Elections européennes : une campagne hypocrite ?

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© Europarl

Les élections européennes de mai 2019 auront donné lieu à des gorges chaudes quant au sursaut de participation. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’étudier l’ensemble des causes de ce phénomène, la campagne de publicité numérique du Parlement européen ne manque pas de susciter de nombreuses interrogations. Par Félix Lepeletier. 


« Et les hommes asservis à une fausse science s’égarent, ayant perdu le rythme de la vie et parce qu’ils vont plus vite vers des bruits aussi vains ils appellent progrès leur traînée de limace » (Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort).

Au soir du 26 mai dernier, l’atmosphère politique se trouvait marquée d’une remarquable ambiguïté. Le sempiternel refrain « populistes contre progressistes » avait du plomb dans l’aile et les différentes rédactions s’évertuaient pourtant à démontrer une prétendue victoire à la Pyrrhus. Toutefois, les voix s’accordaient parfaitement lorsqu’il s’agissait de saluer un regain historique de participation, tant au niveau national qu’européen. Ce jugement unanime, présenté comme une vérité absolue, et permettant à loisir de louer un supposé regain d’intérêt pour les institutions européennes ne doit pas nous faire perdre de vue l’ensemble des mécanismes à l’œuvre durant cette campagne.

Parmi eux, une campagne de communication du parlement européen portant le nom « Choose your future ». Si ce dernier ne remémore rien à l’esprit du lecteur, il se souviendra sans doute du clip vidéo qu’it avait produit. Visionné plus de vingt millions de fois une semaine après son lancement, ce petit spot publicitaire d’un peu moins de trois minutes se structure de la façon suivante : des images de fœtus, d’accouchements, de parents et de grands-parents, ainsi qu’une voix enfantine se faisant l’observatrice des troubles et peurs qui menacent « l’Europe ». Jouant sur les instincts les plus primaires, de tels ingrédients peuvent paraître ridicules lorsqu’il s’agit de renforcer la participation aux élections européennes. Une telle analyse critique postule que les ressorts d’une communication politique efficace se fondent non pas sur des affects, mais sur l’exercice de la raison. Or, le pari de l’agence à la manœuvre dans la campagne publicitaire en question fut plutôt inverse.

Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation.

L’agence de communication publicitaire danoise « And co », membre du groupe « North alliance », réunissant d’autres entreprises de ce secteur, fut commissionnée par le Parlement européen à une fin précise : ne pas faire une campagne politique, indiquant pour qui et ce pour quoi il faut voter, mais faire une campagne pour le vote lui-même. Aujourd’hui, le site de la « North alliance » vante les mérites du travail effectué pour le compte du Parlement européen et revendique même la hausse historique du taux de participation. Parmi ses arguments, le tweet du vice-président (et actuel président) du Parlement européen.

Mais comment expliquer l’efficacité de leur offre ? Toujours sur la page de leur site concernant la campagne pour le compte du Parlement européen, le lecteur peut découvrir un des enjeux du travail mené : cibler le panel des quatre cent millions d’électeurs. Pour y parvenir, « And co » s’est appuyé notamment sur un sondage, dont l’origine n’est pas divulguée, indiquant le ressenti majoritaire de cette population et notamment ses craintes à l’égard du climat, des migrations et du terrorisme.

Dès lors, réaliser un support audiovisuel permettant de susciter ces interrogations ne semble pas relever de la compétence exclusive d’une telle agence de communication. L’enjeu se situe davantage dans sa diffusion.

Le site de « And Co » révèle, au détour d’une de leurs pages, l’utilisation d’un algorithme singulier permettant le traitement d’une grande quantité de données afin de cibler la pertinence d’une offre de marketing pour le produit des clients de l’agence de communication. Ce dernier porte le nom de « TRAX ®», mais il n’est guère donné plus d’informations le concernant.

le parlement européen a APPUYÉ sa campagne « Choose your future » D’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook.

L’utilisation de données en marketing publicitaire n’est pas un fait nouveau, mais il est intéressant de l’interroger dans le cadre de la communication politique récente, à la suite de l’affaire Cambridge Analytica. Depuis le scandale de l’élection américaine et l’audition, par des sénateurs du Congrès américain, du PDG de Facebook Mark Zuckerberg, il est possible pour tout utilisateur de la plateforme de connaître les dépenses effectuées dans le domaine de la publicité ciblée durant des campagnes électorales.

