Croatie : « il n’y a pas d’alternative » à l’entrée dans la zone euro

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Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Cette semaine a été annoncé que la Croatie allait rejoindre la zone euro. L’adhésion à la monnaie unique a été largement décrite, dans la presse croate et européenne, comme une décision quasiment inévitable. Peu importent les problèmes structurels de la zone euro. Peu importe le caractère anti-démocratique d’une Banque centrale indépendante des États. Peu importe le dumping social induit par l’Union européenne, dont cette nouvelle adhésion à la zone euro marquera une nouvelle étape : la Croatie doit adopter la monnaie unique. Il n’y a pas d’alternative, ni pour les Croates ni pour les autres peuples européens... Par Mislav Žitko, traduction d’Alexandra Knez.

Il y a dix ans, la zone euro était confrontée à une profonde crise économique qui a constitué un défi inégalé depuis la création de la monnaie unique au tournant du millénaire. Cette crise a révélé au grand jour les déficiences économiques de l’Union et ses tendances antidémocratiques.

La zone euro a depuis connu une série de réformes, dont la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, destiné à atténuer les risques liés au marché des obligations d’États et à offrir un soutien (conditionnel) aux États-membres confrontés à des difficultés financières. Divers mécanismes ont également été introduits avec l’idée de créer un espace bancaire commun et d’accroître le pouvoir de surveillance de la Banque centrale européenne (BCE) pour faire face aux contradictions qui pourraient menacer la stabilité du système bancaire européen. Sur le plan budgétaire, plusieurs règles et mécanismes divers ont été incorporés dans le Pacte de stabilité et de croissance déjà existant, poussant les États-membres de la zone euro – du moins nominalement – dans un carcan macroéconomique encore plus serré.

Malgré ces mesures, les contradictions et les tensions sous-jacentes clairement visibles lors de la première crise de la zone euro de 2010 à 2015 n’ont jamais été résolues. Portée par la pandémie du COVID-19 et la guerre en Ukraine, une situation économique fragile est apparue, caractérisée par une perturbation des chaînes de production mondiale et la hausse des prix de l’énergie. Cette situation a, par ricochet, engendré des pressions inflationnistes dans la zone euro et à travers l’Union européenne dans son ensemble. Dans le contexte actuel d’une stagflation qui ne dit pas encore son nom, la BCE s’oriente – comme on pouvait s’y attendre – vers un resserrement de sa politique monétaire, tandis que les programmes d’achat d’actifs sont également en cours de révision.

Ainsi, alors que la croissance économique est menacée et que les prix augmentent, les « vieilles divisions » entre pays créanciers et pays débiteurs redeviennent visibles – cette fois avec des effets peut-être encore plus dévastateurs. Il reste à voir comment les pays périphériques de la zone euro pourront faire face aux politiques anti-inflationnistes préparées au plus haut niveau politique européen dominé par l’Allemagne.

Compte tenu de tous les défauts structurels et des risques contingents, un esprit ingénu aurait pu s’attendre à ce que l’élargissement de l’Union monétaire européenne soit stoppé, au moins temporairement. Pourtant, le processus d’élargissement se poursuit. Le 12 juillet, la Croatie a bien été annoncé comme le vingtième membre du club, adoptant la monnaie au 1er janvier de l’année prochaine, la Bulgarie devant suivre dans un avenir proche.

Pourquoi s’arrêter en si bon cours ? Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – poursuivent depuis de nombreuses années une stratégie attentiste quant à l’acceptation de la monnaie commune, invoquant, entre autres, des niveaux inadéquats de convergence des prix et des salaires et des difficultés à protéger et à promouvoir les intérêts de leurs industries manufacturières nationales.

Le fait que certains pays post-socialistes restent assez réticents à entrer dans la zone euro, alors que d’autres se préparent activement à introduire l’euro, souligne la nature multidimensionnelle et changeante de la périphérie européenne. La Croatie, le membre le plus récent de la zone euro, ressemble davantage, à certains égards, aux économies du secteur tertiaire de l’Espagne et de la Grèce qu’à celles de la République tchèque ou de la Pologne, axées sur le secteur manufacturier. Pourtant, ce nouvel élargissement de la zone euro ne peut être défini seulement à travers une question de coûts et d’avantages économiques…

