ChatGPT : derrière le mythe de l’intelligence artificielle, les dangers des automates computationnels

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crédits Jr-korpa

Le 14 mars 2023, OpenAI, entreprise américaine fondée entre autres par Elon Musk, Sam Altman et Peter Thiel, annonçait le lancement de son nouveau modèle de langage artificiel, GPT-4, faisant passer une étape supplémentaire aux technologies de génération automatique de textes. Cette nouvelle innovation poursuit la stratégie industrielle de l’entreprise américaine, qui ne cesse de faire parler d’elle depuis quatre mois. Derrière la fascination, il convient de mettre au jour les fantasmes et les dangers : ces technologies ne risquent-elles pas de réduire l’avenir du web à l’extractivisme de la donnée, et les capacités expressives humaines à des calculs automatisés ? Par Anne Alombert, maître de conférences en philosophie française contemporaine à l’université Paris 8, Vincennes – Saint-Denis, autrice de Schizophrénie numérique à paraître en avril 2023 aux éditions Allia.

Le 30 novembre 2022, OpenAI réalisait l’un des plus grands « coup médiatique » de l’histoire de l’intelligence artificielle, en rendant accessible au grand public un nouvel outil, dénommé ChatGPT. Ce dispositif, souvent décrit sous les noms d’ « intelligence artificielle » ou d’ « agent conversationnel », repose en fait sur l’association entre deux types de technologies : un modèle de langage (il s’agissait alors de GPT-3, et désormais, possiblement, de GPT-4), qui permet de générer toutes sortes de textes grâce à des calculs probabilistes appliqués à des quantités massives de données, et une messagerie instantanée, qui permet aux utilisateurs de poser des « questions » ou de donner des « consignes » à la machine, afin d’obtenir des productions textuelles variées (de la recette de cuisine aux poèmes, en passant par les articles scientifiques ou le code informatique).

ChatGPT, entre fantasmes et réalités

Comme souvent, le fait de rendre accessible ce type de dispositifs, au fonctionnement opaque mais à l’usage très intuitif, engendre un effet de fascination généralisée : la machine, semblant répondre par magie aux questionnements les plus insolites, devient l’objet de toutes sortes de projections anthropomorphiques nourries par les discours transhumanistes. La machine serait-elle capable d’écrire ou de parler ? Serait-elle capable de penser ? Serait-elle consciente d’elle-même ? Pourrait-elle se substituer aux activités humaines qu’elle semble si bien simuler ?

Le lancement de ChatGPT (d’abord gratuit mais dont une version payante a déjà émergé) a ainsi constitué une énorme opération de communication pour OpenAI, qui en a aussi profité pour exploiter le travail gratuit de ses millions d’utilisateurs (cent millions de comptes enregistrés en janvier 2023), convaincus d’expérimenter un nouveau gadget, alors que c’est le système qui se nourrissait de leurs requêtes pour améliorer les performances de ses algorithmes. Si bien qu’au moment où tout un chacun commençait à se demander comment faire un bon usage de ChatGPT, le dispositif technologique avait déjà largement utilisé ses soi-disant usagers pour se perfectionner, conformément au célèbre adage selon lequel « si c’est gratuit, c’est vous le produit ! ».

« Au moment où tout un chacun commençait à se demander comment faire un bon usage de ChatGPT, le dispositif technologique avait déjà largement utilisé ses soi-disant usagers pour se perfectionner, conformément au célèbre adage selon lequel “si c’est gratuit, c’est vous le produit !” ».

Grâce à ChatGPT, OpenAI, qui avait bénéficié d’un investissement initial d’un milliard de dollars de la part de Microsoft, a ainsi vu sa valeur boursière augmenter de manière exponentielle : désormais valorisée à 29 milliards de dollars, elle devrait faire l’objet d’un investissement pluriannuel de plusieurs milliards de dollars de la part de Microsoft, qui entend intégrer ChatGPT à ses services (notamment à son moteur de recherche Bing, dans le but de concurrencer Google en ce domaine, et à la suite bureautique Microsoft Office). Le 23 janvier 2023, Microsoft annonçait ainsi le renforcement de son partenariat avec OpenAI « pour accélérer les percées de l’IA afin de garantir que ces avantages soient largement partagés avec le monde ».

Trois jours plus tôt, le 19 janvier, Microsoft avait annoncé le licenciement de dix mille salariés (près de 5 % de ses effectifs). La veille, le 18 janvier, le journal Time avait révélé le partenariat entre OpenAI et la société Sama, qui a permis à l’entreprise d’employer des travailleurs kenyans rémunérés à moins de deux dollars de l’heure pour indexer d’immenses quantités de contenus toxiques circulant sur Internet, afin de « nettoyer » les données d’entraînement de ChatGPT. Les calculs des algorithmes, indifférents à toute signification, sont en effet incapables de reconnaître un texte à caractère haineux, violent, raciste ou pornographique : pour éviter que la machine ne génère automatiquement et massivement des contenus de ce type, ce sont donc des humains qui doivent les visionner et les indexer, au prix de nombreux traumatismes. Contrairement aux IA qui effectuent des calculs sur de l’information numérique, les humains se laissent affecter par le sens des textes qu’ils lisent : l’exposition constante à des contenus nuisibles engendre donc des troubles psychiques.

Plutôt que les machines conscientes ou les avantages de l’IA « largement partagés avec le monde », ce sont donc les craintes associées à l’industrie numérique et à l’économie des données qui semblent s’affirmer derrière les prouesses de ChatGPT : disparition des emplois et exploitation des « travailleurs du clic », sans compter la concentration des capitaux et la consommation énergétique nécessaires à l’entraînement de ce type de modèles, qui rend le coût de ces technologies prohibitif.

« Il faut en effet distinguer un dispositif comme Wikipédia et un dispositif comme ChatGPT : les deux outils symbolisent en fait deux visions antithétiques du Web, la première fondée sur l’ouverture et l’intelligence collective, et la seconde sur l’extractivisme et le calcul automatisé ».

Des agents conversationnels aux automates computationnels

Comme souvent, les enjeux écologiques, politiques et sociaux des innovations technologiques sont subrepticement refoulés par des discours au sujet des « intelligences artificielles » ou des « agents conversationnels ». Or, comme cela a été souligné par divers spécialistes, un dispositif comme ChatGPT n’a rien d’intelligent : il s’agit d’un ensemble complexe d’algorithmes (très performants) effectuant des calculs statistiques sur des quantités massives de données afin de déterminer des suites de mots probables par rapport aux données d’entrée (sur le modèle des logiciels d’autocomplétion, qui permettent de générer automatiquement la suite la plus probable d’un sms ou d’un e-mail).

Ce n’est évidemment pas ainsi que procèdent les « agents » lors de « conversations » : converser avec autrui ne suppose pas de faire des calculs probabilistes sur des quantités massives de données afin de générer une suite probable de mots (sans quoi aucun humain ne serait capable de converser). En conversant, un « agent » s’expose à l’autre en révélant sa singularité : tant qu’il ne se contente pas de répéter des idées reçues ou des clichés, il s’exprime à partir de sa mémoire, de son expérience et de ses désirs toujours singuliers, en interprétant une situation ou un contexte donné. Les conversations les plus intéressantes sont souvent les plus inattendues et les plus improbables, celles durant lesquelles l’agent se surprend lui-même à travers les questions qu’il pose ou à travers les réponses qu’il propose – la conversation se fait ainsi conversion. Le dialogue ne se réduit pas à un système entrée-sorties ou à un traitement d’informations, mais suppose une transformation mutuelle des participants.

