jeu joue la Russie ? Malgré sa présence militaire à Gyumri (ville arménienne), elle est le plus grand exportateur d’armes et de systèmes d’armement en direction de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ce qui ne fait pas d’elle un allié de l’un ou de l’autre. Elle laisse depuis plusieurs années la Turquie étendre son influence au Levant, en Europe et dans le Caucase sans y opposer de résistance significative. En ne réagissant pas aux manœuvres d’Erdogan, Vladimir Poutine risque de voir son hégémonie affaiblie, voire d’assister à une guerre ouverte à ses portes. Les exercices militaires à grande échelle pourraient se montrer insuffisants pour dissuader la Turquie de ne pas empiéter dans la zone d’influence russe.

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Rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan en mars 2017

Autre fait surprenant de ces escarmouches de juillet, mais également de septembre : l’intervention de l’Iran, sa demande de cessez-le-feu et sa proposition de médier. Si le pays avait soutenu l’Azerbaïdjan dans les années 1990, sa position a progressivement changé en faveur de l’Arménie, avec laquelle il entretient des liens économiques permettant de supporter les sanctions, mais surtout en faveur de l’Artsakh, auquel il offre soutien alimentaire, énergétique et logistique. Ce revirement prend sa source dans les conflits à la frontière irano-azérie et dans les tensions ethno-culturelles qui agitent le nord de l’Iran, où vit une population azérie plus nombreuse qu’en Azerbaïdjan.

Par ailleurs, ce mardi 29 septembre, selon des sources non vérifiées et des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, l’Iran a été accusé par la Turquie et l’Azerbaïdjan d’autoriser le transport d’armes vers l’Arménie par camions, et ces derniers auraient été mis à feu par la population azérie du nord du pays. Il y a toutefois peu de probabilités que l’Iran prenne le parti de l’Arménie de manière trop marquée, risquant une dégradation de sa situation domestique.

Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sous fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, après son intervention en Syrie avec son lot d’atrocités, en Libye et en Méditerranée, profitent de l’instabilité ainsi créée.

Quant à Israël, le pays soutient diplomatiquement l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années et compte l’État pétrolier parmi ses cinq plus gros clients en termes de vente de drones et d’armes. Les relations ont pu se dégrader au fil des dernières années à cause de l’utilisation faite des drones israéliens par l’Azerbaïdjan contre des civils, scandalisant l’opposition à la Knesset – mais non au point de mettre en danger le lucratif commerce d’armes entre les deux pays. L’ouverture de voies diplomatiques avec l’Arménie constitue un autre point de tension entre Netanyahou, Aliyev et Erdogan, qui voit s’agiter devant lui la reconnaissance du génocide des Arméniens comme avertissement aux agissements turcs dans la région. Il reste néanmoins peu certain qu’Israël change de camp car l’Azerbaïdjan a vu ses relations avec l’Iran se dégrader, un avantage pour Benyamin Netanyahou dont l’une des priorités est de contenir la république des Mollahs. Quoi qu’il en soit, Israël approvisionne l’Azerbaïdjan en drones depuis le début des hostilités en passant par la Turquie et ne semble en aucun cas prêt d’arrêter. Ce pays constitue en effet une pièce trop centrale dans l’axe qui rassemble les adversaires de Téhéran, pour qu’Israël se risque à compromettre sa bonne entente avec lui.

Les événements de juillet 2020, précurseurs d’une guerre ouverte ?

Tous les éléments semblent être réunis pour annoncer le début d’une guerre ouverte : le recours aux pleines capacités militaires, la loi martiale, la mobilisation des conscrits, les bombardements massifs… Ce qui se passe aujourd’hui n’est pourtant pas le fruit d’une escalade subite de la violence et prend sa source dans les événements de cet été.

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Des TOS-1A russes (utilisés dans l’armée de l’Azerbaïdjan) en train de tirer pendant un exercice tactique RCB au terrain d’exercice Shikhani en Russie

Le 12 juillet 2020, en pleine pandémie, un affrontement éclate à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux pays rejettent l’initiative de l’attaque, s’accusent mutuellement de violer le droit international.

A l’occasion de ces escarmouches, des centaines de morts et de blessés sont recensés par les deux côtés, de même que la destruction de centaines d’équipements militaires tels que des drones, des chars, des batteries d’artilleries, des véhicules d’infanterie. Une manifestation pro-guerre réunissant entre 10 000 et 30 000 Azéris éclate alors à Bakou, menant à l’intrusion dans le parlement azéri de manifestants réclamant la guerre, scandant des slogans tels que « Mort à l’Arménie », « Annulez les mesures contre le COVID et donnez-nous des armes ». Le conflit va ensuite s’étendre sur internet avec de nombreuses cyberattaques.