L’adhésion à la zone euro dans la douleur

Analysons d’abord en détail l’aspect économique. La trajectoire économique de la Croatie a été marquée par un degré relativement élevé d’euroïsation des crédits et des dépôts – et donc par l’utilisation de facto de l’euro aux côtés de sa monnaie nationale comme moyen de paiement, unité de compte et réserve de valeur. Cela a conduit à un espace monétaire fragmenté et à une asymétrie des devises qui s’est avérée périlleuse, en particulier pour les ménages endettés, y compris ceux qui ont contracté des prêts en francs suisses. À la recherche de prêts immobiliers et de crédits à la consommation plus abordables, de nombreux ménages se sont retrouvés à devoir jongler avec deux, voire trois devises, car ils percevaient leurs revenus dans la monnaie nationale, la kuna, tout en payant leurs échéances de prêts et crédits divers en euros et autres devises étrangères.

La forte appréciation du franc suisse à la suite de la crise économique mondiale de 2008 a plongé de nombreux ménages croates dans un profond désarroi financier. Les clauses d’indexations et les taux ajustables sont entrés en jeu et ont transformé les accords de prêt précédents en véritables véhicules de faillite. Ces effets de la fragmentation monétaire ont rendu plus tangibles les risques liés au crédit et au taux de change. L’idée que l’adhésion de la Croatie à la zone euro éliminerait une partie substantielle de ces risques est devenue un argument de poids, réitéré à maintes reprises pendant que les régulateurs préparaient la population au changement de régime monétaire. La Banque nationale croate a en effet lancé une campagne promotionnelle à ce sujet en 2018, avec des responsables de premier plan jouant un rôle ouvertement politique. Tout au long de cette période, l’adhésion à la zone euro a été présentée comme une réussite économique et politique majeure, ainsi que la garantie d’une future prospérité économique. Le message du gouverneur Boris Vujčić, le jour de la confirmation de l’entrée dans l’euro, était de même nature qu’au cours des cinq dernières années :

« Il y a cinq ans, nous nous sommes lancés dans ce voyage vers la zone euro, et aujourd’hui la décision finale à cet effet a été adoptée. Je considère aujourd’hui comme un jour historique. . .. Être membre de la zone euro apportera aux citoyens et aux entreprises croates de nombreux avantages ainsi que plus de sécurité, et cela rendra le pays plus attractif pour les investissements, et augmentera certainement, à long terme, le niveau de vie des citoyens croates. »

En outre, le degré élevé d’euroïsation de l’économie a également joué un rôle clé pour contrer l’argument de la dévaluation compétitive. Alors que dans le cas d’un pays qui a conservé sa base manufacturière et ne présente qu’un degré limité d’euroïsation — comme la République tchèque — on pourrait faire valoir un argument en faveur de la souveraineté monétaire (c’est-à-dire l’utilisation de la politique monétaire pour protéger la production nationale et améliorer la balance commerciale), dans les petites économies ouvertes et fortement euroisées, une telle position n’a que peu de sens. Compte tenu de la structure de l’économie croate, il est très probable qu’une dévaluation de la monnaie aurait des effets négatifs, compromettant la stabilité financière et causant de graves problèmes aux entreprises non financières et aux ménages dont les passifs sont libellés en devises étrangères. La longue histoire de méfiance des Croates à l’égard de la monnaie nationale remonte aux années 1980, une période de forte inflation en Yougoslavie socialiste, au cours de laquelle les entreprises et les ménages utilisaient le deutsche mark comme moyen de paiement et comme unité de compte non officielle. Conjuguée à la montée en puissance d’une économie croate désindustrialisée construite autour du tourisme et de la libéralisation des flux financiers, cela a créé un contexte dans lequel la poursuite de la souveraineté monétaire apparaît obsolète, voire totalement déconseillée.

Par conséquent, les questions monétaires et financières, qui sont toujours et partout politiques, ont progressivement acquis un vernis technocratique, de sorte que l’inachèvement du projet de monnaie unique et ses contradictions internes – y compris son profond parti pris antidémocratique – n’ont plus de place dans le discours public. Cela ne serait pas concevable, bien sûr, si les régulateurs – en particulier la Banque nationale croate (BNC) – n’avaient pas fait preuve d’une totale passivité face au double problème de la confiance dans la monnaie nationale et de l’euroïsation, contribuant ainsi à créer une réalité économique dans laquelle toutes les alternatives semblent farfelues. L’autre élément majeur facilitant la technocratisation dans le domaine de la monnaie et de la finance a été l’accord tacite entre les principaux partis de l’éventail politique. En somme, il existe un consensus politique selon lequel une politique d’intégration européenne complète, y compris l’adhésion à l’Union monétaire européenne, doit être le fondement de tout programme politique qui se veut réaliste et pragmatique, ce qui implique bien sûr que seuls les partis marginaux peuvent se permettre le luxe d’être sceptiques quant à la nature et à la direction de l’Union européenne.

