Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ?

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le mouvement pour le climat n’est pas en mesure de lutter contre la classe possédante qui est à l’origine de la crise climatique. Pour gagner, les défenseurs du climat ont besoin d’une stratégie claire et s’appuyant sur la classe ouvrière. Entretien avec le géographe Matt T. Huber, réalisé par Wim Debucquoy, initialement publié par la revue Lava, notre partenaire belge.

Le mouvement pour le climat est en train de perdre la bataille. Dans le premier paragraphe de son livre Climate Change as Class War: Building socialism on a warming planet, Matt Huber, professeur de géographie à l’université de Syracuse, ne mâche pas ses mots. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter malgré une prise de conscience croissante de la crise climatique et une attention politique accrue en matière de climat. Il est grand temps que le mouvement pour le climat réfléchisse à sa stratégie et à ses tactiques. Comment pouvons-nous gagner la bataille du climat ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir exactement contre qui lutter, qui combattre et qui convaincre. Le fil conducteur du livre de M. Huber est que la lutte contre le changement climatique est un enjeu de pouvoir. La crise climatique est fondamentalement liée à notre relation avec la nature. Il s’agit essentiellement d’une relation de production : comment produisons-nous les aliments, l’énergie, le logement et les autres biens et services de première nécessité ? Et qui contrôle et bénéficie de cette production ? Comment cela se répercute-t-il sur la stratégie du mouvement pour le climat ? Dans son ouvrage, M. Huber cherche une stratégie gagnante pour le mouvement climatique. Rencontre avec un auteur qui place la classe ouvrière au centre de sa réflexion.

Wim Debucquoy – Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur le changement climatique ?

Matt T. Huber – C’était en partie une réaction contre le mode de pensée qui considère le changement climatique comme un problème de consommation et d’inégalité. Ainsi, le rapport influent d’Oxfam Extreme Carbon Inequality, par exemple, conclut que les riches ont une empreinte carbone beaucoup plus importante et consomment beaucoup plus de ressources que les pauvres. Certes, mais cette façon de penser ne tient compte que de notre impact sur le climat par le biais de notre consommation et de notre mode de vie. Les marxistes, quant à eux, procèdent à une analyse de classe, soulignant le lien entre la production, la propriété et le pouvoir sur les ressources sociales, et la manière dont nous produisons notre existence matérielle. À partir du moment où j’ai commencé à envisager la classe sociale en relation avec le climat de cette manière, j’ai réalisé que le moindre de nos soucis était de savoir ce que les riches faisaient de leur argent et en quoi leur consommation avait un impact sur le climat. Ce dont nous devrions surtout nous préoccuper, c’est de savoir comment ils gagnent leur argent, comment ils génèrent leur richesse. Leur impact sur le climat pourrait alors être beaucoup plus important.

Je donne souvent l’exemple d’un PDG d’une entreprise de combustibles fossiles qui passe entre huit et douze heures par jour à organiser le réseau mondial d’extraction de combustibles fossiles et à injecter de l’argent dans l’accumulation de capital pour développer la production de combustibles fossiles dans le monde entier. Ce PDG peut être végétarien, se rendre au travail en transports publics, vivre dans une zone urbaine densément peuplée et avoir une empreinte carbone très faible. Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production. On efface donc le rôle de la propriété et du profit. Aussi faut-il souligner que le système capitaliste est dirigé par une petite minorité de propriétaires qui possèdent les systèmes de production et produisent dans un but purement lucratif.

Wim Debucquoy – Vous écrivez que le mouvement pour le climat reste très confus quant à la question des responsabilités de la crise climatique.

Matt T. Huber – Nous devons arrêter de définir la responsabilité en termes de consommation et d’empreinte carbone et de rendre ainsi chacun plus ou moins responsable de la crise climatique. Nous devons procéder à une analyse de classe. Saviez-vous que la méthode de l’empreinte carbone a été inventée par British Petroleum ? Les multinationales pétrolières ne font rien d’autre que de reporter leur responsabilité sur nous tous. Alors que nous devrions nous poser la question : qui décide de l’organisation des systèmes de production et des infrastructures à l’origine de la crise climatique ? Car ce n’est certainement pas nous. Il ne s’agit pas des travailleurs qui consomment du carburant pour se rendre au boulot tous les jours.

Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production, le rôle de la propriété et du profit.

Ceux qui ont le pouvoir sur les réseaux électriques, les stations de distribution de carburant et la production d’énergie sont un groupe de capitalistes qui possèdent et contrôlent ces systèmes et les organisent de manière à en tirer le plus de profit possible. Il s’agit d’un groupe restreint de propriétaires qui exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone, non seulement l’extraction des combustibles fossiles, mais aussi toute une série d’industries telles que l’acier, le ciment, les produits chimiques, l’électricité et ainsi de suite, lesquelles sont en réalité conçues pour consommer et brûler des quantités colossales de combustibles fossiles. Dix pour cent des riches contrôlent 84% des parts sur le marché boursier. Les décisions des multinationales, quant à elles, sont prises par un nombre très réduit de membres de conseil d’administration. Ainsi, la responsabilité de la crise climatique n’est pas dispersée, mais au contraire très concentrée.

En d’autres termes, ceux qui bénéficient des émissions de CO2 en sont responsables. Lorsque vous conduisez une voiture, vous émettez du carbone. C’est bien sûr vrai. Cependant, en raison de la façon dont la société est organisée, de nombreuses personnes se voient contraintes de consommer une quantité importante de carburant pour se rendre au travail, et simplement pour assurer la continuité de leur vie relativement modeste. Si vous attribuez 100% de la responsabilité au consommateur de combustibles, vous détournez de fait l’attention de celui qui l’a vendu et qui en a utilisé les bénéfices pour accroître la production de ces mêmes combustibles fossiles. Ce sont les propriétaires de la production qui devraient être la cible de nos campagnes et mouvements pour le climat. En résumé : le problème se situe au niveau d’une poignée de capitalistes et la solution se trouve au niveau des masses, de la classe ouvrière. Ils peuvent construire un puissant mouvement de masse pour s’attaquer au pouvoir de cette petite minorité qui possède les moyens de production et en tire profit.

Wim Debucquoy Vous critiquez également l’idée selon laquelle les citoyens doivent croire au changement climatique avant de pouvoir s’attaquer à la crise.

Matt T. Huber – Le changement climatique est scientifiquement établi. Ainsi, les climatologues ont été parmi les principaux acteurs à faire bouger le monde. Or, si la lutte contre le changement climatique se cantonne à la science et aux connaissances, les travailleurs s’y intéresseront moins. Leur première préoccupation est la lutte matérielle à laquelle ils sont confrontés quotidiennement dans le cadre du capitalisme. D’aucuns concluent que la science du climat dépasse les travailleurs et que, par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur eux. Or, la plupart des travailleurs comprennent très bien que quelque chose ne va pas du tout avec le climat et l’environnement et que des mesures doivent être prises pour y remédier.

Or, si l’on organise la lutte autour d’objectifs scientifiques, on fait fi des préoccupations des citoyens concernant leurs besoins quotidiens. En outre, ceux qui présentent la lutte contre le changement climatique comme une bataille pour la connaissance et non pour le pouvoir prétendent que le financement du déni de la science du climat est la pire chose que l’industrie des combustibles fossiles puisse faire. Il existe de nombreuses preuves que les entreprises de combustibles fossiles, telles qu’ExxonMobil, agissent effectivement de la sorte. Ils transfèrent des fonds à des scientifiques qui remettent en question la science du climat. C’est bien sûr terrible. Mais ce que l’industrie des combustibles fossiles recherche avant tout c’est le pouvoir politique. Elle dépense beaucoup plus d’argent en lobbying, en groupes de réflexion, etc. Si nous nous contentons de parler de science, nous nous laissons induire en erreur par une croyance libérale naïve sur la manière dont le changement social se produit, à savoir que la société agira si seulement les gens connaissent la vérité. La connaissance n’est pas encore un pouvoir. Ce n’est pas parce que nous connaissons la vérité que nous avons le pouvoir de nous attaquer à la crise climatique et de modifier notre utilisation des ressources matérielles. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont transformé la bataille climatique en une bataille idéaliste sur le terrain de la connaissance.

Wim Debucquoy Comment résoudre la crise climatique ?

