Réhabiliter l’État pour penser l’alternative

Penser l'alternative - Le vent se lève
Claude Monet, La rue Montorgueil, 1878

« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent la gauche. Union européenne, « communs », économie sociale et solidaire, énergie : dans chacun de ces domaines, c’est une optique résolument étatiste qui est défendue. Une démarche bienvenue, servie par une argumentation fournie… à l’exception du domaine monétaire, où l’on regrette que le rôle de l’État soit aussi aisément déconsidéré.

Avec quels leviers, à quelle échelle parviendra-t-on à rompre avec le capitalisme néolibéral ? Les auteurs s’inscrivent en faux avec une sensibilité qui a longtemps dominé à gauche. Finies les illusions post-nationales : le socialisme sera étatiste (« républicain », écrivent-ils) ou ne sera pas.

Les « communs » ? Une utopie « souvent en contradiction avec une gestion socialement rationnelle de la production et des ressources ». C’est qu’à l’inverse des biens publics, les communs sont des biens « privés » aux yeux des auteurs, qui vont à l’encontre du principe de redistribution nationale. À leur actif, ils démontrent de manière convaincante que la généralisation de ce principe, appliqué aux ressources naturelles, aurait des implications à tout le moins individualistes.

L’économie sociale et solidaire ? Une piste intéressante, mais dont il serait naïf de penser qu’elle puisse remplacer les formes traditionnelles d’organisation.

Les frontières ? Une question qui est « souvent source de malentendus et suscite la controverse » à gauche. Alors que celle-ci reste attachée à un idéal d’ouverture, la guerre commerciale s’intensifie, la production se relocalise, et l’horizon apparaît plus protectionniste que jamais.

On appréciera une analyse particulièrement corrosive des institutions européennes, incluant leur tournant post-confinement (« euro-obligations », plans de relance). Contre les discours enthousiastes à propos d’un saut « fédéral » qui aurait été initié, les auteurs établissent à quel point les plans de relance ont servi des objectifs nationaux, parfois concurrents les uns des autres. Sans entraver la dynamique de dumping entre États : tandis que la France d’Emmanuel Macron mettait en place le sien, elle annonçait des exemptions fiscales de plus de dix milliards d’euros pour les entreprises…

Ils rappellent du reste que le montant des fonds de cohésion, censés réduire les écarts entre États-membres, a diminué pour la période 2021-2027 par rapport à la précédente. Rien, donc, qui indique que les fractures traditionnelles de l’Union européenne puissent être résorbées par son inflexion récente. Ou qu’une quelconque « souveraineté européenne » soit à l’ordre du jour : l’ouvrage mentionne avec la lucidité la dépendance croissante du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis depuis le commencement du conflit ukrainien, en termes énergétiques comme militaires.

Sceptiques quant à la voie fédérale, hostiles au statu quo, les auteurs ne suggèrent pourtant aucun axe concret de rupture avec le cadre européen. Une remarque bienvenue, cependant : « il serait illusoire de croire qu’un choix politique aussi fondamental que l’appartenance à une zone monétaire commune puisse être irréversible ».

Cet ouvrage trace les contours d’une gauche qui puise dans Jaurès en matière de philosophie politique, et dans Keynes en matière économique (avec quelques références disparates au courant marxiste). S’il n’échappe pas à certaines simplifications – format court des chapitres oblige -, son argumentation demeure assez convaincante pour porter au-delà des défenseurs traditionnels de cette fibre « socialiste et républicaine ».

Seul véritable bémol : le rôle de l’État en matière monétaire est déconsidéré sans nuances. Remplacer le crédit privé par un système public, régi par la Banque centrale ? « Ce n’est pas son rôle », tranchent les auteurs. Des injections monétaires pilotées par l’État dans certains domaines stratégiques ? Impensable : « il ne faut [d’ailleurs] pas parler de création monétaire mais de financement ». Annuler une partie de la dette française ? Non, la faire rouler (emprunter à un taux inférieur au taux de croissance). Qui plus est, « les dettes publiques sont nécessaires ». Affirmation que d’aucuns jugeront péremptoire.

Les auteurs ajoutent que l’on peut songer à contester une dette uniquement si elle a été contractée par un « régime dictatorial », qu’elle n’a pas été utilisée pour « le bien de la population » et que son remboursement plonge « le peuple dans la misère ». La France d’Emmanuel Macron n’étant pas le Zaïre de Mobutu, on comprendra que cette voie est exclue.