« Plutôt que de se demander si nous devons accompagner ou interdire ChatGPT, il s’agirait alors de s’interroger sur les dispositifs numériques au service de l’intelligence collective et porteurs d’avenir pour les sociétés ».

C’est seulement à cette condition que de « l’intelligence » peut émerger : l’intelligence, comme capacité à se confronter à l’autre, à se mettre en question et à produire de la nouveauté, n’est pas plus attribuable à un agent isolé qu’à une machine déterminée, à moins de la confondre avec le quotient intellectuel ou avec le calcul automatisé. Loin de désigner une capacité individuelle (propriété cognitive attribuée à l’humain ou propriété algorithmique attribuée à la machine), l’intelligence désigne avant tout une forme de socialité — « être en bonne intelligence » signifie partager une sorte d’entente, de complicité ou de connivence (sur la base de laquelle des désaccords et des discussions peuvent bien sûr émerger). Plutôt que d’intelligences artificielles ou d’agents conversationnels, il faudrait donc parler d’automates computationnels pour désigner les modèles de langage du type de GPT.

D’apparence anodine, ce changement de vocabulaire permettrait peut-être d’éviter les fantasmes transhumanistes de Singularité Technologique, selon lesquels la croissance technologique conduirait à une superintelligence artificielle qui viendrait se substituer aux intelligences humaines. Jamais les calculs statistiques des algorithmes ne pourront remplacer les activités interprétatives de l’esprit, incarnées dans des corps vivants et désirants. En revanche, ce sont bien les singularités expressives qui sont menacées par ces industries linguistiques, dont le fonctionnement renforce les moyennes et les banalités, exploite les productions textuelles existantes sans les renouveler, tout en risquant de court-circuiter les capacités de mémorisation, de synthèse et de pensée.

De Wikipédia à ChatGPT : de l’intelligence collective au calcul automatisé

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les textes générés par ChatGPT ne soient pas dignes de confiance ou de fiabilité : contrairement aux articles collectivement produits sur une plateforme comme Wikipédia, ils n’ont été ni évalués ni certifiés par les pairs, et ils n’ont pas fait l’objet de débats argumentés. Il faut en effet distinguer un dispositif comme Wikipédia et un dispositif comme ChatGPT : les deux outils symbolisent deux visions antithétiques du Web, la première fondée sur l’ouverture et l’intelligence collective, et la seconde sur l’extractivisme et le calcul automatisé.

Wikipédia fonctionne sur la base de contributions humaines, à travers lesquelles les individus partagent leurs savoirs, exercent leur jugement et délibèrent collectivement, sur la base de règles transparentes et accessibles à la communauté, qui constituent ainsi des groupes de pairs ouverts, produisant un commun numérique au service de l’humanité. ChatGPT, au contraire, appartient à une entreprise privée et ne donne pas accès à ses normes de fonctionnement interne à ses usagers : ceux-ci sont d’ailleurs réduits au statut de consommateurs passifs, pouvant saisir des entrées et recevoir des sorties, mais sans possibilité de compréhension ni pouvoir d’action sur les mécanismes régissant le dispositif.

Dès lors, contrairement aux articles contributivement élaborés sur Wikipédia, les textes automatiquement générés par ChatGPT ne constituent pas des savoirs collectifs, mais des informations statistiquement glanées sur Internet dans une logique extractiviste. Sans compter la répétition virale des fausses informations dominantes ou la génération automatique de références scientifiques inexistantes, ces technologies présentent aussi le risque de dissimuler des erreurs aberrantes au milieu d’un texte vraisemblable et correct, erreurs que seuls les spécialistes du domaine pourront repérer, mais que les autres utilisateurs ne pourront pas distinguer.

Que se passera-t-il quand ces textes automatiques (qui peuvent être générés en quantité massive et à une vitesse inouïe) seront devenus dominants sur les réseaux numériques ? Sera-t-il encore possible de faire crédit à nos lectures en ligne ? Que se passera-t-il si les moteurs de recherches nous fournissent des réponses générées de manière automatique ? Sera-t-il encore possible d’accéder à la diversité des sources disponibles ? Le Web pourra-t-il devenir l’espace de partage des savoirs qu’il avait vocation à constituer si la diversité des points de vue n’est plus représentée et si les publications font l’objet d’un discrédit généralisé ?

Dès lors, ne serait-il pas nécessaire de s’interroger sur des dispositifs numériques alternatifs, mettant les algorithmes au service des activités d’interprétations, de jugements et de réflexion ? Qu’il s’agisse d’encyclopédies contributives, de logiciels d’annotations ou de plateformes collaboratives pour l’évaluation et la recommandation de contenu, de tels dispositifs existent, mais font rarement l’objet d’une promotion médiatique ou d’un soutien économique. Ils mériteraient pourtant d’être mis au cœur du débat public, si l’on ne souhaite pas constater dans quelques années les dégâts engendrés par la généralisation des technologies du type de ChatGPT, comme on constate aujourd’hui la nocivité des réseaux (anti-)sociaux, dont certains des créateurs se sont d’ailleurs repentis. Plutôt que de se demander si nous devons accompagner ou interdire ChatGPT, il s’agirait alors de s’interroger sur les dispositifs numériques au service de l’intelligence collective et porteurs d’avenir pour les sociétés.

Derrière leur aspect ludique et magique, les innovations disruptives promues par les entreprises de la Silicon Valley apportent aussi leur lot de dangers : déployée à une échelle massive et à une vitesse extrême, sans concertation avec les citoyens, les chercheurs ou les représentants politiques, ces dispositifs ne peuvent faire l’objet d’une appropriation collective, cultivée et critique. Pour qu’une telle appropriation devienne possible, ces nouveaux objets industriels, actuellement fermés et privatisés, devraient devenir des communs numériques ouverts et partagés. Ils devraient aussi constituer des objets de recherche transdisciplinaire et de débats publics, et non des sources de fantasmes idéologiques au service du marketing stratégique des géants du numérique.

Échec de la Super-League : une victoire du football populaire ?

@roarnews.co.uk, Spielball, adidas, Symbolbild

Lundi 19 avril, des millions de fans de football se sont réveillés avec une gueule de bois, mais pas celle qu’ils ont coutume de connaître au lendemain d’une défaite de leur équipe préférée. Cette fois, les médias annonçaient la création imminente d’une Super League européenne par un noyau de quelques dirigeants de clubs de football européens fortunés. Cette Super League européenne devait concurrencer puis remplacer la ligue des champions, la compétition européenne des clubs qui règne sur l’Europe depuis 1992 et qui succédait à la Coupe des clubs champions européens, créée quant à elle en 1955. Fondé sur des préceptes mercantiles et devant permettre à des clubs fortunés d’amasser des recettes télévisuelles encore plus importantes, le projet est le dernier rejeton du processus d’ultra-libéralisation et de financiarisation à l’œuvre dans le football européen et mondial depuis des décennies. La Super League est désormais un projet mort-né, la quasi totalité des clubs fondateurs l’ayant quitté face à la vague d’indignation qu’il a suscité. Seuls restent le Real Madrid, le FC Barcelone et la Juventus de Turin. Et pourtant, le foot-business est loin d’être derrière nous.

