Aux origines du coup d’État en Bolivie

Evo Morales Ayma, ©bluewin.ch

Depuis le 10 novembre, la situation politique en Bolivie s’envenime de jour en jour : on compte déjà une trentaine de morts à la suite d’affrontements entre les partisans du président en exil Evo Morales et les forces de police acquises au nouveau gouvernement de transition. Présentée comme un coup de tonnerre dans un pays qui semblait relativement stable depuis une décennie, la démission forcée d’Evo Morales apparaît comme le point d’aboutissement de conflits politiques et sociaux d’une grande violence qui agitent la Bolivie depuis l’élection du président déchu en 2005.


Une révolution politique et culturelle qui n’est jamais passée

Les secousses politiques qui agitent la Bolivie depuis maintenant un mois ne relèvent pas d’une simple crise conjoncturelle et révèlent une conflictualité politique jusque-là invisibilisée par le fonctionnement qui semblait habituel des institutions boliviennes. Il faut ainsi articuler le temps présent de l’événement au temps long de l’histoire de la Bolivie et de ses institutions depuis les années 2000 pour comprendre la crise que traverse le pays. Le temps présent, ce sont les événements du 20 octobre et des jours qui s’ensuivent, qui alimentent la presse écrite internationale. Le soir du 20 octobre, Morales remporte un score suffisant pour être réélu dès le premier tour des élections générales. Un soupçon de fraude électorale suite à l’arrêt durant quelques heures du décompte des voix effectué par le tribunal électoral de Bolivie jette pourtant le doute sur la légalité de cette victoire. Le lendemain des élections, l’opposant de droite Carlos Mesa conteste les résultats et défend l’idée d’un second tour. Alors que les partisans et les opposants d’Evo Morales commencent à battre le pavé, c’est l’intervention d’un organe censé être soumis à la plus stricte neutralité, l’OEA (Organisation des États Américains) qui met définitivement le feu aux poudres. Le président de la délégation de l’OEA pour la Bolivie en appelle à un second tour dans les plus brefs délais. Cette déclaration est rapidement vue comme une légitimation de l’opposition de droite et de ses actions d’intimidation et de déstabilisation à l’égard du camp massiste (du MAS, Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales) et des institutions. À Sucre, le 22 octobre, une poignée d’opposants de droite met le feu au tribunal électoral. À Vinto, petite ville située au centre de la Bolivie, Patricia Arce, maire massiste de Vinto, est intégralement repeinte en rouge et traînée dans la rue par des opposants déchaînés.

La maire MASiste de Pinto Patricia Arce maltraitée par des opposants de Morales © CTV news

Le 10 novembre, c’est finalement les forces armées de Bolivie, dirigées par le commandant Kaliman qui sonnent le glas de la 4ème mandature de Morales. Dans un communiqué, elles lui intiment de partir. Morales se réfugie immédiatement dans le Chaparé, avant de partir en exil pour le Mexique. Les États-Unis ne sont pas étrangers à cette forte instabilité que connaît la Bolivie depuis bientôt un mois. Mais ce temps présent de l’événement se comprend plus aisément si l’on considère les débuts de la présidence Morales, les fractures indélébiles de la société bolivienne, ainsi que le contexte géopolitique Latino-Américain dans son ensemble.

Les deux grandes promesses portées par Evo Morales au cours de ses premiers mandats n’ont jamais été complètement acceptées par les classes dominantes boliviennes. Le programme de renationalisation des ressources naturelles et l’inclusion des populations indigènes au sein du champ politico-culturel, à travers le projet de constitution pluri-nationale (qui reconnaît encore davantage les autonomies indigènes) ont rapidement attisé la rancoeur des élites de l’Est du pays défaites en 2005. En 2008, alors que Morales convoque une assemblée constituante devant aboutir à cette nouvelle constitution, les régions riches de l’Ouest du pays en profitent pour exprimer des velléités séparatistes. Elles réclament une autonomie politique et culturelle encore plus forte que ce qui est prévue par le projet de nouvelle constitution, afin de faire face à l’irruption programmée d’Indiens longtemps considérés comme des subalternes. Les migrations d’indiens en provenance des Andes dans leurs régions sont aussi mis en cause.