On peut certes les suivre lorsqu’ils dénoncent le discours catastrophiste sur la dette (et son pendant, consistant à faire de sa répudiation un préalable à toute politique sociale). On est néanmoins en droit de leur trouver une certaine légèreté lorsqu’ils écartent la possibilité que la dette puisse être transformée en arme de chantage contre le gouvernement français par les créanciers.

On l’aura compris : cet ouvrage est hostile à la Modern Monetary Theory [courant économique né aux États-Unis, qui prône le remplacement du crédit privé par une création monétaire publique pilotée par Banque centrale NDLR]. Et, ici, l’argumentation est trop peu élaborée pour emporter la conviction. Surtout pour un ouvrage qui défend une voie étatiste dans les autres domaines.

Les fonds marins : vestiges des communs internationaux ?

Le 17 janvier 2023, l’Assemblée nationale a adopté une résolution soutenant l’appel au moratoire prononcé par le gouvernement français sur l’exploitation minière des fonds marins. Emmanuel Macron s’est en effet prononcé contre les ambitions de minage sous-marin en novembre dernier, lors de la réunion de l’Autorité internationale des fonds marins qui s’est tenue à Kingston, capitale de la Jamaïque. Mais de quoi parle-t-on ?

Les océans recouvrent plus des deux tiers de la surface terrestre et leurs fonds sont constitués aux deux tiers de plaines abyssales. Situées entre 4000 et 6000 mètres de profondeur, ces hauts fonds attirent l’attention de plusieurs États et grandes entreprises minières en raison des nodules de manganèse qui y reposent. Ces gros galets, mesurant en moyenne entre 5 et 10 cm de diamètre, sont des concentrés de métaux, tels que le silicium, l’aluminium, le cobalt, le nickel, le cuivre… en somme, des terres rares précieuses à l’heure de la « transition écologique. » Si ces nodules se trouvent partout sur le globe, la zone de Clarion-Clipperton est au cœur des discussions internationales : cet espace couvrant 15% de la surface de l’Océan Pacifique contiendrait à lui seul 34 milliards de tonnes de métaux, soit 6000 fois plus de thallium, trois fois plus de cobalt, et des quantités de manganèse et de nickel supérieures aux ressources terrestres connues, selon l’Ifremer et le CNRS.

Si l’exploitation minière des grands fonds n’a pas encore commencé, les projets industriels ne manquent pas. Les Canadiens de Metals Company, associés avec l’État insulaire de Nauru, sont actuellement les plus avancés. Pour procéder à l’extraction des nodules, le secteur minier envisage de descendre des machines dans les fonds marins, pilotées à distance et récupérant les précieux galets à la façon d’un aspirateur.

GRID-Arendal © www.grida.no/resources/7365

Les rêves anciens d’une ruée vers l’or

L’intérêt pour ces nodules n’est pas nouveau. En effet, dès les années 1950, l’industrie minière états-unienne lorgne vers ces ressources immenses, découvertes par les scientifiques de l’Année Géophysique Internationale, un programme mondial de recherche, et les chercheurs de l’Université de Californie. Le sujet est évoqué à San Francisco en 1959 par l’American Institute of Mining, Metallurgical and Petroleum Engineers. Cependant, l’estimation d’un coût d’extraction supérieur au revenu tiré des nodules tempère les ambitions industrielles, bien que des missions de prospection soient lancées pour s’assurer de ne pas rater une belle opportunité.

L’ambition de conquérir et d’exploiter les océans prend de nouveau son essor à la fin des années 1960. Arvid Pardo, diplomate maltais, vante les immenses richesses minières mais également alimentaires des fonds marins à la tribune de l’ONU en novembre 1967. La croyance dans un « progrès technique » est telle que ces projets semblent devoir aboutir dans l’immédiat : « National appropriation and the commercial exploitation of the mineral resources of the ocean floor, on the other hand, are imminent. » [« L’appropriation nationale et l’exploitation commerciale des ressources minérales des fonds marins, en revanche, sont imminentes. »]

