L’autre nuit du 4 août

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

La nuit du 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, le capitaine Thomas Sankara s’emparait du pouvoir au Burkina Faso. Un processus politique unique allait s’enclencher, destiné à marquer durablement l’histoire du pays et de la région. Le 9 Thermidor de cette révolution survient quatre ans plus tard, lorsque Thomas Sankara est assassiné par son plus proche ami et compagnon de luttes, Blaise Compaoré. Si celui-ci a été condamné à une peine de prison à perpétuité, la justice burkinabè est demeurée silencieuse quant aux complicités internationales de cet assassinat. Les archives françaises concernant cette affaire sont pour l’essentiel demeurées scellées – malgré la promesse faite par Emmanuel Macron de les ouvrir. Près de quatre décennies après les faits, l’héritage de Thomas Sankara dérange-t-il toujours au point que lumière ne puisse pas être faite sur son assassinat ?  

Lorsque Thomas Sankara s’empare du pouvoir, l’indépendance reste une chimère pour les pays d’Afrique francophone. Des liens étroits subsistent entre le gouvernement français et ses ex-colonies. Les réseaux franco-africains, gérés par le gaulliste Jacques Foccart, favorisent les chefs d’Etat les plus à même de garantir les intérêts du gouvernement français. Le franc CFA, issu de l’époque coloniale, maintient les pays qui l’utilisent dans une véritable servitude monétaire – 50 % de leurs réserves de change demeurant prisonnières de la Banque de France. Aussi les chefs d’État de la région sont-ils pour la plupart les dociles garants des intérêts français.

Félix Houphouët-Boigny est emblématique de cette génération de leaders africains qui sont demeurés au pouvoir. Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, il plaide pour le renforcement de la « France-Afrique ». Ce concept mélioratif a été repris par l’économiste François-Xavier Verschave qui a forgé le néologisme Françafrique afin de dénoncer les liens néo-coloniaux entre l’ex-métropole et les ex-colonies.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara conquiert le pouvoir en Haute-Volta – futur Burkina Faso. Il s’agit alors de l’un des pays les plus misérables de l’Afrique francophone : la mortalité infantile y est de 180 pour 1000 et l’espérance de vie à 40 ans. L’analphabétisme touche 98 % des Voltaïques. Une situation qui ne laissait pas indifférent Thomas Sankara, lequel devait déclarer plus tard, à la tribune de l’ONU : « d’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche ».

Secouer le joug de l’impérialisme, depuis l’un des pays les plus pauvres du monde

Âgé de 33 ans en 1983, Thomas Sankara est alors le plus jeune chef d’Etat au monde. Influencé par Karl Marx mais aussi par la Révolution française, proche des courants communistes, il incarne l’aile la plus radicale du spectre politique. Il n’était aucunement un inconnu. Premier ministre du gouvernement de son prédécesseur Jean-Baptiste Ouedraogo, il avait été démis et emprisonné – sur ordre de la France, qui par la voix de Guy Penne, conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, avait intimé Ouedraogo d’en finir avec Sankara [1]. Après moults péripéties, il arrive finalement au pouvoir le 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, soutenu par de nombreux mouvements civils, démocrates ou marxisants.

Il engage son pays sur la voie d’une expérience révolutionnaire à marche forcée. Inspiré par Cuba, il entreprend la construction de grands chantiers (écoles, hôpitaux, logements, routes). Son but est de doter le Burkina Faso d’infrastructures modernes, mais aussi de concrétiser des droits qu’il considère comme élémentaires : logement, santé, éducation, alimentation, etc. Il mène une grande campagne d’alphabétisation, destinée à éradiquer illettrisme ; en quatre ans, le taux de scolarisation passe de 6% à 24 %. Le gouvernement parvient, en quelques années, à vacciner des millions de familles, ce qui lui a valu les compliments de l’OMS.

Cette ambitieuse politique sociale, qui s’accompagnait d’une volonté de détruire le cadre néo-colonial et féodal qui prévalait alors, multiplie les ennemis de la jeune révolution. Pour faire face aux tentatives de déstabilisation – réelles ou supposées – mais aussi pour promouvoir la participation populaire, des « Comités de défense de la révolution » (CDR) sont mis en place. Leur bilan est, aujourd’hui encore, l’objet de controverses. S’ils ont permis à de nombreux Burkinabè de participer à la vie politique du pays, ils ont également exercé une fonction de contrôle et de répression des opinions divergentes. Aussi la révolution burkinabè se brouille-t-elle rapidement avec certains mouvements syndicaux ou progressistes qui l’avaient soutenue. Ici encore, Sankara s’inspirait de Fidel Castro – et de Saint-Just, qu’il aimait à citer : « celui qui fait la Révolution à moitié creuse sa propre tombe ».

La pays est rapidement isolé sur le plan international. En France, le pouvoir mitterrandien compte peu de sympathisants à l’égard de Thomas Sankara. Il en comptera encore moins lorsque Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique gaullienne, reprendra du service suite à la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Les États-Unis de Ronald Reagan, qui multiplient les guerres par procuration en Afrique sub-saharienne et cherchent à y importer leur révolution néolibérale, ne considère pas non plus la révolution sankariste du meilleur oeil. En d’autres temps, l’Union soviétique aurait été l’alliée naturelle du Burkina Faso. Mais l’arrivée au pouvoir de Sankara coïncide avec une phase de contraction de l’économie soviétique, et de retrait du reste du monde de la part de l’URSS – que la venue au pouvoir de Gorbatchev allait radicaliser.

Aussi les alliés sur lesquels Thomas Sankara peut compter s’avèrent-ils peu nombreux, et souvent peu significatifs – hormis le gouvernement voisin du Ghana, dirigé par le populiste Jerry Rawlings [2]. La grande sympathie de Fidel Castro à l’égard de la révolution burkinabè n’a pu se matérialiser en des accords de coopération substantiels, du fait du grand éloignement entre Cuba et le Burkina Faso. Quant au « guide suprême » libyen Mouammar Kadhafi, au départ allié de Sankara, il finira par se retourner contre lui.

Thomas Sankara n’entretenait pas des relations amicales avec les Etats-clients de la France dont la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny était l’archétype. Elles se sont encore détériorées après le discours de Thomas Sankara à la conférence d’Addis-Abeba sur la dette. Sankara y dénonce le mécanisme d’exploitation que constitue l’endettement des pays du sud : « Le système de la dette fait en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave, tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ». Il exhortait (sans espoir) les autres gouvernements africains à refuser de payer leur dette d’un même jet ; « ceci », ajoutait-il, « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il ajouté. Paroles prophétiques.

Le 9 Thermidor burkinabè, ses complices et ses secrets de Polichinelle

C’est Blaise Compaoré qui est le responsable le plus évident de l’assassinat du 15 octobre 1987, à l’issue duquel il s’empare du pouvoir au Burkina Faso pour vingt-sept ans. Reconnue par la justice burkinabè, sa culpabilité a été confessée à demi-mots par l’intéressé lui-même il y a peu.

Les motivations personnelles qui ont pu conduire Blaise Compaoré à assassiner son ami le plus proche ont intrigué et fasciné nombre de biographies. Si elles intéressent la dramaturgie, elles ne présentent en revanche qu’un faible intérêt politique [3].

De nombreuses zones d’ombre restent à élucider, et elles concernent les soutiens internationaux du coup d’État mené par Blaise Compaoré. Celui-ci avait à charge une partie importante des relations internationales du Burkina Faso, à mesure que celui-ci était devenu un État-paria et Thomas Sankara persona non grata. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Blaise Compaoré dirigeait une diplomatie parallèle – et était par conséquent en contact régulier avec les adversaires les plus déterminés de Sankara.