Ce service révèle ainsi que le parlement européen a appuyé sa campagne « Choose your future » d’un ciblage bien particulier, en fonction principalement de l’origine géographique, de la tranche d’âge et du sexe des utilisateurs de Facebook. Le montant des dépenses effectuées pour des publicités ciblées durant la campagne de 2019 s’élève à 3,3 millions d’euros, là où le total de celles effectuées par des partis transnationaux ou groupes ou parlement européen ne recouvre que 449 000 euros. Au lecteur revient le privilège d’apprécier un lien ou non de causalité entre ces faits, la transparence de telles procédures ne permettant pas de l’induire ou de le récuser pleinement.

Pour donner un ordre de grandeur, en 2018, les sommes engagées dans le cadre de campagnes de publicité politique sur Facebook sont de l’ordre de 5,4 millions de dollars pour la campagne du comité de soutien à Beto O’Rourke, “Beto for Texas” (pour 6.024 pubs), la plus onéreuse. En deuxième position se trouve le comité de soutien à la politique de Donald Trump « Make America Great Again » (3,1 millions de dollars).

Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu  des données collectées de Facebook ?

Ces faits doivent cependant nous pousser à interroger le sens de telles procédures. Le Parlement européen, sous couvert d’une campagne prétendument non-politisée, peut-il s’octroyer la possibilité d’agir sur le cours de ses propres élections par le jeu bien réglé des données collectées de Facebook ?

Augmenter le taux de participation d’un scrutin de si large ampleur que les élections européennes, après tout, n’est-ce pas là une bonne chose ? Dans l’absolu, une telle pratique semble parfaitement correspondre à la nécessité d’un système de démocratie représentative : augmenter le nombre de participants ne ferait que renforcer la légitimité du processus, en ce sens qu’il incarnerait bel et bien le choix du plus grand nombre, doit de la majorité de la population.

Il convient cependant de replacer cette éventualité dans le cas précis que nous analysons. Les institutions européennes et en particulier le parlement subissent une crise de légitimité aggravée depuis la mise en place du traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, conférant aux décisions de cette instance le simple statut de procédure législative de droit commun pour la majorité des domaines qui la concerne. Ce faisant, le parlement européen ne se trouve pas sur un pied d’égalité avec le conseil européen, mais bien en posture d’infériorité législative pour l’adoption d’une norme européenne.

Or, si nous avons toujours en tête le clip vidéo de la campagne « Choose your future », le vote pour l’élection européenne se trouvait par exemple présenté comme un recours face à « l’incertitude générée par le réchauffement climatique, l’immigration et le terrorisme ». Le récit ainsi construit oblitère le simple fait que le parlement européen se trouve en grande partie exclu du domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune.

Par ailleurs, l’article 123 du traité de Lisbonne évoqué précédemment empêche aux Etats de l’Union d’emprunter directement auprès des Banques centrales – ce qui n’empêcherait pas de garder une éventuelle autorité de contrôle indépendante afin d’éviter les dérives inflationnistes -, ce qui leur interdit d’engager une réelle politique de relance et d’investissements ciblés pour enrayer la destruction de la biosphère, conséquence du réchauffement climatique.

Notre critique de cette campagne prétendument « non-politisée » pourrait également se considérer en des termes éthiques. Jouer avec l’anxiété des spectateurs, suscitée par une succession d’images du travail d’accouchement montrées en gros plan et appuyées par un discours apocalyptique, délaisse le travail de la raison au profit des émotions.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme.

Si l’illusion peut se définir comme une croyance irrationnelle motivée par des désirs (Sigmund Freud, L’avenir d’une Illusion, VIII), force est de reconnaître que les ingrédients d’une telle recette ne manquent pas. De même lorsqu’il est question d’immigration et de « sécurité aux frontières », choisir de tels termes n’est pas anodin et constitue en soi un parti pris. L’analyse des faits plutôt que le recours à la croyance permettrait d’observer aisément la part de responsabilités de l’Union européenne -et d’incapacités du Parlement européen- dans les causes et la gestion des migrations.