Toutefois, Arvid Pardo ne se contente pas de défendre une telle exploitation : il souhaite l’encadrer, juridiquement et internationalement. Il redoute en effet qu’une course vers les fonds marins, tant pour des raisons économiques que stratégiques, puisse alimenter les tensions internationales. De plus, le coût d’accès aux ressources sous-marines seraient telles que seules quelques grandes puissances pourraient y avoir accès, renforçant alors leur domination sur la majorité des États incapables de mener une telle exploitation. Enfin, il serait injuste que des ressources n’appartenant à personne soient accaparées par quelques-uns, au détriment de tous les autres : « The strong would get stronger, the rich richer, and among the rich themselves there would arise an increasing and insuperable differentiation between two or three and the remainder. Between the very few dominant Powers, suspicions and tensions would reach unprecedented levels. » [« Le fort deviendrait plus fort, le riche plus riche, et parmi les riches eux-mêmes, une différenciation croissante et insurmontable se creuserait entre deux ou trois États et les autres. Entre les très rares Puissances dominantes, méfiance et tensions atteindraient des niveaux sans précédent. »]

Arvid Pardo propose alors l’édification d’un régime international afin de remédier aux dangers posés par l’appropriation de ces ressources. C’est la naissance au plan international de la notion de patrimoine commun de l’humanité1, dont l’ambition est d’organiser collectivement l’exploitation et la gestion des ressources appartenant à l’humanité toute entière. Ce régime entend se substituer aux deux autres statuts envisagés : celui de res nullius, qui désignent les choses n’appartenant à personne et donc susceptibles d’appropriation par le premier arrivé, ainsi que le statut de res communis, qui rejette toute appropriation souveraine et exclusive d’un État mais conserve la liberté d’accès et d’exploitation à qui le peut.

Un totem du Nouvel ordre économique international

L’attribution du statut de patrimoine commun de l’humanité aux fonds marins est au cœur des discussions onusiennes dans les années 1970, lors de la troisième conférence des Nations Unies pour le droit de la mer qui débute en 1973. Arvid Pardo bataille pour assurer que les ressources maritimes bénéficieront notamment aux pays pauvres. Il est aidé par un regain d’intérêt pour ces enjeux et par l’appui de militants pesant dans l’opinion publique internationale : les juristes internationalistes réunis dans le World Peace Through Law Center défendent, par exemple, un tel statut dès juillet 1967, ou encore la chercheuse Elisabeth Mann Borgese, du Center for the Study of Democratic Institutions qui soutenait l’élaboration d’une constitution mondiale.

Pour les États du Tiers-Monde, il n’était pas question de laisser les puissances industrielles occidentales renforcer leur domination en s’accaparant les ressources de ces « nouvelles frontières. » Portés par l’espoir d’un Nouvel Ordre Économique International (NOEI), ces États imposent leurs vues en jouant sur leur nombre et parviennent à faire adopter la Convention de Montego Bay en 1982. Pour autant, l’organisation souhaitée par Arvid Pardo doit affronter à la fois le rejet occidental et les atermoiements du Tiers-Monde, qui reste attaché à une certaine souveraineté étatique sur les ressources maritimes.

Le résultat est à mi-chemin de l’internationalisme des débuts. Les fonds marins deviennent « patrimoine commun de l’humanité. » L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) doit superviser le partage des ressources, les transferts de technologie et l’exploitation d’une partie des fonds marins par une entreprise internationale, nommée l’Entreprise. Les industries privées souhaitant extraire des nodules sont également de la partie, mais doivent préalablement obtenir une licence de l’AIFM.

L’administration Reagan refuse de céder à ce « fantasme socialiste. » Pour Doug Bandow, ancien assistant spécial de Reagan : « It’s a bad agreement, one that cannot be improved without abandoning its philosophical presupposition that the seabed is the common heritage of the world’s politicians and their agents, the Authority and the Enterprise. »2 [« C’est un mauvais accord, qui ne peut être amélioré à moins d’abandonner sa présupposition philosophique que les fonds marins seraient le patrimoine commun des politiciens du monde entier et de leurs agents, l’Autorité et l’Entreprise. »]

En conséquence, non seulement les États-Unis ne ratifient pas la Convention, mais Washington autorise ses entreprises à créer des consortiums et à commencer la prospection dans la zone de Clarion-Clipperton, malgré les dénonciations des États du Tiers-Monde rassemblés dans le G77. Les années 1980 voient l’abandon des projets internationalistes portés à l’ONU et, en 1994, la Convention sur le droit de la mer est amendée : entre autres choses, les transferts de technologie sont abandonnés et les prétentions étatsuniennes sont garanties. Le statut de « patrimoine commun de l’humanité » reste quant à lui préservé3, bien qu’il ait été vidé de sa substance.