Une relation particulièrement forte l’unissait à Félix Houphouët-Boigny. Il avait en effet épousé sa nièce d’adoption, après qu’elle lui eût été présentée par le chef d’État ivoirien. Un choix qui avait déjà occasionné une brouille entre Compaoré et Sankara, bien avant le coup d’État du 15 octobre [4].

Outre les États-vassaux de la France, pour lesquels l’existence même de la révolution burkinabè était un affront permanent, Thomas Sankara s’était attiré d’autres inimitiés régionales. En particulier celle du chef d’État libyen Mouammar Kadhafi et du chef de guerre (et futur chef d’État) libérien Charles Taylor. Tous deux avaient sollicité Sankara pour utiliser le Burkina Faso comme base militaire ; Kadhafi, dans ses lubies expansionnistes, souhaitait mener ses troupes vers le Tchad, et Charles Taylor effectuer un coup d’Etat au Libéria. Ils ont tous deux essuyé un refus de la part du gouvernement de Sankara.

Le coup d’État de 1987 a immédiatement permis une normalisation des relations entre le Burkina Faso et l’ensemble de ces pays. Le gouvernement a mis fin à ses nombreuses contestations de l’ordre institutionnel qui dominait l’Afrique de l’Ouest, et est redevenu un actif coopérant des organisations régionales. Il a cessé de repousser les recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire internationale. Il a cessé de pointer du doigt le joug de la France lors des sommets internationaux. Il a cessé de s’opposer à ce que le Burkina Faso devienne une base temporaire pour les manoeuvres de déstabilisation des uns et des autres – Blaise Compaoré, sur ordre des Américains, a notamment permis à Charles Taylor de s’y fournir en armes et en logistique.

En automne 2014, lorsque la population burkinabè contraint Blaise Compaoré à la démission à l’issue de protestations massives, l’État français lui témoigne sa reconnaissance en lui affrétant un hélicoptère pour qu’il puisse échapper à la foule. Il trouve alors refuge dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, ex-premier ministre de… Félix Houphouët-Boigny.

Bien sûr, ces convergences de vues entre Blaise Compaoré et ces puissances géopolitiques n’impliquent pas, à elle seules, que celles-ci aient appuyé son coup d’État le 15 octobre 1987. Or, de nombreux éléments empiriques font état de tels soutiens. Les témoignages sont même si nombreux, et proviennent de sources si diverses depuis 1987, qu’ils en viennent à se contredire, et que plusieurs scénarios coexistent dans lesquels Compaoré a bénéficié de soutiens internationaux pour l’assassinat de Sankara.

Le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro a par exemple interviewé des ex-hauts gradés libériens dans un documentaire, en caméra cachée. L’un d’entre eux, proche de Charles Taylor, y évoque notamment une décision coordonnée et multilatérale. Il affirme que des représentants du gouvernement français et américain se seraient retrouvés en Libye, en compagnie de Blaise Compaoré, pour y planifier le renversement du pouvoir burkinabè. Il précise : « le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française. Ce sont eux qui ont pris les décisions les plus importantes » [5].

La validité de ce témoignage a été contestée, plusieurs éléments fournis par ce témoin questionnant sa crédibilité [6]. Il n’empêche : seule une ouverture complète des archives françaises relatives au Burkina Faso permettra d’établir la responsabilité – et l’absence de responsabilité – des uns et des autres, de discriminer entre les théories du complot et les conspirations réelles. Or, une telle démarche a été constamment rejetée par le gouvernement français, malgré les promesses formulées par Emmanuel Macron en 2017 [7]. Les propositions, émanant du Parti communiste français et de la France insoumise, visant à nommer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet, ont elles aussi été repoussées par la majorité LREM. De la même manière, le procès, au Burkina Faso, censé statuer sur les responsables internationaux de l’assassinat de Sankara n’a jamais connu un commencement de réalisation [8].

Le second assassinat de Thomas Sankara ?

À l’instar de Che Guevara qui, imprimé en format standardisé sur des T-Shirt, a fini par alimenter la société de consommation qu’il exécrait, Thomas Sankara est devenu une icône pour la jeunesse africaine, souvent à son corps défendant. Il suffit d’écouter l’influence et diplomate Aya Chebbi revendiquer l’héritage de Thomas Sankara tout en vantant les mérites de la ZLEC (Zone de libre-échange africaine) pour s’en convaincre. Personnage complexe, à bien des égards tragique et contradictoires, il ne se laisse enfermer dans aucune des représentations idyllisées ou euphémisées qui en ont souvent été faites.

Pour autant, son héritage n’est aucunement usurpé lorsque les mouvements anti-impérialistes érigent Thomas Sankara au rang de figure tutélaire, aux côtés de celle de Patrice Lumumba. Pas davantage que lorsque les mouvements féministes rendent hommage à un précurseur de la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas davantage que lorsque les mouvements sociaux en font une icône de la résistance au néolibéralisme. Pas davantage que lorsque les biographes dressent le portait d’un l’homme intègre qui voulait s’opposer au cours de l’histoire, sachant qu’il y laisserait sa vie ; ou d’un révolutionnaire enflammé capable de prendre les décisions défiant toute Realpolitik, par souci de ne pas trahir ses convictions [9].

En refusant de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’un personnage devenu emblématique pour la jeunesse africaine, le gouvernement français met à mal la réconciliation qu’il affirme vouloir impulser. Charge à la société civile française de mettre son gouvernement face à ses responsabilités.

Notes :

[1] L’excellent biographie de Brian J. Peterson : Thomas Sankara, a revolutionary in cold war Africa (2022, Indiana University Press), cite à cet égard plusieurs câbles diplomatiques ne laissant pas de place au doute. On y découvre que dès 1982, Thomas Sankara avait été repéré par la CIA (dont le principal bureau se trouvait à Niamey, capitale du Niger voisin) comme un danger potentiel en raison de son orientation marxiste et de sa sympathie supposée à l’égard de Mouammar Kadhafi.

[2] Peu avant son assassinat, Sankara avait proposé à Rawlings de développer une union économique et politique poussée entre son pays et le Ghana, notamment par l’introduction d’une monnaie commune. Une perspective sans doute fantaisiste, en raison des faibles infrastructures de transport existant entre les deux pays, et des fortes barrières linguistiques. La proximité entre Thomas Sankara et Jerry Rawlings n’avait pas échappé aux agents de la CIA basés en Afrique, qui avaient pour habitude de surnommer les deux leaders « Tom et Jerry » dans leurs messages (ibid).

[3] Le portrait de Blaise Compaoré dressé par Thomas Sankara quelques semaines avant son assassinat, cependant, intéressera autant la dramaturgie que la science politique : « Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affolés : “il paraît que Blaise prépare un coup d’Etat contre toi”. Ils étaient le plus sérieusement du monde paniqués. Je leur ai répondu ceci : “le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’État contre moi, ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire qu’il est trop tard et que ce sera imparable. Il connait tant de choses sur moi que personne ne pourrait me protéger contre lui s’il voulait m’attaquer. Il a contre moi des armes que vous ignorez…”. [Mais au fond, je n’y crois pas] C’est bon d’avoir un homme à qui l’on puisse tout confier, ou presque, en lui laissant le soin de deviner ce que vous n’aurez pas eu le courage de lui dire » (Dans archives Le Monde : « Quand Thomas Sankara parlait de Blaise Compaoré : “c’est un homme très délicat…” », 18 octobre 1987).