L’exemple le plus emblématique de cette tentative de sécession est l’action du Comité Santa Cruz, aujourd’hui dirigé par l’opposant le plus violent au camp massiste, Fernando Camacho, et qui dispose d’une influence territoriale considérable sur toute la région de Santa Cruz. En 2008, cette région prend le parti du jusqu’auboutisme en organisant un référendum portant sur l’autonomie régionale, première voie en vue d’une indépendance totale. Morales en appelle à ses soutiens pour « briser les tentatives des oligarchies de l’Est ». Pendant un mois, de violents affrontements ont lieu entre paysans indigènes pro Morales et élites urbaines, aboutissant à des dizaines de morts. Les manifestants anti-Morales de l’époque dénoncent déjà la « dictature de Morales », celui-ci usant de son pouvoir institutionnel pour enrayer la dynamique sécessionniste de Santa Cruz. Ces tensions politiques révèlent les fractures territoriales et économiques entre des « Andes indigenas » bastion de Morales et un « Oriente » administré par des oligarchies agricoles et financières. À cela s’ajoute le racisme des élites de Santa Cruz qui voient l’arrivée de migrants indigènes depuis les Andes comme un danger immédiat pour la conservation d’un entre-soi ethnique et qui n’acceptent pas la valorisation culturelle et politique des indigènes initiée par le projet de constitution pluri-nationale – finalement voté en 2009.

Le gouvernement de Morales sort très marqué de ce conflit dans lequel il voit la main des États Unis. Les liens économiques entre l’ « Oriente » bolivien et l’Oncle Sam sont en effet toujours prégnants dans une région qui a tout fait pour limiter la réforme agraire et la redistribution des parcelles agricoles voulues par Morales à l’échelle nationale. Certains leaders du comité civique Pro Santa Cruz qui revendiquent une autonomie régionale en 2008 sont directement appuyés par l’ambassadeur Américain de l’époque qui sera d’ailleurs expulsé à l’issue du conflit pour son supposé soutien aux opposants de droite. Washington entretient en effet une profonde méfiance à l’égard de ce « syndicaliste cocalera ». À travers la DEA (Drug Enforcement Agency), les États-Unis tentent de freiner l’exploitation de cette feuille des montagnes andines directement utilisée par les narcotrafics pour produire la cocaïne et pour l’exporter en grande quantité jusqu’aux États-Unis. Le conflit entre la DEA et les paysans indigènes se termine à la suite de l’expulsion de l’agence, décision prise par Morales en 2008. La cause de cette profonde méfiance à l’égard de Morales vient aussi du rapprochement diplomatique puis économique de la Bolivie avec le Venezuela de Chavez ainsi qu’avec Cuba. Ce rapprochement est concrétisé par l’entrée de la Bolivie au sein de l’Alliance Bolivarienne en 2006, alliance qui rassemble des nations voulant bâtir une alternative anti-impérialiste en Amérique du Sud.

L’influence des États-Unis au sein de l’Organisation des États américains, qui joue un rôle déterminant dans le conflit actuel, n’est plus à démontrer. Le siège de cette organisation chargée d’observer les processus électoraux sur le continent américain possède son siège à Washington et certaines de ses commissions, telle que la commission interaméricaine des droits de l’homme, contiennent un fort contingent de diplomates et d’experts américains acquis au secrétaire d’État américain et à sa politique sud-américaine. Au cours de la crise récente, certains financements ont pu être versés aux formations de droite anti-Morales. L’USAID (agence des Étas-Unis pour le développement international), qui a été expulsé par Morales en 2013, a très vraisemblablement financé les comités civiques anti-Morales de l’Ouest bolivien depuis au moins plusieurs mois. La situation politique actuelle de la Bolivie ne peut se comprendre que par le biais de ce détour historique : les anti-Morales qui constituent l’opposition la plus violente depuis ces derniers mois et qui forment actuellement le gouvernement de transition dirigée par l’ex vice présidente du sénat Jeanine Anez n’ont jamais accepté l’élection de Morales en 2005 et son projet de refondation économique, politique et culturelle. Les États-Unis, dont les positions en Bolivie ont été parfois été violemment remises en cause, sont ainsi toujours apparus comme un allié naturel de cette droite bolivienne avide de revanche depuis la fin des années 2000.

