Hollywood et l’écologie : la peur bleue de la terreur verte

Une affiche du film Avengers : Infinity War/ © DR

D’Avengers à Godzilla, nombreux sont les blockbusters hollywoodiens à choisir comme antagonistes principaux des « écoterroristes », prêts à commettre des massacres au nom de la protection de la planète. L’occasion de questionner la représentation des crises écologiques à Hollywood, entre prise de conscience des drames à venir et refus des studios d’interroger les causes structurelles de ces crises.

Attention ! Cet article contient des spoilers sur les films Avengers et sur la série Game of Thrones.


La scène restera sans doute longtemps dans les mémoires des spectateurs du monde entier. D’un claquement de doigt, le tout-puissant Thanos raie de la carte de l’univers la moitié des espèces vivantes et clôture ainsi sur une note très sombre Avengers : Infinity War, troisième volet des aventures de la super-équipe de héros Marvel. Générique de fin. Le super-vilain a gagné… du moins, avant qu’une pirouette spatio-temporelle et scénaristique ne défasse son œuvre morbide, dès l’épisode suivant (Avengers : Endgame). 

Même vaincu, Thanos s’est d’ores et déjà imposé, à la faveur du colossal succès commercial des deux films (quasiment 5 milliards de dollars de recettes en tout), comme le méchant de cinéma le plus emblématique de la décennie 2010. Originaire de la planète Titan, dernier survivant d’une civilisation si gloutonne en ressources qu’elle a fini par s’éteindre, il est convaincu de la nécessité d’un contrôle radical de la démographie. Qui passe, grandiloquence hollywoodienne oblige, par l’usage d’un artefact surpuissant, le Gant de l’Infini, capable d’anéantir instantanément des milliards de vies. Le Thanos du grand écran n’a pas grand-chose à voir avec l’original des comics, plus empreint de mythologie grecque, de dialectique entre l’amour et la mort – Eros et Thanatos, dont il tire son nom. C’est donc par choix qu’un écoterroriste est mis en scène dans Avengers, une incarnation de la pensée malthusienne poussée à l’extrême. Un choix loin d’être anodin, tant cette figure de méchant motivée par des convictions environnementalistes est devenue courante dans l’industrie du cinéma américaine.

LES NOUVEAUX GÉNOCIDAIRES

On peut même parler d’un nouvel archétype, dont on retrouve des variations dans plusieurs blockbusters très récents. Dans Godzilla II, sorti en mai 2019, le Colonel Alan Jonah libère d’énormes créatures sur Terre afin de régler son compte à l’humanité, qu’il perçoit, au vue de la crise climatique, comme un virus à éradiquer. Point de vue partagé par l’excentrique milliardaire Richmond Valentine dans Kingsman (2014), le scientifique mégalo Carlton Drake dans Venom (2018), ou l’Atlante Ocean Master dans Aquaman (2018). Si tous rivalisent d’ingéniosité dans leurs plans génocidaires (diffuser un signal pour forcer les hommes à s’entretuer, se servir d’un symbiote alien à des fins eugénistes ou tout simplement engloutir l’Homo Sapiens sous les flots), ils se retrouvent dans la même intention – sauver la planète – ce qui passe à chaque fois par une « purification apocalyptique ».

Les antagonistes, à Hollywood, sont les réceptacles des craintes et des haines de l’Oncle Sam. Soviétique durant la Guerre Froide (Rocky IV), arabe après la guerre du Golfe puis le 11 septembre (True Lies), le méchant hollywoodien est le miroir hyperbolique de son époque. Que dire alors de l’occurrence de ces nouveaux bad guys, militants climatiques caricaturés et radicalisés à l’extrême ? 

L’EXORCISME DE LA RADICALITÉ

L’industrie hollywoodienne n’est pas exactement un nid de gauchistes radicaux. Ni de radicaux tout court, d’ailleurs. Les gros studios (Disney, Universal, Warner…), multinationales de l’art mondialisé, adhèrent complètement au capitalisme, au libéralisme américain et restent majoritairement proches du Parti Démocrate, sauce Hillary Clinton. Rien de surprenant donc, à les voir représenter négativement la radicalité politique. « Hollywood a besoin de convoquer des figures de radicalité pour mieux les exorciser, pour promouvoir à l’opposé une voie modérée. Quitte à faire, parfois, une association entre terrorisme et gauchisme », explique Gabriel Bortzmeyer, docteur en études cinématographiques. 

