Railcoop : la privatisation ferroviaire sous façade citoyenne

L’autorail X72500, un train diesel des années 2000, a été choisi par Railcoop pour la ligne Lyon-Bordeaux. © Christophe Beuret

Autoproclamée « première entreprise ferroviaire coopérative d’Europe » depuis 2020, Railcoop a récemment annoncé la suspension de son service de fret. Cette annonce survient alors que la coopérative a accumulé les éloges pour son engagement en faveur des petites lignes de chemin de fer abandonnées, notamment grâce à son projet phare de rouvrir la ligne Bordeaux-Lyon. Cependant, cette suspension révèle les limites de la coopérative et soulève des interrogations quant au modèle ferroviaire qu’elle promeut.

Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ferroviaire qui ambitionne de « redonner du sens à la mobilité ferroviaire en impliquant citoyens, cheminots, entreprises et collectivités autour d’une même mission : développer une offre de transport ferroviaire innovante et adaptée aux besoins de tous les territoires ». Cette ambition se concrétise par différents projets de liaisons ferroviaires, parmi lesquels l’ouverture d’un service de voyageurs direct reliant Bordeaux à Lyon via le Massif Central, prévue pour l’été 2024, occupe une place centrale. Outre la promotion de l’implication citoyenne dans le domaine du ferroviaire, Railcoop insiste sur la complémentarité de ses activités avec le service public et sur une démarche écologique visant à proposer des alternatives à la voiture.

Une communication citoyenne et volontariste basée sur l’effet d’annonce

Le discours d’une coopérative citoyenne, visant à relancer les petites lignes délaissées a suscité un grand intérêt médiatique. Qu’il s’agisse de la presse régionale (Sud-Ouest, La Montagne, La Dépêche, Le Télégramme…), nationale (France Télévision, L’Express, Le Monde, LCI, Europe 1, Brut… ), internationale (El Pais, RTBF, France 24…) ou spécialisée (Aiguillages, La Vie du Rail… ), les médias ont été très nombreux à relayer cette initiative. Nombre de médias « engagés » ont également participé activement à la promotion de la société (Médiapart, Radio Parleur, Reporterre, Alternatives Economiques, La relève et la peste, Socialter, Sans transition, Libération, PositivR, L’âge de faire, Basta!, Pioche).

En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées.

Le caractère publicitaire et la source des informations de ces articles sont sujets à questionnement. En effet, la majorité de ces publications reprennent directement les éléments de l’imposant dossier de presse proposé par la société. Ce dossier construit un récit, celui de la réouverture des petites lignes abandonnées par la SNCF grâce à une initiative citoyenne qui agit concrètement.

© Ugo Thomas

La carte des futurs trajets proposés fait rêver les amoureux du rail : nombre de liaisons aujourd’hui mal desservies sont évoquées, alors que la priorité donnée au TGV a délaissé de nombreuses gares et trajets. C’est sur cet effet d’annonce, poussé à son paroxysme, que repose la communication de Railcoop. En annonçant régulièrement des ouvertures de lignes, la société s’offre une forte couverture médiatique, en particulier dans la presse locale, intéressée par la perspective de « réouverture prochaine » d’anciennes lignes délaissées. Railcoop a ainsi annoncé la réouverture de 10 lignes différentes, de Bâle – Le Croisic à Thionville – St Etienne. Pourtant, ces projets, à l’exception de la ligne Bordeaux – Lyon, ne restent à ce jour qu’à l’état d’ébauche.

Au-delà des annonces, une société en crise

Derrière cette façade de sauveur des petites lignes, la réalité est bien moins reluisante. Deux projets sont mis en avant en priorité par la société : un service de fret en Occitanie et un service voyageur entre Bordeaux et Lyon. Aujourd’hui, aucun de ces services ne circule. Le service fret, inauguré avec grande pompe le 15 novembre 2021, reliant Capdenac à Toulouse, a été suspendu le 19 avril dernier, faute de rentabilité économique. La ligne Gignac-Saint-Gaudens, inaugurée en avril 2023, a connu le même sort. Le service voyageur, dont le lancement était initialement prévu pour l’été 2022, avec deux allers-retours par jour entre Bordeaux et Lyon a lui été reporté successivement en décembre 2022, puis à l’été 2024 avec un aller-retour sur deux jours et un service en deux phrases : Lyon-Limoges à l’été et Limoges-Bordeaux à l’horizon de l’hiver 2025.