Evo Morales, un caudillo sur la voie de l’hyper-présidentialisation ?

Le 18 décembre 2005, Evo Morales accède au pouvoir. Candidat indigène du MAS (Movimiento al socialismo, un mouvement qui allie mouvements indianistes, syndicalisme paysan et quelques éléments de rhétorique marxiste), il est le premier président indigène de l’histoire de la Bolivie, un pays où 66 % de la population se reconnaît pourtant comme tel. Élu grâce à une convergence de luttes sociales portant sur la redistribution des ressources nationales et sur une reconnaissance du rôle politique des syndicats indigènes, Morales met en place quasi immédiatement un programme de nationalisation de grandes entreprises privées qui détenaient jusque-là un oligopole sur les ressources nationales. En janvier 2006, la gestion de l’eau dans la proche banlieue de La Paz, administrée jusque-là par l’entreprise de gestion des eaux Suez-Lyonnaise est privatisée. Quant aux hydrocarbures, la nationalisation est partielle mais un chiffre symbolique retient l’attention des multinationales du secteur : 82 % des bénéfices sur les champs pétroliers seront reversés à l’État dès le début de l’année 2006. Un certain nombre d’entreprises étrangères notamment Américaines sont ainsi remerciées. Le deuxième axe du programme de Morales consiste à faire de l’Indien acteur central  du champ politico-institutionnel. Ce projet de refondation sociale et culturelle du pays prend forme avec l’assemblée constituante inaugurée le 6 août 2007 à Sucre devant aboutir à l’adoption d’une constitution pluri-nationale permettant aux régions indigènes de bénéficier d’une reconnaissance culturelle et d’une autonomie politique et économique. Accordant enfin aux paysans et aux populations « originaires » (indigènes) la place qui leur avait toujours été refusée au sein de la société bolivienne, elle allait générer un nouveau « pacte social ». Morales réussit de plus au cours de ses différents mandats à conserver une majorité politique et sociale importante, en atteste sa réélection dès le premier tour des élections générales en 2009 et 2014.

Sacs de feuilles de coca devant un portrait présidentiel de Morales. La feuille de coca est un symbole de l’indianité en Bolivie. ©Du monde dans l’objectif

Cependant, un certain nombre d’erreurs politiques prises au cours de son dernier mandat (2014-2019) vont fragiliser la position hégémonique de Morales au sein du champ politico-institutionnel bolivien. En 2016, le président bolivien décide de convoquer un référendum constitutionnel visant à modifier la constitution. En cause, une disposition instaurée par la constitution de 2009 qui limite à deux le nombre de candidatures à la présidence autorisé. Cette décision qui divise au sein de la base militante d’Evo Morales est largement soutenu par l’ensemble des parlementaires et des ministres massistes (de Movimiento al socialismo, parti gouvernemental). Le référendum est pensé comme le moyen d’une transformation sur le long terme de l’État bolivien, dont la restructuration a été entamée de manière parfois autoritaire depuis la première mandature de Morales (2005-2009). Les premiers résultats du référendum apparaissent pourtant comme un cinglant désaveu : la proposition est rejetée par 51,5 % des voix, ce qui signifie qu’une partie des électeurs de Morales fait partie du camp du « non ». Morales décide alors de rechercher des solutions légales permettant de contourner ce refus. En novembre 2017, il demande l’avis du tribunal constitutionnel bolivien qui estime que le droit à briguer librement une fonction, droit inscrit dans la constitution bolivienne, est supérieur aux limites qu’elle pourrait imposer par ailleurs. Le tribunal fait jouer l’antériorité de la disposition qui autorise chaque candidat à se présenter librement par rapport à celle qui limite le nombre de candidatures. En établissant ainsi une hiérarchie entre deux règles constitutionnelles de manière quelque peu arbitraire, le tribunal constitutionnel valide la participation de Morales aux prochaines élections générales d’octobre 2019. De 2017 jusqu’aux élections générales de 2019, cette décision attise la colère de nombre de sympathisants du MAS (ce qui explique l’érosion du vote Morales au premier tour des élections générales d’octobre 2019 par rapport aux précédentes) et conforte un bloc anti-Morales de droite qui sera prêt à tout pour l’emporter aux élections générales à venir.