Dans cette configuration, la coloration écologiste du méchant devient secondaire, prétexte à la dualité classique et purement morale entre le gentil sauveur et le méchant exterminateur. Pratique, puisque cela évite de se poser la question des causes structurelles de la crise environnementale. Dans Avengers, il est évident pour tous les héros que Thanos doit être arrêté pour éviter le massacre, mais la question des ressources limitées dans un monde fini, qui motive Thanos, n’est jamais posée.  

Pour Gabriel Bortzmeyer, Hollywood a en effet tendance à « externaliser les causes » dans ces représentations des cataclysmes environnementaux, que ce soit en montrant une catastrophe instantanée ou, ici, en faisant endosser la catastrophe à un fou furieux d’écoterroriste. Il faut dire aussi que le spectacle reste la préoccupation première du blockbuster. Mettre en images l’effondrement soudain est plus simple et surtout plus divertissant que de filmer la pollution invisible, l’empoisonnement silencieux de l’eau et de l’air, etc. Comme le rappelle l’historien et spécialiste de la culture populaire William Blanc,

« La pop-culture n’est pas un documentaire politique. On déplace le discours dans un monde imaginaire et tout fonctionne donc par allusion. » 

CONSCIENCE VERTE A HOLLYWOOD ?

Pour William Blanc, il faut quand même voir un signal positif dans l’apparition de ces méchants : celle d’une prise de conscience par Hollywood du problème environnemental. « Ces personnages-là incarnent la crainte que la nature se venge et qu’elle finisse par engloutir l’espèce humaine”, analyse-t-il. “C’est à la fois un discours politique et une soupape cathartique”. 

Une catharsis car – vautrons-nous dans le spoil – à la fin, ce sont quand même les gentils qui gagnent. Les méchants sont éliminés, ou vaincus, ce qui est source de soulagement. Game of Thrones et le Roi de la Nuit, devenu allégorie de la menace climatique qui pèse sur les hommes, en livrent un bon exemple. Dans l’épisode 3 de la dernière saison, la jeune Arya tue le Roi de la Nuit d’un coup de couteau. « Quand vous regardez notamment les réactions en live aux Etats-Unis, où les gens regardent ça de manière collective, il y a une explosion de joie”, note William Blanc. “Il y a ce côté “si seulement ça pouvait être comme ça dans la réalité, aussi simple”. Bien sûr, contrairement au Roi de la Nuit, le réchauffement climatique ne sera pas résolu en un coup, il faudra des générations”. 

Reste à savoir si la catharsis, la purge des craintes et des passions, est une bonne ou une mauvaise chose dans le cas de l’écologie. Pour Bortzmeyer, pessimiste quant à la conscientisation politique réelle d’Hollywood, « ce procédé alimente les angoisses tout en inoculant un espoir qui les neutralise. Hollywood, loin de refléter des mentalités, administre des affects collectifs à la manière d’un anxiolytique cinématographique”.  

Tout dépend, en fait, de ce que retient le public. Surtout, de ce qu’il se réapproprie. « Prenez Game of Thrones”, observe William Blanc. “Dans les manifestations pour le climat, vous verrez des gens avec des pancartes Winter is not Coming. La pop-culture est un point d’appui pour développer un discours militant. Les figures écolos, même les méchants, participent à une ambiance et une prise de conscience politique”. Thanos et les autres super-vilains ne sont, fort heureusement, pas encore érigés en héros de la cause écolo. Mais ils contribuent indirectement à alimenter le débat : des articles très sérieux ont pu être publiés sur le mal-fondé du malthusianisme de Thanos, concluant notamment qu’un contrôle démographique, si radical soit-il, ne servirait à rien et que la clé réside dans un changement de mode de production et de consommation.  

Si Hollywood craint toute forme radicale de la politique, c’est qu’il est aussi dans son rôle : divertir le plus grand nombre et ne s’aliéner personne. Au spectateur d’être dans le sien. Libre à lui de débrancher son cerveau, d’ignorer le sous-texte politique, quel qu’il soit, ou bien de le laisser résonner avec sa propre subjectivité politique. 

Le blockbuster chinois peut-il conquérir le monde ?