La ligue des champions, une compétition de football européenne au fonctionnement a priori méritocratique

La Super League devait à terme remplacer la ligue des champions, compétition de football organisée depuis 1955 par l’UEFA (Union européenne des associations de football). La ligue des champions est la compétition sportive la plus suivie au monde après la coupe du monde de football. Elle voit s’affronter à l’échelle européenne les clubs qui ont été les plus performants au sein de leurs championnats nationaux lors de la saison précédente. Les clubs participants s’affrontent d’abord lors d’une phase de poules (à l’heure actuelle, 8 poules comprenant chacune 4 équipes) puis lors de phases finales comprenant des huitièmes de finale, des quarts de finale, des demi-finales et pour finir, une finale. Cependant, tous les pays ne sont pas représentés également. Les fédérations de football nationales sont classées chaque année en fonction des résultats obtenus par leurs clubs au sein des compétitions européennes. Le classement prend en compte les résultats au cours des cinq dernières années. En fonction de leur situation au sein de ce classement, certaines fédérations envoient les quatre premiers de leur championnat en ligue des champions (Angleterre, Espagne), d’autres les trois premiers (Allemagne et Italie), d’autres encore les deux premiers (France, Portugal). Les pays d’Europe de l’Est et du Nord se partagent généralement les miettes, en passant par une succession de tours préliminaires qui seuls leur permettent d’accéder à la compétition en tant que telle.

Cette dernière permet aux clubs participants de s’assurer des revenus conséquents. La simple participation rapporte 15 millions d’euros aux clubs et chaque victoire assure un gain de 2,7 millions d’euros. Tout club qui parvient en huitièmes de finale gagne automatiquement 9,5 millions d’euros, 10,5 millions d’euros si il parvient en quarts, 12 millions pour les demis, 15 millions pour la finale et 19 millions si il emporte la victoire finale. Il faut ajouter à cela le TV pool, c’est-à-dire les revenus qu’assurent les droits TV aux clubs participants. Ceux-ci sont répartis par l’UEFA, l’instance dirigeante du football européen. Ces revenus sont répartis par club en fonction de plusieurs critères : classement dudit club lors du dernier championnat, nombre de matchs européens joués par le club, coefficient UEFA du championnat auquel appartient le club(1) – le coefficient UEFA est un indice calculé chaque année sur la base des performances sportives européennes de chaque pays – en 2021, la France est 5ème au classement de l’indice UEFA.

La ligue des champions repose donc sur un principe a priori méritocratique : ce sont les meilleurs clubs des meilleurs championnats européens qui s’affrontent, et seules leurs compétences sportives à l’échelle européenne leur donnent le droit d’accéder au sommet du football européen et déterminent la part de revenus qui leur revient.

Le projet de Super League européenne, dernier rejeton de l’ultra-libéralisation et de la financiarisation du football

Le projet de Super League promettait de mettre à bas ces généreux principes. Les 12 clubs fondateurs de la Super League (Real Madrid, FC Barcelone, Atletico de Madrid en Espagne ; Inter de Milan, AC Milan, Juventus de Turin en Italie ; Arsenal, Tottenham, Manchester United, Manchester City, Liverpool en Angleterre) auraient eu une place assurée et permanente au sein de la nouvelle compétition tandis que 5 clubs auraient été « invités » chaque année sur la base de critères flous. La compétition aurait vu la tenue d’une phase de poules organisée autour de 2 groupes de 10 équipes puis d’une phase finale. Le nombre de matchs augmentait ainsi sensiblement par rapport à la ligue des champions. Le format de cette compétition permettait, selon ses organisateurs, de voir s’affronter chaque année les meilleures équipes continentales. En effet, les 12 clubs fondateurs cumulent l’essentiel des victoires en ligue des champions et sont pour la plupart habitués au haut du tableau en ligue des champions. Cependant, la participation des clubs à la Super League n’était plus conditionnée par leurs résultats sportifs au cours de la saison précédente mais par une sorte de légitimité historique largement contestable puisque certains clubs historiques de la ligue des champions comme l’Ajax Amsterdam ou le Celtic Glasgow, multiples vainqueurs au cours des décennies 1960, 1970 et 1980 ne faisaient pas partie des plans de la Super League. La présence des clubs n’ayant encore jamais participé à une quelconque ligue des champions ou ayant toujours échoué en phase de poules n’était quant à elle même pas envisagée.

La Super League avait en réalité l’avantage d’assurer chaque année une place européenne à des clubs puissants financièrement mais soumis chaque année à l’incertitude inhérente au football. L’adhésion de ces clubs au projet de Super League repose donc surtout sur un argument de stabilité financière. Les clubs fondateurs de ce projet représentent les principaux marchés à l’échelle européenne et ils sont pour la plupart cotés en bourse et soutenus par des fonds d’investissement étrangers. L’intégration de ces clubs au sein de marchés financiers les rend ainsi dépendants financièrement d’investisseurs et d’actionnaires qui cherchent à limiter les risques conjoncturels de pertes financières et de manques à gagner qu’engendrerait leur non-participation à la ligue des champions. La Super League promettait donc de sécuriser des investissements soumis jusqu’ici à l’aléa du sport. C’est ce qu’expliquait notamment celui qui a piloté le projet, l’actuel dirigeant du Real Madrid Florentino Perez lors de l’émission espagnole El Chiringuito du 19 avril : « Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football». L’argumentaire est ici très proche de celui dit de la « théorie du ruissellement » chère au libéralisme économique et à son principal représentant français, Emmanuel Macron. Avec ce projet, Liverpool et la Juventus de Turin, clubs parmi les plus riches à l’échelle européenne mais respectivement 6ème et 4ème de leurs championnats respectifs et à l’heure actuelle non qualifiés pour la prochaine édition de la ligue des champions, n’avaient plus aucune crainte à avoir. De même, la présence des clubs milanais au sein de la ligue des champions, peu assurée ces dernières années, était cette fois gravée dans le marbre de la Super League.

« Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football »

Florentino Perez, El Chiringuito,

On comprend mieux cette préoccupation soudaine de Florentino Perez pour les « strates inférieures » du football lorsqu’on s’aperçoit que son club cumule une dette de 900 millions d’euros. La plupart des clubs fondateurs du projet cumulent en effet des dettes colossales, celles du FC Barcelone et de Chelsea atteignant respectivement 1,173 et 1,510 milliards d’euros(2). Ces dettes sont dues notamment à la pandémie de COVID-19 qui a entraîné une baisse des droits TV et des pertes de revenus conséquentes du fait de la fermeture des billetteries. Elle est aussi due à des transferts de joueurs pour des sommes démesurées et à une inflation continuelle de la masse salariale des grosses écuries. La présence permanente de ces clubs au sein de la Super League leur assurait donc des revenus constants désindexés des résultats sportifs et leur permettait de combler leurs dettes.