Au-delà de l’aspect local qu’a pris le conflit de juillet avec la fabrication et la prolifération de drones, ou avec le déplacement de la ligne de front, c’est toute une région qui a été déstabilisée par cette guerre. Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sur fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, ou après son intervention en Libye, en Méditerranée, et en Syrie avec son lot d’atrocités, profitent de l’instabilité ainsi créée. Une crainte supplémentaire s’ajoute alors que des média pro-kurdes et syriens indiquent des recrutements de mercenaires de l’Armée syrienne libre par la Turquie pour le front en Azerbaïdjan, sans que l’on puisse confirmer ces faits, réfutés par les officiels turcs et azéris.

Ces mouvements semblent cependant avoir été confirmés au cours des derniers jours par l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, par des sources kurdes et grecques, et surtout par les canaux de communication de la divisions Hamza elle-même (mercenaires djihadistes déployés par la Turquie en Lybie), dont des documents montrent des hommes en civil transportés par cargo militaire. En réponse aux accusations de recours au mercenariat, Erdogan accuse à son tour l’Arménie de faire intervenir dans le conflit des organisations comme le PKK ou de l’YPG, ces dernières étant désignées comme ennemis majeurs de la Turquie à l’international comme à l’intérieur du pays. Jeudi 1er octobre, à l’occasion d’un sommet européen, Emmanuel Macron a confirmé que des sources françaises et russes attestent de la présence de 300 djihadistes ayant été transportés par la Turquie en passant par Gaziantep (ville turque).

L’offensive à grande échelle de ce dimanche a suscité les réactions rapides de nombreux médias en France et à l’étranger. Des parlementaires ont massivement réagi pour dénoncer l’attaque de l’Azerbaïdjan, là où l’été dernier, la responsabilité des affrontements n’était pas établie. Depuis, les diasporas des communautés arménienne et azéri, comme à chaque conflit, luttent activement sur les réseaux sociaux pour le contrôle et la diffusion de l’information. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement azéri, qui a banni l’utilisation de plusieurs réseaux sociaux, n’a émis aucune restriction à l’usage de twitter, instrument de propagande indispensable à l’international.

Cette guerre de l’information sur internet s’est manifestée ces derniers jours sous la forme de faux profils sur les réseaux sociaux, surtout azéris, dont le but a été de propager des fausses informations aux habitants de la république d’Artsakh au sujet d’une « potentielle évacuation de la région ». Les médias anglophones n’ont pas été épargnés avec un nombre croissant de profils récents propageant des commentaires haineux sous les articles ne prenant pas le parti de l’Azerbaïdjan. On trouve une autre manifestation de cette guerre psychologique dans la volonté du régime azéri de faire croire aux attaques victorieuses de son armée en publiant des déclarations sur des prises d’objectifs stratégiques, démenties par les autres protagonistes.

Une situation qui empire, mais aucune issue pour les belligérants

Il faut ajouter aux tensions géopolitiques structurelles entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan des difficultés conjoncturelles que connaissent ces deux pays. L’Azerbaïdjan est agité par une crise économique du fait des prix bas du pétrole, et par une crise politique qui voit se succéder limogeage, remplacement et arrestation d’opposants. Le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, récemment élu, doit de son côté gérer une situation sanitaire critique tout en renforçant sa position fragile après la révolution de Velours [une révolution pacifique qui a induit des changements politiques profonds en Arménie en 2018 ndlr].

La transition démocratique de l’Arménie est de ce fait en danger, et la perspective d’une guerre ouverte risque de pousser Nikol Pashinyan dans le giron de la Russie, dont il souhaite pourtant s’éloigner. En face, une situation de tension extrême peut pousser le régime azéri à employer des mesures de dernier recours contre ses ennemis tant à l’international qu’à l’intérieur du pays, et augure d’un durcissement du régime.

La communauté internationale se signale par la lenteur de ses réactions. Les défaillances du groupe de Minsk [organisation internationale constituée notamment des États-Unis, de la Russie et de la France, chargée de trouver une solution aux conflits entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ndlr], miné par les intérêts géopolitiques divergents et son manque de moyens d’action, sont visibles dans les difficultés qu’il rencontre à réaliser ses missions : non surveillance de la fortification des lignes, manquement aux sanctions contre les deux pays qui parfois refusent d’amener les observateurs au front, absence de contrôle du cessez-le-feu…


L’auteur remercie Léa Meyer, Marie Minzikian et Sevag Sarikaya pour leur contribution à l’écriture de cet article.