Quel devenir pour une Bolivie fracturée de toutes parts ?

Au lendemain de la démission de Morales le 10 novembre et de son exil vers le Mexique, et face au vide institutionnel ainsi crée, l’ex vice-présidente du sénat Jeanine Anez s’autoproclame présidente d’un gouvernement de transition chargé d’organiser des élections pour janvier 2020. Aussitôt reconnue par l’Union Européenne, les États-Unis ou encore le Brésil, elle nomme rapidement un gouvernement très ancré à droite où seuls deux ministres sont d’origine indigène. Les partisans de Morales, encouragés par les tweets rageurs de leur « frère président » décident rapidement de s’engager dans la voie de l’insurrection. Les régions à forte majorité indigène du pays, telle que la région de Cochabamba, dans le nord-est du pays, engagent un blocage des axes routiers menant à La Paz, la capitale. Dans certaines villes du pays comme à El Alto, une commune mitoyenne de La Paz qui fait figure de bastion massiste, les manifestants en viennent aux mains avec la police ce qui donne parfois lieu à des scènes de guérilla urbaines inédites depuis la vague de contestation anti-néolibérale de la fin des années 1990. Alors que les partisans d’un retour de Morales radicalisent leurs positions (démission du gouvernement de transition, retour de Morales), le gouvernement décide de jouer la carte de la répression et du pourrissement. Le décret signé le 15 novembre par la présidente intérimaire Jeanine Anez qui exempte de toutes poursuites pénales les éventuels débordements des unités armées chargées du maintien de l’ordre ne peut aller que dans ce sens.

Dans les mois qui suivent, deux options s’offriront peu à peu à la majorité politique et sociale massiste toujours acquise à la cause de Morales : l’insurrection face au pouvoir en place afin de le contraindre à autoriser le retour de Morales du Mexique ou la participation aux processus électoraux à venir en janvier 2020 qui doivent décider du gouvernement amené à diriger le pays pendant 5 ans. Dans le cas où ces deux options n’aboutiraient à rien, certains, comme les Boliviens d’origine indigène, pourraient faire le choix d’un retour programmé vers les régions ou vers les municipios (communes) auxquels Morales a octroyé de nouveaux droits politiques au cours de son mandat. Reste à savoir si ceux-ci subsisteraient en l’état après la victoire possible de l’une des droites les plus conservatrices d’Amérique Latine en janvier.

 

(1)DO ALTO Stefanoni, Nous serons des millions : Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Raisons d’agir, 2008.

(2)LEMOINE Maurice, Stratégie du chaos en Bolivie, Le Monde Diplomatique,2008

(3)STEFANONI, Bolivie, Comment Evo est tombé, Le blog de Pablo Stefanoni, Mediapart, 2019

 

« Le coup d’État n’a pas eu lieu » : la Bolivie vue par la presse française

https://es.wikipedia.org/wiki/Evo_Morales#/media/Archivo:Conferencia_de_Prensa_de_Evo_Morales_en_el_Museo_de_la_Ciudad_de_M%C3%A9xico_2.jpg
© Eneas Mx

Dimanche dernier survenait un coup d’État en Bolivie. Trois semaines après la réélection d’Evo Morales, l’armée et la police ont contraint le leader du MAS (Movimiento al Socialismo) à la démission. Alors que de nombreux témoignages s’accumulaient, ne laissant guère planer le doute sur la nature de la situation, la plupart des médias français ont dans un premier temps complètement travesti l’événement et escamoté son caractère foncièrement anti-démocratique.