[4] Peterson (ibid) rapporte que le mariage entre Blaise et Chantal Compaoré, arrosé de torrents de champagne, lui a valu des reproches acerbes de la part de Sankara – l’un des slogans de la révolution burkinabè était il faut choisir entre de l’eau pour tous et du champagne pour quelques-uns.

[5] Silvestro Montanaro, Thomas Sankara : et ce jour-là ils ont tué la félicité, diffusé sur Rai3 le 18 janvier 2013.

[6] Voir par exemple Petersen (ibid).

[7] Dans un entretien au Vent Se Lève réalisé par Tangi Bihan, Bruno Jaffré rappelle à quel point Emmanuel Macron a piétiné sa promesse de rendre accessibles les archives françaises.

[8] Ibid.

[9] On citera l’abolition pour un an des loyers que devaient payer les Burkinabè les plus pauvres, prise en secret et imposée sans concertation par Sankara lors d’un conseil des ministres, provoquant une stupéfaction générale. La reconnaissance de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement burkinabè, après que les relations avec la France aient déjà été abîmées. Ou le refus d’obtempérer face aux menées guerrières de Kadhafi, l’un de ses rares alliés régionaux, qui souhaitait utiliser le Burkina Faso comme base militaire temporaire.

© Les photographies sont issues du site thomassankara.net, excellent base archivistique et iconographique sur le Burkina Faso de Thomas Sankara. Le visuel de couverture de l’article a été réalisé par Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève.

Les enjeux du procès sur l’assassinat de Thomas Sankara – entretien avec Bruno Jaffré

De gauche à droite : Blaise Compaoré (1987-2014), Thomas Sankara (1983-1987) et Gilbert Diendéré. © Bastien Mazouyer pour LVSL.

Près de trente-cinq ans après son assassinat, le 15 octobre 1987, la justice sera bientôt rendue à Thomas Sankara, l’iconique président du Burkina Faso. Les deux principaux accusés sont Blaise Compaoré, qui l’a remplacé à la tête de l’État et ce jusqu’à l’insurrection populaire de 2014, et son bras droit Gilbert Diendéré, déjà condamné à vingt ans de prison pour sa tentative de putsch en 2015. Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara, coordinateur du site thomassankara.net et du réseau « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique », revient pour LVSL sur les nouveautés apprises durant les auditions du procès en cours. Entretien réalisé par Tangi Bihan.

LVSL  Quel est l’enjeu du procès de l’assassinat de Thomas Sankara ?

Bruno Jaffré – L’essentiel est d’abord d’obtenir justice pour les douze personnes assassinées ce jour-là, et enterrées de façon inhumaine. Mais il faut aussi mesurer l’importance de ce procès. En premier lieu en raison de la figure que représente Thomas Sankara au Burkina Faso, en Afrique et au-delà. Rappelons par exemple que le mouvement altermondialiste en a fait une icône de la lutte contre la mondialisation libérale et pour l’annulation de la dette.

Ensuite, et c’est extrêmement important, c’est la première fois qu’un dictateur africain est jugé pour l’assassinat de son prédécesseur dans son propre pays, lors d’un procès qui s’efforce de répondre aux normes internationales. Les procès de dictateurs africains sont rares. Avant Blaise Compaoré, seuls Ben Ali (en Tunisie), Omar El Bechir (au Soudan) et Hissène Habré (tchadien mais jugé au Sénégal), ont été jugés en Afrique.

Des pays comme l’Afrique du Sud ou la Sierra Leone ont mis en place des commissions vérité et réconciliation, mais les tortionnaires se retrouvent libres tant qu’ils avouent leurs crimes et demandent pardon ! Il s’agissait en fait d’éviter de nouvelles guerres civiles. Il semble d’ailleurs qu’en Sierra Leone des membres de la société civile demandent maintenant que certains responsables de la guerre civile soient jugés.

Le Burkina Faso, après l’insurrection de 2014 suivie d’une transition mise en place de façon consensuelle en une quinzaine de jours, se distingue encore une fois. Des criminels, et surtout l’ancien dictateur Blaise Compaoré, vont être jugés à l’issu d’un procès qui dure depuis le mois d’octobre 2021. Son absence ne retire rien à l’importance de ce procès.

LVSL  Le procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons est attendu depuis longtemps. Quelle en a été la genèse ?

B. J. – On se rappelle que Thomas Sankara et ses compagnons ont été assassinés le 15 octobre 1987. La révolution était en pleine crise politique interne. Après plusieurs péripéties, le soir même Thomas Sankara devait prononcer un discours offensif devant les militaires révolutionnaires [1] pour dépasser cette période difficile, annoncer des initiatives pour aller de l’avant et sortir de la crise politique.

Par ailleurs, les pressions externes de différents pays occidentaux s’exerçaient sur le Burkina Faso pour l’affaiblir après des prises de position anti-impérialistes. Rappelons par exemple la campagne menée à l’ONU par le Burkina Faso pour inscrire la Nouvelle-Calédonie dans la liste des pays à décoloniser (2 décembre 1986) ou le discours devant l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) demandant à ses pairs de s’unir pour ne pas payer la dette (29 juillet 1987).

Les pays voisins, avec en tête la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, s’inquiétaient d’une révolution à leur frontière démontrant la possibilité d’engager le développement sur d’autres modèles que ceux imposés par les experts occidentaux. Tandis que d’autres leaders, Mouammar Kadhafi et Charles Taylor en tête, souhaitaient faire du Burkina Faso une base arrière pour renverser le régime du Liberia. C’est dans ce contexte que se déroule l’assassinat.

Ce procès est aussi le résultat d’une longue lutte pour obtenir justice, au Burkina Faso mais aussi à l’extérieur. Une première plainte est déposée par les avocats de la famille Sankara en octobre 1997, évitant ainsi la prescription. Une première campagne pilotée par le Comité international justice pour Sankara soutenait le travail des avocats. Devant les blocages, une requête a été faite auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU en 2006.

Elle est jugée d’abord recevable mais, en 2008, le même comité se satisfait des mesures prises par le Burkina Faso qui se résument à une rectification du certificat de décès qui portait jusqu’ici la mention « mort de mort naturelle » et offre d’indemnisation financière à la famille, ce qu’elle a bien sûr refusé. Pourtant aucune enquête ne fut lancée ni aucune identification des corps enterrés dans le cimetière de Dagnoen à Ouagadougou, supposé être le lieu où sont enterrés les personnes assassinées le 15 octobre 1987.

C’est à cette époque qu’est lancée la campagne internationale Justice pour Sankara justice pour l’Afrique, dont je suis un des animateurs, se traduisant par de nombreuses initiatives, pétitions, meeting, manifestations de rue, conférences de presse, actions auprès des élus français [2]. Au Burkina Faso, la commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara, en 2007, fut aussi un grand moment de mobilisation des Burkinabè mais aussi de quelques militants venus d’autres pays pour demander justice.

LVSL  Le procès a été annoncé dès la période de transition qui a suivi l’insurrection de 2014. Où en est la procédure aujourd’hui ?