« Patrimoine commun de l’humanité » : un statut juridique unique

Ainsi, dès les origines de la codification du droit de la mer à l’ONU, les puissances industrielles se sont opposées aux projets de création d’un ordre international moins inégalitaire. Pour autant, malgré les coups de butoirs, le statut des fonds marins reste un rare exemple d’internationalisation des ressources de la planète. Il en résulte un jeu complexe entre de nombreux acteurs.

Les fonds marins sont supervisés par l’Autorité internationale des fonds marins, basée à Kingston et en activité depuis 1994. Elle est composée des 168 signataires de la Convention du droit de la mer, donne les licences d’exploration et potentiellement d’exploitation des fonds marins, et gère l’Entreprise. Pour lancer une activité dans les fonds marins, une compagnie minière doit s’associer à un État et faire une demande à l’AIFM. Le demande d’exploitation doit prévoir une partie dévolue aux activités des porteurs du projet et une partie dévolue à l’Entreprise. Actuellement, seuls quelques industriels s’intéressent à cette activité : les canadiens Metals Company (anciennement DeepGreen) & Nautilus Minerals (aujourd’hui liquidé), DEME (Belgique) et Lockheed Martin (États-Unis) à travers sa filiale UK Seabed Resources.

Dans les faits, l’AIFM n’a distribué que des licences d’exploration : une trentaine à ce jour dans la zone de Clarion-Clipperton. Cependant, la situation pourrait bientôt changer : en juillet 2021, la République de Nauru a envoyé à l’AIFM une demande de licence d’exploitation, dans le cadre du consortium Nauru Ocean Resources Incorporated (NORI) en partenariat avec les Canadiens de Metals Company. L’AIFM a l’obligation légale de répondre à cette demande dans les deux ans, soit d’ici juillet 2023. Ce projet a précipité les négociations internationales, puisqu’il s’agirait de la toute première licence d’exploitation accordée par l’autorité internationale. En septembre 2022, l’AIFM a ainsi donné l’autorisation à NORI de tester ses machines, suscitant l’opposition de la France, mais également de l’Allemagne, de l’Espagne, et de plusieurs États du Pacifique : les Fidji, les Samoa, les Tonga, ou encore la Micronésie.

C’est dans ce contexte d’urgence que la France a finalement pris position contre l’exploitation minière des fonds marins. Pour autant, cette position n’était pas courue d’avance : elle a même pu surprendre, tant les enjeux économiques et géopolitiques des fonds marins pèsent dans la balance, tandis que le gouvernement français tout comme l’Union européenne anticipaient l’exploitation des nodules depuis plusieurs années. Le plan de relance France 2030 prévoyait notamment une enveloppe de deux milliards d’euros pour l’exploration de l’espace et des fonds marins.

Si les raisons de ce revirement ne sont pas clairement établies, l’une des hypothèses avancées par François Chartier, directeur de campagne de Greenpeace, interroge quant aux intérêts industriels français dans le secteur : « Ce qui a toujours été étrange dans le soutien initial du Président Macron aux industries minières est qu’il n’y a aucune entreprise ou industrie minière française clairement identifiée dans les contrats miniers français. Les contrats d’exploration français sont opérés par l’IFREMER [Institut de recherche français sur les ressources marines], […] mais on ne trouve pas d’entreprises derrière. C’est peut-être un des éléments qui a pu faire basculer la position française. »4

Lire la suite :

1. Même si le Prince Wan Waithayakon de Thaïlande avait déjà exprimé une telle vue en 1958 lors d’une conférence internationale.

2. Cité dans le New York Times, 29 mars 1994.

3. Contrairement au droit de l’espace extra-atmosphérique, puisque l’Accord sur la Lune de 1979 contenant le même statut n’a jamais été ratifié par les puissances spatiales, et que Scott Pace, directeur exécutif du US National Space Council a confirmé le refus d’accorder un quelconque statut de « commun » à l’espace en décembre 2017.

4. Lou Chabani, “La France annonce son opposition à l’exploitation minière des fonds marins”, National Geographic, 11 novembre 2022.