Matt T. Huber – Je ne vous apprends rien en vous disant que nous avons besoin de pouvoir, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de beaucoup de pouvoir social. La résolution de la crise climatique nécessite des investissements massifs et une planification centralisée. Cela signifie qu’il faut lutter contre la mainmise du secteur privé sur les investissements. Une grande partie du mouvement pour le climat adopte une position purement moraliste, sans se préoccuper du pouvoir et de la stratégie, de la manière dont nous pouvons construire le pouvoir nécessaire pour affronter cette classe de personnes qui s’accroche obstinément à ses investissements et à ses profits pendant que le monde brûle. L’ensemble de mon livre est donc une tentative de réflexion sur la manière de mettre en place le contre-pouvoir nécessaire.

Wim Debucquoy Et selon vous, la solution se trouve du côté de la classe ouvrière ?

Matt T. Huber – Oui, même à une époque où il semble que tout le pouvoir soit entre les mains de la classe capitaliste, la classe ouvrière est en mesure de construire le type de pouvoir politique qui soit à même de contrer le pouvoir du capital. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la classe ouvrière constitue la grande majorité de notre société. Son pouvoir réside dans son nombre. Si vous parvenez à exploiter massivement le pouvoir de la classe ouvrière, vous pouvez remporter la victoire, en dépit de ses divisions, au moins au sens démocratique le plus élémentaire. Comme l’a dit Lénine, la politique est une affaire de millions. La politique se trouve là où se trouvent les masses. Tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse de périodes révolutionnaires ou de périodes plus calmes de redistribution des richesses et de démocratie sociale, la résistance a toujours émergé de la politique lorsque des masses de personnes s’unissaient autour d’une plate-forme et d’un programme politiques.

Un groupe restreint de propriétaires exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone.

Deuxièmement, la classe ouvrière a un intérêt matériel au changement parce qu’elle n’a plus aucun contrôle sur sa vie et qu’elle souffre d’un manque de sécurité matérielle. Même si elle n’en est pas toujours consciente ou si elle ne s’organise pas en fonction de cela. Le troisième point, le plus important, est que la classe ouvrière détient le pouvoir stratégique dans la mesure où c’est elle qui effectue le travail et produit donc la plus-value. Les travailleurs peuvent se mettre en grève, arrêter les systèmes de production et ainsi forcer les élites à répondre à leurs demandes. L’arme de la grève est son meilleur atout pour imposer un changement rapide. Aux États-Unis, il semble que la classe ouvrière ait oublié qu’elle a ce pouvoir. Le nombre de grèves a nettement diminué à partir de 1980. Le dirigeant syndical Jerry Brown déclare à ce sujet : les grèves sont comme les muscles, si vous ne les exercez pas régulièrement, ils se rabougrissent. Aujourd’hui encore, la grève reste l’arme la plus puissante dont disposent les travailleurs. En Virginie occidentale, aux États-Unis, les enseignants ont bloqué l’ensemble du système scolaire et ont obtenu gain de cause en quelques semaines, ce qui n’est pas négligeable dans un État de droite. Le pouvoir c’est ça, n’est-ce pas ?

En multipliant les grèves et en prenant conscience du pouvoir qu’ils détiennent, les travailleurs sont en mesure de construire un mouvement puissant. Nous avons besoin de mouvements suffisamment puissants pour formuler des demandes politiques fortes. Un programme qui vise à promouvoir une économie sans carbone requiert un pouvoir politique formidable. Et la voie vers ce pouvoir passe par la classe travailleuse organisée.

Wim Debucquoy On entend souvent dire que la classe travailleuse a d’autres préoccupations que le climat.

Matt T. Huber – On a tendance à penser que les travailleurs ne s’intéressent à l’environnement que lorsqu’ils sont en contact direct avec lui, par exemple pour protéger un paysage dans leur quartier ou lutter contre la pollution sur leur lieu de travail. Cependant, sous le capitalisme, la plus grande menace qui pèse sur eux n’est pas nécessairement quelque chose que nous présentons comme un problème écologique, tel que la pollution, mais le fait que leur survie passe par le marché. Le capitalisme a arraché les gens à la terre, à leur lien avec la nature, et a créé une classe de personnes qui dépendent du marché pour survivre et qui luttent pour littéralement survivre en tant qu’êtres vivants. Ils peinent à payer pour leur logement, leurs soins de santé et leur nourriture. C’est cette insécurité économique, qui consiste à devoir survivre en dépendant du marché, qui est une source constante d’anxiété pour la classe ouvrière.

Lorsque le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en réponse aux prétendues politiques environnementales, ils ont déclaré que les politiciens s’inquiétaient de la fin du monde, alors qu’eux essayaient simplement d’arriver à la fin du mois. Cela montre que de nombreuses politiques libérales en matière de climat présentent les questions environnementales comme des crises abstraites et existentielles pour la planète, sans pour autant tenir compte des luttes que mènent les travailleurs pour arriver à la fin du mois. Pourtant, ce combat est éminemment écologique dans la mesure où la classe ouvrière tente de vivre et de satisfaire ses besoins fondamentaux. Pour convaincre les travailleurs que la lutte contre le changement climatique est aussi dans leur intérêt et les rallier à un programme climatique, nous devons nous attaquer à l’insécurité qui découle de la lutte pour la survie par le biais du marché. Nous devons leur proposer un programme climatique qui leur apporte un peu plus d’assurance que leurs besoins fondamentaux seront satisfaits.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle, un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Ces besoins ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la crise climatique. Si nous examinons les secteurs que nous devons décarboner de manière radicale, il s’agit notamment de l’énergie. Des choses dont les gens ont besoin tous les jours, mais qu’ils ont du mal à s’offrir : le logement, les transports, l’alimentation et l’agriculture. Ce sont ces secteurs que nous devons transformer radicalement. Malheureusement, de nombreux décideurs politiques affirment : oui, nous allons restructurer ces secteurs, mais nous allons le faire de manière à ce que les externalités des marchés soient internalisées et qu’elles coûtent donc encore plus cher. Bien sûr, les travailleurs réagissent négativement à cela. En comprenant mieux les intérêts de la classe ouvrière sous le capitalisme, nous voyons clairement comment nous pouvons lier ces intérêts à un programme climatique populaire et attrayant. Elle devrait être basée sur la démarchandisation [ndlr : c’est-à-dire, affranchir les personnes de leur dépendance au marché en découplant les services de base (logement, énergie, transports publics, etc.) des mécanismes de marché et en les intégrant dans le domaine public] et viser à améliorer les conditions de vie de la classe travailleuse.

Wim Debucquoy Quelle est votre analyse du mouvement pour le climat tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Matt T. Huber – Les personnes qui se trouvent à la tête du mouvement pour le climat sont issues de ce que j’appelle la « classe professionnelle et managériale » ou CPM, une strate professionnelle au sein de la classe travailleuse si l’on peut dire. En général, la politique climatique est pour eux une question de science et de connaissance. Sur le plan matériel, la CPM recherche le confort et la sécurité propres à la classe moyenne. Et comme cette sécurité de la classe moyenne s’accompagne souvent de niveaux de consommation relativement élevés, le problème climatique pour la CPM se rapporte à sa propre consommation.

Les personnes appartenant à ladite CPM se sentent coupables de leur complicité dans l’économie de consommation. Leur politique climatique prend donc trois formes. Le premier groupe est composé de ce que l’on pourrait appeler des éducateurs scientifiques, à savoir les climatologues eux-mêmes, les journalistes qui couvrent la science du climat et les activistes politiques qui diffusent la vérité scientifique. Et comme je l’ai expliqué précédemment, leur politique est axée sur la croyance et la connaissance, sur l’écoute de la science et sur la lutte contre le négationnisme climatique. Le deuxième groupe est formé par ce que je nomme les technocrates politiques : il s’agit principalement d’experts en économie ou en études politiques qui travaillent dans des universités ou au sein de groupes de réflexion. Ceux-ci sont apparus au cours de la période néolibérale, alors que tout le monde affirmait qu’il fallait se débarrasser de la réglementation et de la redistribution de l’État et adopter des politiques environnementales axées sur le marché. Ils soutiennent qu’il est possible de « déjouer » la crise climatique en adoptant certaines politiques telles que la taxe sur le carbone. Pour eux aussi, la lutte pour le climat est une lutte pour la connaissance plutôt qu’une lutte de pouvoir avec la classe possédante qui profite de la crise climatique. Par ailleurs, en déployant des mécanismes de marché pour résoudre la crise climatique, ils en reportent le coût sur la classe ouvrière.