B. J. – La campagne internationale active dans plusieurs pays, dont le Burkina Faso, a porté et a fait grandir la revendication de justice à travers le monde. Mais c’est l’insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, qui a été décisive. Rappelons par ailleurs qu’il a été exfiltré en Côte d’Ivoire par l’armée française. Des dizaines de milliers de Burkinabè ont envahi les rues, affrontant les différentes forces de l’ordre durant des heures. Le moment décisif fut la prise de l’Assemblée nationale. Les insurgés ont parcouru les quelques centaines de mètres restant jusqu’aux locaux de l’Assemblée, les mains en l’air, face à des militaires armés de mitrailleuses qui se sont finalement retirés. Une journée historique extraordinaire ! Les Burkinabè en ont été longtemps très fiers.

Lire notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place par Compaoré ».

Puis est venue cette dernière période où les politiciens élus à l’issue de la transition, pour beaucoup des anciens proches de Blaise Compaoré, sont retombés dans les gabegies insensées, désorganisant l’État et se montrant incapables de mener la guerre contre les groupes djihadistes de façon efficace alors que des pans entiers du pays sont désertés par la population. On compte aujourd’hui plus de 1,5 million de déplacés internes selon les chiffres officiels, ce qui provoque une profonde tristesse chez les Burkinabè.

Pour revenir à votre question, disons que ce sont les autorités de la transition qui ont annoncé rapidement l’ouverture d’une enquête. La nomination d’un juge militaire résulte du fait que plusieurs procédures avaient été lancées par les avocats de la famille Sankara. Les autorités judiciaires de l’époque, aux ordres du régime de Blaise Compaoré, les avaient jugées irrecevables, sauf celle lancée devant la justice militaire qui restait bloquée mais ouverte, en attente d’une signature du ministre de la défense qui n’est jamais venue. C’est celle-ci qui a donc tout simplement été rouverte. Voilà pourquoi l’affaire est aux mains de la justice militaire.

L’ouverture du cette enquête est une des premières mesures annoncées par les autorités de la transition dès leur mise en place. Elle apparaît très clairement comme une victoire des insurgés et un acquis de l’insurrection. Il a souvent été dit que les insurgés étaient les « enfants de Thomas Sankara ». Sans doute ont-ils voulu en quelque sorte rattraper le fait que la population n’ait pas réagi le 15 octobre 1987. Ils ont puisé leur énergie et leur courage en se réclamant de Thomas Sankara pour la plupart.

LVSL  Le dossier a été divisé en deux volets : le volet interne au Burkina Faso et le volet international. Pour quelles raisons ?

B. J. – Le juge d’instruction a rapidement annoncé ses intentions de s’investir pleinement dans une investigation complète lorsqu’il a lancé une commission rogatoire en direction de la France et demandé l’ouverture du secret défense en octobre 2016. La commission rogatoire est une procédure figurant dans les accords de coopération signés au lendemain de l’indépendance. Concrètement il s’agit de la nomination d’un juge en France chargé d’ouvrir des investigations sous l’autorité du juge burkinabè. Cela s’est traduit par des auditions en France d’un certain nombre de personnes par la gendarmerie.

Répondant à la demande de levée du secret défense, Emmanuel Macron promet en 2017 de déclassifier tous les documents relatifs à l’assassinat de Thomas Sankara et de les mettre à la disposition de la justice burkinabè. Deux premiers lots d’archives françaises parviennent au Burkina Faso en novembre 2018 et janvier 2019. Puis plus rien pendant près de trois ans.

Le délibéré de l’audience de confirmation des charges est rendu le 13 avril 2021 et confirme l’accusation de quatorze inculpés sur vingt-cinq, dont trois sont en fuite. Cinq personnes impliquées sont décédées depuis. Ce délibéré est un acte judiciaire qui marque le feu vert pour organiser le procès.

Et ce n’est que quatre jours après, le 17 avril 2021, qu’est organisée une cérémonie de remise du troisième lot de documents des archives françaises. L’ambassadeur de France les remet au ministre délégué chargé de l’intégration et des Burkinabè de l’extérieur, en présence de la presse. Soit quatre ans et demi après la promesse d’Emmanuel Macron !

Alors que l’investigation concernant le dossier national était terminée, le juge d’instruction souhaitait attendre ce troisième lot avant de boucler son dossier. En même temps, cette attente ne devait pas s’éterniser sous peine d’apprendre de nouveaux décès d’accusés ou de témoins. Certains étaient malades, d’autres semblaient avoir perdu la mémoire, d’autres encore prévus à la barre ne sont pas venus.

C’est ce retard dans la fourniture tardive du troisième lot qui a donc poussé le juge à la dissociation. L’instruction du volet international reste donc en principe ouverte. Le juge François Yaméogo ayant reçu une autre affectation, un nouveau juge a été nommé qui a déjà été remplacé par un autre.

Mais lors de mon dernier séjour au Burkina Faso entre fin-janvier et début-février, en me rendant à la justice militaire et en cherchant à rencontrer le nouveau juge d’instruction, j’ai découvert qu’il n’y en avait aucun sur cette affaire. Autrement dit, l’instruction sur le volet international du dossier est arrêtée depuis pratiquement un an. Nous avons rendu public cette information en espérant la nomination d’un nouveau juge rapidement [3].

LVSL  Qu’a-t-on appris de nouveau grâce aux auditions sur le volet interne ?

B. J. – Beaucoup de choses… De très nombreux témoins militaires et gendarmes sont passés à la barre. Beaucoup étaient au Conseil de l’entente sur les lieux de l’assassinat. Cet endroit était en quelque sorte le centre névralgique de la révolution de 1983 à 1987. Plusieurs dirigeants de la révolution y avaient un bureau, parfois même un endroit pour dormir. C’est là aussi que se tenaient les réunions du Conseil national de la révolution (CNR). L’assassinat de Sankara, de ses compagnons et de gardes du corps a eu lieu au moment de l’ouverture d’une réunion du secrétariat du CNR qu’avait mis en place Thomas Sankara pour mieux structurer la direction de la révolution.

Plusieurs témoins ont nommé les membres du commando, au nombre de huit, et ont raconté ce qu’ils ont vu. Plusieurs sont décédés aujourd’hui. Le procès a permis de donner un récit assez détaillé des évènements sur les lieux. Le commando de huit hommes, tous de la garde rapprochée de Blaise Compaoré dirigée par Hyacinthe Kafando, actuellement en fuite, est parti du domicile de Blaise Compaoré, dans deux véhicules dont l’un lui appartenait. Arrivés sur les lieux, ils ont commencé à tirer sans sommation sur les éléments de la garde rapprochée de Thomas Sankara, puis sur les membres de la réunion qui sont sortis les uns après les autres.

Thomas Sankara a déclaré à ses camarades : « C’est moi qu’ils veulent. » Il est sorti le premier les mains en l’air et s’est fait mitrailler sans sommation ainsi que les autres présents à la réunion. L’un d’eux, Alouna Traoré, le seul rescapé de la réunion, a depuis plusieurs années régulièrement témoigné dans la presse [4]. Pas de doute possible selon les témoignages recueillis durant le procès, le commando n’a pas cherché à arrêter Sankara, comme a tenté de le faire croire Blaise Compaoré, mais bien à l’assassiner ainsi que ses camarades, parmi lesquels aucun n’a riposté.

LVSL  Quelles sont les contradictions qui sont apparues et quelles sont les zones d’ombre qui restent à éclaircir ?

B. J. – La plupart des accusés ne reconnaissent pas les faits, d’autres témoins ont peur et ne reconnaissent pas ce qu’ils ont dit devant le juge sous serment. On comprend pourquoi le juge a dû rechercher de nombreux témoins. Par exemple, les avocats ont dit qu’heureusement un des membres du commando a raconté ce qu’il s’est passé… mais ils étaient sept. Pour ma part, je travaille sur le sujet depuis de nombreuses années mais j’ai appris beaucoup de choses [5].

