USA : la vente de plasma, nouvelle forme de marchandisation du corps

Don de plasma à San Diego (Californie) en 2020. © Navy Medicine

Les États-Unis figurent parmi les cinq pays au monde qui autorisent la vente de plasma. 20 millions de « donneurs », appartenant généralement aux couches les plus pauvres de la population, en ont fait un moyen de compléter leurs revenus. Si ces « dons » permettent de sauver des vies, les abus des grands laboratoires qui contrôlent ce secteur ont transformé un acte à l’origine désintéressé en une exploitation du corps des plus défavorisés. Jusqu’à parfois mettre en danger leur santé… Par Kjerstin Johnson, publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Albane Le Cadec et édité par William Bouchardon.

Aseptisées et froides, les cliniques de plasma ont un aspect peu chaleureux pour les donneurs. Assis pendant une heure, ces derniers attendent que leur sang soit pompé de leurs bras vers une centrifugeuse qui sépare le plasma des globules rouges. Une fois extrait, le plasma est mis en sac, étiqueté et congelé, tandis que les cellules sanguines restantes – désormais à température ambiante, donc plus froides qu’à leur départ – sont réinjectées dans le corps du donneur avec un liquide chimique qui empêche la coagulation. Les donneurs de plasma récupèrent alors leur sang, mais celui-ci est froid et artificiel. En outre, une forte odeur – mélange d’effluves de produits chimiques et de fer, très présent dans le sang – imprègne ces bâtiments. Bref, une atmosphère froide dans tous les sens du terme.

La journaliste américaine Kathleen McLaughlin a passé un entretien pour un emploi dans ce genre de clinique. Atteinte d’une maladie chronique qui la force à recevoir du plasma régulièrement, elle voulait comprendre d’où venait celui-ci. Embauchée en tant que phlébotomiste, elle a aidé à administrer les quelque 1 200 dons hebdomadaires de la clinique où elle travaillait. Sauf que McLaughlin n’avait aucune formation médicale. Mais cela importait peu : les managers étaient plus intéressés par son expérience en matière de service client. La capacité de percer une veine est certes importante, mais une attitude bienveillante au chevet du patient l’est peut-être davantage pour un secteur qui ne peut survivre sans un afflux constant de donneurs, des nouveaux comme des fidèles, venant remplir les fauteuils inclinables de la clinique sept jours sur sept.

Basée au Michigan, au cœur la « Rust Belt » (la ceinture de la rouille désigne l’Amérique post-industrielle de la région des Grands Lacs, ndlr), McLaughlin a longtemps travaillé sur l’effondrement de l’industrie automobile américaine. Peu à peu, elle remarqua une vraie floraison de cliniques de plasma dans les villes déshéritées. Ne pouvant donner elle-même du plasma pour des raisons de santé, elle est allée à la rencontre des donneurs pour les interroger sur cette véritable industrie. Ses recherches ont d’abord débuté sur les parkings des cliniques, dans tous les coins des Etats-Unis, de Flint (Michigan) à une ville universitaire mormone de l’Idaho en passant par la frontière américano-mexicaine.

Receuillir des données sur l’industrie du plasma, dirigée par des entreprises privées, ne fut pas simple. Au départ, la journaliste estimait le nombre de donneurs américains à quelques centaines de milliers. Mais en se basant sur le nombre d’unités de plasma vendues chaque année, elle a vite évalué ce chiffre à près de vingt millions de personnes par an. Il ne s’agit là que d’une des nombreuses révélations de cette industrie méconnue que McLaughlin dévoile dans son livre Blood Money: The Story of Life, Death, and Profit Inside America’s Blood Industry, paru cette année.