L’armée et la police qui poussent un président à la démission, des arrestations et des prises d’otage de dirigeants ou de membres de leur famille, une ingérence probable des États-Unis : cela ressemble fortement à un putsch, surtout lorsqu’on se remémore l’histoire de l’Amérique latine scandée par de nombreux coups d’État militaires, souvent soutenus par l’Oncle Sam. Mais visiblement, même si tous ces éléments ont été très tôt portés à la connaissance des rédactions, aucune n’a osé parler de coup d’État – mis à part lorsqu’elles citaient les propos de Morales lui-même ou de ses partisans.

Puisque l’illégitimité prétendue du président (accusé de fraude électorale et contesté par une partie de sa population depuis trois semaines) semblait acquise pour les journalistes, sa chute ne pouvait être décrite que comme une libération pour le peuple bolivien – fût-elle implicitement la résultante d’un coup d’État.

Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, La Croix… tous les grands titres nationaux (à l’exception notable, mais peu surprenante, de L’Humanité) ont failli à leur mission d’information. Le 10 novembre au soir, alors qu’avait eu lieu plus tôt dans la journée ce que l’on peut difficilement qualifier autrement que de « coup d’État », le lecteur de l’un de ces quotidiens apprenait la simple « démission de Morales », dans des articles dont aucun ne donnait la mesure de la gravité de la situation. On apprenait que c’était suite aux « suggestions » de l’armée qu’Evo Morales ainsi que ses plus proches soutiens ont subitement démissionné en cascade (notamment son vice-président Álvaro García Linera et la présidente du Sénat Adriana Salvatierra, que LVSL avait récemment interviewés : voir respectivement ici et ici).

Aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les acteurs du coup d’État.

Sur France Info, le travestissement de la réalité atteint des sommets et confine à la désinformation : photos d’une foule en liesse célébrant la chute de Morales à l’appui, les journalistes de la quatrième chaîne radiophonique de France se croient autorisés à affirmer que c’est « l’unité des Boliviens » qui a permis de « libérer » la Bolivie. S’il est indéniable que les manifestations contre le gouvernement Morales ont été massives au cours des dernières semaines et que certains secteurs de la population se réjouissent de son départ, c’est en revanche une contre-vérité évidente que d’évoquer « l’unité des Boliviens » alors que le pays est au contraire déchiré entre partisans et opposants à Morales.

Non contents de donner ainsi une image faussée de la situation en Bolivie, les journalistes de France Info en rajoutent en tronquant les propos du président : alors que Morales avait conclu son discours de démission en appelant son peuple et la communauté internationale à la vigilance, car « des groupes violents oligarchiques [conspiraient] contre la démocratie », son avertissement est retranscrit de la façon suivante : « le peuple bolivien doit savoir que la communauté internationale et des groupes oligarchiques conspirent contre la démocratie ». Les paroles du président démissionnaire, falsifiées de cette façon, le dépeignent comme enfermé dans un complexe obsidional et tombant dans des délires complotistes à l’égard de la communauté internationale. Évidemment, présentées ainsi, on peut difficilement leur accorder crédit et le lecteur peu vigilant en conclut que toutes ces histoires de coup d’État ne sont que le fruit de l’imagination du président déchu.

Enfin, France Info tronque non seulement les paroles mais altère aussi les faits. En évoquant les violences et notamment les incendies qui ont eu lieu dans la journée de dimanche dans l’unique paragraphe consacré aux partisans de Morales, on laisse sous-entendre que ces derniers en sont responsables, alors que c’est l’inverse qui semble vrai : la maison de la sœur de Morales a été incendiée, celle de Morales lui-même saccagée et des manifestants le soutenant ont été kidnappés par les groupes armés de l’opposition.