© deepskyobject, Flickr

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », écrivait Alain Peyrefitte en 1973, dans une formule si célèbre qu’elle en est devenue éculée. Force est de constater pourtant qu’en matière de marché mondial du cinéma, la Chine semble ronronner et que le box-office international, ultra-dominé par les superproductions hollywoodiennes, n’a pas ne serait-ce qu’un frisson à l’idée d’une concurrence venue de Pékin. Pourtant, la Chine a ses blockbusters qui font des recettes équivalentes à celles des géants américains… en s’appuyant seulement sur le marché intérieur. L’industrie du cinéma chinois tente maintenant de passer à la vitesse supérieure : lancer ses champions à la conquête des marchés occidentaux.


En 2017, dans le club prestigieux des dix plus gros succès du box-office mondial, aux côtés des attendus poids lourds de Disney (le remake de La Belle et la Bête, le nouveau Spiderman) ou d’Universal Studios (Fast & Furious 8), on retrouvait un invité surprise. Avec 870 millions de dollars encaissés, le blockbuster chinois Wolf Warrior 2 fait cette année-là mieux que des licences emblématiques du cinéma mondialisé comme Pirates des Caraïbes ou encore Les Gardiens de la Galaxie. Un tour de force d’autant plus grand que le film n’a quasiment pas été exporté en dehors du territoire national : 854 millions de dollars sur 870 ont été réalisés dans les salles obscures chinoises, 16 millions seulement à l’international.

Le premier marché cinématographique au monde

Le marché chinois est en réalité si puissant que les blockbusters locaux n’ont pas besoin de s’exporter pour réaliser des recettes équivalentes ou supérieures à celles des productions hollywoodiennes. L’émergence rapide d’une classe moyenne urbanisée a conduit à l’explosion de la fréquentation des salles en Chine continentale depuis les années Deng Xiaoping.

Le marché chinois est très récemment devenu le premier au monde, devant son concurrent nord-américain. Plus encore, il devient une étape essentielle dans les stratégies commerciales des studios occidentaux. Fast & Furious, Transformers, ou encore Jurassic World sont autant de franchises qui doivent en grande partie leur succès planétaire à leur popularité dans les salles chinoises. Ces dernières font même parfois office de planche de salut pour des longs-métrages à la peine en Europe et en Amérique. En 2016, l’adaptation en film du jeu vidéo Warcraft est sauvée de la catastrophe par le public chinois : sur les 400 millions de dollars de recettes mondiales, 50 % proviennent des entrées en Chine.

Rachats et stratégies d’influence

Ce poids croissant de la Chine n’a pas échappé aux gros studios américains et européens, qui multiplient ces dernières années les partenariats de coproduction avec les producteurs et distributeurs chinois, pour s’assurer une place sur leur marché. Parfois au prix d’étonnantes contorsions : par exemple, cette année, devant le peu d’engouement des Chinois pour la franchise Star Wars, Disney a renommé son Solo : A Star Wars Story en Ranger Solo lors de la sortie chinoise, pour éviter de faire fuir le public. Les partenariats stipulent aussi parfois de tourner des scènes en Chine, offrant une vitrine non négligeable pour le pays.

Wang Jianlin, propriétaire de Wanda Group, principal acteur de l’industrie chinoise du cinéma © crédits : Stuart Isett, Flickr

Mais les arrangements sont parfois plus politiques. Les partenaires n’hésitent plus à imposer leurs choix. Le blockbuster Marvel Doctor Strange, coproduit par la Chine, a ainsi délocalisé un personnage censé être tibétain au Népal, pour ne pas fâcher les investisseurs. Répondre à ce genre de cahier des charges permet aux studios d’éviter la censure redoutée de Pékin, prompte à charcuter le montage des films qui ne lui plaisent pas, ou tout simplement à en interdire l’exploitation sur son territoire.

Parallèlement, les gros bonnets du cinéma chinois investissent directement dans le cinéma occidental en achetant des parts dans des studios. Fundamental Films, basé à Shanghai, est propriétaire à 27,9 % d’Europacorp, la société du Français Luc Besson. Ce qui lui a permis, en 2017, d’imposer un acteur chinois au casting de Valérian. Le géant Wanda Group, dirigé par le milliardaire chinois Wang Jianlin, détient depuis 2016 Legendary, le studio américain à l’origine de Jurassic World, Godzilla, Warcraft ou encore Pacific Rim. La société est aussi depuis 2012 propriétaire de la chaîne de cinémas AMC Theater, une des plus importantes des Etats-Unis.