Une industrie mondialisée

Le don rémunéré de plasma, que l’on peut qualifier de vente, n’est autorisé que dans cinq pays dans le monde. Parmi eux, les États-Unis ont la politique la plus généreuse en ce qui concerne la fréquence des dons. L’Allemagne autorise par exemple à donner son plasma jusqu’à cinquante fois par an, avec des examens de santé intensifs toutes les quatre visites. Aux États-Unis, les gens peuvent donner leur plasma 104 fois par an et les compensations financières des cliniques les incitent à le faire aussi souvent que possible.

En 2005, les USA comptaient environ 300 cliniques de plasma. Aujourd’hui, ce chiffre a presque triplé. Dès lors, il n’est pas surprenant que les États-Unis soient le plus grand exportateur de plasma humain, fournissant les deux tiers de l’approvisionnement mondial. En fait, selon Blood Money, les produits sanguins représentaient près de 3 % des exportations des États-Unis en 2021. Il faut dire que ce liquide est convoité : les médicaments dérivés du plasma sont distribués dans le monde entier et utilisés pour la recherche, en chirurgie et pour traiter les déficits immunitaires, l’hémophilie, les troubles sanguins et les troubles neurologiques.

Si le don est payé, le temps nécessaire pour se rendre à la clinique et celui de la récupération physique, lorsque la fatigue s’installe et qu’il n’est pas possible de travailler, ne l’est pas.

Bénéficiant de médicaments très coûteux pour traiter sa maladie – 12.000 dollars par dose d’après son assurance – McLaughlin s’est demandé combien étaient payés les donneurs. La somme varie d’une clinique à l’autre, mais s’élève en moyenne à 40 dollars par visite, généralement versés sur une carte de débit prépayée. Afin d’attirer les nouveaux donneurs et de fidéliser leurs dons, ceux-ci sont mieux rémunérés lors des premiers dons puis selon leur fréquence. Mais au premier rendez-vous manqué, le prix d’achat retombe à son niveau le plus bas. Avec ce système « gamifié », en faisant un don deux fois par semaine ou en s’inscrivant pour bénéficier des promotions et bons de réduction, un donneur peut gagner de 800 à 1 200 $ chaque mois uniquement en vendant son plasma.

Cependant, pour obtenir cette somme, le donateur doit faire un calcul minutieux. Car, si le don est payé, le temps nécessaire pour se rendre à la clinique et celui de la récupération physique, lorsque la fatigue s’installe et qu’il n’est pas possible de travailler, ne l’est pas. Les donneurs doivent également bien s’hydrater et avoir une alimentation saine et riche en protéines avant de faire un don. A titre d’exemple, si leur niveau de protéines n’est pas à la hauteur, leur sang peut être refusé, sans compensation pour le temps perdu et les frais de transports. Un donneur a confié à McLaughlin consacrer environ 5% de ses revenus au régime spécial requis par les dons de plasma réguliers. D’après lui, les collations légères fournies par les cliniques sont ridicules par rapport aux coûts physiques pour le donneur. Au moins lors d’une collecte de sang, les cookies sont offerts.

Altruisme et revenus

Parallèlement à ses entretiens et à son ethnographie, McLaughlin propose dans son livre des détours historiques, dressant ainsi un tableau plus large du don de sang et de plasma. Elle raconte notamment l’histoire du docteur Charles Drew, un médecin afro-américain qui, malgré un racisme intense, fut un pionnier du stockage et du transport du sang dans les années 1940 – un atout qui s’est avéré essentiel pour les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Son livre nous emmène également à la rencontre de l’économie florissante du plasma dans la province chinoise du Henan dans les années 1990, encouragée par l’Etat pour enrichir les populations locales, à l’époque pauvres. Un modèle poussé jusqu’à l’excès, qui a conduit à une infection massive au VIH largement dissimulée par le gouvernement.