Wim Debucquoy La taxe carbone en est un exemple typique.

Matt T. Huber – Exactement. À cela, je réponds : nous ne devrions pas taxer les molécules, mais les riches. L’idée de taxer une molécule particulière occulte le fait que la lutte contre le changement climatique est une lutte des classes et que nous devons taxer les riches pour réaliser le programme de décarbonisation dans l’intérêt de tous. Le problème est également que nous utilisons tous du carbone. Si vous réclamez ensuite une taxe sur le carbone, la droite et ceux qui ne veulent pas que nous fassions quoi que ce soit pour lutter contre le changement climatique auront tôt fait de prétendre qu’il s’agira d’une taxe sur votre vie. Et une taxe sur le carbone entraîne des coûts plus élevés pour la classe ouvrière. De plus, c’est un cadeau pour la droite qui peut alors dire que la politique environnementale est une affaire d’élites de gauche qui veulent rendre la vie plus chère. De nombreux technocrates répondent même à cela par : « Oui, c’est exactement ce que nous essayons de faire. » Il est également frappant de constater que c’est souvent la droite qui s’organise autour d’une politique de classe dans la lutte pour le climat. C’est surtout la droite qui insiste sur les conséquences économiques de la politique climatique. Ils n’ont de cesse de parler des emplois perdus et de la hausse du coût de la vie pour les familles. Et ce faisant, ils contribuent à alimenter une réaction populiste à l’encontre de la politique climatique.

Wim Debucquoy Comment gérer la contradiction entre l’emploi et l’environnement ?

Matt T. Huber – Tout d’abord, nous devons insister sur le fait que le changement climatique est une question d’emploi. Pour moi, il est évident qu’un programme de décarbonisation digne de ce nom exige la création d’un très grand nombre d’emplois, en particulier dans le secteur industriel. Pour poser des lignes de transmission, construire de nouveaux systèmes de transport en commun, rénover l’habitat… Il faut beaucoup d’électriciens, de soudeurs, de tuyauteurs, de travailleurs de la construction. Une deuxième question importante se pose : ces emplois seront-ils créés dans des lieux de travail syndiqués ? Aux États-Unis, nous allons produire beaucoup de voitures électriques, mais il n’est pas encore certain que cela soit favorable aux syndicats. Ainsi, le syndicat United Auto Workers ne soutiendra pas Joe Biden lors des prochaines élections présidentielles tant qu’il n’aura pas précisé que toute expansion de la production de voitures électriques se fera dans des usines dotées d’une représentation syndicale. En effet, les constructeurs automobiles exploitent aujourd’hui la production de voitures électriques pour briser les syndicats et créer de nouvelles usines sans syndicats.

Le mouvement pour le climat pense rarement au pouvoir et à la stratégie, à la construction d’un contre-pouvoir face à la classe dominante.

Un troisième groupe au sein du mouvement pour le climat est celui que l’on appelle les « radicaux anti-système ». Ceux-ci sont favorables à un changement de système, mais au lieu de transformer le système industriel et de le placer sous contrôle démocratique, ils veulent le démanteler complètement. Vous opposez à cela une citation de Jodi Dean : « Goldman Sachs se fiche de savoir si vous élevez des poulets. »

Ces radicaux se concentrent dans les milieux universitaires, les ONG ou les cercles militants plus radicaux. Parce qu’ils travaillent dans l’économie de la connaissance, ils n’ont aucun lien physique avec les systèmes de production industrielle qui sous-tendent nos vies et la reproduction sociale dans une société capitaliste. Deux choses sont importantes pour eux. Ils veulent réduire la consommation et concentrent une grande partie de leurs critiques sur la surconsommation et le consumérisme. Il y a une part de vérité dans cette affirmation – la société de consommation étasunienne présente des aspects délétères que je ne préconiserais d’aucune façon dans le cadre d’une société socialiste. Cependant, les radicaux continuent à se concentrer sur la consommation.

D’autre part, la crise écologique et climatique les ayant radicalisés à ce point, ils ne demandent qu’à démolir et à détruire complètement le système industriel, qui pour moi – pour citer Friedrich Engels – est une utopie. Une approche socialiste scientifique part du constat que nous vivons dans un système industriel. La question qui se pose est la suivante : comment pouvons-nous réellement prendre le contrôle de ce système et le changer, au lieu de le détruire et de créer des enclaves locales à petite échelle où nous reconstruisons la société à partir de zéro ?

La vision anarchiste selon laquelle nous pouvons simplement créer des communes agricoles et alimentaires locales peut s’avérer très excitante pour les participants, mais elle ne résoudra pas la crise climatique. Nous vivons dans une société capitaliste globale et intégrée qui mène la planète à sa perte. Et nous avons, dès lors, besoin de solutions globales. C’est là le sens qu’il faut donner à la citation de Jodi Dean. Peu importe que vous montiez votre petite coopérative alimentaire locale, mais la banque d’investissement, Goldman Sachs va continuer à organiser l’économie mondiale dans son propre intérêt. Cela signifie que le monde est toujours en feu et qu’il se dirige toujours vers une destruction totale. Nous devons donc réfléchir à une approche beaucoup plus large si nous tenons à contrer ce pouvoir.

Un autre problème avec les radicaux anti-système est qu’ils ne parlent souvent qu’entre eux. Permettez-moi de vous donner un exemple. J’étais récemment au Danemark pour les élections, qui se sont d’ailleurs très mal terminées pour la gauche. J’ai lu dans un rapport que de nombreux travailleurs de la célèbre industrie éolienne danoise sont passés aux partis de droite. J’ai parlé à de nombreux militants locaux partisans de la justice climatique. Ils sont très engagés et ont longuement évoqué l’importance de la solidarité avec les pays du Sud et avec les luttes des peuples autochtones à travers le monde, pourtant ils semblaient ignorer que cette même situation était également présente dans leur propre pays. Leur conception de la justice climatique est très moralisatrice. Ils n’ont pas de lien avec les travailleurs industriels et ne comprennent pas à quoi ressemblerait un programme de décarbonisation qui tiendrait compte de leurs intérêts et de leur point de vue. La décroissance en est un bon exemple. Les partisans de la décroissance affirment que l’idée devient de plus en plus populaire, mais si l’on regarde de plus près qui sont les partisans de la décroissance, on constate qu’il s’agit presque exclusivement d’un mouvement d’universitaires. Pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on construit une large coalition de travailleurs qui réfléchissent à la manière d’organiser la solidarité au-delà des nombreuses différences au sein de la classe travailleuse. Comment pouvons-nous forger une coalition plus large ?

Wim Debucquoy L’une des critiques intéressantes de la décroissance dans votre livre est que la décroissance se focalise sur l’idéologie de la croissance, toutefois sans se livrer à une analyse de classe. Et que pour le capitalisme dans son ensemble, l’économie ne devrait pas nécessairement croître, tant que le capital croît.

Matt T. Huber – Depuis que j’ai écrit ce livre, j’ai réfléchi davantage à ce sujet et j’ai constaté que le capitalisme n’est pas vraiment doué pour la croissance, même au cours des dernières décennies. Jack Copley a rédigé un excellent article sur la décarbonisation de la récession et sur la lutte contre la crise climatique dans une ère de stagnation. Il est clair que le capital n’est pas vraiment intéressé par l’investissement dans l’expansion matérielle ou la production. Elle cherche à maximiser les profits en pillant le secteur public et en recourant à la financiarisation. Et oui, comme d’autres le diront, le produit national brut (PNB) est une sorte d’invention statistique qui ne mesure pas le bien-être d’une société. Il s’agit d’une mesure indirecte de la croissance du capital privé. Le PNB occulte, cependant, également le fait que nous vivons dans une société capitaliste divisée et très inégale. Cet indicateur occulte les divisions de classe au sein de notre société et ce qui compte vraiment dans la vie des gens en matière de bien-être matériel. Or, en réaction à cette idéologie du PNB (« growthism »), la décroisssance se borne à la combattre et à l’inverser, plutôt que de procéder à une analyse de classe. En revanche, si l’on pousse la discussion avec les partisans de la décroissance, on se rend vite compte que ce qu’ils veulent, c’est permettre à de nombreux secteurs de l’économie de croître et de ne démanteler que les secteurs les moins performants. Une majorité d’entre eux s’accorde sur le fait que nous avons besoin de la lutte des classes pour y parvenir. Mais malheureusement, si vous organisez tout votre programme autour d’un terme comme la décroissance, vous risquez d’être accusé de promouvoir une politique d’austérité, même si vous rejetez cette caractérisation.