Face aux géants du numérique : les communs et le pair-à-pair ?

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© Joe Magee

L’économie traditionnelle, basée sur l’État et le marché, est à bout de souffle. Connu sous le nom de Commons-Based Peer Production (CBPP), un nouveau modèle de production numérique, ouvert et horizontal commence à émerger et pourrait bien donner à voir à quoi ressemblera l’économie de demain. Alors qu’il se heurte pour l’instant aux institutions, a-t-il le potentiel de s’imposer comme alternative au capitalisme et au pouvoir politique qu’il sous-tend, dans un contexte de raréfaction des ressources et de crise climatique ?


Depuis les révolutions industrielles, le capitalisme s’est consolidé progressivement comme le système économique dominant. Pour l’économiste Karl Polanyi, ce processus s’inscrit dans un « double mouvement » : face à l’expansion du marché, la société utilise l’État pour contrôler ou éliminer l’influence de l’économie sur la vie collective.

De l’État-providence aux économies planifiées, les rapports de force entre les acteurs publics et privés ont profondément marqué le XXsiècle. Malgré l’hégémonie de l’État providence entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, la chute de l’URSS et les politiques néoclassiques ont fini par favoriser le marché dans la plupart des économies mondiales.

Pourtant, des nouvelles forces ont émergé avec la révolution numérique. Embryon en pleine croissance, le Commons-Based Peer Production (CBPP) est un système socioéconomique utilisant Internet pour co-produire, partager et gouverner des ressources. Fondé sur des liens horizontaux, ce système combine les pratiques informatiques du pair-à-pair avec le système traditionnel des communs.

Aujourd’hui, l’État et le marché structurent nos sociétés. Toutefois, avec la vague montante du CBPP, un troisième espace se forge au bénéfice d’une citoyenneté active, autonome et auto-organisée qui, par l’usage de ce système, peut bouleverser les deux institutions de l’époque contemporaine.

Un « vieux » système très nouveau

Depuis quelques années, les communs suscitent un vif débat dans les cercles académiques mondiaux. Placés en dehors des régimes privés et publics de propriété, ces systèmes préindustriels permettent de co-gérer et de partager les ressources d’une communauté de bénéficiaires.

Prenons par exemple ce cas suisse : depuis 1483, les habitants de Törbel gouvernent leurs routes et leurs ressources naturelles collectivement. Encadré par des droits et des obligations, l’usage des communs repose sur des normes établies lors des assemblées citoyennes. À titre d’exemple, un système est en place depuis 1517 pour éviter le surpâturage des prairies alpines et pour distribuer le fromage produit par les vachers.

Dans un ouvrage qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009, Elinor Ostrom a observé que, à l’inverse des thèses défendues par Garret Hardin dans la Tragédie des biens communs, les ressources partagées ne sont pas condamnées à la surexploitation par des acteurs égoïstes. A contrario, en raison de l’interdépendance suscitée par les communs, le système nourrit des relations basées sur la confiance et la responsabilité collective. Après plusieurs années de recherche, Ostrom a été étonné par la rareté des cas d’usage illicites des communs et a conclu que, contrairement aux arguments d’inspiration libérale, la propriété privée n’est pas la seule manière de protéger et développer l’usage des ressources dans une économie fonctionnelle.

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Elinor Ostrom est responsable du nouveau intérêt porté sur les communs. © Holger Motzkau

Au XXIsiècle, le pair-à-pair permet l’existence de communs numériques. En effet, les usagers de ce système partagent, via leurs ordinateurs, la diffusion et production de fichiers et logiciels. Grâce à la collaboration libre de milliers d’individus, il est actuellement possible de bénéficier gratuitement d’innombrables ressources telles que Wikipédia, Linux et Firefox. En outre, avec l’amélioration des technologies de production, ces communs entrent progressivement dans la sphère de la production physique.

Wikihouse met bien ce phénomène en lumière. Visant à devenir le « Wikipédia du design », ce projet mobilise une communauté mondiale d’architectes, d’ingénieurs et de constructeurs pour produire des plans de maisons libres. Disponibles sur une bibliothèque numérique, ils sont téléchargeables, modifiables et imprimables grâce au fraisage et aux imprimantes 3D. Pour Alastair Parvin, co-fondateur du projet, le design simple, durable et économe des maisons Wikihouse assure des constructions rapides et efficaces, permettant de diffuser des bâtiments dans de nombreux pays. Afin de montrer son potentiel, Wikihouse a facilité en 2018 la création, en 7 jours, d’une bibliothèque pour 1000 élèves à Er-tai, un village dans la province chinoise de Hebei.