Ce consensus est d’autant plus renforcé qu’il y a une dépendance croissante à l’égard des programmes de financement de l’UE et une acceptation irréfléchie des mécanismes de gouvernance et de surveillance de l’UE, ainsi qu’une croyance générale mais vague que l’Union européenne, malgré ses imperfections ici et là, reste le moteur de la paix, de la prospérité et de la solidarité entre les États-membres. Il n’est donc pas surprenant, étant donné les croyances simplistes sur l’UE, qui s’entremêlent avec des dépendances réelles formées au cours des deux dernières décennies, qu’une discussion critique sur les implications de l’adhésion à la zone euro à la lumière de son histoire turbulente ait été largement remplacée par quelques campagnes promotionnelles de la BNC et du ministère des finances. La seule fausse note au récit dominant, aussi faible soit-elle, est venu des Souverainistes croates. Ce petit parti d’extrême droite, qui détient quatre sièges dans un Parlement croate qui compte 151 membres, a tenté de forcer la tenue d’un référendum en 2021, mais a finalement échoué faute de ne pas avoir pu recueillir le nombre minimum de signatures requis par la loi.

Le virage technocratique

D’autre part, une intégration dans la zone euro menée par des technocrates a des implications plus graves pour la gauche croate et les syndicats du pays. Plus simplement, accepter les arguments en faveur de l’adhésion à l’euro, tels qu’ils sont présentés dans la sphère politique et médiatique, revient à accepter l’idée que les avantages de l’euro l’emporteront naturellement sur les coûts. Pendant la longue période de préparation, les régulateurs financiers de la BNC, les experts économiques et les médias n’ont pas arrêté de répéter que l’élimination des risques de crédit et de change, la réduction des taux d’intérêt et des coûts de transaction, ainsi que l’amélioration générale de la compétitivité et de la résilience à moyen et long terme, auront un effet positif sur l’emploi et la croissance économique.

Ce raisonnement néglige commodément le fait que des affirmations similaires ont été faites dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avant que les effets d’entraînement de la crise économique mondiale de 2008 ne révèlent la véritable place de ces pays dans la zone euro et, de ce fait, dans la hiérarchie de l’UE. En outre, dans l’environnement post-COVID, marqué par les chocs d’offre, les pressions inflationnistes et un état général des finances publiques beaucoup plus délicat en termes de ratio dette/PIB par rapport à la décennie précédente, l’inadéquation institutionnelle et l’incertitude entourant la réponse des institutions de l’Union économique et monétaire à cette situation devraient être une préoccupation majeure des partis de gauche et des syndicats.

Il faut être conscient du fait que les forces pilotant la disparité entre les membres du noyau dur et les membres périphériques de la zone euro trouvent leur origine dans les relations capital-travail. La période prolongée de gel des salaires en Allemagne qui a duré près de deux décennies y a notamment joué un rôle important. Ces forces sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ces développements ont, entre autres, créé une multitude d’économies de marché dépendantes en Europe centrale et orientale – une périphérie à plusieurs niveaux, comme mentionné ci-dessus – exposées aux effets libéralisant du traité de Maastricht et désireuses d’attirer les investissements étrangers pour espérer rattraper les économies du noyau dur. Cela s’est traduit par une détérioration de la position du travail par rapport au capital, le coût de la main-d’œuvre et la dégradation des conditions de travail étant devenus des mécanismes d’ajustement nécessaires pour attirer les investissements en capital ou, au contraire, pour faciliter l’économie de services à faible coût.