Un autre point pourrait susciter une interrogation quant à l’éthique d’une telle campagne publicitaire : le recours aux données d’utilisateurs de Facebook par le financement d’une publicité ciblée sur cette plateforme. Suite à l’affaire Cambridge Analytica, le Parlement européen avait adopté en octobre dernier le texte de la commissaire européenne à la Justice, Vera Jourova, présenté afin notamment d’empêcher les tentatives de « micro-targeting » d’influer sur le scrutin de mai 2019. Le manque de transparence concernant la campagne « Choose your future » ne permet pas d’affirmer si de tels procédés ont été employés par l’agence de communication chargée de sa mise en place. Dès lors, un doute plane sur la portée de telles mesures : marquent-elles une réelle avancée, avec le RGPD  ou ne sont-elles qu’une énième tartuferie ?

Il serait dans tous les cas légitime de s’interroger sur l’influence psychologique et politique que prennent y compris les pratiques légales de ciblage publicitaire selon l’âge et le genre. La campagne du parlement européen ne s’est à cet égard pas gêné pour adapter ses contenus à des cibles définies selon des critères on peu le supputer, réducteurs, comme semble l’illustrer la différence incompréhensible de ciblage féminin de cette publicité,

et le ciblage masculin de celle-ci,

identiques sur le fond, et adaptées étrangement sur la forme et les codes couleurs.

On pourrait également s’interroger plus largement sur les méthodes d’examen et de traitement  des « publicités portant un enjeu social, politique ou électoral» développées par Facebook, et questionner légitimement les éventuels effets de filtrage éditorial et idéologiques employées par leurs IA et gestionnaires. Dans les publications concernées par la nécessité de la mention “financé par” on peut ainsi citer comme exemple donné par Facebook pour l’UE : « nous devons nous battre contre les inégalités salariales grandissantes dans notre pays » ou encore « pourquoi nous devons lutter contre le chômage chez les jeunes ». Tandis que la publicité indiquant « notre entreprise a contribué à la création de 10 000 emplois au cours du dernier trimestre », est indiquée explicitement par Facebook comme ne devant pas nécessairement porter la mention « financé par ».

La prétendue lutte contre les « fake news » (réellement) racistes passerait-elle aussi par une éditorialisation « soft » des contenus à caractère économique pour prévenir la montée des « populismes de gauche comme de droite »? On ne saurait l’affirmer avec certitude pour l’heure, mais les interrogations sont légitimes.

Le cas du Parlement européen n’est pas un phénomène isolé. Il frappe cependant par son ampleur. A une échelle plus réduite, il convient également de s’interroger sur le rôle de la diffusion ciblée de publicités politiques produites par des partis eux-mêmes. Durant l’élection européenne de 2019, les partis affiliés au Groupe des verts/Alliance libre européenne ont bénéficié de résultats favorables dans de nombreux pays (France, Allemagne, Autriche…), leur permettant de bénéficier de 74 sièges au parlement européen. Différentes analyses permettent d’interpréter un tel vote, mais il convient également de prendre en compte le type de campagne menée par ce parti transnational et notamment ses investissements en terme de communication ciblée. Le Groupe des verts/Alliance libre européenne se trouve effectivement en première position en matière de dépenses sur Facebook afin de diffuser des contenus ciblés au cours de l’élection de mai 2019.

Ces pratiques font aujourd’hui partie intégrante des processus électoraux. Toutefois, il convient d’apprécier les spécificités de chaque pays où elles se voient utilisées. L’affaire Cambridge Analytica peut en partie s’expliquer par la hauteur des financements autorisés par les Etats-Unis dans le cadre de campagnes électorales. De telles dépenses sont impossibles en France, ne permettant pas d’obtenir par cette voie un tel nombre de données sur chaque citoyen. Néanmoins, et malgré les restrictions de la CNIL, le ciblage des données reste un outil privilégié de certains de nos partis.

Si l’objectif de ces méthodes revient à mobiliser un « électorat indécis » selon des méthodes exactement similaires aux forces populistes tant décriées, il révèle aussi, négativement, de quelle manière le Parlement Européen peine à camoufler un manque de légitimité au sein des institutions de l’Union européenne.

Jour après jour, la compréhension du maniement de ces outils technologiques nouveaux, concernant chaque citoyen à diverses échelles, s’impose comme un impératif politique toujours plus pressant.

La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharrem_%C4%B0nce_presidential_candidate.jpg
Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.