Au croisement des communs, du pair-à-pair et de la manufacture, le CBPP implique des forts changements pour nos sociétés. En effet, comme en témoigne Jeremy Rifkin dans son ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro, ce système de production libre, non marchand et horizontal, facilite une autonomie matérielle qui est capable, à long terme, de réduire la dépendance des citoyens envers l’économie existante.

La lente érosion du marché

Pour des raisons théoriques et systémiques, le CBPP menace le monopole du marché sur l’économie. Si des groupes peuvent satisfaire leurs besoins via la coopération et le partage de ressources, cela remet en question les prémices dominants de la nature humaine. De plus, les caractéristiques du numérique sont en contradiction avec l’une des bases de l’économie moderne : la rareté.

Comme disait le célèbre Léon Walras, les choses ont un prix parce qu’elles sont utiles et limitées. Selon les principes du capitalisme, le marché doit utiliser des prix pour trouver un équilibre entre les ressources disponibles et la demande.

Pourtant, ce mécanisme devient difficile à appliquer dans un contexte numérique. Dans son ouvrage Postcapitalism: A Guide to Our Future, Paul Mason observe que les coûts marginaux de production sont presque nuls lorsqu’il s’agit de reproduire des logiciels et des fichiers. Si l’on ajoute à cela l’existence des communs, alors le capitalisme entre en concurrence avec des biens gratuits, accessibles et potentiellement illimités.

Suivant la logique de Walras, il est impossible de former des prix dans des situations de post-rareté et, face à ce scénario, le marché devient peu attractif ou obsolète. Néanmoins, tout n’est pas perdu pour le capitalisme : dans une planète limitée par sa taille et son environnement, la rareté persiste pour la plupart des ressources telles que le bois, les métaux et l’énergie. En effet, pour maximiser son potentiel post-marchand, le CBPP devra se situer à l’intersection des transformations technologiques et écologiques du XXIsiècle.

Malgré leurs faibles coûts marginaux, les logiciels dépendent d’infrastructures qui, par leur nombre comme par leurs propriétés, exigent de vastes sommes d’électricité. Comme en témoigne l’ingénieur Philippe Bihouix, si 600 TWh additionnels ont été produits entre 2016 et 2017 pour accompagner cette demande, presque la moitié de leurs sources n’étaient pas renouvelables. L’optimisme reste malgré tout de mise : selon Wavestone, le coût des panneaux solaires a diminué de 84% entre 2010 et 2019 et de – 32% dans le cas des turbines éoliennes. Combinée à une transition énergétique ambitieuse, il serait possible de développer une production renouvelable, abondante et décentralisée capable d’accompagner le CBPP dans l’érosion du mécanisme de formation des prix. Sans parler de la nécessaire diminution de la consommation énergétique dans d’autres secteurs (négawatts).

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Les énergies renouvelables sont essentielles dans l’évolution du CBPP. © Kenueone

Comme déjà mentionné, la majorité des ressources restent rares. Cependant, malgré cette limitation, le CBPP peut devenir un acteur incontournable de l’économie circulaire. Comparées à d’autres technologies, les imprimantes 3D peuvent raccourcir les circuits de production et repenser l’utilisation des matières premières, notamment en réintégrant les déchets dans des nouveaux processus de fabrication. Si cela suppose l’existence d’un marché « circularisé » de matériaux, le CBPP pourrait l’influencer à son image : en incarnant les pratiques de l’écoconception et de durabilité, le secteur privé serait obligé – pour des questions concurrentielles – d’adapter son offre à des solutions économes en ressources naturelles.

Pourtant, il est possible que la post-rareté finisse par s’étendre pour en venir à se substituer graduellement à la production matérielle. Répandues dans les usines Heineken en Espagne, les imprimantes 3D sont désormais responsables de la réduction des coûts de production de certaines pièces industrielles, à la hauteur de 70-90 % par rapport à leur valeur originelle. En outre, l’efficacité des nouvelles imprimantes telles que la HARP 3D (High-Area Rapid Printing) peut permettre d’importants gains de productivité dans les manufactures d’ampleur. À titre d’exemple, ce nouveau modèle d’imprimante pourrait réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton, et ce dans un avenir déjà proche. L’usage de ce type d’inventions technologiques dont l’évolution n’a de cesse, pourrait permettre au CBPP de développer à long-terme une production pair-à-pair avec des coûts marginaux de production très faibles, voire inexistants.