Même en prenant en compte les spécificités de chaque pays, nous pouvons observer dans l’ensemble de l’Europe post-socialiste l’émergence d’un régime de travail à bas salaire, résultat inévitable de la concurrence salariale dans une union économique et monétaire inapte, du fait de sa conception même, à gérer les forces divergentes qu’elle a rassemblées. La trajectoire de la Croatie a été assez typique à cet égard, car ce qui a commencé par une dévaluation de la main-d’œuvre s’est rapidement transformé en une dislocation massive de cette main-d’œuvre, en grande partie par une émigration particulièrement prononcée depuis que le pays a rejoint l’UE en 2013. Bien que les estimations de cette émigration vers l’UE varient, la plupart d’entre elles indiquent qu’environ 200 000 personnes ont quitté le pays entre l’adhésion à l’UE, en 2013, et le début de la pandémie du COVID-19. La poursuite de l’intégration via une adhésion à la zone euro n’offre aucun couloir de sortie clair pour la Croatie ou pour tout autre État d’Europe de l’Est engagé dans une trajectoire similaire d’émigration de main-d’œuvre et de dépeuplement. Au contraire, une intégration plus poussée implique clairement une consolidation de la dynamique existante entre le noyau et la périphérie, avec des incertitudes supplémentaires liées à la stagflation imminente qui pourrait déclencher une nouvelle crise de la zone euro.

Dans le cadre de ce consensus dominant, selon lequel il n’y a pas d’alternative au processus de pleine intégration européenne, il serait peut-être naïf d’espérer que des questions gênantes concernant les répercussions de la politique monétaire commune apparaissent de manière significative dans le discours public. Les effets de la monnaie commune sur les relations capital-travail dans l’UE, la perspective improbable d’un virage radical vers la convergence au niveau de la zone euro, sans parler de la viabilité à long terme de l’euro dans l’hypothèse d’une fracture croissante entre le centre et la périphérie – toutes ces questions sont tout simplement inconcevables dans le cadre du récit dominant formé au cours de trois décennies de transition postsocialiste en Croatie.

Dans ce récit, les questions d’identité européenne et de valeurs culturelles sont imbriquées dans les questions d’économie politique de l’Union européenne d’une manière qui empêche toute réelle compréhension par les populations des mécanismes de l’UE et de l’Union monétaire européenne. La novlangue émergente permet que les grandes orientations européennes apparaissent numériques, vertes, résilientes et durables ; intériorisé par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, elle ne fait que brouiller les enjeux. Le résultat est une acceptation mi-fataliste, mi-utopique de l’économie politique de l’Union européenne telle qu’elle se présente actuellement – avec en note de bas de page décourageante le fait qu’une politique démocratique et une autonomie relative sur les questions de développement n’ont, de toute façon, jamais vraiment été des options envisageables pour les économies désindustrialisées de la périphérie européenne. S’il existe certainement des positions politiques qui peuvent survivre, voire prospérer, dans cette unanimité bien verrouillée, la gauche, elle, ne le peut pas – à moins qu’elle ne soit prête à accepter l’évidement de son contenu politique.

Le destin de l’UE est-il celui de la Yougoslavie ? – Entretien avec Olivier Delorme

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Historien et auteur de La Grèce et les Balkans

Olivier Delorme est historien et auteur d’une trilogie intitulée La Grèce et les Balkans, du Ve siècle à nos jours. Il intervient régulièrement sur la Grèce, qui a focalisé l’attention ces dernières années, mais nous allons aborder cette fois l’ex-Yougoslavie.


LVSL – Pouvez-vous revenir sur les causes et les événements qui ont conduit à la fragmentation de la Yougoslavie de Tito ?

Olivier Delorme – Il y a des causes conjoncturelles : le passage à l’économie de marché qui aiguise la concurrence et exaspère, dans les régions les plus riches, le sentiment de payer pour les plus pauvres ; la volonté de l’Allemagne et de l’Autriche d’intégrer à leur orbite économique une Slovénie et une Croatie autrefois parties de l’Empire austro-hongrois, aux dépens d’un État yougoslave perçu comme une conséquence de la défaite de 1918 ; l’incapacité de la France, du Royaume-Uni et de la Russie à faire prévaloir leur vision géopolitique sur celle de l’Allemagne… Enfin, ce qui conduit à la guerre, c’est la transformation (entérinée par la Communauté européenne) de frontières intérieures à la fédération, sans réalité politique ni économique, en frontières internationales. Notamment parce que d’importantes minorités serbes, auxquelles est dénié le droit à l’autodétermination (reconnu aux Slovènes, aux Croates, aux Bosno-musulmans, aux Bosno-croates, puis aux Kosovars albanophones), se retrouvent dans des États auxquels elles refusent d’être intégrées, en partie en raison du génocide dont elles ont été victimes, entre 1941 et 1944, dans l’État oustachi sous protection germano-italienne.