Outre cette érosion des promesses à mesure que la mise en service se précise, le modèle coopératif mis en avant par Railcoop semble lui aussi bien loin de la réalité. Entreprise coopérative rassemblant, au 26 avril 2023, 14.171 sociétaires, qui doivent chacun débourser 100€ minimum pour obtenir une part de la SCIC, Railcoop promettait une gouvernance très ouverte. En réalité, une récente enquête de Médiapart révèle que la direction est assurée par Nicolas Debaisieux, en tant que directeur général, et par sa sœur Alexandra Debaisieux en tant que directrice générale déléguée. Un fonctionnement très centralisé et vertical donc, en décalage avec le modèle citoyen que prône la coopérative. Suite aux récentes difficultés, celle-ci doit être remaniée prochainement, avec le départ d’Alexandra Debaisieux et la mise en place d’une direction bicéphale.

Une réforme de la gouvernance qui fait suite à une crise sociale interne mise en lumière par Médiapart. En effet, sur les 32 salariés et alternants que compte l’entreprise – dont seulement trois conducteurs pour une vingtaine d’encadrants -, dix d’entre eux ont quitté leur poste, pour partie dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Toujours selon Médiapart, la gestion des fonds de la part de la coopérative serait entachée d’investissements hasardeux. Ainsi, une partie des fonds de Railcoop aurait été dépensée dans l’achat et la location de wagons et locaux au final jamais utilisés par l’entreprise. Interloqués par cet usage des fonds, certains salariés se plaignent également de devoir appliquer des « priorités qui changent du jour au lendemain » et de l’absence d’écoute de leurs suggestions par la direction.

Un modèle économique qui interroge

Si le climat social interne est mauvais, les difficultés de Railcoop sont également liées à l’objectif que s’est fixé la société. Le transport ferroviaire est une activité peu lucrative, avec des marges limitées voire inexistantes, et requiert des investissements de départ très importants. La ligne Bordeaux-Lyon sur laquelle la société compte opérer est ainsi historiquement déficitaire. Avec des tarifs attractifs et un prix d’appel de 42€ par billet, le modèle économique interroge sur la capacité de l’entreprise à maintenir une rentabilité durable.

Pour assurer les investissements et les frais de fonctionnement nécessaires, la coopérative semble s’appuyer sur la constitution d’un capital important garanti par les parts sociales de ses membres. Toutefois, Railcoop a vite réalisé que cela ne serait pas suffisant pour couvrir les coûts liés à la mise en place de ses services, évalués à environ 40 millions d’euros. Ainsi, depuis octobre 2022, elle a lancé une levée de fonds à hauteur de 34 millions d’euros dont 5 millions d’euros devraient être issus des sociétaires, afin de garantir une trésorerie minimale et de rassurer les prêteurs bancaires.

Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs.

Mais la constitution d’un capital important ne résoudra pas la question de la rentabilité à long terme de Railcoop. Pour atteindre la viabilité financière, une solution possible serait d’attirer en permanence de nouveaux investisseurs. A ce titre, Railcoop indique que : « La trésorerie de la société étant étroitement liée à sa capacité à collecter régulièrement des souscriptions, la stabilité des souscriptions est importante pour la pérennité de la société. » De ce point de vue , les campagnes médiatiques sur la réouverture imminente de nouvelles lignes apparaissent comme un moyen d’assurer la survie financière de la société, et ce d’autant plus que le bilan actuel de la coopérative est assez décevant. Ainsi, le résultat de l’exercice 2021 était déficitaire à hauteur de 1,4M€ dont 1M€ pour les charges de personnel. Sur ce point, il est légitime de se demander quel sera l’état de la trésorerie de Railcoop lors du lancement de la ligne Lyon-Bordeaux prévu en 2024 après quatre années sans recettes.

En Allemagne, une expérience similaire à celle de Railcoop appuie ces inquiétudes. La société Locomore, financée par crowdfunding, a fait faillite après seulement cinq mois d’activité. Interrogée à ce sujet dans sa FAQ, Railcoop a éludé le fond du modèle économique en indiquant que l’échec de Locomore était dû au fait qu’elle n’était pas une coopérative, sans expliquer en quoi son propre modèle économique était différent.