@commons.wikimedia.org. Le logo du Real Madrid, l’un des clubs fondateurs de la Super League, endetté à hauteur de 900 millions d’euros.

Mais la Super League était également un formidable « coup » financier. Les 15 membres fondateurs se seraient partagés 32,5 % des recettes chaque année. 32,5 autres % auraient été répartis entre les 20 clubs participants chaque année (incluant donc les participants invités). Les gains associés aux performances n’auraient été que de 20 %(3). Les clubs fondateurs auraient donc accumulé chaque année une manne financière plus que confortable. Enfin, les gains représentés par les droits TV auraient été gérés par les clubs eux-mêmes, là où l’UEFA se donne le droit de les répartir elle-même dans le cadre de la ligue des champions actuelle. Au total, les droits TV de la nouvelle compétition auraient pu atteindre les 4 milliards de dollars, soit le double de la ligue des champions. Cette augmentation considérable des droits tv aurait elle aussi permis à ces clubs trop gourmands de résoudre leurs problèmes financiers. La compétition, quant à elle, aurait été ouverte à de nombreux investisseurs sous la forme d’appel d’offres. Si l’on sait aujourd’hui que la banque américaine JP Morgan aurait financé le projet à hauteur 3,5 milliards d’euros, d’autres banques ou multinationales bien connues s’étaient elles aussi proposé : Amazon, Facebook, Disney ou Sky. La Super League se serait donc offerte aux GAFA et à leur « capitalisme de plateforme ». Selon ses défenseurs, elle aurait permis l’ouverture du football à de nouveaux marchés télévisuels, américains et asiatiques notamment.

@Flickr, La banque d’affaire JP Morgan était censée financer le lancement de la Super League à hauteur de 3,5 milliards d’euros

Ce projet de Super League aujourd’hui à l’agonie était donc inscrit dans son époque. En proposant une ligue fermée de grosses écuries s’affrontant chaque année, il copiait le modèle américain du Super Bowl (football américain) ou de la NBA (basket) dont les parts d’audience ne font qu’augmenter. Le football européen aurait ainsi à la manière des franchises de baskets ou de football américain été conditionné par les possibilités du marché. L’institution footballistique du club, ancrée dans un territoire et articulée sur une culture populaire aurait été durablement fragilisée par le projet. A travers ce projet, on a donc assisté à une tentative d’américanisation et de « soccerisation » du football européen(4). Enfin, celui-ci promettait aussi de rapprocher le football d’un public consommateur internationalisé friand de sensations et de grosses affiches mais pas forcément attaché à un club en particulier. Autant dire que le supporter de « petit club» ou « l’ultra » n’étaient pas les cibles prioritaires.

La Super League est morte, vive le football ?

Après l’annonce du projet de Super League, l’ensemble des acteurs du monde football a été pris d’effroi. En Angleterre, des supporters de Manchester United, de Liverpool et de Chelsea sont descendus dans les rues exprimer leur désaccord avec ce « hold-up ». D’anciennes stars emblématiques telles que Gary Neville, ex-joueur de Manchester United, ont montré leur indignation. Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout, des journalistes espagnols et français ont publiquement critiqué le projet. Emmanuel Macron s’est déclaré inquiet du nouveau projet et Boris Jonhson s’est dit prêt à « entreprendre toute action nécessaire visant à freiner le projet ». L’UEFA, l’instance dirigeante du football européen a déclaré que les clubs participants à la Super League pourraient être exclus des compétitions internationales et de leurs propres championnats. On a ainsi assisté à une bronca générale envers un projet unanimement dépeint comme « cupide » et « égoiste ». Les clubs à l’initiative du projet n’ont pas longtemps résisté à cette vague d’indignation. Dès mercredi 28 avril, les clubs anglais engageaient leur retrait du projet, suivis peu après par les clubs italiens et espagnols. On pourrait donc croire à une révolte générale du foot populaire contre le foot-business, à un dernier sursaut du premier qui aurait finalement été fatal au second, le tout sous la férule bienveillante de l’UEFA.

Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout

La situation est cependant bien plus ambiguë. L’UEFA, par le biais de son président Aleksander Ceferin, a présenté la semaine dernière la tant attendue nouvelle version de la ligue des champions. Celle-ci va dans le sens d’une augmentation du nombre de matchs à la fois en phase de poules mais aussi en phase finale, ce qui permet une augmentation générale des droits TV. Là où il fallait auparavant jouer 13 matchs avant de pouvoir remporter la ligue des champions, il faudra désormais en jouer 18 en moyenne. Le nombre de matchs joués augmente donc sensiblement, et avec cette augmentation, celle des droits TV. L’augmentation des revenus générés par le football, réclamée par les clubs dissident, est donc au cœur de cette réforme de la ligue des champions. Les clubs qui ne seraient pas en position favorables à l’issue de la phase de groupes seraient autorisés à jouer des « play-offs » contre des équipes elles aussi mal classées, leur permettant ainsi d’accéder aux huitièmes de finales de la compétition. Il s’avère donc que même si l’UEFA s’est montrée ferme à l’égard des clubs dissidents de la Super League, la nouvelle version intègre certaines de ses propositions. On peut même faire l’hypothèse que certains clubs fondateurs du projet de Super League ont rejoint le projet non du fait d’une volonté réelle de quitter la ligue des champions, mais plutôt dans l’optique de menacer l’UEFA et d’imposer une certaine direction au football européen.

@Golforadio, Aleksander Ceferin

On peut dès à présent faire l’hypothèse que ces dissidences n’entraîneront pas un changement de paradigme de la part de l’UEFA. Croire que celle-ci peut être amenée à enrayer ou au moins à réguler ce processus de marchandisation et de dérégulation propre au football relève d’une pure illusion. Les instances dirigeantes du football européen (mais on pourrait en juger ainsi du football mondial) se sont toujours efforcées de faire du football un spectacle commercialisable à souhait, un produit consommable comme un autre. Ainsi, tout a été fait pour favoriser des grosses écuries footballistiques en situation de quasi monopole sportif et économique au sein de leurs championnats et au sein des ligues européennes. De l’arrêt Bosman en 1995, autorisant les clubs européens à recruter des joueurs extranationaux sans aucune limite pour des montants faramineux, jusqu’aux différentes versions de la ligue des champions éliminant progressivement les clubs d’Europe de l’Est et du Nord, le football européen est devenu un marché capitaliste comme un autre. Si la Super League est pour le moment un projet mort-né, elle s’inscrivait donc au cœur d’un processus de marchandisation et de dérégulation du football encore ininterrompu à l’heure où sont écrites ces lignes. Pour que cela change ou que cela cesse, ne reste peut-être qu’une seule solution : « Supporters de tous les pays, unissez vous ! »

Notes :

(1) Du foot-business vers le foot-Ancien Régime, Blog Mediapart de H.Sabbah, 20 avril 2021.

(2) Graphique dettes Super League, Gazzetta dello Sport.

(3) Schéma sur la répartition des recettes de la Super League, L’équipe 21.

