Chez Carrefour, le père Noël est une ordure.

Une cinquantaine de grévistes filtraient les accès du Carrefour Centre Alma, à Rennes, ce samedi 23 décembre. © Yves Souben

Au moment des dernières courses de Noël, les salariés de Carrefour se sont mis en grève dans toute la France. Entre 5 000 et 10 000 postes devraient être supprimés au sein du groupe, d’après la CGT.

Dernier samedi avant Noël. Dans un ultime rush consumériste, les clients se pressent devant l’entrée du Carrefour du centre Alma, à Rennes. Puis se heurtent au barrage filtrant mis en place par la CGT. « Oui, vous pouvez passer », répètent inlassablement les grévistes, qui montrent du doigt l’étroit passage laissé aux consommateurs. La file de chariots bleus s’entasse pêle-mêle devant l’entrée. Certains s’énervent, essaient de forcer le passage. D’autre félicitent la cinquantaine de salariés en grève qui distribuent leurs tracts.

« On proteste contre l’ouverture le dimanche, contre les suppressions de postes, contre la mise en location-gérance de certains magasins », enchaîne rapidement Benjamin Gouezigoux. Sa chasuble CGT sur le dos, le délégué syndical va d’un groupe de grévistes à un autre, des caissières aux logisticiens.

Le 23 janvier prochain, le groupe Carrefour doit en effet présenter un « Plan de transformation ». Au total, entre 5 000 et 10 000 postes devraient être supprimés d’après la CGT. Soit entre 5 et 10% des effectifs du groupe. « Alexandre Bompard devait annoncer son plan le 23 novembre, ça a été repoussé, parce qu’ils craignaient une mobilisation pendant les soldes », poursuit le cégétiste. Arrivé au mois de juillet à la tête du groupe, l’ancien PDG de la FNAC était déjà précédé d’une réputation de « cost-killer ». Sous son mandat, plus d’un millier de postes avaient été supprimés pour augmenter les bénéfices.

Un milliard d’euros de bénéfices, 500 millions de dividendes

A Carrefour, la purge devrait être bien plus violente. Pour faire face à une forte concurrence des autres grandes surfaces comme de la vente en ligne, la chaîne a diminué ses prix, abaissant son taux de marge à 1,1%. Une rentabilité jugée insuffisante par les actionnaires. Soutenu par plus de 100 millions  d’allégements fiscaux chaque année via le Crédit Impôts Compétitivité Emplois (CICE), le groupe a pourtant réalisé en 2016  plus d’un milliard d’euros de bénéfices. En juin 2017, l’assemblée générale de la chaîne a décidé d’en reverser la moitié sous formes de dividendes – soit la modeste somme de 500 millions d’euros.

« Nous, on a eu droit à 80 millions d’euros, à redistribuer entre les 100 000 salariés », constate, amer, Denis Tizon, délégué syndical CGT de la plateforme logistique du Mans. Les travailleurs du groupe doivent pourtant faire face à une pression sans cesse croissante. Chaque année, malgré des clients toujours aussi nombreux, le nombre de salariés diminue. « En 2008, on était 330 à travailler dans le Carrefour du centre Alma », explique Benjamin Gouezigoux. « Aujourd’hui, on est 240 ».

Les salariés décrivent des réserves pleines, des palettes qui traînent sans qu’on ait le temps de les ranger. « On est dans le va-vite, on n’a plus le temps de faire nos tâches, de mettre en rayon, d’afficher les prix ou de vérifier les dates », résume une gréviste.

« Quand une caissière se révolte, on la met au niveau des rayons frais »

Face à cette situation, certains clients s’énervent, jusqu’à insulter les caissières. L’une d’entre elles a dû être mise en arrêt, après un énième dérapage. La pression des cadres, elle, est beaucoup plus insidieuse. « On se prend des remarques, on nous dit qu’on ne sait pas nous organiser, qu’on ne respecte pas les consignes », décrit une gréviste. Elle poursuit : « Dans chaque rayon, on subit des pressions, on me dit qu’il ne faudra pas demander quoi que ce soit si on ne veut pas travailler le dimanche ». Lorsqu’il n’y a pas assez de volontaires pour le week-end, certains chefs de rayons tirent au sort les employés qui devront travailler.

« Quand une caissière se révolte, on la met en bout de caisses, parce qu’il y a les rayons frais et qu’il fait plus froid », décrit Denis Tizon. Autre moyen de coercition pour faire taire les voix dissidentes : les horaires de travail, qui peuvent ruiner une vie familiale. « Il suffit de mettre une pause médiane de deux heures », soupire une caissière.

Dans les réserves du magasin, loin des yeux des clients, les contraintes se font plus visibles. « Ils nous pressent, on nous gueule dessus », raconte un salarié. Le gréviste décrit des scènes humiliantes : « on prend un salarié, on le met au milieu de l’arène, et on lui gueule dessus, devant tout le monde ». Les moins performants sont mis à l’écart, « pour donner du terreau à cette pression », les courriers d’avertissement font peser la menace du licenciement. Ce n’est pas comme ça dans chaque magasin, temporise-t-il. « Mais à Alma, ça a toujours existé. »

Dans les plateformes logistiques, la situation n’est pas plus avantageuse. Les nouveaux objectifs ont un nom : la polyvalence. « On a plus de tâches à faire sur le même temps de travail », résume Denis Tizon. Ceux qui sont en sous-production sont placés aux postes les plus pénibles, les plus âgés, en CDI, sont mis en concurrence avec les intérimaires, plus jeunes.

Des burn-out pour 1 200 euros par mois

Résultat : les salariés craquent, les uns après les autres.  Certains se mettent en arrêt de travail, d’autres font des burn-out, tombent en dépression. « Je remplace un collègue qui est en dépression depuis six mois », constate, amer, un gréviste. « Pour un autre, ça a duré trois ans. » Après avoir travaillé pendant 29 ans dans le Carrefour rennais du Centre Alma, une caissière a démissionné, suite à une dépression. « C’est impossible de retrouver un travail après cela », déplorent ses anciens collègues.

Alors que les policiers rejoignent les grévistes pour demander s’ils ont l’intention de bloquer la grande surface, le directeur du magasin s’approche. Il se plaint : « c’est dommage que ça arrive un 23 décembre », au moment des dernières courses de Noël. Confronté aux différents témoignages des grévistes, il nie en bloc, s’esquive. Un peu plus loin, les autres cadres boivent leur café à la terrasse d’un restaurant, observent le barrage filtrant aux côtés d’un huissier. « Ils ont reçu comme consigne de ne pas envenimer les choses », explique Benjamin Gouezigoux.

« Les cadres nous disent en off qu’on a raison », rapporte Denis Tizon. « Mais en réunion, ils nient tout ce qu’on raconte. » Les primes variables qui leur sont accordées en fonction de leurs résultats les invitent à augmenter toujours plus la productivité de leurs subalternes. « Ils gagnent leurs primes grâce à notre travail », continue une caissière. « Moi, à côté, je gagne 1 200 euros par mois. »

Un salaire encore trop élevé pour le distributeur. Celui-ci favorise la mise en location-gérance de ses magasins les moins rentables, comme à Betton, en Ille-et-Vilaine. En quittant le groupe, les salariés perdent la protection de leur convention collective. « On a calculé qu’on perdra environ 20% de notre salaire », indique une salariée concernée. « Pour moi, ça représente 250€ par mois. » De bien jolis cadeaux de Noël pour le groupe, et ses actionnaires.

Crédits photos : © Yves Souben