Aux Etats-Unis, ce problème du sang contaminé n’existe pas : les progrès technologiques permettent de traiter le sang thermiquement pour éviter toute contamination. Mais l’appui sur des populations pauvres, comme en témoigne l’expansion rapide du réseau de cliniques dans les zones à faibles revenus, s’y retrouve également. Selon McLaughlin, « c’est une industrie qui exploite le manque de protection sociale aux Etats-Unis, pour mettre les fins de la médecine et du profit. »

Une partie de cette exploitation semble être liée à une tension inhérente entre altruisme et revenus dans ce secteur. Dès qu’ils franchissent la porte, les donneurs sont submergés d’images marketing d’adultes et d’enfants souriants, des étrangers sans visage qui bénéficient de médicaments salvateurs fabriqués à partir de leur plasma.

Parmi la centaine de donneurs interrogés par McLaughlin, aucun ne donne de plasma par humanisme, tous le font car ils ont besoin d’argent.

En théorie, donner du plasma, c’est comme donner du sang lors d’une collecte locale : il s’agit de faire don d’une substance corporelle vitale pour le bien commun. Cependant, comme le don de plasma prend au moins une heure, tandis que le don de sang est rapide et moins pénible, la loi américaine prévoit que les « donneurs » soient payés pour le temps qu’ils ont consacré à ce don. Une distinction que McLaughlin considère « totalement arbitraire ». Surtout, de nombreuses organisations, notamment l’Organisation mondiale de la santé, découragent le paiement du sang en invoquant des raisons de sécurité. En effet, quand il est question d’argent, les gens peuvent mentir sur leur état de santé.

La transaction monétaire autour du don de plasma « repose sur un mythe selon lequel la plupart des gens vendent leur plasma pour aider des gens comme moi, et non principalement pour l’argent qu’ils gagnent en le faisant », écrit McLaughlin. Mais son enquête confirme qu’il s’agit d’une supercherie : parmi la centaine de donneurs interrogés par McLaughlin, aucun ne donne de plasma par humanisme, tous le font car ils ont besoin d’argent. Certes, l’argent du don de plasma n’est pas suffisant pour constituer un revenu complet, du moins aux États-Unis, mais il permet de compléter un salaire, d’aider à payer son loyer ou à rembourser un prêt étudiant. Parfois, il permet aussi d’accéder aux petits luxes que les gens ne peuvent pas se permettre autrement, comme des vacances.

Les mexicains désargentés, cible de choix

Malgré l’insistance de l’industrie sur le caractère altruiste du don de plasma, il existe un exemple récent et très spécifique où le don de plasma a été traité comme un travail : la frontière entre les États-Unis et le Mexique, l’un des terrains d’enquêtes de McLaughlin. Avant la pandémie de Covid-19, environ un millier de ressortissants mexicains traversaient chaque semaine la frontière américaine pour donner du plasma dans la cinquantaine de cliniques de la région d’El Paso, au Texas. Si les gardes-frontières étaient conciliants, il était possible de traverser la frontière et de revenir à Juárez en quatre heures. Alors que le Mexique interdit la vente de plasma sur son territoire, la traversée de la frontière représente un moyen parmi d’autres pour les Mexicains pauvres de ramener de l’argent à leurs familles.

En juin 2021, l’autorité américaine des douanes et de la protection des frontières publie une déclaration indiquant que le don de plasma serait dorénavant considéré comme de la « main-d’œuvre contre rémunération ». Concrètement, les milliers de donneurs de plasma mexicains qui traversaient temporairement la frontière avec les États-Unis avec un visa de visiteur ont désormais besoin d’un visa de travail. Étonnement, le fait que le don de plasma était considéré comme un travail à la frontière n’a pas fait parler dans le reste du pays.

A la suite de cette déclaration, les dons à la frontière, déjà ralentis en raison de la pandémie, se sont taris. La contre-attaque de l’industrie du plasma ne s’est pas faite attendre : l’année suivante, les deux plus grandes sociétés de plasma, le laboratoire espagnol Grifols Espagne et son concurrent australien CSL, se sont associées pour contester en justice l’obligation de visa de travail.