(4) Super League vs UEFA: A la fin, c’est le foot-business qui gagne ?, Le Media, 23 avril 2021.

Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe

© 人民日报

Les technologies de surveillance chinoises semblent avoir séduit les chefs politiques de nombreux pays africains, à l’instar du président du Zimbabwe, Emmerson Mnangagwa. Déjà largement implantés à l’échelle nationale en Chine, les logiciels numériques chinois répondent à des objectifs politiques définis : le contrôle d’Internet, la surveillance des comportements des utilisateurs, l’installation de caméras de surveillance dans l’espace public, le déploiement des systèmes de reconnaissance faciale. Ils se diffusent hors du pays et tiennent la dragée haute face aux technologies américaines, conquérant des parts de marché aux dépens de ces dernières. L’Afrique, nouveau terrain de jeu des deux grandes puissances mondiales dans leur entreprise de conquête numérique ?

AMBITIONS CHINOISES

Rarement un gouvernement aura montré autant de détermination que la Chine dans sa volonté de faire de son pays la « cyber-superpuissance » du XXIème siècle. Cette quête s’inscrit dans un objectif de perfectionnement des technologies à l’échelle nationale, notamment à des fins de surveillance et de censure.

Qui n’a pas entendu parler de Shenzhen, la Silicon Valley chinoise ? Située au Sud-Est de la Chine, elle constitue l’une des villes les plus riches et développées du pays. Pour les hackers et les entrepreneurs, ce lieu où foisonnent grandes entreprises technologiques et startups désigne le pôle des industries de pointe.

Comment expliquer le développement exceptionnel de la tech chinoise au cours des dix dernières années ? Il y a évidemment les investissements massifs de l’État central qui a subventionné et encouragé les projets informatiques de son choix. Mais le phénomène s’explique aussi par le perfectionnement rapide des logiciels, dont les erreurs et bugs ont été détectés et corrigés rapidement, grâce à leur utilisation quotidienne sur les citoyens chinois. En effet, ces logiciels reposent presque systématiquement sur les technologies de l’intelligence artificielle (IA), dont la qualité s’acquiert par la récolte de données fournies par un maximum de personnes.

En testant ses logiciels sur ses propres citoyens, la Chine s’est donné les moyens d’atteindre son objectif de leader mondial des technologies de surveillance.

Parmi les projets étroitement liés au gouvernement, l’entreprise chinoise CloudWalk qui s’est longtemps faite discrète, mérite pourtant une attention particulière. Fondée en 2015, elle a mis en place un système de reconnaissance faciale ultra-performant, actuellement exploité par la Banque de Chine et les services de sécurité gouvernementaux chinois. CloudWalk a notamment joué un rôle central dans la mise en œuvre de la surveillance de masse et la répression de la population ouïghour. Cette technologie de surveillance très sophistiquée a été l’objet de nombreuses critiques de la part des groupes de défense des droits de l’Homme et de certains gouvernements.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

Utilisée jusque-là exclusivement sur les Chinois, les technologies de CloudWalk présentaient à ce stade un défaut majeur : le système de reconnaissance faciale produisait des erreurs et dysfonctionnements sur les personnes de couleur noire[1]. En 2018, une solution au problème est trouvée. La Chine conclut un accord inédit avec le Zimbabwe, lui accordant le droit d’utiliser les technologies de reconnaissance faciale développées par l’entreprise CloudWalk. Double victoire stratégique pour la Chine qui, tout en perfectionnant ses technologies de reconnaissance faciale par l’élargissant des expérimentations sur des personnes de couleur noire, se garantit l’acquisition de parts de marché considérables à l’international.

LE ZIMBABWE, SÉDUIT PAR LE MODÈLE CHINOIS

Mettre en place une base de données nationale à l’aide de la reconnaissance faciale, voici la mission donnée par le gouvernement zimbabwéen à l’entreprise chinoise CloudWalk. En 2017, le Zimbabwe s’était déjà équipé de caméras de surveillance en concluant un accord commercial avec l’entreprise chinoise Hikvision. Depuis l’installation de ces infrastructures numériques, le pays a progressivement introduit son programme de reconnaissance faciale.

Au cours de la dernière élection présidentielle de 2018, les médias locaux ont notamment exprimé leurs inquiétudes au sujet de la collecte par l’État des données biométriques de certains citoyens dans le cadre du processus de votation[2]. Alors qu’il suffisait auparavant de présenter sa carte d’identité indiquant son nom, numéro d’identité, lieu et date de naissance, les autorités ont dès lors exigé que certains citoyens fournissent photo, empreinte digitale et lieu de résidence et qu’ils les entrent dans une base de données numérique. Dans le cas où ces derniers refusaient, ceux-ci étaient menacés d’être temporairement déchus de leur droit de vote. L’apparition de cette nouvelle pratique, qui n’a concerné qu’une partie de la population, a interpellé les journalistes zimbabwéens qui ont aussitôt dénoncé le manque de transparence des politiques mises en œuvre par le gouvernement.

Difficile de prévoir précisément dans quelle mesure les gouvernements autour du globe intégreront les nouvelles technologies à leur gamme d’outils politiques dans les décennies à venir. Néanmoins, certains chercheurs, parmi lesquels Steven Feldstein, se sont déjà penchés sur la question du potentiel répressif des technologies de l’IA par les régimes autoritaires. Tirant ses observations de l’usage des nouvelles technologies de surveillance en Malaisie et à Singapour, Steven Feldstein conceptualise les logiques de la répression digitale. Dans son article « How Artificial Intelligence Is Reshaping Repression », il en présente les principaux atouts[3]. Avant l’ère du numérique, explique-t-il, la répression dépendait intégralement du soutien des forces de sécurité de l’État pour l’instauration de mesures coercitives. Ceci présente deux défauts majeurs pour le pouvoir en place. Premièrement, ce type de répression est coûteux et nécessite une main-d’œuvre importante. Les coûts d’entretien et de formation des forces de sécurité de l’État sont en effet censés augmenter au fil des années. Deuxièmement, l’armement des forces de sécurité conduit à un problème dit de « principal-agent » : les ressources qui permettent au régime de réprimer son opposition peuvent également être utilisées par l’opposition contre le régime lui-même. En effet, un régime ne peut jamais être certain que les armes qu’il met à disposition des forces armées ne seront pas un jour utilisées contre le régime lui-même, lors d’une insurrection.

Les atouts de la mise en œuvre d’une répression digitale ne font à ce stade plus aucun doute. Celle-ci permet une réduction drastique des coûts car l’entretien des infrastructures numériques est à long terme bien moins coûteux que le financement d’une armée qui nécessite du personnel et un encadrement. Enfin, la répression digitale conduit à une diminution des possibilités de révolte ou d’insurrection par l’armée ou les citoyens car les voix dissidentes seront, grâce au système, immédiatement identifiées.

Steven Feldstein présage que les armées d’autrefois seront bientôt remplacées par une poignée d’informaticiens et l’essentiel du travail délégué aux technologies de l’IA.