Dans les faits, Railcoop s’appuie sur le recours aux fonds publics. Alors que sur son site on peut lire que « Railcoop fera rouler des trains de passagers et de marchandises sans subvention d’exploitation » (elle précisait auparavant « sans subvention publique »), le rapport de Railcoop aux fonds publics est plus complexe. La société permet en effet aux collectivités territoriales de devenir coopératrices, avec une contribution minimale de 100 €. Cette participation est ensuite calculée selon un barème dégressif en fonction du nombre d’habitants de la collectivité, allant de 50 centimes à 10 centimes par habitant (bien que ce modèle ne semble plus exclusif). Actuellement, les contributions des collectivités territoriales atteignent presque un million d’euros, avec une participation au capital social évaluée a minima à 933 600 €. À ces prises de participation s’ajoutent également des aides indirectes, comme la cession de rames à un prix symbolique de la part de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez. Ironie du sort, les rames en question étaient celles de trains régionaux du même type que l’ancienne liaison Bordeaux-Lyon.

Les premières liaisons devaient se faire à l’aide de neuf rames X 72500 cédées à un prix « symbolique » de la part de la région Rhône Alpes. Finalement, seule une rame circulera et la seconde servira de pièce détachée. © Patrick Janicek, Flickr

Railcoop, un laboratoire de la privatisation du rail

Plus largement, le modèle économique de Railcoop s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’ouverture à la concurrence du système ferroviaire. A cet égard, il peut être considéré comme un pionnier pour les futurs entrants privés dans le réseau. Le secteur ferroviaire nécessite des investissements considérables (construction et entretien des voies, infrastructures électriques, signalisation, gares, matériel roulant…), traditionnellement assurés par la puissance publique, qui a pris en charge les investissements pour assurer l’unité du réseau. Cette approche a permis de réduire le déficit du système ferroviaire, les liaisons rentables compensant les coûts des infrastructures et des services régionaux généralement déficitaires. Cependant, avec l’ouverture à la concurrence, les acteurs privés se positionnent uniquement sur les liaison les plus rentables tandis que l’entreprise publique historique doit assumer seule le déficit demeure des liaisons secondaires.

Faute de pouvoir rivaliser avec les acteurs historiques formés et financés par les pouvoirs publics, Railcoop opte pour une stratégie d’externalisation de ses activités. N’ayant pas de centre de formation, elle fait appel à des agents formés par la SNCF ; n’ayant pas d’opérateurs au sol, elle fait appel aux filiales de la SNCF ; n’ayant pas de locomotives, elle loue celles de la Deutsche Bahn ; enfin, n’ayant pas de wagons, elle loue celles d’une filiale privatisée de la SNCF

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF.

Contrairement à la complémentarité affichée, Railcoop agit donc dès aujourd’hui en concurrent des activités de la SNCF. Sud Rail a ainsi critiqué l’impact de Railcoop sur les activités de la SNCF avec la cession de plusieurs locaux de la SNCF, y compris une salle de pause pour les cheminots à Guéret. Cette concurrence s’étend également aux trains régionaux. En Normandie, une décision du 2 décembre 2021 de l’Autorité de Régulation des Transports a révélé que les services de Railcoop pourraient directement concurrencer dix-huit trains régionaux, suscitant des craintes chez les usagers quant au remplacement de leurs liaisons. En Auvergne-Rhône-Alpes, le comité des usagers de trains de l’Auvergne dénonçait la suppression d’un service Limoges-Montluçon en raison de l’hypothétique arrivée prochaine de Railcoop.

Railcoop ne s’arrête pas là. Non-contente de s’engouffrer dans le nouveau marché ferroviaire, elle milite activement en faveur de la poursuite du processus de libéralisation du secteur. La société a ainsi adhéré au lobby AllRail qui représente les concurrents ferroviaires aux opérateurs historiques et a participé à la campagne European Startup Manifesto on Rail qui prône une plus grande libéralisation du ferroviaire européen. Alexandra Debaisieux, la directrice générale déléguée de Railcoop, a également plaidé auprès du Sénat pour « dénoncer les barrières » limitant le développement de nouvelles sociétés ferroviaires et en particulier l’absence de libéralisation des centres de maintenance et de formation de la SNCF.