Une action judiciaire qui a permis de révéler les statistiques de l’industrie du plasma, jusque-là inaccessibles car protégées par le secret des affaires. Alors que la plupart des cliniques de plasma aux États-Unis reçoivent autour d’un millier de dons par semaine, celles situées à la frontière en recevaient 2 300. Sur plus d’un millier de cliniques américaines, les cinquante-deux situées le long de la frontière fournissaient jusqu’à 10% de l’approvisionnement total en plasma des États-Unis.

On comprend dès lors mieux pourquoi ces entreprises ont voulu obtenir la suppression de l’obligation de disposer d’un visa de travail : celle-ci nuisait à leurs résultats financiers. Finalement, ils eurent gain de cause. L’argument qui a convaincu le juge de district fédéral ? Le caractère humaniste et altruiste du don de plasma. Selon le média d’investigation Pro Publica, la juge a déclaré que « sa décision d’accorder une mesure provisoire reflétait le besoin crucial de plasma sanguin pour fabriquer des médicaments qui sauvent des vies ».

Un produit qui n’a pas de prix

Bien sûr, il est indéniable que les médicaments fabriqués à partir de plasma contribue à sauver des vies. Personne, y compris McLaughlin, ne milite pour l’arrêt des dons de plasma, rémunérés ou non. Mais, si les donneurs sont payés, ils devraient l’être équitablement : pas seulement pour le temps qu’ils ont consacré au don, mais pour avoir fourni un bien inestimable extrait de leur corps et dont les effets à long terme méritent davantage de recherches. Avec un salaire standard et juste, les donateurs n’auraient pas à jongler entre les déplacements à la clinique ou les inscriptions aux multiples promotions et coupons pour gagner leur vie.

Afin d’imaginer un modèle alternatif, McLaughlin s’est penché sur l’éphémère syndicat des donneurs de sang dans la ville de New York des années 1930. Avant l’avènement des banques de sang du docteur Drew, les donneurs devaient se rendre immédiatement dans une clinique lorsqu’un malade nécessitant une transfusion arrivait en salle d’opération. Par l’intermédiaire du Blood Givers’ Union, affilié à la Fédération américaine du travail, les donneurs de sang se sont organisés pour établir des prix minimums bien rémunérés, calculés au dixième de litre de sang donné. Le syndicat s’est ensuite effondré avec la Seconde Guerre mondiale avec l’avènement des banques de sang, qui a affaibli le pouvoir de négociation des donneurs.

Considérer le don de plasma comme un travail peut choquer. Mais après tout, il ne s’agit que d’une des nombreuses façons légales, voire encouragées, de vendre des parties de son corps aux Etats-Unis.

Si le don de plasma était considéré comme un travail, note McLaughlin, les membres d’un syndicat du même type se compteraient par millions. Ce syndicat pourrait fixer un prix minimum équitable pour le plasma et établir des fréquences de don acceptables plutôt que de précipiter les donneurs toutes les deux semaines à la clinique, permettant ainsi au corps des donneurs de se remettre de la perte de protéines essentielles.

Considérer le don de plasma comme un travail peut choquer. Mais après tout, il ne s’agit que d’une des nombreuses façons légales, voire encouragées, de vendre des parties de son corps aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, des millions de personnes – y compris des parents, des employés à temps plein et des personnes très diplômées – sont contraintes de vendre l’un de leur fluide corporel les plus précieux pour pouvoir se nourrir ou se loger. Sans parler du système de santé privatisé, qui force par exemple des patients diabétiques à lancer des cagnottes en ligne pour se payer leur traitement.

L’altruisme et le don non rémunéré paraissent un horizon encore plus lointain pour les Etats-Unis que la constitution d’une sorte de syndicat de donneurs. Pour McLaughlin, le don altruiste suppose que les besoins fondamentaux soient satisfaits, sinon les donneurs seront rares. Par pessimisme, McLaughlin ne pense pas qu’une protection sociale digne de ce nom émerge aux Etats-Unis et permette d’adopter le modèle français du don non rémunéré, raison pour laquelle elle plaide pour l’alliance des donneurs face aux laboratoires. Cela permettrait au moins de mieux préserver leur santé, dont sont peu soucieuses les entreprises pharmaceutiques, malgré tous les posters de patients radieux dont elles décorent leurs cliniques.