Steven Feldstein offre également un aperçu historique des processus politiques ayant conduit à la destitution des autocrates au cours du siècle dernier. Si jusque dans les années 1990, les putschs représentaient le mode principal de destitution des autocrates, la situation a changé. La majorité des destitutions sont désormais le résultat de révoltes populaires ou de défaites électorales. Pour Steven Feldstein, la stratégie à choisir par les politiciens souhaitant s’accrocher au pouvoir est évidente : il s’agit de « rediriger les ressources pour garder le contrôle sur les mouvements civiques et perfectionner le truquage des élections, domaines dans lesquels l’IA présente un avantage crucial ». En effet, la répression digitale a l’unique atout de permettre la surveillance des citoyens, l’identification les mouvements de la société civile, l’influence sur le débat public et les élections tant à l’échelle locale que nationale.

En modifiant les efforts, les coûts et l’efficacité des mesures répressives pour les États autoritaires, les innovations dans le domaine des nouvelles technologies bousculent et menacent de métamorphoser les stratégies répressives traditionnelles. Un scénario qui laisse redouter un avenir peu rose pour la démocratie au Zimbabwe.

ÉQUILIBRES MONDIAUX À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

Les GAFAM et les BATX sont les empires de l’ère numérique. Derrière ces deux acronymes se cache le nom des compagnies de la tech les plus puissantes au monde. Leur prédominance sur le marché mondial procure aux États-Unis et à la Chine un atout majeur et déterminant pour la géopolitique internationale des décennies à venir. Alors que les États-Unis et la Chine forment déjà un duopole à l’échelle mondiale de par la taille de leurs économies, les autres pays n’ont pas su s’adapter aussi rapidement à la révolution technologique et ont pris du retard dans la course au numérique.

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses

L’Union européenne cherche inlassablement à émettre de nouvelles régulations pour encadrer les activités des « géants du numérique », mais est mise à mal par des divisions idéologiques entre États membres. Nicolas Miailhe, chercheur à l’Université de Harvard, a développé le concept de « cyber-vassalisation » pour décrire une situation dans laquelle l’Union européenne devrait dépendre d’alliances stratégiques avec les États-Unis ou la Chine pour continuer à bénéficier des services numériques de leurs firmes[4]. Il emploie le terme de « cyber-colonisation ». pour le continent africain, qu’il perçoit comme le terrain d’affrontement actuel entre les ambitions digitales impérialistes américaines et chinoises. Nombreux sont ceux qui prédisent un retour à une « logique de blocs » comme celle qui a caractérisé la Guerre Froide.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

LE NUMÉRIQUE, NOUVEL INSTRUMENT GÉOPOLITIQUE

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses. De plus, ce pouvoir étant entre les mains d’une poignée de PDG, les pays dépendants des services des GAFAM ont de quoi être inquiets. Les États dont l’économie sera tributaire des technologies fournies par ces acteurs privés américains n’auront d’autre choix que de dépendre du bon vouloir de ceux-ci.

Du côté de la Chine, au-delà des ambitions économiques des BATX, c’est le modèle politique du Parti Communiste chinois (PCC) qui est relayé. Comme le suggère Julien Nocetti, chercheur à l’Institut Français de Relations Internationales (IFRI) : « Les géants nationaux du numérique que sont les BATX servent d’instruments de légitimation de la gouvernance du Parti et de puissants relais à l’influence et aux ambitions de Pékin[5]».

La police chinoise a recours à Tencent pour surveiller les manifestations et Alibaba aide les municipalités pour la gestion du trafic routier. Deux exemples qui en disent long sur les liens qu’entretiennent les compagnies de la tech chinoises avec la politique[6].

Autant pour les GAFA que pour les BATX, il semble illusoire de penser aux entreprises de la tech indépendamment de leur relation avec le politique. Le contrôle politique effectué sur les entreprises chinoises diffère évidemment de celui exercé sur les entreprises américaines en termes d’ampleur, de stratégies et d’intentions. Néanmoins, comme le souligne Benjamin Bayart, militant pour les libertés fondamentales sur le net et président du Fond de Défense de la Neutralité du Net (FDN), « il serait aberrant de croire qu’il n’y a pas de contrôle politique des GAFAM. Le mode de fonctionnement de ce contrôle politique n’est pas le même car il se fait par le business et par l’argent plutôt que par le Parti Communiste chinois. Partout il existe une volonté politique d’empêcher qu’Internet soit un lieu d’émancipation[7] ».

Les GAFAM et les BATX doivent donc être perçus comme de puissants instruments politiques qui s’intègrent pleinement dans les stratégies géopolitiques chinoises et américaines. Déployer ses entreprises informatiques dans le monde afin de récupérer un maximum de parts de marché et de données semble donc être le nouvel outil de puissance. Ceci laisse donc présager le pire pour le futur des États africains qui connaissent une implantation majeure des entreprises américaines et chinoises tout en ayant un faible cadre législatif régulant les activités de celles-ci sur le territoire.

Peut-on parler de cyber-colonialisme ? Ce concept implique qu’il existe un État, ou bien un empire colonisateur. Pour savoir si tel est le cas, il convient de se demander s’il est pertinent de comparer les géants du numérique à des empires. La réponse est positive, selon Nicolas Miailhe. Les GAFAM et les BATX répondent aux trois traits principaux qui caractérisent les empires: 1) un pouvoir exercé sur un large territoire ; 2) une inégalité relative entre le pouvoir central et les « régions » administrées, souvent associée à une volonté d’expansion ; 3) la mise en œuvre d’un projet politique à travers différentes formes d’influence (économique, institutionnelle et idéologique). Les technologies numériques développées par les « empires digitaux», sous l’influence et le contrôle de leurs pays respectifs, accentuent et accélèrent la dynamique historique habituelle dans laquelle les innovations technologiques et le pouvoir se renforcent mutuellement.

L’AFRIQUE: TERRAIN DE CHASSE DE L’EMPIRE DIGITAL CHINOIS

Depuis 2013, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique. Dans le domaine numérique, nombreux sont les États africains ayant noué des partenariats commerciaux déséquilibrés avec la Chine.

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme.

Comme le suggère Nicolas Miailhe, « la Chine exporte massivement en Afrique – en finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses technologies, ses standards, et le modèle de société qui va avec ». Nombreux sont les entrepreneurs et hommes d’affaires qui rêvent de l’Afrique, relativement moins dotée en infrastructures numériques que les autres continents. Parallèlement aux projets infrastructurels chinois, il est à noter que les entreprises américaines Facebook et Google se sont aussi récemment lancées dans une course pour câbler l’Afrique et lui permettre d’avoir accès à du haut débit[8].

Les technologies numériques sont loin d’être des produits neutres et beaucoup s’interrogent sur les motivations réelles de la Chine. En effet, comme défendu par Dominique Cardon, sociologue du numérique, les algorithmes ne sont pas de simples méthodes de calcul mathématiques dénuées de sens et de subjectivité. Ils véhiculent des significations, des normes et sont pleinement des outils politiques, reflétant les intérêts de leurs concepteurs. Steven Feldstein, chercheur qui écrit régulièrement pour le Journal of Democracy, alerte notamment sur le levier politique que représentent les nouvelles technologies pour la République chinoise.