Pour ce qui est des zones d’ombre, je pense que l’implication des civils n’a pas suffisamment été reconnue. Certains ont été cités, comme Salif Diallo, l’homme de tous les mauvais coups de Blaise Compaoré. Il a cherché à retrouver une certaine virginité à la fin de sa vie et aujourd’hui il est décédé. Le journaliste Gabriel Tamini a par exemple passé la nuit à la radio pour surveiller que les autres journalistes ne fassent pas de faux pas.

Mais de nombreux autres civils ont participé à la déstabilisation du régime, notamment en rédigeant des tracts orduriers dont l’objectif était clairement de détruire l’amitié entre Blaise Compaoré et Thomas Sankara. La lumière n’a pas été faite, à mon avis, sur les agissements de ces gens-là. Ces assassinats se sont faits dans un contexte politique dans lequel beaucoup agissaient dans l’ombre contre Thomas Sankara et sa ligne d’ouverture dans laquelle il s’était engagé à partir d’août 1987.

LVSL  Que peut-on attendre de l’enquête sur le volet international ?

B. J. – Comme je vous l’ai dit, j’ai appris que l’instruction avait été arrêtée alors que ce n’était pas du tout ce qui était prévu. Nous avons fait un communiqué à ce sujet. Les communiqués du comité justice pour Sankara sont très largement diffusés au Burkina Faso et nous espérons donc que celui-là sera suivi d’effet et que l’instruction reprendra rapidement. Sans doute faudra-t-il attendre que la situation du pays se stabilise.

Selon les informations que j’ai glanées ici ou là et ce que je sais des archives diplomatiques à La Courneuve que j’ai épluchées durant plus d’un mois, la France n’a pas honoré la promesse du président Macron faite lors de son voyage au Burkina Faso en septembre 2017. D’ailleurs, la France n’ouvre quasiment jamais le secret défense comme en témoigne le difficile combat du Collectif secret défense un enjeu démocratique dont je suis membre pour représenter l’affaire Sankara [6].

Lire « Accéder aux archives classifiées en France, un parcours du combattant », par Sylvie Braibant et notre précédent entretien avec Bruno Jaffré : « Assassinat de Sankara : le gouvernement doit lever le secret défense ».

De nombreux témoins ont évoqué l’éventualité de complicités extérieures, en provenance de la France, de la Côte d’Ivoire ou de la Libye. Mais force est de reconnaître qu’enquêter sur un complot extérieur n’est pas chose aisée. Le secret défense est bien sûr un des premiers obstacles à lever. Par exemple notre réseau a demandé dans un communiqué la communication des archives du cabinet de François Mitterrand et de celui de Jacques Chirac puisqu’on était en période cohabitation.

Dans ce genre d’affaire il peut y avoir des documents qui ont été détruits, d’autres qui sont stockés quelque part sans avoir emprunté le processus de gestion des archives. Sans doute aussi des conversations ou des actes pour lesquels il n’y a pas d’écrits.

Il faut souligner ici l’engagement du juge François Yaméogo qui s’est lancé avec rigueur et ténacité dans l’enquête. Sa demande de levée du secret défense et de commission rogatoire en direction de la France était un fort signe d’indépendance. Mais il semble qu’en France on n’a pas vécu le même engagement. Ainsi, le témoignage d’un agent des services de contre-espionnage burkinabè affirmant la présence de Français le 15 octobre 1987 venus détruire des écoutes téléphoniques est issu de l’enquête du juge, alors qu’il n’y en a pas trace dans les documents fournis par la France.

Restent les enquêtes journalistiques. Il y a des témoins qui apparaissent ici ou là dans certains médias et évoquent le complot international [7]. Ici en France, les journalistes travaillent par à coup. Dans les rédactions, leur temps leur est souvent compté. À ma connaissance aucun journaliste n’a entrepris une telle investigation dans la durée.

J’ai été contacté par une maison de production relativement importante pour collaborer à un documentaire d’investigation sur le complot international. Espérons que nous aurons les moyens à la hauteur de l’ambition qu’elle affiche. Je sais qu’il y a déjà deux autres documentaires en route un au Burkina et un autre en Grande-Bretagne.

Force est de reconnaître que nous disposons de quelques éléments et de quelques pistes à suivre, mais que ça ne suffit pas. La conjoncture internationale de l’époque, la guerre au Liberia qui s’est déclenchée deux ans plus tard, les mécontentements qui ont suivi les actions de Sankara sur la scène internationale et quelques témoignages ici ou là rendent parfaitement crédible l’hypothèse de complicités internationales. Mais il faut poursuivre les investigations par l’instruction judiciaire et l’enquête journalistique, qui sont des méthodes différentes mais peuvent parfaitement se compléter.

LVSL  Dans son témoignage, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings a affirmé que Sankara et Compaoré semblaient très proches et qu’il ne pouvait pas imaginer un tel assassinat. D’autres témoins ont eu un récit opposé. Comment l’expliquer ?

B. J. – Il ne pouvait pas l’imaginer à l’époque sans doute parce que Thomas Sankara est resté constant dans l’affirmation de son amitié pour Blaise Compaoré, qui faisait sans doute de même. Pourtant les Ghanéens ont bien proposé à Sankara de venir se réfugier au Ghana, selon ce que m’avait confié Etienne Zongo, son aide de camp qui est sans doute à l’origine de cette demande. Signe qu’ils étaient bien au courant des tensions. Et dans un extrait de l’audition de Jerry Rawlings devant le juge François Yaméogo, publié récemment dans le journal Afrique XXI, si Rawlings réitère ce que vous dites, il n’en reste pas moins qu’il dit aussi que des membres de la sécurité nationale l’avaient informé que « Sankara craignait que Blaise ne veuille agir contre lui ».

LVSL  Certains observateurs affirment que le colonel Gilbert Diendéré aurait déposé un témoignage partiel et insincère et qu’il aurait fait des pressions sur d’autres témoins. Qu’en pensez-vous ?

B. J. – Sans doute faut-il rappeler aux lecteurs qui est Gilbert Diendéré. À l’époque, il était lieutenant et le second de Blaise Compaoré à la direction du centre national d’entrainement commando qui avait été créé par Thomas Sankara. Il a été le chef du régiment de la sécurité présidentielle (RSP), de triste réputation, véritable corps d’armée au service de Blaise Compaoré et chargé des basses besognes du régime, notamment de la répression. C’est lui qui a tenté un coup d’État en septembre 2015 pour tenter de mettre un terme à la transition alors que les élections devenaient inéluctables.

Arrogant au début du procès, il a petit à petit perdu de sa superbe. Au début, il s’habillait avec son uniforme militaire, ce qui est apparu comme une provocation alors qu’il est condamné à vingt ans de prison pour le putsch de 2015. Mais il a fini en tenue civile.

Il est apparu au fil du procès comme le véritable organisateur de l’assassinat. Il a tenté de nier avoir été sur les lieux lors de l’arrivée du commando alors que de nombreux témoins ont affirmé l’avoir vu. Il a prétendu avoir été sur un terrain de sport non loin de là lorsque le commando est arrivé, mais aucun témoin n’est venu le confirmer.