Dépasser Hollywood : le rêve de Wanda Group et du gouvernement chinois

C’est là tout le paradoxe de l’industrie cinématographique chinoise à l’international : elle est à la fois partout et nulle part. Car les champions occidentaux du box-office mondial ont beau être de plus en plus cofinancés par l’argent chinois, ils n’en demeurent pas moins identifiés comme purement nord-américains ou européens, diffusant les valeurs occidentales standardisées par la mondialisation et le capitalisme triomphant.

La Chine dépasse tous les records par son dynamisme économique, mais sait qu’en matière de soft power elle ne constitue pas un concurrent sérieux pour l’hégémonie nord-américaine. En matière de cinéma, elle a longtemps été dans l’ombre des films hong-kongais qui se sont exportés durant l’âge d’or des années 1980-1990, avec ses réalisateurs emblématiques (John Woo, Tsui Hark, Wilson Yip). Pire encore (aux yeux de Pékin), même Taïwan a plus de notoriété critique et commerciale, grâce à des cinéastes comme Ang Lee (Tigre et Dragon). Tout le défi pour la Chine continentale est de transformer les succès nationaux de ses films en triomphes internationaux. Depuis le début des années 2000, Pékin a bien compris que les films étaient de formidables ambassadeurs pour promouvoir sa vision du monde, bien plus que la propagande à l’ancienne.

L’Empire du Milieu s’est donc donné les moyens de conquérir le marché mondial. En se dotant des plus grands studios de cinéma du monde, d’abord : les Hengdian World Studios (surnommés un temps Chinawood), ouverts en 1996, dépassent les studios Universal en surface. Mais même eux s’inclinent devant la rutilante Qingdao Movie Metropolis, ouverte en 2018 par Wanda Group. Avec cela, la Chine a les équipements technologiques pour concurrencer en qualité le cinéma américain. Et ça tombe bien. Dépasser Hollywood, c’est le rêve avoué derrière cette nouvelle « Cité du cinéma ».

Franchir la grande muraille culturelle

Or derrière les gros poissons du cinéma chinois, le Parti communiste n’est jamais loin. Le dirigeant de Wanda Group, Wang Jianlin, est un fidèle du parti. Wu Jing, réalisateur-producteur-acteur du triomphe Wolf Warrior 2, sorte de Michael Bay version Beijing, n’a jamais caché son nationalisme et sa proximité avec le pouvoir ; ils constituent d’ailleurs l’essence même de son film, qui raconte l’histoire d’un ancien soldat des forces spéciales chinoises qui sauve des populations africaines martyrisées par les Occidentaux. Le film s’inscrit pleinement dans la stratégie de rapprochement chinois avec les Etats africains.

Wu Jing sur le tournage de Wolf Warrior 2. © Célina Horan

Problème, ce type de films à gros sabots a peu de chances de convaincre qui que ce soit passée la frontière. Plaire à un public international biberonné depuis plus d’un siècle à la « machine à rêves » américaine est un challenge autrement plus difficile. La Grande Muraille, sorti en 2017, fait figure de coup d’essai. Le long-métrage de Zhang Yimou, produit par Wanda Group, tourné à Qingdao, intègre dans son casting la superstar américaine Matt Damon. De quoi attirer les Occidentaux en salles.

A mille lieux de l’archétype du héros blanc qui arrive dans un monde inconnu dont il résout instantanément tous les problèmes (le syndrome Avatar), Damon y campe plutôt un Occidental auquel le spectateur non chinois peut s’identifier, qui ne comprend pas grand-chose et qui va découvrir les enjeux en même temps que lui.

Logiquement, c’est surtout le casting chinois qui est mis en valeur dans La Grande Muraille. Le film s’éloigne aussi du modèle du blockbuster américain, en mettant davantage l’accent sur l’esprit de corps et la coopération entre les individus au service du collectif (le film raconte comment l’armée chinoise défend la Grande Muraille d’une horde de démons, or les stratégies militaires déployées demandent la synchronisation parfaite de tous les guerriers).

La Grande Muraille n’a que partiellement réussi sa mission. La plupart des critiques, sentant peut-être venir le cheval de Troie, ont accueilli ce film très froidement. Pourtant, il n’a pas à rougir de ses recettes en Occident. Plus de 800 000 entrées en France, 160 millions de dollars de recettes hors box-office chinois (où il a fait à peu près autant d’argent). Pas de quoi faire vaciller l’hégémonie d’Hollywood, certes. Mais le signal est là : il est possible pour un film produit et réalisé en Chine de connaître un succès de masse avec une histoire pourtant très ancrée dans la culture chinoise. A l’heure où les blockbusters se font de plus en plus calibrés et standardisés par les « majors », la Chine pourrait même jouer la carte du vent de fraîcheur et faire un gros coup dans les prochaines années.