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Les imprimantes 3D peuvent réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton. © Misanthropic One

Réforme ou révolte : le choix existentiel de l’État

L’autonomie est au centre du CBPP. Facilités par son fonctionnement, les acteurs de ce système s’imprègnent de réflexes tels que l’autogestion, le libre accès et l’horizontalité. À mesure que ses pratiques se diffusent, la société civile commence à exiger un rôle plus direct dans les affaires politiques qui les concernent. Néanmoins, malgré l’émergence de cette volonté, un obstacle redoutable s’impose : la structure de l’État moderne.

Le Baromètre de la confiance politique établi par Sciences Po témoigne qu’en 2019 85% des citoyens considèrent que ses représentants ne se préoccupent pas de leur avis. En outre, 70% jugent que la démocratie française ne fonctionne pas très bien. Face à l’insatisfaction générale, plusieurs collectivités ont élargi les espaces de démocratie directe avec des mécanismes comme les budgets participatifs. Les Gilets Jaunes iraient même plus loin, instaurant un Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) pour créer et modifier des lois, sans l’aval ni le contrôle du Parlement.

Ces débats sont initiés et alimentés par un principe simple mais incontestable : face à l’État, le numérique peut faciliter la citoyenneté contestataire. Le Printemps arabe comme le mouvement des Gilets Jaunes ont manifesté à quel point Internet rend possible la mobilisation rapide et spontanée de milliers de manifestants. Absents des hiérarchies et des structures, ces mouvements prennent racine dans des réseaux qui peuvent contester l’autorité verticale de l’État.

Conscients de la menace portée par le numérique, nombreux d’États prennent des mesures pour contrôler l’espace Web. Ainsi, lors du sommet du G8 qui a eu lieu à Deauville en 2011, Nicolas Sarkozy accentuait l’urgence de « civiliser Internet » afin de lutter contre les manifestations de haine et la cybercriminalité. Dissimulé derrière ce vocable consensuel, l’exécutif français ciblait en réalité une lutte rigoureuse contre l’activisme et l’auto-organisation numérique. À titre d’exemple, Eric Besson, Ministre de l’Économie numérique de l’époque, affirmait que « Wikileaks n’a pas de place dans l’Internet civilisé que nous devons construire ».

Depuis le sommet du G8 à Deauville, la France et l’Union européenne brouillent la frontière juridique entre l’activisme et la cybercriminalité. Avec la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, les pouvoirs publics français peuvent obliger les sites Internet à retirer, dans un délai limite de 24h, tout contenu promouvant ou faisant l’apologie du terrorisme. Si l’objectif affirmé de cette loi semble louable, elle ouvre la porte pour une intervention libre de l’autorité administrative sans intervention préalable d’un juge. Le chemin apparaît alors tout tracé vers un usage abusif du dispositif, d’autant plus que la définition de terrorisme – encadrée par l’article 421-1 du Code pénal – est jugée excessivement vague par la plupart des défenseurs de la liberté d’expression.

Actuellement, le projet de règlement européen pour la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne s’inspire de cette loi édictée en France en 2014. Elle imposerait aux acteurs du Web de bloquer tout contenu considéré comme terroriste par la police, dans un délai contrôlé d’une heure. Tout comme dans la loi de 2014, le projet de règlement exonère les pouvoirs publics européens de solliciter l’autorisation préalable d’un juge lors de leurs interventions. En outre, la définition que le projet européen fait du terrorisme – un appel à « contraindre indûment un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » est un risque majeur pour les libertés d’expression et de réunion, physiques comme numériques.

Les dérives sont déjà là. L’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) a demandé – le 14 janvier 2019 – la retraite d’un photomontage qui remplaçait le visage du général Pinochet et d’autres putschistes chiliens par ceux d’Emmanuel Macron, d’Édouard Philippe et de Christophe Castaner. En outre, des groupes de Gilet Jaunes accusent Facebook de censurer leur contenu, avec le soutien potentiel de l’autorité administrative.