Ce que Railcoop dit du ferroviaire

Railcoop illustre l’attachement profond des Français au ferroviaire, qui s’inscrit dans une histoire longue, un engagement pour l’écologie et une plus grande accessibilité des territoires isolés. L’initiative proposée par Railcoop, qui vise à rouvrir des lignes et à sortir de l’actuelle résignation, trouve donc naturellement un public attentif et enthousiaste.

Cette initiative est également bien accueillie par les collectivités locales, qui y voient une opportunité d’agir concrètement en faveur du retour du train et de développer des territoires en proie à de nombreuses difficultés. C’est ce sentiment que l’on retrouve par exemple dans le procès verbal du conseil communautaire du Grand Guéret où les élus mettent en avant l’apport en terme d’emplois et d’activité sur leur territoire tout en craignant, s’il n’y a pas d’investissement à la hauteur, que le centre technique promis par Railcoop n’ouvre pas dans l’agglomération.

La société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Dans ce contexte, Railcoop apparaît comme la solution miracle pour sortir de la fatalité actuelle et c’est sur ce discours qu’elle parvient à lever des fonds. Pourtant, loin d’apporter une solution pérenne à ces difficultés, Railcoop est en réalité une impasse. En encourageant les collectivités – dont ce n’est pas la compétence – et les citoyens dans un projet difficilement viable, tout en déchargeant l’État de ses responsabilités, elle offre de faux espoirs. Pire, la société apparaît comme un pionnier de la libéralisation ferroviaire, cause principale de l’abandon des petites lignes qu’elle dit pourtant vouloir rouvrir. 

Si l’État agissait concrètement pour le rail, « l’aventure Railcoop » n’aurait jamais existé. La ligne Lyon-Bordeaux, projet phare de la coopérative, l’illustre parfaitement. Jusqu’en 2013, cette ligne existait sous la forme d’un Train d’Equilibre du Territoire (Intercités) subventionné par l’Etat avant que ce dernier n’abandonne la liaison. En 2017, la section ouest de la ligne est rouverte par la Région Nouvelle Aquitaine mais la Région Auvergne-Rhône-Alpes, sollicitée, n’a pas donné de suite. Laurent Wauquiez annonçait alors que « la région ne se substituera pas à l’État. » C’est pourtant ce même président de Région « très favorable » à Railcoop qui déclarait en 2021 que : « ce projet est plus que symbolique puisque, depuis des années, on ferme des lignes dans notre pays. »

Déjà profondément dysfonctionnelle, Railcoop semble destinée à échouer. Son modèle économique, qui repose sur une perfusion constante de nouveaux apports de capital, notamment par les collectivités, paraît en effet insoutenable à terme. Mais d’ici-là, elle aura servi de faire-valoir aux détracteurs du service public, qui trouvent ainsi un moyen de légitimer leurs attaques contre la SNCF. Loin de pallier aux insuffisances de l’ancien monopole public, Railcoop aura donc joué le rôle d’enfant-modèle de la libéralisation et d’écran de fumée pour masquer les décisions d’abandon de nombreux territoires par un service public ferroviaire national de plus en plus mal en point. Espérons au moins que sa probable faillite serve de leçon.

L’histoire oubliée de la contre-société communiste

La Maison du Peuple de Vénissieux (Rhône). © Alex 69200 vx

Bars, clubs de sport, théâtres, colonies de vacances… A partir du XIXème siècle, le mouvement ouvrier se dote de nombreuses institutions pour promouvoir l’idéal socialiste et répondre aux besoins immédiats du prolétariat. Ces structures, souvent liées à des partis politiques, préfiguraient un monde de partage et de solidarité qui fit rêver des générations d’ouvriers. Aujourd’hui largement oublié, cet héritage d’institutions populaires commence à renaître sous de nouvelles formes et intéresse de plus en plus l’extrême-droite.