Autre élément important, on a découvert que Diendéré pilotait ses hommes en les envoyant dans les points stratégiques de la ville ou dans d’autres casernes pour éviter qu’elles ne réagissent. Le lieutenant Michel Koama a été assassiné peu de temps avant Thomas Sankara, parce qu’il était considéré comme un des éléments capables de réagir avec ses hommes. D’autres témoins proches de Thomas Sankara sont venus affirmer qu’eux aussi avaient échappé à des tentatives d’assassinat.

Diendéré fait peur. On dit autour du procès que le regard qu’il jetait sur certains des témoins leur faisait peur. Certains ont d’ailleurs déclaré qu’ils ne voulaient pas mettre leur famille en danger quand le président du tribunal cherchait à en savoir plus. Pour illustrer cela voilà ce que rapporte un quotidien burkinabè : « Au cours de la plaidoirie Me Farama évoque une causerie qu’il a eu avec un soldat à propos du général Diendéré. Le soldat lui a dit : “Le général est très wacké. Il est très fort. Quand il rentre dans une salle et qu’il vous fixe du regard, vous êtes subjugué et il vous domine.” [8] »

Parmi les accusés, Tondé Ninda, le chauffeur de Gilbert Diendéré, est accusé de subornation de témoin. Sur demande Diendéré, il aurait rencontré Abderrahmane Zétiyenga, alors commandant d’unité au sein de la garde présidentielle, la veille de son audition. C’était pour tenter de l’influencer mais Diendéré nie. Zétiyenga a cependant enregistré leur conversation qu’il a remise au juge d’instruction.

Enfin, le 10 novembre, lors d’une audience du procès, un des avocats de la famille Sankara, Me Ferdinand Nzepa, a donné les noms de soldats ayant participé au complot et décédés depuis : « Otis est mort sur la route de Gaoua. Il avait été affecté pour indiscipline et c’est lorsqu’on le conduisait à Gaoua qu’il a tenté de s’évader. Il a reçu les rafales de ceux qui l’escortaient. Nabié Insoni est mort de maladie. Tabsoba est mort de maladie. Somé Gaspar est mort par accident. Maiga est mort par maladie et Lingani est mort suite aux événements de 1989 où il a projeté de renverser Blaise Compaoré [9] », laissant entendre que ces décès sont suspects.

On comprend donc que nombre d’accusés ou témoins ont donné l’impression d’avoir peur ou de ne pas dire la vérité.

LVSL  Vous avez demandé à être auditionné, mais ça n’a pas été le cas. Pourquoi vouliez-vous être auditionné et pourquoi cela a-t-il été refusé ?

B. J. – Je pense que pour différentes raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, ma demande n’est pas arrivée jusqu’au président du tribunal. J’ai reçu de façon détournée une réponse de la procureure, la même qui n’a pas trouvé le moyen de nommer un juge depuis un an pour poursuivre l’instruction sur le volet international. Elle m’a fait dire que le volet international n’était pas à l’ordre du jour du procès puisqu’il y avait dissociation. Or j’ai suivi le procès d’assez près quotidiennement grâce à la presse burkinabè, et de nombreux témoins comme je vous l’ai dit ont témoigné de complicités extérieures.

Je voulais dénoncer Arsène Yé Bongnessan que j’avais rencontré début novembre 1987 et qui a déclaré ne pas avoir d’importantes responsabilités après le 15 octobre 1987 alors qu’il était le premier responsable des comités révolutionnaires qui remplaçaient les comités de défense de la révolution (CDR).

Je voulais aussi exposer ce qu’est le secret défense et comment ça fonctionne, afin de montrer que la France n’avait pas honoré la promesse d’Emmanuel Macron. Enfin j’aurais aimé faire un exposé global sur la situation politique à l’intérieur du pays et sur le contexte international.

J’ai finalement décidé de m’exprimer dans un média local :

Entretien préparé avec le concours de Mahamady Ouédraogo.

Notes :

[1] Lire « L’intervention que devait faire Thomas Sankara à la réunion du 15 octobre 1987 au soir », thomassankara.net.

[2] On peut prendre connaissance de ces initiatives via ce lien.

[3] Lire « L’instruction sur le volet international de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, stoppée depuis un an, doit reprendre au plus vite », thomassankara.net, 7 février 2022.

[4] Voir sur ce lien les articles sur Alouna Traoré, sur thomassankara.net.

[5] Lire les articles de Bruno Jaffré sur le sujet : « Les circonstances de l’assassinat de Thomas Sankara » et « Ouverture d’un procès historique à Ouagadougou. Mais qui a assassiné Thomas Sankara ? », thomassankara.net, 2021.

[6] Lire Pascal Jouary, Secret-défense, le livre noir. Une enquête sur 40 affaires entravées par la raison d’État, Max Milo, 2021.

[7] Lire le webdoc : « Qui a fait tuer Sankara ? Des pistes d’enquête », RFI, 2017 et « Qui a tué Sankara ? Présentation du webdoc de RFI réalisé en 2017 », thomassankara.net, 2021.

[8] Lire « Assassinat de Thomas Sankara : “Le général Diendéré est complice par instigation ou instruction”, dixit Me Prosper Farama », Le Pays, 8 février 2022.

[9] « Procès Thomas Sankara : le récapitulatif », Faso7.com.

Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.

Sur quoi prospère le « djihadisme » au Burkina Faso

Village actuellement abandonné dans le nord du pays. © Rodrigue Hilou

Alors que l’ensemble des pays sahéliens continue de s’enfoncer dans la crise sécuritaire, le Burkina Faso vient de franchir la barre du million de déplacés internes – pour environ 20 millions d’habitants. Les groupes « djihadistes » [1] semblent y gagner du terrain, comme en témoigne l’attaque d’humanitaires français et nigériens à proximité de Niamey le 9 août ou celle d’un poste-frontière entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire le 11 juin dernier. Comment comprendre l’extension des espaces contrôlés par les « djihadistes » ? Faut-il y voir le succès d’une idéologie politico-religieuse ? Le résultat de conflits ethniques ? L’expression d’une simple criminalité organisée ? Ce sont surtout des facteurs structurels qui expliquent l’attrait d’une partie de la population pour ces organisations funestes : l’appauvrissement des campagnes, les tensions foncières et la crise de légitimité de l’État.


Pauvreté rurale, tensions foncières

Les campagnes burkinabè connaissent une situation de pauvreté durable pour trois raisons principales : la croissance démographique, la désertification, et le manque d’investissements, notamment de la part de l’État. Dans ce contexte, l’Union africaine estime : « Malgré les efforts de libéralisation de l’espace politique, la lutte pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles demeure l’un des principaux facteurs qui alimentent l’instabilité en Afrique. [2] »

Bien que le Burkina Faso subisse, comme la plupart des pays d’Afrique, un fort exode rural, la population des campagnes continue de croître : elle a doublé entre 1985 et 2019, passant d’environ 7 à 14 millions de personnes. Conséquence immédiate : plus d’hommes pour moins de terres. Dans un contexte où les moyens de faire croître la productivité de l’agriculture sont quasi inexistants, les communautés villageoises disposent de peu de solutions pour permettre à chacun de subvenir à ses besoins : partager les terres, en mettre de nouvelles en culture, pousser les jeunes à en trouver une dans un autre village ou à aller vivre en ville. De surcroît, contrairement à l’idée selon laquelle l’élevage pastoral – qui concerne essentiellement les Peuls, ethnie présente dans toute l’Afrique de l’Ouest – serait un archaïsme en voie de disparition et que tous les peuples seraient destinés à se sédentariser, le nombre de pasteurs demeure croissant [3].