Il explique au sujet de l’Afrique « qu’à mesure que les gouvernements deviennent dépendants de la technologie chinoise pour contrôler leurs populations, ils ressentiront une pression croissante de devoir aligner leurs politiques sur les intérêts stratégiques de la République populaire de Chine ».

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme. La démarche chinoise qui consiste à placer des États dans une claire relation de dépendance, s’apparente à une forme de colonisation à l’ère du numérique ; elle a pour nom le cyber-colonialisme.

[1]« Reconnaissance faciale : quand le Zimbabwe vend le visage de ses citoyens », Jaques Deveaux, France Info, 03.08.2018

[2]« How Zimbabwe’s biometric ID scheme (and China’s AI aspirations) threw a wrench into the 2018 election » , Global Voices, Kudzai Chimhangwa, 30/01/20.

[3]Feldstein, S. (2019) « The Road to Digital Unfreedom: How Artificial Intelligence is Reshaping Repression », Journal of Democracy, Vol. 30(1), 40-52

[4] Miailhe, N. (2018) « Géopolitique de l’intelligence artificielle : Le retour des Empires ? », Politique étrangère, 3.

[5] Nocetti, T. (2018) « La Chine, superpuissance numérique ? Un nouveau champ de compétition et d’affrontement », Les chocs du futur Institut français des relations internationales, 124-129.

[6] Cook, S. (2018) « Tech firms are boosting China’s cyber power ». The Diplomat.

[7] « Faut-il avoir peur des GAFA chinois ? » France culture, Du Grain à moudre, Hervé Gardette, 28/11/2018

[8] « La guerre sous-marine de Google et Facebook pour câbler l’Afrique », Africa Intelligence, 08.10.2020

Télétravail : quand le capitalisme numérique menace les salariés

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Consacré par la pandémie du Covid-19, le recours à l’activité à distance, ou télétravail, interroge quant aux transformations contemporaines du monde du travail. L’engouement autour du télétravail et sa mise en œuvre, renouvelés à l’occasion du reconfinement, témoignent de la numérisation croissante de l’économie et de la société. Dans l’état, en l’absence d’accords individuels et collectifs encadrant juridiquement cette pratique, sa généralisation pourrait menacer les conditions de travail des salariés. De l’individualisation à l’aliénation des travailleurs, en passant par la crainte de la dérive marchande, l’expérimentation du télétravail présage des déboires de l’« accélération du capitalisme numérique » [1], favorisée par la crise sanitaire.


Avec le regain du nombre de contaminations au Covid-19 et le grand retour du confinement général, l’actualité de ces dernières semaines fut marquée par la confrontation autour du rétablissement provisoire de l’activité à distance, opposant Élisabeth Borne, ministre du Travail, aux représentants du patronat. Afin de freiner la seconde vague de l’épidémie, la ministre du Travail a affirmé que « chacun [devait] faire le maximum pour réduire sa présence sur [son] lieu de travail ». Elle a en ce sens exhorté les entreprises françaises à faire en sorte que « 100% des tâches télétravaillables [soient] télétravaillées ». De leur côté, les employeurs se sont montrés beaucoup plus frileux à appliquer les consignes gouvernementales, le non-respect de ces dernières n’étant pas assorti de sanctions. Si une partie du patronat s’est montrée très favorable à une extension du télétravail, la majorité des employeurs affirmait à la mi-novembre s’évertuer à trouver un point d’équilibre entre son rétablissement et le maintien de leur activité économique.

Près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif.

Tandis qu’à l’Assemblé nationale, de la droite conservatrice à la gauche libérale, tous s’accordaient sur la nécessité d’encourager massivement le recours au télétravail par les entreprises, les organisations de salariés ont fini par tirer la sonnette d’alarme. Les syndicats s’inquiètent en effet de la généralisation d’une pratique encore trop peu encadrée et réclament des négociations interprofessionnelles sur la question. D’après un rapport de la DARES[2], datant d’octobre 2019, près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif[3].

Les attentes et les craintes que peut aujourd’hui susciter le recours au télétravail invitent à porter un autre regard sur un procédé qui bouleverse les pratiques du monde professionnel. Pour le chercheur en sciences humaines et sociales Alexandre Largier, le télétravail doit être analysé à la fois comme un « projet politique », un « projet de mode vie » et un « projet managérial et organisationnel »[4]. Le télétravail, au vu des mutations socio-économiques qu’il induit, doit être abordé sous le prisme de sa capacité à transformer la société dans son ensemble, à modifier « les relations sociales, les échanges économiques, les organisations et les cultures ». Appliqué au monde de l’entreprise, le télétravail constitue un outil pouvant apporter flexibilité, hausse de la productivité et diminution des coûts. En somme, une hausse de la rentabilité et du profit, chère aux dirigeants et aux actionnaires. Dans de telles perspectives, le déploiement du télétravail n’est pas dénué de conséquences sur le réel et requiert une analyse critique de ses potentiels effets, notamment sur les conditions de travail des salariés.

La genèse et le développement du télétravail en France

Le concept de télétravail est un « vieux serpent de mer »[5] de la recherche en sciences humaines et sociales, qui ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle. On peut néanmoins relever deux éléments de caractérisation concomitants : la distance géographique par rapport au lieu de travail et l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication. En ce sens, le télétravail peut revêtir diverses formes organisationnelles, et le travail domicilié, sous un aspect moderne, représente l’une d’entre elles.

Le télétravail émerge dès les années 1950 aux États-Unis avec les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique et se diffuse progressivement à partir des années 1970 dans le sillage de la révolution numérique. Largier montre que l’essor du travail à distance ne représente à l’origine pas un enjeu en soi pour les États occidentaux, dans la mesure où il est davantage perçu comme « un moyen au service d’enjeux économiques nationaux », tels que la crise de l’emploi et les transformations de l’organisation sociospatiale du territoire. Le télétravail parvient à s’imposer au début des années 2000 au niveau européen mais ne fait son entrée dans le code du travail français qu’en 2012, qui le définit comme un travail effectué hors des locaux de l’employeur, « de façon régulière et volontaire » et s’inscrivant « dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».

L’estimation du pourcentage de télétravailleurs en France reste pourtant difficile. Dans un rapport rendu en septembre 2015 par Bruno Mettling à l’ancienne ministre du Travail, Myriam El Khomri, la part des télétravailleurs est estimée à près de 17%[6]. D’après une étude de l’Observatoire du télétravail, publiée la même année, la proportion de télétravailleurs ne dépasserait pas la barre des 2% si l’on s’en tient à la définition inscrite dans le code du travail, qui n’inclut pas le télétravail « non-formalisé »[7].

Alors que le ministère du Travail a récemment estimé à 30% la part des salariés susceptibles de travailler à distance[8] et que près de 49% d’entre eux se disent aujourd’hui favorables à l’expérimentation du dispositif[9], on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel succès, qui dépasse le simple cadre de la pandémie. Le travail à distance est ainsi principalement promu au regard des bénéfices, supposés ou avérés, que pourraient en tirer les travailleurs. On vante ainsi les mérites du télétravail au regard de l’économie de temps, engendrée par la suppression des trajets, et de l’amélioration globale des conditions de vie au travail, permise par une plus grande souplesse dans l’organisation quotidienne des salariés. En découle dès lors une représentation très optimiste, voire utopique du télétravail, comme permettant d’aboutir à « l’épanouissement du travailleur et de sa famille »[10] par une réduction des nuisances inhérentes à la société post-industrielle. Or, il semble impératif de sortir d’une vision si idéaliste du télétravail.