C’est un désaveu historique : les partis politiques n’ont plus la cote. Éloignés des citoyens, ils sont de plus en plus perçus comme des machines à visée purement électorale feignant de s’intéresser aux problèmes de la population le temps d’une campagne. Les contacts directs entre les citoyens et les militants ou élus sont souvent brefs, le temps d’un échange sur un marché ou d’un porte-à-porte, et passent principalement par l’appareil médiatique le reste du temps. En conséquence, les classes populaires ont plutôt tendance à se désinvestir de la sphère politique et à laisser le militantisme à d’autres. En retour, les organisations politiques peinent à trouver des militants et se replient sur leur gestion routinière, nourrissant un cercle vicieux. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi…

Les forteresses du socialisme

A la fin du 19ème siècle, alors que l’Europe de l’Ouest s’industrialise à grande vitesse, les ouvriers issus de l’exode rural, souvent entassés dans des taudis, commencent à lutter pour de meilleures conditions de vie et de travail. Cette lutte passe évidemment par la constitution de syndicats ou de partis politiques, par des grèves et des manifestations mais aussi par la création d’institutions ouvrières proposant aide matérielle, loisirs et éducation politique. Dans les cités ouvrières belges, anglaises, françaises, italiennes ou allemandes, un réseau de coopératives, de tavernes ou de « Maisons du peuple » voit ainsi progressivement le jour, sur un modèle assez proche de celui des institutions liées à l’Église.

Maison du Peuple de Wihéries à Dour (Belgique). © Michel Wal

Ces lieux remplirent des fonctions toujours plus nombreuses au fur et à mesure de leur développement. À l’origine, il s’agit souvent de coopératives de consommation, dont les membres s’associent pour acheter du charbon, du pain et d’autres denrées essentielles en grands volumes et donc réaliser des économies. Pour le socialiste belge Édouard Anseele, ces coopératives constituent « des forteresses d’où la classe ouvrière bombardera la société capitaliste à coup de pommes de terre et de pains de quatre livres » (1). Les bénéfices croissants de ces coopératives permettent progressivement de financer d’autres activités, telles que des caisses de secours pour les malades ou des soupes populaires pour les camarades grévistes (2). Les frais juridiques lors des conflits avec les patrons peuvent également être pris en charge.

Les institutions ouvrières pallient également l’absence ou la rareté de lieux de réunion, en devenant de véritables quartiers généraux du mouvement ouvrier où l’on prépare la prochaine action de lutte. Ainsi, durant la répression du mouvement ouvrier allemand par Otto Von Bismarck entre 1878 et 1890, les socialistes d’outre-Rhin se replient sur les tavernes pour continuer à s’organiser. Ils sortent de cette période renforcés et radicalisés, comme le congrès d’Erfurt en témoigne en 1890. Le SPD y adopte un programme très marxiste. Deux ans plus tard, des socialistes prennent la mairie de Roubaix, banlieue ouvrière de Lille, en grande partie grâce à leur Maison du Peuple, où se sont forgés des liens de solidarité et d’amitié ayant permis l’élection du « conseil des buveurs de bière ». Pour Rémi Lefebvre, cette Maison du Peuple « a permis un enracinement durable du socialisme localement en contribuant […] à façonner un groupe aisément mobilisable, base quasi indéfectible de soutien aux candidats socialistes ».

Le sport et la culture pour tous

Les activités de ces institutions ouvrières vont bien au-delà du soutien aux mobilisations sociales et de l’aide matérielle directe. Des conférences d’intellectuels socialistes, des bibliothèques contestataires ou des cours d’économie et de sociologie y sont organisés afin de former de futurs responsables syndicaux, associatifs et politiques. Les Maisons du Peuple proposent aussi de nombreuses activités artistiques : bals, chorales, concerts, théâtre… En effet, le mouvement ouvrier veut permettre à tous d’accéder aux loisirs jusqu’ici réservés aux bourgeois ou sous le contrôle de l’Église. Le Volksbühne, théâtre berlinois construit au début du XXème siècle uniquement grâce à des dons de la classe ouvrière, est emblématique de cette volonté de démocratisation de la culture : tous les sièges sont au même prix et attribués au hasard tandis que les horaires sont adaptés aux heures de travail des prolétaires. De même, l’ARCI (Associazione ricreativa culturale italiana) mène un combat similaire pour faire vivre une culture ouvrière italienne à partir de 1957. Proche du Parti communiste italien, elle fédère en 1968 plus de 3 100 cercles locaux regroupant plus de 450 000 membres, dispose de son propre réseau de distribution de films et promeut des acteurs avec très peu d’expérience théâtrale au travers de tournées sur les places publiques et les case del popolo (3).