Wim Debucquoy Dans son livre How to blow up a pipeline, le chercheur et activiste Andreas Malm préconise une tactique différente. Il privilégie les actions massives de désobéissance civile, une tactique que l’on retrouve également au sein du mouvement pour le climat en Belgique actuellement.

Matt T. Huber – Dans son livre, Malm se montre assez critique à l’égard de l’accent mis sur la désobéissance civile, en particulier dans des mouvements comme Extinction Rebellion et Just Stop Oil. Dans toute la stratégie qu’ils ont développée, ils se méprennent sur la manière dont la désobéissance civile conduit au changement social. Ils interprètent de façon erronée le rôle de personnalités telles que Martin Luther King et Gandhi. Dans son livre, Malm montre de manière convaincante que la plupart des mouvements qui ont connu le succès dans le passé, des suffragettes au mouvement anti-apartheid en passant par le mouvement des droits civiques, comportaient une frange radicale. Cette frange radicale a détruit des biens pour nourrir la lutte et inciter des millions de personnes à rejoindre le mouvement de masse. Si la plupart des mouvements qui ont réussi comportaient une telle composante radicale, le mouvement dans son ensemble n’a jamais été caractérisé par une telle radicalité. Malm insiste clairement sur le fait que la frange radicale ne représentera jamais qu’une partie du mouvement de masse. Toutefois, à nul moment dans son ouvrage nous prescrit-il la manière dont doit se construire le mouvement de masse lui-même.

Un véritable programme de décarbonisation nécessite un grand nombre d’emplois, en particulier dans l’industrie.

Dans son livre, Malm montre très clairement que cela fait des décennies que les militants environnementaux aux États-Unis se livrent à des destructions radicales de biens. Nous les appelons l’Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et le mouvement « Earth First » (La Terre d’abord). Les initiatives de ce genre n’ont toutefois abouti à rien. Ces militants ont d’ailleurs été constamment surveillés et mis hors d’état de nuire par l’État sécuritaire, qui les a arrêtés et étiquetés comme éco-terroristes. Ces groupes n’ont pas réussi à s’intégrer au sein d’un mouvement de masse plus large, capable d’atteindre les objectifs pour lesquels ils luttaient. Malm cite à titre d’exemple les dégonfleurs de pneus (un groupe international d’action climatique qui dégonfle les pneus des SUV parce qu’ils ont un impact encore plus important sur la crise climatique que les autres voitures N.D.L.R.). Mais je ne vois nulle part cette action inspirer des millions de personnes à rejoindre le mouvement pour le climat.

Wim Debucquoy Vous préconisez une stratégie s’appuyant sur la classe travailleuse et la construction d’un contre-pouvoir sur le lieu de travail à partir de la base.

Matt T. Huber – Pour moi, le principal défi est le suivant : comment construire ce mouvement de masse ? Dans l’histoire du capitalisme, les mouvements de masse couronnés de succès ont été largement menés par les organisations de la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a été mené par des personnes comme Philip Randolph, un dirigeant syndical, et Bayard Rustin, un socialiste qui a tenté de créer un mouvement socialiste aux États-Unis. Ils ont organisé une marche sur Washington pour la justice raciale, mais aussi pour l’emploi et la liberté. Nous avons une longue histoire qui montre que la classe ouvrière a la capacité de construire un mouvement de masse, si elle s’organise, si elle construit une conscience de classe à grande échelle. La prise de conscience que nous partageons tous des intérêts matériels et que nous avons un ennemi commun, la classe capitaliste.

Wim Debucquoy Comment transformer le mouvement pour le climat en un mouvement de masse ?

Matt T. Huber – Il n’y a pas vraiment d’alternative à la reconstruction des organisations de masse de la classe ouvrière, telles que, par exemple, les syndicats et les partis organisés ancrés dans les quartiers populaires qui apportent des changements matériels réels dans la vie quotidienne des travailleurs. Nous devons les convaincre qu’en adhérant au syndicat ou au parti, ils peuvent obtenir des avantages matériels concrets grâce à l’organisation et à l’utilisation de leur pouvoir collectif. On ne peut échapper à ce type de travail d’organisation.

En construisant une politique unie de la classe travailleuse et un contre-pouvoir capable de contrer le capital, nous pouvons lutter pour l’investissement et revendiquer le surplus social, prôner des politiques de redistribution à grande échelle et donc lutter pour l’investissement public dans de nombreux domaines, non seulement pour le climat, mais aussi pour la garde d’enfants, une meilleure éducation ou de meilleurs soins de santé. La seule façon de rallier les travailleurs à la cause du climat est de les convaincre que le changement climatique ne signifie pas que leur vie deviendra plus chère. Il s’agit de construire une société nouvelle, de nouvelles infrastructures, de nouveaux emplois où les gens puissent accomplir un travail utile. Il s’agit de renforcer le mouvement syndical.

Misère de l’Anthropocène

© Rick Jo

L’humanité était-elle vouée à détruire la nature et saccager l’environnement, avant qu’un groupe providentiel de scientifiques ne l’avertisse de l’impact de ses actions la planète ? C’est ce que suggère le concept « d’Anthropocène », en vogue depuis une décennie. Contre ce récit, les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz estiment que cette approche est naturalisante, dépolitisante et inopérante pour répondre à l’urgence écologique. Ils proposent plusieurs concepts alternatifs (Thermocène, Thanatocène, Phagocène, Phronocène, Capitalocène, Polémocène) qui permettent de rendre compte des causes du désastre environnemental – et de penser les moyens de lutter contre elles. Retour sur leur ouvrage L’événement Anthropocène (Editions du Seuil).

De quoi l’Anthropocène est-il le nom ? Cette dénomination définit la nouvelle ère géologique dans laquelle l’humanité aurait fait entrer depuis 150 ans notre planète, en devenant la principale force du changement climatique global qui l’affecte. Ce concept, fortement popularisé depuis quelques décennies, est abondamment repris dans l’ensemble des travaux réalisés sur la crise écologique que nous traversons. Le récit mainstream qu’on en fait est-il satisfaisant ? Est-il opérant pour comprendre les enjeux de cette crise climatique et aboutir à des solutions adaptées ? Il semblerait que ce ne soit pas totalement le cas, comme l’affirmaient dès 2013 les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans un essai [1] dont l’actualité est toujours forte. Leur réflexion critique aboutit à 7 récits alternatifs, complémentaires les uns aux autres, qui nous invitent à réécrire l’histoire de cette nouvelle ère géologique.

L’Anthropocène met fin à la séparation entre nature et culture

L’Anthropocène est le nom donné en 1995 par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen à cette nouvelle ère géologique, qui est aussi non seulement climatique, mais également hydrologique, biologique, et même plus, dans laquelle l’homme serait entré. Ce terme devait nous aider à prendre conscience du fait que l’homme serait le seul responsable de cette révolution, et ce à plusieurs titres : modification profonde de la composition de l’atmosphère, dépassement de nombreux seuils de stabilité des écosystèmes, « dégradation généralisée du tissu de la vie ».

L’activité humaine a radicalement transformé les équilibres biologiques et écosystémiques de la Terre : l’homme et le bétail représenteraient 97% de la biomasse des vertébrés, les trois quarts des zones de pêche sont surexploitées ou à capacité maximale, 15% du flux des rivières est retenu par des barrages, engendrant une modification profonde des cycles de l’eau. Entre 1800 et 2000, la consommation d’énergie a été multipliée par un facteur 40. L’homme dépasse la plupart des seuils critiques de stabilité du vivant, faisant peser le risque d’un effondrement global : pollution, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle de l’eau, de l’azote, du phosphore. Une à une, celles que l’on qualifie de « limites planétaires » sont outrepassées (Voir Libération, «On joue avec le feu»: avec la pollution chimique, la Terre s’apprête à franchir une «limite planétaire», Interview, 23 janvier 2022)

La date est sujette à discussion mais, selon les deux auteurs, cette nouvelle ère géologique aurait débuté au 19ème siècle, époque où se mettent en place les structures et les logiques, que celles-ci soient politiques, économiques ou technologiques, conduisant au dépassement de ces seuils. C’est là que l’ensemble des courbes d’impact humain prennent une pente exponentielle.