La disponibilité des terres diminue non seulement par rapport à la population, mais aussi de manière absolue du fait de la désertification [4]. Les sols des régions arides et semi-arides – c’est-à-dire presque tout le territoire burkinabè – sont particulièrement fragiles et se dégradent rapidement. Certes, le changement climatique y est pour beaucoup, mais la surexploitation des terres agricoles, les défrichements et le surpâturage représentent des pratiques très néfastes.

Sol désertifié. © Rodrigue Hilou

Si la dégradation des sols touche surtout le nord du pays, d’autres espaces, comme le sud-ouest et le centre, connaissent une forte pression foncière. Depuis une dizaine d’années,  les « nouveaux acteurs » – cadres administratifs, personnel politique, entrepreneurs, etc. – investissent en se rendant acquéreurs de parcelles relativement grandes (plusieurs dizaines ou centaines d’hectares). La spéculation côtoie l’agrobusiness, avec la culture notamment du coton ou de la noix de cajou destinés à l’exportation. Le processus de « titrisation » des parcelles, c’est-à-dire la transformation des droits coutumiers en droits de propriété privée exclusifs, initié sous le régime de Blaise Compaoré (1987-2014) [5], facilite les acquisitions par ces « nouveaux acteurs ».

Le pays se rapproche ainsi de plus en plus d’une situation de saturation foncière, où toutes les terres arables ou dédiées au pâturage sont exploitées. Cette situation engendre des conflits entre éleveurs pastoraux et agriculteurs du fait des empiétements des troupeaux sur les champs et de la destruction des cultures. Le chercheur Alexis Gonin identifie plusieurs sources de tension : la concurrence dans l’accès aux points d’eau ; l’augmentation du nombre d’agriculteurs qui se lancent également dans l’élevage et menacent le droit de vaine pâture des pasteurs (droit de faire paître ses troupeaux sur les restes des cultures après la récolte) ; la tendance des « nouveaux acteurs » à clôturer leurs parcelles pour s’en assurer la jouissance exclusive [6] ; les couloirs de circulation des troupeaux qui se réduisent à mesure que les espaces cultivés s’étendent, obligeant les pasteurs à empiéter sur les cultures [7].

Pourtant, l’État est censé garantir l’accès aux pâturages pour les éleveurs pastoraux, comme le stipule la loi 034/2002 portant loi d’orientation relative au pastoralisme. Dans le sud-ouest du pays, les éleveurs ont été encouragés à s’installer après les sécheresses des années 1970-1980 en bénéficiant de zones aménagées et réservées. Mais aujourd’hui, face à la pression des agriculteurs cherchant à s’approprier ces espaces, les autorités coutumières remettent en cause les droits des éleveurs.

Comment, dès lors, se résolvent les conflits qui éclatent régulièrement entre pasteurs et agriculteurs ? C’est l’autorité coutumière qui s’en charge [8] à travers la commission de conciliation foncière villageoise. Lorsqu’elle ne parvient pas à accorder les parties en présence, ou que les enjeux sont trop importants, c’est la justice qui est saisie. En pratique, l’autorité coutumière, traversée par les rapports de force qui se jouent entre pasteurs et agriculteurs, est plutôt favorable aux seconds. Quant à la justice, elle est critiquée pour sa lenteur, son inefficacité, voire sa corruption.

À tout cela s’ajoute une autre source d’insécurité foncière pour les éleveurs : les aires protégées. Patrice Akiam, auteur d’un mémoire [9] sur la question, explique : « Il s’agit notamment des deux plus grands complexes écologiques du pays qui regorgent en leur sein d’aires de faune, de ranchs, de parcs, de corridors ainsi que de zones villageoises d’intérêt cynégétique. Le premier et le plus important est le complexe W-Arly-Pendjari situé à l’est, à cheval entre le Burkina Faso, le Bénin et le Niger ; le second est le complexe Pô-Nazinga-Sissili, situé dans le centre-sud. Ces différents espaces contiennent plusieurs zones correspondant à différents niveaux de protection, certaines étant interdites aux éleveurs (les ranchs, les Parcs, etc.), d’autres accessibles (les zones tampon, les zones de pâtures, etc.). Bien que ce zonage soit en partie négocié avec les chefs coutumiers locaux et les représentants des pasteurs, les tensions entre agriculteurs et éleveurs demeurent. Cela est dû aux empiétements des zones tampons et de pâtures par les agriculteurs, toujours en quête de nouvelles terres à défricher, entraînant une réduction considérable des espaces de pâturage pour les pasteurs. La conséquence est l’empiétement sur les cultures et d’autres espaces protégés par les éleveurs, dû au manque de pâturages. »

Aux problèmes agricoles s’ajoute la situation préoccupante touchant aux mines d’or. La forte hausse du cours de l’or depuis le début des années 2000 a aiguisé les appétits, entraînant une concurrence toujours plus forte pour accéder aux mines artisanales et aux sites d’orpaillage. Les groupes « djihadistes » trouvent là un moyen de se financer, notamment au nord et à l’est du pays, où les attaques sont devenues fréquentes. Ces groupes profitent soit de l’absence de l’État, soit du comportement prédateur de ses agents ou des milices qu’il utilise et qui poussent les orpailleurs à les rejoindre [10].

Vers Ouahigouya, au nord. © Rodrigue Hilou

Crise de l’État social, crise de l’État régalien

Troisième facteur de pauvreté dans les campagnes : la crise de l’État social et le manque d’investissements publics. Concrètement, tout manque : eau, électricité, écoles, dispensaires, routes, etc. Le chercheur Ra-Sablga Ouédraogo va jusqu’à analyser les mouvements « djihadistes » comme une insurrection – prenant les formes les plus détestables qui soient – des marges contre le pouvoir central qui les abandonne à la misère, tandis que les conditions de vie dans les villes sont relativement meilleures [11].

Encore plus grave que la crise de l’État social est celle de l’État régalien. Dans le nord du pays, les fonctionnaires et les forces de sécurité, qui souvent ne sont pas issus de ces localités et ne parlent pas le fulfuldé – la langue des Peuls –, sont plus souvent perçus comme des étrangers cherchant à s’enrichir que comme des agents chargés de fournir des services [12]. Les forces de sécurité commettent de nombreuses exécutions extrajudiciaires dans le cadre de la lutte antiterroriste et le recrutement de civils volontaires dans l’armée augmente le risque de dérives. À Djibo, dans le nord du pays, 180 corps ont été retrouvés. Ces exécutions, « justifiées » par des soupçons de complicité avec les « djihadistes », fonctionnent comme des « prophéties autoréalisatrices » [13] : les proches des victimes finissent par chercher protection ou vengeance auprès des groupes « djihadistes ».

Le banditisme et les « coupeurs de routes » se sont développés ces dernières années et l’État n’est pas en mesure de les réprimer du fait de la faible couverture territoriale des forces de sécurité. Face à cela et à la montée du « djihadisme », il a laissé et même encouragé le développement de milices d’autodéfense appelées « koglweogo », qui se sont rendu coupables d’exactions, voire de massacres [14]. Censées assurer la sécurité des populations, ces milices aggravent les tensions en entretenant un cycle de violences et de vengeances. Ce fut en particulier le cas le 1er janvier 2019 lors des massacres de Yirgou quand, en réponse à une attaque « djihadiste » survenue la veille, les koglweogo ont assassiné plusieurs dizaines [15] de pasteurs peuls, accusés de complicité avec les assaillants.