Le théâtre Volksbühne à Berlin. © Ansgar Koreng

Enfin, le domaine du sport fut également investi. En constituant des clubs dans toutes sortes de disciplines (gymnastique, cyclisme, football, randonnée…), les socialistes veulent « permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur » selon les mots de Léo Lagrange, ministre des Sports du Front populaire. Durant son bref passage au pouvoir, ce dernier mène une action vigoureuse pour développer les loisirs sportifs et le tourisme : auberges de jeunesse, tarifs réduits de téléphérique, croisières populaires… Mais le sport socialiste n’est pas apolitique : en 1936, la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui regroupe nombre de petites structures locales, se bat contre les Jeux olympiques de Berlin et envoie une délégation aux Olympiades populaires de Barcelone (4). De même, les colonies de vacances créées à partir des années 1930 par les villes marquées par le communisme municipal sont « à la fois, une « machine à fabriquer la santé » et un lieu de sociabilité militante » selon Emmanuel Bellanger, historien et chercheur au CNRS.

De l’utopie au déclin

Si ces organisations populaires infiltrent progressivement toutes les sphères de la société, elles n’en oublient pas pour autant de se fédérer et de tisser des liens pour accroître leur rayonnement. Ensemble, elles forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi. En matière de propagande, ce « déjà-là » communiste, selon la formule de Bernard Friot, est bien plus efficace que de grands discours lénifiants, des réunions de cellule ou des tractages. Toutefois, cet écosystème se combine à celui des partis, des syndicats, de la presse communiste et d’autres organisations tournées vers des publics spécifiques (femmes, anciens combattants, étudiants, pacifistes…), notamment car les animateurs de ces différentes structures sont souvent les mêmes. 

Néanmoins, si cette symbiose entre l’écosystème des partis politiques et celui des organisations populaires permet d’insérer le parti dans la société, il présente aussi des défauts. D’abord, cette forte intégration peut engendrer un enfermement intellectuel nuisible à l’esprit critique. Ensuite, des questions peuvent également être soulevées sur la politisation qu’apporte réellement ces organisations : ceux qui en font partie ne sont-ils pas majoritairement des personnes issues de familles socialistes ou communistes ? Enfin, le pluri-engagement des militants peut engendrer des tensions tant il est chronophage et se fait souvent au détriment du parti (5).

Ces organisations populaires forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi.

A partir des années 1960-1970, ces institutions ouvrières vont toutefois se détacher de plus en plus des partis de gauche. D’une part, la révélation des horreurs du goulag et la répression des mouvements démocratiques en Europe de l’Est ternit l’image des partis communistes, d’où une prise de distance de certaines organisations, comme la FSGT et l’ARCI, citées plus haut. En s’autonomisant, nombre d’entre elles perdent alors leur caractère révolutionnaire et  adoptent des revendications et actions plus consensuelles. Parallèlement, les partis de gauche radicale commencent eux aussi à s’éloigner des classes populaires, un phénomène accentué par la désindustrialisation. Au même moment, la deuxième gauche alors en progression montre quant à elle peu d’intérêt dans ces structures, vues comme des chevaux de Troie du totalitarisme soviétique, et préfère investir les universités ou soutenir les mouvements autogestionnaires. 

Mais l’évolution du paysage politique n’est pas seule responsable des déboires des institutions de la classe ouvrière. Paradoxalement, les grandes conquêtes sociales obtenues après 1945 y ont aussi contribué. Avec le développement de l’État-providence et des services publics, nombre de prestations autrefois assurées par des Maisons du peuple sont désormais prises en charge par l’État. En renforçant ce dernier, la gauche communiste a donc affaibli son propre ancrage populaire. Par ailleurs, la forte croissance économique des Trente Glorieuses permet aux masses d’accéder de plus en plus facilement aux loisirs, non plus dans le cadre d’organisations populaires mais dans celui de la société de consommation capitaliste. Au passage, les individus deviennent de simples consommateurs, et non plus des acteurs politiques. Dès lors que les travailleurs sont protégés par la Sécurité sociale et qu’ils peuvent se divertir ou partir en vacances avec leurs propres moyens, pourquoi feraient-ils encore appel à ces organisations ?