Bien sûr, aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les putschistes, comme les prises d’otage et les arrestations d’anciens dirigeants et de membres de leur famille, l’humiliation infligée à Patricia Arce, une maire du parti de Morales, ou encore des groupes racistes d’extrême-droite qui brûlent le drapeau wiphala (symbole des indigènes) et s’en prennent physiquement aux Indiens.

https://mronline.org/2019/11/10/bolivian-mayor-patricia-arce-covered-in-paint-dragged-through-the-streets-by-right-wing-fascists/
Patricia Arce, maire de Vinto et soutien de Morales, est humiliée dans la rue par des opposants d’extrême-droite © capture d’écran issue de Telesur

On pouvait s’y attendre : la rengaine habituelle selon laquelle les présidents socialistes latino-américains seraient tous peu ou prou des dictateurs en puissance resurgit, et les éditorialistes s’en donnent à cœur joie (on se souvient de François Lenglet qui n’avait pas hésité à qualifier Evo Morales de « corrompu » – sans la moindre preuve évidemment). On compare la Bolivie au Venezuela, alors que la situation des deux pays est totalement différente : si le Venezuela connaît actuellement une grave crise économique et politique, la Bolivie a au contraire connu une croissance record et plus généralement une stabilité politique sans précédent au cours des trois mandats d’Evo Morales (à tel point qu’on a pu parler, ici et là, d’un « miracle bolivien »).

Sur le plateau de David Pujadas (LCI), Vincent Hervouët explique quant à lui doctement que les coups d’État sont une bonne chose pour la démocratie ; cette théorie audacieuse mériterait sans nul doute que son auteur la développe plus longuement…

La presse régionale n’était pas en reste : « Le président Evo Morales démissionne sous la pression de la rue », titraient par exemple les Dernières nouvelles d’Alsace. Dans le corps de l’article, l’on pouvait lire en revanche que « l’armée, la police et l’opposition [avaient réclamé] son départ » et que « Luis Fernando Camacho, dirigeant le plus visible et radical de l’opposition [par ailleurs évangéliste fondamentaliste et leader raciste d’extrême-droite, ndr] s’était rendu au siège du gouvernement à La Paz pour y remettre symboliquement une lettre de démission à signer par Evo Morales, ainsi qu’un exemplaire de la Bible ».

http://utero.pe/2019/11/11/3-pasos-sencillos-que-explican-todo-lo-que-esta-pasando-en-bolivia/
Le putschiste Luis Fernando Camacho ramène la Bible au palais présidentiel. © Piedad Córdoba

Un schéma similaire s’observait dans la plupart des articles évoqués : un titre et un chapô qui ne laissaient en rien soupçonner qu’un coup d’État avait eu lieu puis, plus loin dans l’article, de brèves allusions qui faisaient entrevoir la nature véritable de la situation. Certes, aujourd’hui, les journalistes sont tenus de réagir rapidement et n’ont pas toujours le temps d’approfondir leurs analyses. Mais en l’occurrence, comprendre qu’on assistait à un véritable coup d’État ne semblait pas demander des efforts de réflexion disproportionnés – d’autant plus que toutes les informations nécessaires pour cela étaient connues des journalistes, qui parfois même les relayaient, sans pour autant tirer la conclusion qui en découlait logiquement.

Une élection manipulée ?

Arrivé à la présidence de la Bolivie en 2006, Morales mène un ambitieux programme de réduction des inégalités et de la pauvreté, de l’analphabétisme et du pouvoir des multinationales américaines, mais aussi de reconnaissance des indigènes – la Bolivie devient en 2009 un État plurinational. Ces orientations, malgré toutes les limites de leur réalisation concrète, ne plaisent guère aux élites économiques boliviennes : Morales doit faire face à des tentatives de déstabilisation et même d’assassinat en 2008 puis en 2009, auxquelles il parvient à résister grâce au fort soutien populaire dont il jouit alors.