Individualisation, aliénation, dérive marchande : travailleurs en danger ?

Dans son rapport sur le lien entre télétravail et amélioration des conditions de travail des cadres, la DARES conclut que « les télétravailleurs ne sont ni plus ni moins satisfaits de leur travail que leurs collègues ». Elle déconstruit notamment le mythe, pour les travailleurs, d’une « meilleure conciliation avec leur vie personnelle », du fait de leur « tendance à pratiquer des horaires plus longs et atypiques ». La DARES va plus loin encore, en affirmant que les télétravailleurs ressentent « un sentiment d’insécurité économique » et présentent « des risques dépressifs » plus importants que la moyenne des salariés français. Dans ce cadre, comment ne pas prêter attention aux dérives qui pourraient accompagner la généralisation du télétravail ?

« Le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité », selon Pierre-Olivier Monteil.

La première d’entre elle est l’individualisation des travailleurs. Dans une société dont les réformes successives tendent déjà vers un affaiblissement de la logique syndicale, l’extension du télétravail pourrait venir à son tour saper le sens du collectif, aussi bien au sein de l’entreprise que dans le reste de la société. Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie politique, analyse pour le média indépendant Philonomist les effets néfastes du télétravail[11]. Cette pratique reposerait selon lui sur le modèle de « l’individualisme connecté », entendu comme forme de sociabilité par écrans interposés, au travers de laquelle les travailleurs ne constitueraient plus qu’une nébuleuse d’individus indépendants, reliés entre eux ponctuellement par l’injonction aux contraintes entrepreneuriales. Basé sur un déni du corporel, des subtilités du langage non-verbal et plus largement des fondements de la sociabilité humaine, un tel modèle aboutirait d’une part à l’isolement du salarié par rapport à sa communauté de travail. « Atomisé », « éclaté »[12], ce dernier ne pourrait plus compter sur la cohésion et la solidarité professionnelle de ses pairs. D’autre part, bien au-delà du cadre de l’entreprise, Monteil craint que ce délitement du lien social n’aboutisse finalement à la destruction du « commun », de ce qui permet de faire société. Il affirme ainsi que : « le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité ».

Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs.

L’autre crainte, c’est celle de l’aliénation des travailleurs. Ce concept est originellement utilisé par Karl Marx afin de décrire la dépossession, pour la classe ouvrière, du résultat de son travail par le patronat. Il s’entend plus largement comme une dénonciation de la dépossession de l’humanité même du travailleur, contraint de vendre son temps, son corps et son esprit. Plus largement, un travail peut être aujourd’hui considéré comme aliénant dès lors qu’il implique pour le salarié un contrôle difficile de ses conditions de travail. En ce sens, le télétravail peut apparaître comme une nouvelle forme d’aliénation dans la mesure où il se traduit par une reconfiguration officieuse et pernicieuse du temps et des conditions de travail, mais aussi qu’il implique une dilution de la séparation entre sphère privée et sphère professionnelle. Alors que l’ère industrielle reposait sur « l’imposition de limites spatiales et temporelles au travail », l’ère du tout numérique a quant à elle banalisé « l’incursion du travail dans l’espace privé »[13]. Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs. Les débats que peuvent susciter sa généralisation remettent ainsi sur le devant de la scène l’enjeu du « droit à la déconnexion » pour le salarié. D’aucuns pourraient cependant répondre que le travail à distance renforce l’autonomie et la libre organisation du travailleur, rejetant dès lors la thèse de l’aliénation. Pourtant, quand bien même le télétravailleur parviendrait à échapper à la surveillance de sa hiérarchie, ce dernier aurait déjà suffisamment intériorisé les contraintes entrepreneuriales pour perpétuer sa situation de subordination[14].

Enfin, la généralisation du télétravail laisse craindre une possible dérive marchande de l’activité. Pour Largier, la « possibilité de travailler n’importe où et n’importe quand » ouvre la voie à la capacité de « faire travailler, partout et tout le temps ». Contribuant de fait à l’aliénation des travailleurs par une mise en compétition toujours accrue, cette dérive marchande laisse planer la menace d’une délocalisation à venir de certains emplois qualifiés, hors des frontières françaises et européennes[15].

En phase avec les principes néolibéraux, le télétravail et les menaces que fait peser cette pratique sur les travailleurs nous invitent finalement à prendre garde aux processus de restructuration de la société capitaliste. On notera ainsi que les vices et les vertus de la numérisation ont tendance à se confondre, dès lors qu’ils servent à légitimer le projet néolibéral et les politiques qui en découlent.


[1] « Daniel Cohen : le coronavirus, accélérateur du capitalisme numérique », Alternatives Economiques. URL : https://www.alternatives-economiques.fr/daniel-cohen-coronavirus-accelerateur-capitalisme-numerique/00092478.
[2] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au Ministère du Travail.
[3] DARES, Le télétravail permet‑il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, Insee Références, L’économie et la société à l’ère du numérique, octobre 2019.
[4] Largier Alexandre, « Le télétravail », Réseaux, 2001, no 106, no 2, pp. 201‑229.
[5] Delhaye R., Lobet-Maris C. et Van Bastelaer B., 1996 dans Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[6] Metling Bruno, Transformation numérique et vie au travail, rapport ministériel, septembre 2015.
[7] « Le télétravail ne serait pas de 16% mais de seulement 2% », consulté le 22 novembre 2020, URL :  https://www.20minutes.fr/economie/1773155-20160125-teletravail-16-seulement-2.
[8] « Télétravail: ce qu’en retiennent les entreprises », Le Monde.fr, 17 mai 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/05/17/coronavirus-le-teletravail-nouvel-ideal_6039941_1698637.html.
[9] Boucaud-Victoire Kévin, « Essor du télétravail : vers un éclatement des travailleurs et de la société », 13 mars 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.marianne.net/economie/essor-du-teletravail-vers-un-eclatement-des-travailleurs-et-de-la-societe
[10] Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[11] « Du nomade à la monade », consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.philonomist.com/fr/article/du-nomade-la-monade.
[12] Boucaud-Victoire Kévin, 13 mars 2020.
[13] Rey Claudie et Sitnikoff Françoise, « Télétravail à domicile et nouveaux rapports au travail », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, 1 juillet 2006, no 34, doi : 10.4000/interventionseconomiques.697.
[14] « Le télétravail : L’aliénation 2.0 ? », consulté le 29 novembre 2020, URL :  https://www.welcometothejungle.com/fr/articles/philo-boulot-teletravail-l-alienetation-2-0.
[15] « « Le télétravail creuse les inégalités entre les travailleurs, entre les sexes, entre les pays » », Le Monde.fr, 12 novembre 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/le-teletravail-creuse-les-inegalites-entre-les-travailleurs-entre-les-sexes-entre-les-pays_6059428_3232.html.