Bis repetita à Hollywood ou comment ne pas apprendre de ses erreurs

©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Le lundi 19 juin avait lieu au Grand Rex l’avant-première de Baywatch : Alerte à Malibu, dernière grosse production de la Paramount. Léger bémol : la salle, vide au 9/10e. Avec 177 369 571 de dollars de bénéfices pour 70 000 000 de budget, le film est un demi-échec pour les producteurs hollywoodiens. Il s’inscrit dans une série de revers pour les blockbusters : du dernier Pirates des Caraïbes à Valérian en passant par La Momie, l’enchaînement des fiascos traduit un essoufflement qui n’est pas sans rappeler les années 1960 à Hollywood.

La vieille analyse marxiste, caricaturale et caricaturée, selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n’est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l’industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L’exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.

A la fin des années 1960, l’industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s’étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu’avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s’est laissé aller à la facilité : alors que l’Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman sort en 1957, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959, L’avventura de Michelangelo Antonioni en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l’instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musicale lénifiante et pleine de bons sentiments.

A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs. Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n’avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l’inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprend la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt nam, l’émergence d’une nouvelle gauche. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ces jeunes réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l’instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d’un pouvoir dont jamais les réalisateurs n’avaient pu bénéficier. Pour la première fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l’habitude de le faire).

C’est le Bonny and Clyde d’Arthur Penn, film particulièrement violent pour l’époque, qui marque l’acte de naissance, en 1967, de ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde et le thème de l’aliénation propre au cinéma européen.

Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors. Peter Bogdanovich ouvre le bal en 1971 avec La Dernière Séance : film d’apprentissage qui entraîne le spectateur au coeur d’une Amérique rurale plongée dans l’ennui sur fond de Guerre de Corée. Il s’agit de l’une des oeuvres les plus pessimistes de la décennie. Martin Scorsese s’inscrit également dans ce renouveau avec Mean Streets (1973, première étape d’une collaboration fructueuse avec Robert De Niro) puis Taxi Driver (1976), l’un des premiers films à traiter la question de la guerre du Viêt nam, emblématique du Nouvel Hollywood par sa violence et sa noirceur. Le Viêt Nam devient rapidement une préoccupation majeure des cinéastes contemporains : Francis Coppola l’aborde dans Apocalypse Now (1979, Palme d’Or), Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer (1978), fresque de 3h20 qui s’attarde surtout sur les conséquences psychologiques de la guerre. Illustration saisissante de la liberté inédite dont jouissent ces jeunes réalisateurs, la carte blanche donnée par les studios à Michael Cimino pour son film suivant. La Porte du Paradis (1980) s’avèrera finalement être un fiasco commercial sans précédent, entrainant la faillite de son producteur United Artists. L’échec du film signe symboliquement la fin du Nouvel Hollywood.

L’effervescence ne dure en effet qu’une décennie. L’immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, vient renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L’ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s’ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l’industrie hollywoodienne, sont une décennie incomparablement moins intéressante que la précédente du point de vue artistique. Les films qui se démarquent par leur originalité sont produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaises (Stranger than paradise de Jim Jarmush ou Blood Simple des frères Coen en 1984) et bénéficient d’une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.

Bien entendu, ce déclin artistique ne s’explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s’installe aux États-Unis (l’avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d’expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions de production des films. Par ailleurs, il ne s’agit pas de rejeter sans réserve le principe même des films à gros budgets. Les studios hollywoodiens ont à leur disposition nombre de réalisateurs créatifs et compétents sachant mettre à profit les moyens colossaux à leur disposition. Les Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Gunn et sorti en 2014, apportait par exemple un vent de fraîcheur bienvenu au genre super-héros. De la même manière, le nouveau Spiderman, « blockbuster réjouissant dans ses dialogues et ses personnages secondaires comme dans ses scènes d’action tonitruantes », fait du bien au genre. Malgré un système à bout de souffle qui pousse à la standardisation et semble répéter les mêmes erreurs, il reste donc à Hollywood des cinéastes capables d’innovation.

Crédits photos : ©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Pour aller plus loin :

  • BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorcese, Spielberg… La révolution d’une génération, Le Cherche midi, coll. « Documents », 2002.
  • BERTHOMIEU Pierre, Hollywood moderne – le temps des voyants, Rouge profond, 2011.