L’OMS sous perfusion des philanthropes

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Le secrétaire Sebelius à la 67ème Assemblée de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) © United States Mission Geneva

Depuis sa création, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est sujette à des critiques quant à sa gestion des crises. Ses réactions sont souvent jugées trop précipitées, ou trop laxistes. Ces décalages décisionnels résultent du poids des États membres ou de celui de riches fondations dans le fonctionnement de l’institution. Depuis les années 1980, l’OMS s’est adaptée aux idéologies dominantes et a dû peu à peu, par la contrainte financière, intégrer le secteur privé dans ses prises de décisions. Un choix lourd de conséquences. Par Rodrigue Blot et Jules Brion. 


Le changement de paradigme opéré par l’OMS

En 1919, l’Organisation d’Hygiène se structure sous l’égide de la fondation Rockefeller et de la Société Des Nations (SDN). Réaction directe à la Grippe Espagnole, l’institution a l’ambition de coordonner les actions de ses pays membres pour renforcer les systèmes de santé mondiaux. L’OMS moderne naîtra elle en 1948, 3 ans après l’adoption de la Charte des Nations unies. L’organisation tire alors la majorité de son financement des contributions fixes de ses États membres. En pleine guerre froide, les États-Unis et l’Union Soviétique se livrent une bataille d’influence dans le domaine humanitaire. Les uns tentent d’éradiquer la malaria tandis que les autres veulent trouver des solutions contre la variole. Parallèlement, les nations africaines fraîchement décolonisées des années 1960 plaident pour une approche à long terme pour renforcer leurs systèmes de santé. Si la compétition induite par la guerre froide apporte certains bénéfices sanitaires, cette période était loin d’être parfaite pour le monde de la santé. Le changement de paradigme de l’OMS dans les années 1980 va néanmoins saper la capacité d’action de l’institution.

Les philanthropes dirigent les programmes humanitaires vers des secteurs qui ne représentent pas un danger pour leur capital.

En 1979, des représentants de la Banque Mondiale, de la fondation Ford ou de l’Agence des États-Unis pour le développement international se rencontrent à Bellagio, en Italie. Cette rencontre sponsorisée par la fondation Rockefeller pose les bases de la politique du “Selective Primary Health Care” : réduction des coûts et interventions faciles à évaluer sont désormais préconisées. Parallèlement à ce changement de politique, les subventions fixes des États sont gelées en 1982 sous la pression des donateurs privés. Ces généreux philanthropes espèrent ainsi gagner un rôle plus important dans l’organisation. L’OMS ne contrôle en effet que le budget fixe accordé par les États, et n’a pas de droit de regard sur les contributions volontaires. Ces dernières sont pourtant passées de 53% du budget total de l’organisation en 1998 à plus de 80% aujourd’hui.

Le philanthrocapitalisme fragilise l’OMS

Si les philanthrocapitalistes affirment avoir pour seul objectif d’employer leur fortune personnelle pour résoudre les différents maux qui frappent l’humanité, cette gestion de l’intérêt général par les ultra-riches n’a rien d’anodin. La Bill et Melinda Gates Foundation (BMGF) est révélatrice de ce phénomène. Devenue récemment première contributrice de l’OMS, la fondation de la famille Gates collectionne les conflits d’intérêts avec l’univers de la santé. Ainsi, le capital de la BMGF est composé à 5% d’actions McDonalds et à 7% d’actions Coca-Cola. Peut-on dès lors imaginer cette fondation tenter de combattre le fléau sanitaire qu’est l’obésité au risque de voir son modèle économique s’effondrer ? La question mérite d’être posée. BMGF possède également de nombreuses participations dans le domaine de l’alcool, de l’armement ou même dans les industries pharmaceutiques, notamment GlaxoSmithKline, Sanofi-Aventis, Johnson & Johnson, et Procter & Gamble. Or, le cadre d’engagement avec les acteurs non-étatiques adopté par l’OMS en 2016 ne remet aucunement en cause ces conflits d’intérêt.