Menace pour certains, atout pour d’autres : enhardis par la force émergeante du dèmos numérique, certains pouvoirs proposent, en revanche, un modèle de partenariat avec la société civile organisée. Prenons par exemple le cas de Barcelone. Depuis 2015, le mouvement Barcelona en Comú gouverne la ville pour maximiser l’autonomie politique et économique de ses habitants. Visant à dépasser le paradigme représentatif, la Mairie érige les communs comme pierre angulaire d’une société émancipée où la démocratie « n’appartient pas seulement aux institutions politiques, mais à l’ensemble des espaces sociaux et communautaires, à l’économie, à l’entreprise ou aux familles ». Dans ce contexte, la municipalité a lancé le Plan Impetus pour développer une Économie sociale et solidaire qui consolide à la fois les communs et la démocratie directe.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:A_la_plaça!_Guanyem_Barcelona_(17740383599).jpg
Le mouvement Barcelona en Comú gouverne pour maximiser l’autonomie politique et économique des barcelonais.
© Barcelona En Comú

Sur le plan démocratique, la plateforme numérique Decidim permet, dans les quartiers de Barcelone, d’introduire des initiatives, des débats, et des propositions citoyennes sous le modèle des RIC et des budgets participatifs. En outre, le groupe de travail BarCola regroupe des experts politiques, des universitaires et des « commoners » pour mieux définir les politiques des communs numériques.

Parmi les mesures économiques mises en place, les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. Modèle imité dans le monde entier, ces Fablabs sont ouverts à tous ceux qui réalisent des projets d’utilité sociale ou, a contrario, à ceux qui donnent des cours dans l’Ateneu. Les ambitions sont grandes : en juin 2019, Barcelone a annoncé sa volonté de produire tout ce qu’elle consomme à compter de l’année 2054. Pour supporter une telle ambition, des subventions existent afin de financer des communs technologiques qui répondent à des enjeux sociaux ou écologiques.

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Les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers de Barcelone la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. © Imprimalia 3D

La longue marche du CBPP

Antonio Gramsci l’avait compris : dans certains cas, le vieux monde meurt, et le nouveau tarde à apparaître. Comparable à la lente émergence du capitalisme, le CBPP n’est qu’au début de son ancrage socio-économique. Néanmoins, pour la première fois dans l’époque contemporaine, l’État et le marché font face à un système qui dispute leurs espaces de contrôle simultanément.

Des résistances semblent inévitables : comme l’a démontré la Directive Copyright, des alliances public-privé peuvent batailler contre les communs numériques. Pourtant, malgré ces tentatives, le cloisonnement reste difficile dans des sociétés habituées à l’accès ouvert. L’information veut être libre. Les citoyens aussi.

“À nous la ville” – Entretien avec Jonathan Durand Folco

Face aux difficultés de la conquête du pouvoir au niveau national, Jonathan Durand Folco, professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa et auteur dÀ Nous la ville, encourage le peuple à se saisir du pouvoir municipal. Selon lui, l’échelle locale permet la mise en place de communs, partagés entre tous les citoyens, et d’une démocratie plus directe et plus participative. Bien qu’abstraite, son approche originale de l’échelle métropolitaine connaît un succès grandissant au Québec et influence une variété d’acteurs du renouveau politique canadien. Entretien réalisé par Jules Pector-Lallemand pour notre partenaire “L’Esprit Libre”.


Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces inquiétantes réalités. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s. Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? Dans un petit café de Villeray, je rencontre donc un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté; bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Revue L’Esprit libre (REL) – En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco – Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie se reflétait dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

REL – Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

Jonathan Durand Folco – Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit “À nous la ville!” afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

REL – Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Lesquels?

Jonathan Durand Folco – Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde de grandes inégalités sociales, où des formes de richesse et d’opulence côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers urbains centraux. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

REL – À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

Jonathan Durand Folco – Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

“L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.”

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

REL – Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

Jonathan Durand Folco – Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

“Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe.”

REL – Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

Jonathan Durand Folco – On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en auto-gouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendications et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision, un peu plus ambitieuse, de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

REL – Une économie post-croissance, des auto-gouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

Jonathan Durand Folco – Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

REL – En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

Jonathan Durand Folco – La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste au mois de mars, qui s’appelle “À nous la ville”, comme mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebookun site web  et une plateforme libre où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des événements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.