Largement réélu en 2009 puis en 2014 et désireux de briguer un quatrième mandat, il organise en 2016 un référendum pour modifier la Constitution de 2009 qui le lui interdit. Il perd le référendum – avec 51,3 % de « Non » et à la suite d’une campagne d’accusations dirigées contre lui (accusations dont la fausseté n’a été démontrée qu’après le scrutin) –, mais décide finalement de passer outre et d’invoquer le verdict du Tribunal suprême électoral l’y autorisant pour se présenter à l’élection de 2019. Cette décision – légale, mais discutable – de se présenter une quatrième fois à un scrutin présidentiel est critiquée par l’opposition, mais aussi dans son propre camp.

Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant.

L’opposition à Morales est disparate : les élites urbaines blanches, les propriétaires terriens, certaines communautés indigènes qui lui reprochent de n’avoir pas assez protégé l’environnement, une classe moyenne aisée qui s’est paradoxalement constituée en partie grâce aux politiques de redistribution mises en œuvre par Morales, mais qui réclame désormais des politiques plus libérales, et bien sûr les défenseurs d’un ordre réactionnaire et néolibéral comme le premier opposant Luis Fernando Camacho. Ces derniers avaient prévenu qu’ils ne reconnaîtraient pas les résultats du scrutin, quels qu’ils soient. Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant. Ils lui reprochent notamment sa décision de se présenter à une quatrième mandature.

C’est donc sur fond de contestation sociale et d’érosion de sa base électorale que se tiennent les élections, le 20 octobre. Dans le système électoral bolivien, le candidat arrivé en tête est directement élu s’il obtient plus de 50 % des voix, ou s’il a une avance d’au moins dix points de pourcentage sur ses adversaires (sinon, un second tour est organisé). La tenue d’un second tour ne garantissait en rien la victoire de Morales, puisqu’il aurait alors dû affronter Carlos Mesa, le candidat de centre-droit, qui aurait probablement bénéficié des reports de voix. Il était donc crucial, pour Morales, de l’emporter dès le premier tour. Le résultat final, qui lui donne 47,1 % de voix contre 36,5 % à Mesa, est pourtant contesté par les autres candidats, arguant du fait que ce n’est que tardivement dans le décompte des voix que l’avance de Morales a dépassé les dix points de pourcentage. Or, cette victoire in extremis pourrait être simplement liée au fait que les bulletins des zones rurales et des Boliviens de l’étranger, qui sont deux électorats traditionnellement plus favorables à Morales que le reste du pays, sont décomptés en dernier.

La validité des accusations de fraude électorale soulevées par ses adversaires a été sérieusement questionnée par l’étude du Center for Economic and Policy Research. Celle-ci montre que rien ne permet d’affirmer, comme l’a fait de manière péremptoire l’Organisation des États Américains (OEA) qu’il y a effectivement eu des « fraudes massives » au cours de ces élections – précipitant en cela la chute de Morales. Le verdict de l’OEA est pourtant repris sans aucun recul critique par la quasi-totalité des médias français, ce qui contribue à « justifier » ou du moins à minimiser la gravité du coup d’État aux yeux de l’opinion publique – puisque Morales aurait dès lors été le premier à sortir de la légalité.

Mais même si critiquer l’impérialisme américain semble passé de mode, il eût été judicieux de s’interroger sur le degré d’objectivité des rapports de l’OEA, surtout lorsqu’on sait que cette organisation est financée à 60 % par les États-Unis et qu’elle a historiquement souvent servi leurs intérêts. D’ailleurs, l’administration Trump a réagi immédiatement à l’annonce de la chute de Morales en applaudissant l’intervention des forces armées ; des enregistrements audio semblent de plus établir que des sénateurs américains ont comploté avec les acteurs du coup d’État. Mais tout cela n’a pas été jugé digne d’intérêt par les principaux médias français.