Figure 1 – Projections des émissions liées aux énergies fossiles suivant quatre profils d’évolution de GES

Les auteurs notent que l’idée d’Anthropocène, la conscience de la capacité de l’humanité à entraîner une transformation globale de la sphère terrestre « annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre ». Contrairement à l’analyse historique, notamment celle défendue par Braudel, qui distingue le temps infiniment long des cycles naturels et les temps courts de variation des structures humaines et des événements historiques, l’Anthropocène est défini par la coïncidence entre histoire géologique et histoire politique. Cette conscience met fin à la possibilité que l’humanité puisse échapper aux contraintes naturelles, projet civilisationnel annoncé par exemple par Michelet qui parlait « d’arrachement aux déterminismes naturels ». L’Anthropocène caractérise le retour du social dans la nature, la conscience que les « natures sont traversées de social » et que les « sociétés sont traversées de nature ».

Anthropocène, un récit officiel à démythifier

Les auteurs avancent que la pensée de l’Anthropocène et son appropriation dans le discours public seraient parcourues par plusieurs erreurs d’analyse qu’il conviendrait de pointer. Tout d’abord, l’Anthropocène renvoie souvent à une vision déterministe de l’histoire de l’humanité. Il renvoie à l’idée qu’aucune autre alternative n’était possible et que c’est uniquement grâce à la science moderne et aux alertes et travaux réalisés à partir des années 70 (rapport du Club de Rome sur les limites à la croissance, GIEC, COP) que les sociétés ont compris que leur activité pouvait changer la Terre dans sa totalité. L’Anthropocène véhicule ainsi l’idée d’une destruction environnementale faite par inadvertance car, pour reprendre l’allusion biblique, « ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ». À partir de cette « nouvelle connaissance », l’humanité pourrait enfin agir, dans ce qui constitue un discours prophétique après la « révélation ».

Le deuxième constat infondé de l’Anthropocène, selon les auteurs, serait ce qu’ils nomment la « thèse de la dissonance cognitive ». Si nous détruisons la planète, c’est parce que nous n’aurions pas conscience de l’impact de nos actes sur la Terre et donc qu’il suffirait, en conséquence pour tout résoudre, que chacun devienne conscient et « pénétré par le message de la science ». En conclusion, c’est l’humanité dans sa globalité qui doit maintenant gérer le « système Terre », en s’appuyant sur les scientifiques. Ce grand récit place les scientifiques au centre du jeu comme seuls détenteurs des clés de la réussite. 

« L’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques »

Troisièmement, l’Anthropocène repose sur une vision du dérèglement planétaire comme étant le fait de l’humanité tout entière. Selon cette idée, c’est « l’activité humaine » qui génère une « empreinte humaine ». Cet acte manqué de l’humanité serait aussi de la responsabilité de la « modernité » et du « progrès technique » qui aurait établi une séparation binaire trop nette entre nature et culture.

A contrario, les auteurs rappellent que cette vision semble balayer d’un coup les acquis des sciences humaines. Pour eux, « l’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques ». La question écologique est en réalité parcourue par des fractures inégalitaires nombreuses et par la main de la domination. Parler d’une seule humanité, qui aurait une responsabilité globale partagée et devrait gérer d’un seul tenant le système Terre, est erroné.

En somme, ce concept communément partagé autour de l’Anthropocène est problématique à plusieurs titres. D’autres récits explicatifs du « changement de régime d’existence » de la Terre sont possibles. Quels sont donc les sept fils historiques alternatifs et complémentaires que Bonneuil et Fressoz nous invitent à tirer pour mieux appréhender et dénaturaliser « l’événement Anthropocène » ?  À chacun d’entre eux, un titre explicite est attribué.

Thermocène

Le premier récit proposé est celui de l’existence d’un « Thermocène ». Ce concept permet d’analyser la manière dont les choix énergétiques s’opèrent et avec laquelle les transitions énergétiques se déroulent. Les auteurs avancent que les transitions énergétiques ne sont pas écrites à l’avance. Elles n’obéissent pas à des logiques internes, déterministes et de progrès techniques, ni à une logique de pénurie ou de substitution. « L’histoire de l’énergie est celle de choix politiques, militaires et idéologiques (…) qu’il faut analyser en les rapportant aux intérêts et aux objectifs stratégiques de certains groupes sociaux ». De manière exemplaire, cette hypothèse est illustrée par la dynamique d’exploitation des pétroles non-conventionnels(pétrole et gaz de schiste) aux États-Unis. Loin d’obéir à des règles techniques ou scientifiques, leur niveau d’exploitation est fonction des choix politiques stratégiques du pays, de la volonté d’indépendance ainsi que de la stabilité et du niveau des prix du pétrole conventionnel à travers le monde. Un gouvernement peut tout à fait décider d’exploiter à perte une source énergétique pour des raisons diverses : volonté de souveraineté pour les États-Unis, maintien d’emploi dans le cadre de la relance de l’exploitation du charbon en France sous François Mitterrand, etc.

Les auteurs notent aussi que c’est la demande qui souvent créera la filière énergétique correspondante, et non l’inverse. À partir de nombreux exemples, ils montrent comment l’industrie automobile a créé l’industrie pétrolière, comment le besoin d’éclairage pour les lampes à filament a entraîné la construction des premières centrales électriques, etc.  Par ailleurs, les auteurs invitent à relativiser le rôle des énergies fossiles dans l’industrialisation : pour eux, les grandes innovations dans le textile précèdent la machine à vapeur au même titre que la mondialisation s’est majoritairement faite pendant tout le 19ème à la voile. Ainsi, les trajectoires technologiques sont guidées par les « conditions initiales » mais aussi par des décisions politiques encourageant une source d’énergie plutôt qu’une autre, une industrie plutôt qu’une autre.

Un exemple particulièrement célèbre est celui du choix du tout-voiture aux États-Unis et de l’étalement urbain. Au début du 20ème siècle, les villes américaines sont majoritairement desservies par de nombreuses lignes de tramway électriques. En 1902, les tramways transportent chaque année 5 milliards de passagers grâce aux 35 000 kms de lignes disponibles. Pourtant, en quelques décennies, l’ultra-majorité des lignes sont démantelées, le transport collectif laissant place nette à la voiture individuelle. De nombreux historiens ont mis en avant que cet effondrement ne répondait à aucune logique technique ou économique. À cette époque, les routes en mauvais état et la forte densité de transports collectifs financièrement accessibles rendent la voiture individuelle peu attractive.

En réalité, l’affrontement idéologique entre les compagnies de tramway d’une part et les autorités publiques et capitalistes d’autre part en était le facteur essentiel. Les compagnies sont fortement critiquées et, étant dans une situation de monopole de fait, sont considérées comme une entrave à la liberté d’entreprendre. Une première loi oblige les grands électriciens, possesseurs des compagnies, à vendre leurs réseaux, créant une myriade de petites compagnies qui sont ensuite intégralement rachetées par un conglomérat d’industriels du pétrole et de l’automobile (General Motors, Standard Oil et Firestone). Les lignes, une fois rachetées, sont démantelées pour être remplacées par des bus à essence et des voitures individuelles pour créer ex nihilo des débouchés aux industries du pétrole et de l’automobile.

Figure 2 – « Trams rouges » de Los Angeles de la Pacific Electric Railway, empilés en attente de leur démolition en 1956.

« Ainsi, la direction des transitions énergétiques et du progrès technique n’est pas neutre, ni déterminée à l’avance. Elle est le fruit de rapports sociaux, de compromis et de choix de société qui ne sont pas neutres. »

Thanatocène

L’histoire de l’Anthropocène est étroitement liée aussi au développement des techniques militaires et aux capacités de destruction mises entre les mains des hommes. S’agissant des mécanismes de la mort provoquée de l’ère dite du  « Thanatocène », les auteurs analysent avec finesse et à l’aide d’illustrations parlantes le rôle joué par les guerres et l’appareil militaire dans le changement climatique. La guerre moderne a régulièrement perçu la destruction environnementale comme un enjeu militaire. Lors du conflit coréen, les barrages et réserves hydrauliques sont visées. La guerre du Vietnam, quant à elle, donne lieu à l’invention du mot « écocide » et aux premières tentatives d’ingénierie climatique. Le soldat de la Seconde Guerre mondiale consommait 228 fois plus d’énergie que le « poilu » de 14-18. Volant sur Berlin, un bombardier américain pouvait consommer jusqu’à 27 000 litres de carburant par heure.