Pourquoi de riches capitalistes choisissent-ils de dépenser leur argent dans des organisations non-lucratives ? Cette question essentielle comporte trois réponses majeures.

Tout d’abord, la philanthropie permet de convertir du capital financier en bonne réputation auprès du public. Les programmes humanitaires sont conçus pour ne pas représenter de danger pour la fortune des philanthropes. Prenons l’exemple du programme d’éradication de la polio, le plus gros projet de l’OMS (27% du budget en 2016 pour 894,5 millions de dollars). Ce dernier a largement été subventionné par la BMGF. La même année, l’OMS publie une liste des dix principales causes de mortalité dans les pays les plus pauvres. La poliomyélite n’y figure pas. Bill Gates promeut ainsi des plans à court et moyen terme, dont la réussite est bien plus facile à prouver et quantifier. L’OMS n’a aucun contrôle sur les contributions volontaires, ce qui laisse la plupart des programmes de long terme sous-financés. Ces derniers sont pourtant les plus efficaces car ils permettent d’augmenter la résilience des systèmes de santé, surtout dans les pays les plus pauvres.

Autre trait caractéristique du philanthrocapitalisme : les tentatives répétées de ces riches donateurs d’échapper à l’administration fiscale. La Fondation Gates, par ses stratégies d’optimisation et d’évasion fiscale, fait perdre jusqu’à 4,5 milliards de dollars au Trésor américain chaque année. Paradoxe total : les impôts servent, comme les fondations sont supposées le faire, à financer des programmes et infrastructures primordiales pour l’intérêt général. À l’occasion de son don de 30 milliards de dollars à la BMGF en 2006, Warren Buffett, une des personnes les plus riches au monde, avait ainsi stipulé qu’il ne voulait pas céder cette énorme somme à l’État américain.

Plus préoccupant, les entreprises privées peuvent également utiliser à leur avantage leur position dominante dans ces organisations. Bon nombre de documents montrent l’ingérence de l’industrie pharmaceutique dans la gestion de l’épidémie de la grippe H1N1 en 2009. Cette situation a mis en exergue les connexions entre certains experts de l’OMS et les multinationales de la santé. L’institution a surestimé l’impact du virus en le qualifiant trop vite de pandémie, au bénéfice des laboratoires producteurs de vaccins. L’OMS ne publiera qu’un an après la crise, sous la pression médiatique, la liste des personnes ayant participé à cette action précipitée. Un rapport du Sénat de 2009 montre le rôle majeur joué par Roy M. Anderson. Ce conseiller du gouvernement britannique a participé activement à l’élaboration d’une nouvelle définition de la pandémie par l’OMS ; cette dernière prend en compte les critères géographiques d’une maladie mais s’attache peu à sa gravité. Dès le premier cas de H1N1 apparu au Mexique, Anderson a recommandé deux antiviraux contre cette grippe qu’il a immédiatement qualifiée de pandémique. Or, l’épidémiologiste a omis de dire qu’il est parallèlement lobbyiste pour le laboratoire GlaxoSmithKline (dont BMGF est actionnaire) qui commercialise ces antiviraux.