Un autre élément que n’ont relevé que très peu de médias, mais qui n’est peut-être pas pour rien dans l’explication du coup d’État, est que Morales avait annoncé vouloir nationaliser les mines de lithium de son pays, et annulé une semaine auparavant un accord avec le fournisseur allemand de Tesla, ACI Systems Alemania, pour leur exploitation. La Bolivie détient en effet plus de la moitié des réserves mondiales de lithium, un matériau de plus en plus convoité et notamment utilisé dans les batteries des voitures électriques. L’action de Tesla a d’ailleurs connu une nette hausse après l’annonce de la chute de Morales, témoignant du soulagement des actionnaires, désormais sûrs que l’approvisionnement en lithium de l’entreprise d’Elon Musk ne pâtira pas des velléités souverainistes de l’ex-président bolivien.

Des réactions internationales timorées

Au niveau international, les réactions au coup d’État bolivien n’ont pas non plus été à la hauteur de la gravité de l’événement. Le caractère indéniablement anti-démocratique de celui-ci sautait aux yeux, mais peu d’États ont osé se prononcer contre : beaucoup de pays d’Amérique latine bien sûr, mais aussi l’Espagne, par exemple. Le gouvernement français n’a pas daigné s’exprimer sur le sujet – à part la secrétaire d’État aux affaires européennes Amélie de Montchalin qui, en séance à l’Assemblée nationale, se contente « [d’appeler] au calme et à la retenue toutes les autorités de transition », tout en se refusant de nommer et condamner ces dernières.

Cet aveuglement collectif est sans nul doute à mettre au compte, au moins en partie, du refus obstiné de la presse française à reconnaître ce coup d’État pour ce qu’il était, au moins dans un premier temps. Lorsque France Info, dans l’article cité ci-dessus, écrit que « de nombreux responsables de la gauche latino-américaine ont qualifié dimanche de « coup d’État » les événements qui ont conduit à la démission du président bolivien Evo Morales », on peut facilement croire que l’accusation de coup d’État n’est qu’une stratégie partisane des alliés de Morales. Et en effet, le fait que seuls les « amis » de Morales ou les responsables politiques avec qui il entretenait des proximités idéologiques aient pris position contre le coup d’État a pu renforcer l’idée que les deux camps en présence étaient également coupables de la situation.

Heureusement, depuis le début de la semaine, les médias évoluent vers une analyse plus nuancée de la situation – parfois en essayant de faire oublier leur première réaction. Le Monde, par exemple, a remanié de fond en comble l’article initialement paru et dans lequel l’expression de « coup d’État » est apparue comme par magie. Le Huffington Post fait paraître une mise au point, dont le titre est cette fois on ne peut plus explicite : « Ce que vit la Bolivie n’est pas une contestation populaire mais un coup d’État ». On peut cependant regretter que la plupart des médias continuent de tenir pour acquise la fraude électorale dont les adversaires de Morales l’accusent, alors qu’elle n’est pas avérée et semble au contraire être un mensonge.

Le destin de la Bolivie reste en suspens. Jeanine Añez, la seconde vice-présidente du Sénat bolivien, s’est autoproclamée présidente mardi malgré l’absence du quorum parlementaire requis. Elle qui conviait en 2013 les Indiens – majoritaires en Bolivie – à « retourner sur leurs plateaux » a reçu le soutien de Carlos Mesa et de Luis Fernando Camacho, ainsi que des États-Unis. Elle promet d’organiser des élections dans les 90 jours qui viennent, mais refuse que Morales s’y présente et le menace de poursuites judiciaires s’il revient du Mexique, où l’asile politique lui a été accordé. De plus, selon Libération, la nouvelle cheffe d’État « envisagerait la fermeture du Parlement pour contourner le parti d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS), qui y est majoritaire dans les deux chambres, afin de gouverner par décrets présidentiels ». Au moment même de l’écriture de cet article, l’AFP annonce la mort de cinq manifestants pro-Morales, tués par les policiers lors de manifestations à propos desquelles la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a dénoncé dans un communiqué « l’usage disproportionné de la force policière et militaire ».

Le coup d’État a bien abouti, et le silence des médias, partiellement responsable de l’absence de réaction ferme de l’opinion publique et de la communauté internationale, n’y est pas pour rien.