L’inefficacité et le manque de moyens de la justice poussent à la surenchère violente. La lenteur des procédures, malgré la création d’un pôle antiterroriste en 2017, conduit des militaires à exécuter des suspects. Le massacre de Yirgou, comme de nombreux autres règlements de compte, est survenu aussi en raison du manque de confiance dans la justice de l’État : les populations préfèrent se faire justice elles-mêmes. De plus, les pasteurs peuls ont de grandes difficultés à faire respecter leurs droits en raison du climat de méfiance réciproque entretenu avec l’administration ; un an après le massacre de Yirgou, seules douze personnes ont été arrêtées et leur jugement se fait toujours attendre.

© Rodrigue Hilou

La crise de légitimité de l’État procède aussi de la corruption qui existe en son sein. En témoigne une vaste affaire d’acquisitions illégales de parcelles urbaines. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le foncier urbain paru en 2016 pointe « la forte ingérence du politique dans la gestion du foncier. C’est ainsi que dans l’activité de promotion immobilière, des promoteurs liés aux milieux politiques ont pu bénéficier d’énormes facilités qui ne sauraient prospérer dans un contexte de bonne gouvernance et de respect de l’éthique en la matière. [16] » Au total, plus de 100 000 parcelles acquises illégalement et faisant l’objet de spéculations ont été saisies.

Si les conflits peuvent s’expliquer par les différentes causes structurelles identifiées ici, la dynamique des violences tend à s’autonomiser [17]. Chaque attaque – qu’elle vienne des « djihadistes » ou des milices – encourage un peu plus les populations à s’organiser et à s’armer pour se défendre et se venger. Et ceci entretient un cercle vicieux de violences et de contre-violences, prenant de plus un caractère ethnique.

C’est sur ce terreau que prospère le « djihadisme ». Les conflits ouverts ou larvés avec les agriculteurs accentuent la marginalité sociale des pasteurs peuls, liée à leur mode de vie. C’est ce qui amène une partie d’entre eux à collaborer avec les « djihadistes ». L’International Crisis Group analyse : « La surreprésentation présumée de la communauté peule parmi les djihadistes traduit moins une prédisposition au djihad que l’exposition particulière des éleveurs et des propriétaires fonciers peuls à des situations d’injustice et leur plus faible intégration aux institutions étatiques, à commencer par l’école publique. [18] » Et la stigmatisation des Peuls conduit à la « prophétie autoréalisatrice » identifiée plus haut. Donc bien loin d’une lecture culturaliste, il est nécessaire de comprendre les motivations des « djihadistes » à partir du contexte socio-économique.

C’est également ce qui explique les alliances conjoncturelles de bandits et de « coupeurs de routes » avec les « djihadistes ». La situation d’extrême pauvreté facilite grandement le recrutement de ces organisations, il suffit parfois de quelques dizaines de milliers de francs CFA [19] pour attirer des combattants. De ce point de vue, la situation des jeunes ruraux est particulièrement préoccupante : un accès à la terre de plus en plus difficile, un faible niveau d’éducation – quand ils ne sont pas illettrés – qui leur enlève la possibilité de s’intégrer au secteur formel en ville, et les voici réceptifs aux propositions de groupes armés qui leur garantissent des revenus et un statut social. De ce fait, bien qu’on suive l’hypothèse selon laquelle les cadres des formations « djihadistes » auraient des ambitions politico-religieuses – contrôler des territoires et imposer leur vision de la « charia » –, la plus grande part des combattants intègre en réalité ces organisations par opportunisme ou par détresse. L’armée ne peut résoudre ces problèmes, la réponse se doit d’être politique.


[1] Il existe un débat sur le caractère ou non religieux de ces groupes armés. Bien que le terme « djihadisme » soit répandu dans la presse et les diverses publications, il a le défaut de donner la prééminence aux motivations religieuses. La Banque mondiale ou le PNUD préfèrent l’expression « groupes extrémistes violents », en mettant l’accent sur leur caractère criminel et les trafics qu’ils opèrent. Par ailleurs, ces groupes sont nombreux et divers (Katiba Macina, Al-Qaida au Maghreb Islamique, Front de libération de l’Azawad, etc.) ; ils affichent des motivations et des modes d’actions différents, se font concurrence ou coopèrent ponctuellement. Tout ceci complexifie beaucoup l’analyse. Dans cet article, le terme « djihadiste » sera employé entre guillemets pour mettre ce débat en évidence. Cf. Giovanni Zanoletti, « Sahel : pourquoi prendre les armes ? Une revue de la littérature », Papiers de recherche, n°134, Agence française de développement, juillet 2020.
[2] Union africaine, Banque africaine de développement, Commission économique pour l’Afrique, « Cadre et lignes directrices sur les politiques foncières en Afrique », 2010.
[3] Comité scientifique français de la désertification, « Pastoralisme en zone sèche. Le cas de l’Afrique subsaharienne », Les Dossiers thématiques, n°9, 2012.
[4] On estime qu’à l’échelle de l’Afrique, environ 4% des terres sont menacées de dégradation irréversible. A fortiori, ce chiffre doit être bien supérieur au Sahel. Cf. « La désertification, un constat alarmant », Groupe de travail désertification, 2017.
[5] Notamment avec la loi portant réorganisation agraire et foncière de 1996 et la loi de 2009 portant régime foncier.
[6] On peut rapprocher ce phénomène au « mouvement des enclosure », qui a eu lieu en Angleterre entre le XVIe et le XVIIe, marquant le passage d’un système de propriété communautaire à un système de propriété privée. Cf. Giovanni Zanoletti, « Mali : le “jihad de la vache” », Libération, 12 juin 2019.
[7] Alexis Gonin, « Concurrences spatiales, libre accès et insécurité foncière des éleveurs (sud-ouest du Burkina Faso) », Les Cahiers du Pôle Foncier, n°21, 2018.
[8] Ceci a été formalisé avec la loi 034/2009 portant régime foncier et ses décrets d’application.
[9] Patrice B. Akiam, « Dynamiques des systèmes agraires et conservation d’une aire de faune en pays Kasséna : analyse sociologique du cas du « couloir des éléphants » dans le complexe dit PONASI dans la province du Nahouri au Burkina Faso », Mémoire de master en Sociologie, Université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, 2019.
[10] International Crisis Group, « Reprendre en main la ruée vers l’or au Sahel central », Rapport Afrique n°282, novembre 2019.
[11] Panel de l’Institut Free Afrik, « Burkina Faso : comment faire nation face à l’insécurité terroriste, sanitaire et socio-économique ? », avec Aziz Diallo, Fidèle Ouoba et Ra-Sablga Seydou Ouédraogo, 7 juin 2020.
[12] International Crisis Group, « Nord du Burkina Faso : ce que cache le jihad », Rapport Afrique n°254, 2017.
[13] International Crisis Group, « Burkina Faso : sortir de la spirale des violences », Rapport Afrique n°287, 2020.
[14] Rémi Carayol, « Les milices prolifèrent au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, mai 2020.
[15] Le bilan officiel mentionne une soixantaine de morts, mais certaines estimations vont jusqu’à 210.
[16] Commission d’enquête parlementaire sur le foncier urbain au Burkina Faso, Rapport général, 2016.
[17] Giovanni Zanoletti, « Sahel : pourquoi prendre les armes ? Une revue de la littérature », op. cit.
[18] International Crisis Group, « Burkina Faso : sortir de la spirale des violences », op. cit.
[19] 1 euro = 656 francs CFA, donc 10 000 francs CFA = 15,20 euros.