De l’importance d’une OMS indépendante

Alors que les menaces sanitaires pesant sur l’humanité sont de plus en plus nombreuses, la coopération internationale à travers l’implication de l’OMS est primordiale. L’institution produit déjà des rapports sur les causes et les remèdes des nouvelles maladies apportées par les perturbations environnementales. La pollution de l’air a par exemple causé 3,7 millions de morts prématurés en 2012, pour la majorité dans les pays à faible revenu. L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur va également mettre en danger une part grandissante de la population : les événements caniculaires d’ampleur similaire à celui de 2003 sont en passe de devenir la norme. La proximité entre les villes et les espaces naturels va, quant à elle, augmenter la récurrence des épidémies de zoonoses dont le réservoir infectieux sont les animaux. Bien sûr, cette liste des conséquences du capitalocène n’est pas exhaustive.

Au vu de ces enjeux, il est certain que le monde bénéficierait d’une Organisation Mondiale de la Santé véritablement indépendante. Faire confiance à des ultra-riches, dont la fortune est souvent basée sur l’exploitation de ressources naturelles, pour endiguer des problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés ne va pas de soi. Des solutions existent pour reprendre le contrôle à l’élite mondiale d’un de nos biens communs le plus précieux : la santé.

Premièrement, si les multinationales peuvent avoir un droit d’observation sur la façon dont sont utilisés leurs dons, elles ne doivent plus pouvoir avoir de contrôle sur l’usage de leur argent. Si ces dernières donnent énormément de moyens à l’OMS, ne devraient-elles pas faire confiance en la capacité de l’institution d’œuvrer pour le bien commun ? Les professionnels de la santé ne sont-ils pas les mieux formés pour résoudre des maux d’une complexité absolue ? Évidemment, cela suppose que l’OMS donne confiance aux donateurs. Cette dernière doit donc devenir une institution totalement transparente, comme elle prétend déjà l’être, afin d’éviter tout conflit d’intérêt.

Ensuite, il faut reconnaître la politique néolibérale de gel des subventions fixes des pays membres pour ce qu’elle est : un désastre. Cette décision a justifié le remplacement des États par le secteur privé dans la protection du bien commun. Il faut que les contributions fixes des membres de l’OMS soient augmentées et obligatoires, suivies de sanctions et d’incitations, qui restent à être définies. En 1985, les États-Unis ont ainsi fait passer de 25% à 20% leur contribution au budget onusien. Le pays a voulu faire pression, en vain, pour que les votes des États membres des Nations Unies soient pondérés en fonction de leurs subventions à l’organisation.

Il n’existe pourtant pas de solution miracle : l’OMS reste soumise au bon vouloir de ses membres. Rien ne pourra empêcher les États d’utiliser les organisations transnationales à leur avantage pour protéger leurs industries et leurs intérêts. L’organisation onusienne n’aurait pas pu empêcher les pressions politiques de la Chine pour que l’OMS ne qualifie que très tardivement le coronavirus de pandémie. De même, l’institution ne pourra jamais condamner directement l’interférence de certains membres faisant pression sur l’OMS afin qu’elle ne réprouve pas l’utilisation d’armes à uranium appauvri. Il existe depuis 1959 un accord entre l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et l’OMS. Ce dernier empêche de facto l’institution onusienne de la Santé de s’intéresser aux effets néfastes de l’énergie nucléaire.

Le fonctionnement opaque de l’institution onusienne est un avantage certain pour les acteurs qui la soutiennent financièrement. Plus qu’un moyen de faire le bien, l’organisation devient pour les entreprises et leurs dirigeants une vitrine à bas coût de leur générosité. Les pays membres, quant à eux, se servent de cette opacité comme d’un fusible en cas de crise: Donald Trump a récemment accusé l’OMS de mauvaise gestion dans la crise du Covid-19. Retirant ses contributions à l’organisation, il camoufle ainsi les ratés de son administration dans le contrôle de l’épidémie. En 1938, son prédécesseur Franklin Delano Roosevelt observait que “la liberté d’une démocratie n’est pas en sécurité si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point qu’il devienne plus fort que leur État démocratique lui-même”. Il est temps d’en tirer les leçons : si nous voulons retrouver de réelles démocraties, il nous faudra irrémédiablement remettre en cause le système philanthrocapitaliste.