S’appuyant sur un fourmillement d’exemples, les auteurs proposent une « histoire naturelle de la destruction » décrivant notamment comment les impérialismes anglais et américain permettent aussi « l’élargissement géographique de la base matérielle de notre économie ».

Le rôle de la Seconde Guerre mondiale est quant à lui particulièrement éloquent. La mise en place d’une économie de guerre et d’une multiplication par 3 ou 4, en quelques années, des capacités productives des États-Unis a préparé « le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse ». Les capacités productives militaires ont ainsi été réorientées vers la satisfaction de nouveaux besoins post-guerre, basés sur l’organisation industrielle permise par la guerre.

Phagocène

Le récit de l’Anthropocène est souvent aussi celui d’une naturalisation des désirs de consommation, qui rejette sur la nature humaine les besoins du ‘toujours plus’ et de la recherche permanente de la nouveauté. Pourtant, les auteurs arguent que ce sont bel et bien des dispositifs matériels et institutionnels qui ont contribué à l’émergence de la société de consommation de masse. Souhaitant mettre à bas une certaine « culture du suffisant » prédominante antérieurement à la société de consommation, le monde des publicitaires s’est employé à créer auprès de la population des insatisfactions, et à mettre en avant des concepts de « mauvaise haleine ou de « pores du nez », visant à convaincre leurs cibles d’une supposée laideur à soigner.  Ainsi, nous nous transformons en cellules mangeuses, en phagocytes, autodétruisant les défenses immunitaires de la planète. Tel est le drame en cours lors du « Phagocène ».

Selon les auteurs, la consommation de masse est une « adaptation stratégique du capitalisme américain » aux rapports de force émergeant de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le capitalisme américain met en place de nouveaux crédits à la consommation, procède au versement de salaires ouvriers corrects, chez Ford par exemple, ou encore facilite la garantie des prix immobiliers.

Ce récit de la construction de la société de consommation de masse marque aussi le passage des logiques de recyclage et d’économie circulaire du 19ème siècle à celles de l’obsolescence programmée. Là encore, les publicitaires et psychologues jouent un rôle clé, notamment via la mise en place d’une « obsolescence psychologique » se fondant sur les changements annuels de modèles (par exemple, le nouveau modèle annuel des Ford T). Le « American way of life », fondé sur la maison individuelle, la voiture et les équipements électriques, est une construction avant tout publicitaire, soutenue par l’Etat, puis diffusée à travers le monde par le soft-power américain. Dans ce contexte, le choix de la périurbanisation est aussi un choix politique, visant selon les auteurs à défaire les logiques de solidarité ethnique et sociale dans les centres urbains.  Chez les économistes, la distinction traditionnelle entre besoins naturels et artificiels est remplacée par la théorie subjective de l’utilité, qui finit par comparer des choux et des carottes.

Phronocène

L’essai de Bonneuil et Fressoz s’attaque ensuite au mythe d’une destruction environnementale faite « par inadvertance ». Bien au contraire, leur analyse s’évertue à montrer qu’elle s’est faite « en dépit de la prudence environnementale » (phronêsis) des « modernes », et malgré leurs très nombreuses alertes lancées tout au long de l’Anthropocène sur le rôle de l’impact de nos sociétés sur l’environnement. Le 19ème siècle est ainsi parcouru par l’expression de nombreuses inquiétudes sur la possible « rupture métabolique » entre société humaine et nature, inquiétudes émises par des intellectuels dont le projet fondamental est de boucler les cycles de matière et d’équilibrer l’impact des sociétés. Marx, s’appuyant sur les travaux de Liebig sur le métabolisme agricole et la rupture du cycle de l’azote et des nutriments, note qu’il n’y a pas « d’arrachement possible vis-à-vis de la nature », concluant à l’insoutenabilité du métabolisme capitaliste. [1]

Contre le projet capitaliste, le 20ème siècle verra naître de nombreux projets de coopératives autosuffisantes fondées sur le recyclage des cycles de matière, puisque « le recyclage est le levier essentiel pour sortir des grands réseaux techniques du capitalisme et pour établir l’autogestion ».  Mais déjà, il existe chez les modernes du 19ème siècle une perception du pillage de la nature, des limites à la production et de l’impact environnemental du système capitaliste.

Figure 3 – La Bellevilloise, coopérative ouvrière de consommation

L’analyse de l’Anthropocène est enrichie de même par les apports de l’agnotologie, un champ de recherche qui étudie la fabrique des zones d’ignorance. Ainsi, l’âge de l’Anthropocène est parcouru de tentatives d’invisibilisation des dégâts « du progrès » à travers des « dispositifs culturels et matériels qui agissent toujours ». L’histoire récente nous en donne des exemples frappants, en dévoilant notamment la connaissance d’entreprises comme Total depuis plus de 50 ans des effets de son activité sur le changement climatique et le financement de contre-expertises scientifiques climatosceptiques.

Capitalocène

L’histoire de l’Anthropocène est intimement liée à celle du développement du capital, conduisant de nombreux intellectuels et militants à parler de l’ère du « Capitalocène ». La période moderne est marquée par une multiplication extraordinaire du capital d’un facteur 134 entre 1700 et 2008. Bonneuil et Fressoz analysent ainsi comment le déploiement d’une technostructure orientée vers le profit marque le basculement et le passage vers l’Anthropocène. Une formule frappante résume leur thèse : « l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au 16ème siècle et qui a produit l’industrialisation. »

L’Anthropocène devient alors une « rupture métabolique propre à la logique intrinsèque du capital », caractéristique de l’incapacité du capital à reproduire ses propres conditions d’existence. La logique du capital détruit et épuise le socle matériel pourtant indispensable à sa production, générant par là-même ce qui est communément appelé la seconde contradiction, mise en évidence par James O’Connor [2], et reprise par Foster et Clark (voir notre recension). Empruntant à la méthode d’analyse historique d’économie-monde, chère à Braudel et Wallerstein, les auteurs avancent que l’accumulation dans les pays riches ne s’est faite que grâce à l’exploitation du reste du monde dans une forme d’échange écologique inégal (voir notre article sur le sujet). Pour décrire ce système-monde, citant le grand géographe marxiste David Harvey, les auteurs notent que « le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salariale dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands ». 

Ainsi, la « révolution industrielle prend place dans un monde déjà capitaliste et globalisé ». L’utilisation de la notion de capitalocène met en évidence les facteurs explicatifs comme l’échange écologique inégal et la construction d’une dette écologique, qui permettent d’expliquer simultanément la dynamique globale du capitalisme producteur d’inégalités et l’entrée dans l’Anthropocène.

Polémocène 

Le concept résumé sous le terme « Polémocène » est le dernier fil historique tiré par les auteurs, reposant sur l’argument que l’Anthropocène, loin d’être le fait d’une humanité globalisée imprudente, est marqué par une centralité du conflit dans son histoire. Pour défendre cette thèse, les auteurs s’appuient sur de nombreux exemple de ce qui est qualifié « d’environnementalisme des pauvres », marqué par des conflits et des combats pour la préservation de la nature et des ressources naturelles, s’appuyant sur une « économie morale articulant justice sociale et décence environnementale ».

« Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. »

À de nombreuses reprises, des mouvements sociaux ont visé à freiner la dynamique enclenchée. L’analyse des conflits autour des usages de la forêt et du bois en offre une série d’exemples. Le plus connu est celui né pour protester contre le nouveau code forestier de 1827 limitant l’accès aux ressources forestières et le droit de ramassage, pacage et marronage. Dans plusieurs de ses écrits, Marx analyse les pratiques relatives au droit coutumier de vol du bois. De même, la destruction des machines à filer par les tisserands britanniques en 1811 ou la révolte des Canuts à Lyon en 1831 sont illustratives de ces conflits autour de la direction du progrès technique.  Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. Loin de relever d’une opposition de principe de pauvres réticents au progrès, ces résistances se font non contre la technique en général mais contre une technique en particulier.

Les auteurs terminent leur analyse par une hypothèse forte, selon laquelle l’entrée dans l’Anthropocène serait la conséquence d’une défaite politique face aux forces du libéralisme et du capitalisme.

Quels enseignements pour aujourd’hui ?