Un héritage disputé

Il ne faudrait toutefois pas trop généraliser : là où le taux de pauvreté reste élevé et où la tradition communiste est toujours présente, nombre de ces structures ont survécu, sous une forme ou une autre. Mais globalement, il est aujourd’hui difficile de trouver des bars, clubs de sport ou cinémas ouvertement socialistes ou communistes. Cette quasi-disparition intervient alors même que les besoins auxquels entendaient répondre ces structures ressurgissent avec la crise économique, le désengagement de l’État et le déclassement d’une grande part de la population. Une situation qui conduit à une réinvention de ces institutions, sous des formes très diverses.

Depuis les années 2000, cette tradition de centres sociaux intéresse de plus en plus l’extrême-droite. Né en 2003 avec l’occupation d’un ancien immeuble gouvernemental à Rome, le mouvement italien Casapound utilise le même répertoire d’action que la gauche radicale : ses centres sociaux proposent des activités sportives, ont leurs propres bars et librairies, organisent des concerts, diffusent des films etc. Les actions de terrain de Casapound, comme l’aide d’urgence apportée aux victimes d’un tremblement de terre en 2009 ou les protestations contre le coût du logement à Rome, ont aussi contribué à populariser la pensée fasciste. Les jeunes, très touchés par la crise économique avec un taux de chômage fluctuant entre 30 et 40% depuis 10 ans, sont les premières cibles du mouvement : 62% des supporters de Casapound ont entre 16 et 30 ans. Les actes de violence récurrents, tels que le meurtre de plusieurs immigrés par Gianluca Casseri, un sympathisant de Casapound, n’ont jamais suffi à ternir l’image du mouvement. La réussite de Casapound a depuis inspiré nombre d’autres groupes d’extrême-droite, comme le Bastion Social en France, qui propose de l’aide aux plus démunis, à condition qu’ils soient « Français de souche ».

De l’autre côté du spectre politique, de nouvelles structures ont aussi vu le jour. En Italie, le tissu de centres sociaux autogérés, issu du mouvement autonomiste des années 1970, reste ainsi très vivace. Au Royaume-Uni, les nouveaux militants socialistes politisés par Jeremy Corbyn ont eux aussi revitalisé l’héritage d’événements populaires ouverts à tous, notamment à travers l’organisation Momentum. La France n’est pas en reste, grâce à de nouveaux lieux de sociabilité et de solidarité populaire un peu partout sur le territoire. Le Barricade, une structure associative fondée en 2014 à Montpellier, propose par exemple des cours de français pour les travailleurs ou étudiants étrangers, des conférences politiques, des boissons à prix libre et des ateliers de réparation et organise des assemblées générales lors de grands mouvements sociaux.

Une cabane de gilets jaunes.

Si ces espaces de sociabilité et de partage n’ont pas disparu, ils demeurent souvent méconnus et ont tendance à avoir des durées de vie plutôt courtes en raison de difficultés financières et de rapports parfois compliqués avec la police et les municipalités, qui ne voient pas d’un bon œil la création de lieux contestataires. Par ailleurs, l’absence de parti de masse et d’idéologie fédératrice contribue au morcellement. Face à l’atomisation et à la précarité qui tuent la société à petit feu, ces structures sont pourtant plus indispensables que jamais. Les cabanes bricolées par les gilets jaunes autour des péages et des ronds-points ne seraient-elle pas des Maisons du peuple contemporaines ?

Notes :

1 : Gustave Marlière, «La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique», thèse, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton éditeur, 1935, p. 28.

2 : Cossart, Paula, et Julien Talpin. « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière la paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. vol. 62, no. 4, 2012, pp. 583-610.

3 : Stephen Gundle, Between Hollywood and Moscow: The Italian Communists and the Challenge of Mass Culture, Durham, Duke University Press, 2000.

4 : Le coup d’État du général Franco et la guerre civile qui s’ensuit empêche ces Olympiades d’avoir lieu. La délégation rentrera en France s’en avoir pu participer.

5 : Sylvie Aebischer, Le PCF des années 1950 comme « contre-société », lilas.org

Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

Pour en savoir plus sur CoopCycle : https://coopcycle.org/fr/.
Pour en savoir plus sur Les Coursiers Bordelais : https://coursiersbordelais.fr/