La compréhension des causes de la crise écologique ne peut faire l’économie d’une analyse des dispositifs techniques et institutionnels ainsi que des rapports sociaux structurant l’histoire de nos sociétés depuis le 16ème siècle. La crise climatique, loin d’être liée à la « nature humaine », à « l’inadvertance d’une société dans son ensemble » et à un progrès technique déterminé, est en réalité le fruit d’une certaine organisation sociale, géographiquement et historiquement située, conséquence de rapports sociaux asymétriques de domination, le capitalisme. Si nous en sommes arrivés là, c’est parce que certains groupes sociaux y ont eu intérêt et ont gagné des rapports de force. C’est en connaissance de cause que (certains de) nos ancêtres ont entrainé l’humanité dans la grande accélération du dérèglement planétaire. Les structures étatiques ont joué elles aussi un rôle clé dans l’entrée dans l’Anthropocène, en devenant à plusieurs reprises le bras armé des intérêts capitalistes. Faire face au changement climatique, c’est aussi repenser en profondeur le fonctionnement de l’état : planification démocratique, séparation de l’état avec l’argent, hiérarchisation des besoins et débats sur les choix des technologies à privilégier.

Ces sept récits alternatifs de l’Anthropocène semblent porter un coup quasi-fatal au récit salvateur qu’on nous propose et aux supposées solutions actuelles. Les grands sommets internationaux comme les Cop deviennent profondément vains et inutiles, jusqu’à dire qu’ils contribuent même à construire une illusion d’une prise de conscience tandis que tout continue comme avant, business as usual. La transmission de la compréhension du changement climatique et la sensibilisation ne suffisent pas, car ce n’est pas l’absence de savoirs qui mène à l’Anthropocène mais bien des intérêts (de classe) divergents. Ainsi, la bifurcation écologique ne pourra faire l’économie d’une politisation majeure des enjeux écologiques et d’une inclusion dans un discours remettant profondément en cause l’organisation des structures de production, de consommation et d’échange. Pour sortir de la crise écologique, il faut mettre fin aux mécanismes qui en sont responsables : pulsion d’accumulation capitaliste, alignement entre intérêt général et profits privés, prédominance donnée à la production, quelle que soit sa forme.

Bibliographie

[1] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Editions du Seuil, 2013

[2] K. Marx, Capital, Vol. 3.

[3] O’Connor, James. « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, vol. 12, no. 2, 1992, pp. 30-40.

Rapport du GIEC : les principaux enseignements

1,5°C. C’est la température de réchauffement de la planète que nous devrions atteindre dès 2030, 10 ans plus tôt que ce qui était prévu. C’est l’une des principales conclusions du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru lundi 9 août. Ce rapport dresse le tableau le plus à jour des connaissances humaines sur l’état actuel et l’évolution future du climat. Alors que ses conclusions ont fait la une de la presse et des réseaux sociaux, ouvrant la voie à de nombreuses déclarations et réactions, il est important de bien comprendre les principaux enseignements qu’il livre. Que nous dit exactement le GIEC ? Quel est l’état de nos connaissances sur les causes et les effets ce réchauffement climatique ? Comment le climat mondial va-t-il être amené à évoluer dans les années et décennies qui viennent ? Quelles mesures doit-on prendre pour limiter le réchauffement planétaire à un niveau soutenable ?

Le GIEC, garant des connaissances mondiales sur le climat

Il faut rappeler brièvement ce qu’est le GIEC et le cadre de production de ce rapport. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), créé par l’ONU en 1988, rassemble un vaste panel de scientifiques reconnus qui évaluent l’état de nos connaissances sur l’évolution du climat. Dans ce cadre-là, il publie un certain nombre de rapports thématiques et tous les 7 ans un rapport global d’évaluation de l’état du climat. Ses rapports constituent la synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques de la planète sur le sujet.

Ce lundi 9 août, c’est le premier chapitre de ce rapport qui vient de sortir, après avoir été adopté par l’ensemble des pays-membres du GIEC. Ce chapitre, fruit des 7 dernières années de recherche, évalue les aspects scientifiques du système climatique et de l’évolution du climat. Ce chapitre se décompose en plusieurs sous-parties. Dans un premier temps, il dresse un portrait global de l’état actuel du climat mondial. Dans un second temps, il formule des hypothèses quant à l’évolution future du système climatique, avant de détailler les risques encourus à l’échelle globale et régionale. Enfin il propose une série de scénarios d’évolution (des « sentiers » dans la jargon consacré) selon les rythmes de réduction ou non des émissions de gaz à effet de serre. Afin de détailler les principales conclusions de ce rapport, cette synthèse reprend la structure du plan du GIEC.

Un changement climatique d’origine anthropique déjà visible et incontestable

Tout d’abord, le rapport souligne à nouveau l’origine anthropique incontestée du changement climatique. À l’heure actuelle, le réchauffement climatique s’élève à 1,1 °C depuis l’ère préindustrielle (1850) (voir figure 1). Le GIEC souligne avec force que cette variation considérable ne peut être due à des cycles climatiques naturels ou à des événements ponctuels (activité solaire ou volcanique). L’étude des variations climatiques sur le long terme nous indique qu’un changement d’une telle ampleur et à une telle vitesse ne connaît pas de précédents dans l’histoire climatique des dernières centaines de milliers d’années.  L’augmentation de la température au cours du dernier demi-siècle est la plus rapide observée par l’Homme.

Figure 1 – Évolution de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle (tirée du rapport)
Lecture : en noire, la trajectoire observée depuis que des mesures fiables existent

Quelle est alors la cause de cette augmentation ? Elle est due à l’activité humaine depuis dieux siècles via le rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les gaz ayant eu le plus d’effets sur le réchauffement sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O) dont les concentrations dans l’atmosphère ont respectivement augmentées de 47%, 156% et 23% depuis 1750. Le rejet de ces gaz dans l’atmosphère est à l’origine de l’effet de serre et augmente le forçage radiatif terrestre. Ainsi, l’équilibre entre l’énergie reçue et celle renvoyée par la terre est rompu. Les océans absorbent la majorité (70%) de ce surplus énergétique, tandis que l’atmosphère absorbe le reste et se réchauffe. Le mécanisme détaillé est expliqué par exemple dans l’article consacré de Bon Pote. À l’heure actuelle, nous avons atteint la concentration de 410 ppm (parties par million) de CO2.

La multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme.

Le GIEC explique alors que le réchauffement, avec le dérèglement climatique qu’il génère, est déjà visible dans de nombreuses régions du globe. Ainsi, la multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme. Les vagues de chaleur, les précipitations extrêmes, les feux de forêts ou encore les cyclones tropicaux se sont multipliés depuis le dernier rapport du GIEC en 2014. Les variations climatiques sont réparties de manière très hétérogène à la surface du globe.

Le GIEC propose ensuite une mesure plus précise de la sensibilité climatique de la Terre, c’est-à-dire de la température atteinte en cas de doublement de la concentration de CO2 dans l’air. En cas d’atteinte de ce seuil, la température monterait de 3°C avec un intervalle de confiance compris entre 2,5°C et 4°C bien plus précis qu’il y a 7 ans. Quelles sont alors les perspectives d’évolution du climat sur les prochaines années ?

1,5°C atteint dès 2030, 4,5°C à la fin du siècle si rien ne change

Afin de fournir des éléments sur l’évolution future du climat, le GIEC se base sur 5 scénarios dits de référence qui dépendent du rythme d’évolution des émissions de GES. Ces scénarios, intitulés « SSP » dans ce nouveau rapport, vont du scénario SSP1-1.9, correspondant à zéro émission nette avec captage à l’horizon 2050 au scénario SSP5-8.5 aussi surnommé « business as usual » qui correspond au scénario au cours duquel aucune mesure de réduction des émissions sérieuse n’est prise.

Premier enseignement majeur, tous les scénarios mènent à une température de 1,5°C dès 2030, soit une décennie plus tôt que ce qui avait été avancé par le précédent rapport, il y a 7 ans. Le changement climatique s’est accéléré. Seuls les deux scénarios impliquant une baisse drastique des émissions (SS1-1.9 et SSP1-2.6) permettent de contenir la température en-dessous des 2°C au cours de ce siècle.

Figure 2 – Trajectoire d’évolution de la température selon le scénario retenu
Lecture : pour le scénario SSP5-8.5, la température atteindrait 2°C vers 2040 et près de 4,5°C vers 2100. Les zones autour correspondent aux zones d’incertitude.

Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes.

Quelles seraient les conséquences d’un dépassement du réchauffement au-dessus de 1,5°C ou 2°C ? Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes. Ainsi, le passage au-dessus de 2°C va augmenter sensiblement la fréquence des vagues de chaleurs meurtrières, des précipitations extrêmes et des perturbations pour le monde agricole notamment. Certaines régions vont probablement connaître un réchauffement près de de 2 fois plus important que la moyenne (régions semi-arides, Amérique du sud) tandis que ce chiffre s’élève à 3 pour les régions arctiques. D’importantes perturbations du cycle naturel de l’eau sont à prévoir, engendrant à la fois des précipitations extrêmes et des périodes de très forte sécheresse de manière accrue.

Le rythme du changement climatique pourrait par ailleurs être accéléré par ce que l’on appelle des boucles de rétroaction qui auraient un effet catalytique sur l’évolution de la température. Ainsi, le GIEC souligne que l’augmentation de la température va très probablement diminuer la capacité des océans et des terres à jouer leur rôle de puits de carbone naturel. Par exemple, le plus grand puit terrestre, la forêt amazonienne, pourrait devenir, en cas d’augmentation forte de la température, un émetteur net de CO2. Autre boucle de rétroaction majeure, celle de la fonte des glaces et des banquises. La fonte de la banquise entraîne un moindre réfléchissement vers l’espace de l’énergie solaire. D’un autre côté, la fonte du pergélisol sibérien pourrait entraîner l’émission des imposantes réserves de gaz contenues dans le permafrost, accélérant par là le changement climatique.

Un dépassement de certains seuils (les fameux « points de bascule ») risque aussi d’occasionner des changements irréversibles pour les prochains millénaires. Le GIEC avance que ces changements seront en particulier visibles pour l’océan : augmentation du niveau de l’eau (de 50 cm à 2 m en 2100 selon les scénarios), acidification, désoxygénation. La glace arctique pourrait avoir disparu totalement en été dès 2050.

Des conséquences du changement climatique qui seront visibles partout

D’après ce rapport, les effets du changement climatique seront perceptibles dans l’ensemble des régions du monde dès 2030, avec toutefois une forte variabilité. Les conditions et caractéristiques locales peuvent affecter localement l’influence du réchauffement. Ainsi, un réchauffement global de 1,5°C n’implique pas une augmentation homogène sur l’ensemble du globe mais peut présenter de fortes disparités régionales, avec certaines contrées particulièrement touchées.

Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresses).

Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresse). Tout un ensemble de région pourraient être touchées par la montée des eaux. Le GIEC souligne que l’urbanisation augmente fortement les pics de chaleur (effet dôme de chaleur des villes).

Par ailleurs, le GIEC note la possibilité d’un emballement non-anticipé de la machine climatique avec un dérèglement rapide. Un tel emballement multiplierait les événements climatiques cités ci-dessus. La possibilité d’un tel emballement et d’une déstabilisation brutale du système climatique augmente avec la température. Ainsi, le passage de la barre fatidique des 2°C entraîne une augmentation de l’incertitude sur l’évolution climatique. Au-delà de cette barre, il est possible que l’atténuation et l’anticipation du changement climatique deviennent bien plus difficiles. Un des principaux risques est l’effondrement du Gulf Stream qui assure la régulation du cycle de l’eau en Atlantique pour une vaste partie du globe.

Limiter le changement climatique : chaque tonne de CO2 émise compte

Tout d’abord, il est nécessaire de savoir qu’il y a une forte relation linéaire entre quantité de CO2 présente dans l’atmosphère et augmentation de la température terrestre (1000 GtCO2 occasionne un réchauffement de 0,45°C). Pour illustration, le travail des scientifiques estime que depuis 1850, l’humanité a émis près de 2 390 GtCO2.

Par conséquent, la limitation du changement climatique passe impérativement par une diminution des gaz à effets de serre. Le rapport souligne que toute tonne supplémentaire émise dans l’atmosphère contribue directement au réchauffement climatique. Le seul moyen de stopper le réchauffement est donc d’arriver le plus rapidement possible à zéro émission nette, c’est-à-dire que le peu d’émissions subsistantes devra être compensé par le développement du stockage de carbone, de manière naturelle (océan, forêt, nouvelles affectations des terres) ou artificielle. Le GIEC note qu’une réduction rapide et forte des émissions pourrait donc permettre de limiter le réchauffement tout en limitant la pollution aérienne et en améliorant la qualité de l’air.

Pour maintenir la température à 1.5°C, le budget carbone qu’il nous reste est d’environ 500 GtCO2 (probabilité de 50% que ce budget soit suffisant). Il est de 1350 GtCO2 pour ne pas dépasser 2°C. En cas d’atteinte de la neutralité carbone, il serait alors possible d’inverser le changement climatique dans une certaine mesure. Toutefois, certaines conséquences seront d’ores et déjà irréversibles.

Figure 3 – Émissions cumulées de CO2 en fonction des scénarios retenus
Lecture : Pour le scénario SSP5-8.5, les émissions cumulées atteindraient près de 10500 GtCO2en 2100, la majorité étant captée directement par l’atmosphère, le pouvoir captateur des océans et des terres se réduisant fortement (38% des émissions captées)

Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable.

En cas de diminution forte et rapide des émissions anthropiques (scénarios SSP1-1.9 et SSP1-2.6), les améliorations pourraient être perceptibles relativement rapidement au bout d’une vingtaine d’année (soit vers 2040-2050) avec une amélioration de la qualité de l’air, un ralentissement du changement climatique et par suite des événements climatiques extrêmes. Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable. Toutefois, il convient de s’interroger sur la signification concrète de cette neutralité carbone à atteindre, travail qui sera analysé dans les prochains chapitres de ce 6ème rapport global du GIEC. A l’échelle mondiale, 75% des émissions anthropiques sont liées à la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz charbon), tandis que les reste est lié aux pratiques agricoles (2/3 pour l’élevage) et aux changements d’affectation des terres (déforestation, labour, etc.).

Ainsi les implications structurelles des scénarios limitant le réchauffement à 1,5 ou 2°C sont claires : il faut une sortie très rapide des énergies fossiles et changer radicalement les pratiques agricoles. C’est bien là tout l’enjeu des politiques publiques à mettre en place.

Une Loi Climat qui est loin de répondre à l’urgence de l’enjeu climatique

Où en est la France face à ces enjeux ? La neutralité carbone à l’horizon 2050 a été inscrite dans la loi à travers la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Pour 2030, l’objectif fixé est une réduction de 40% des émissions par rapport à leur niveau de 1990. Sommes-nous en passe d’atteindre ou non ces objectifs ? Pendant un an, le gouvernement d’Emmanuel Macron a convoqué une convention citoyenne pour le climat (CCC) qui a formulé 149 propositions visant à atteindre les seuils fixés. Ces propositions, qui dans un premier temps auraient dû être reprises dans leur intégralité et sans filtre, dixit les allocutions présidentielles, n’ont en fait été que partiellement suivies. Le projet de loi qui s’en est suivi, celui de la fameuse Loi Climat s’avère insuffisant en tout points. Seules 18 propositions ont été totalement reprises, tandis que 26 ont été mises de côté et le reste modifié, amendé et appauvri.

Une étude mené par le cabinet indépendant Carbone 4 a tenté d’évaluer l’impact des politiques publiques au regard des objectifs de réduction des émissions affichés. Pour 10 des 12 paramètres structurant la politique climatique, l’action de l’État français est largement insuffisante. En effet, le travail de la Convention Citoyenne pour le climat s’inscrit dans une logique globale de changement des habitudes écocides de la France. Les mesures édictées n’ont en effet pas été pensées pour être appliquées au compte-goutte, mais bien pour constituer un projet dans lequel chaque mesure aurait dû compléter les autres. Or, la loi climat n’est composée que de fractions de mesures parmi les moins essentielles et qui, isolées, ne permettent pas de suivre les indications du GIEC ni de la trajectoire promise lors de la COP 21. Dénuée de son sens originel, la Loi Climat et résilience est ainsi une façade d’un travail complet mené par ses membres. L’ensemble des politiques menées jusqu’ici (Grenelle de l’Environnement, Loi de transition écologique pour une croissance verte, Loi Climat) ne sont pas à la hauteur des enjeux. Rappelons que le Conseil d’État a déjà condamné le gouvernement pour son inaction climatique.

Face à l’urgence de la situation décrite par les travaux du GIEC, d’importantes politiques écologiques devront être mises en place. Le changement climatique est déjà perceptible, la bifurcation écologique doit être amorcée dès maintenant et concrétisée dans les quelques années – une décennie tout au plus – qui viennent.