Mais je voudrais plutôt revenir ici sur des causes plus anciennes, car si la trilogie dont vous parlez commence au Ve siècle de notre ère, c’est qu’on ne peut comprendre la région sans prendre en compte la longue durée. Le nord et le sud de l’ex-Yougoslavie ont des histoires différentes depuis le partage de l’Empire romain en 395, entre un Empire romain d’Occident qui disparaît en 476, et un Empire romain d’Orient qui se prolonge par un millénaire d’Empire byzantin (trou noir pour une Europe occidentale hémiplégique qui ignore et/ou méprise son Orient), puis quatre cents ans d’Empire ottoman.

Dans l’orbite carolingienne, catholique, le nord va appartenir à l’Empire habsbourgeois jusqu’en 1918. Dans l’orbite byzantine, orthodoxe, la Serbie connaît un éveil national précoce, tandis que le Monténégro, à la culture très proche, a victorieusement résisté à la conquête turque – l’une et l’autre entretiennent des liens étroits avec Moscou qui, après la chute de Constantinople, se revendique comme la troisième Rome, dépositaire de l’héritage byzantin.

Aux confins de ces deux mondes, se situent la Bosnie et l’Herzégovine où se côtoient trois minorités. La croate est la moins nombreuse, mais elle est majoritaire en Herzégovine. La serbe fut longtemps la plus importante et la plus également répartie sur le territoire. Elle a pour ancêtre une paysannerie maintenue dans un état proche du servage, demeurée orthodoxe après la conquête turque, et exploitée par une aristocratie serbe convertie à l’Islam afin de maintenir son statut de domination économique, plus précocement urbanisée, d’où est issue la minorité musulmane, aujourd’hui première en nombre.

Révoltés contre l’Empire ottoman en 1804, les Serbes obtiennent leur autonomie en 1826 puis leur indépendance en 1878. Au terme d’une histoire intérieure agitée, ils se dotent en 1903 d’une monarchie parlementaire dont la vie politique est dominée par un parti radical qui, venu de l’extrême gauche, met en œuvre un programme inspiré du radicalisme français en même temps qu’une politique étrangère pro-russe et pro-française. En revanche, dans le nord, l’incapacité des Habsbourg à transformer, après la mutation de l’Empire en double monarchie (1867), le système de domination des Autrichiens et des Hongrois sur les autres nationalités conduit à l’émergence à la fois d’un nationalisme croate qui affirme une supériorité raciale sur les Serbes, et d’un courant (plus fort) yougoslaviste qui privilégie ce qui rapproche les Slaves du Sud, pour finir par prôner une union autour de la Serbie – sur le modèle de ce qu’ont été le Piémont ou la Prusse pour les unifications italienne et allemande.

À l’issue de la première guerre mondiale, qui trouve son origine dans la volonté de l’Empire austro-hongrois de rayer de la carte ou de vassaliser une Serbie qui fait obstacle à son expansion vers le sud, le mouvement yougoslaviste aboutit, dans le contexte d’implosion de cet empire, à la création, autour de la monarchie serbe, d’un « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes ». Mais cet État ne parvient pas à trouver un équilibre institutionnel entre les partisans d’une grande Serbie, ceux qui souhaitent forger – sur le modèle jacobin – un État unitaire yougoslave, ceux qui réclament une fédération à la suisse et les nationalistes croates qui revendiquent leur État. Ces tensions aboutissent au coup d’État royal de 1929, qui établit un gouvernement centralisateur et autoritaire, lequel découpe le territoire selon des circonscriptions ignorant les entités préexistantes et rebaptise l’État « Royaume de Yougoslavie ». Tandis que les nationalistes croates (oustachis) passent au terrorisme (assassinat du roi Alexandre Ier à Marseille en 1934).

À l’exact inverse de ce mouvement centripète, l’invasion de la Yougoslavie par l’Axe au printemps 1941 débouche sur sa désintégration. Dans l’Ordre Nouveau européen, le pays est fractionné entre une Serbie croupion occupée par l’Allemagne, des régions annexées par le Reich, la Hongrie, la Bulgarie, ainsi que par l’Italie qui constitue en outre une grande Albanie sous son protectorat et tente de ressusciter un royaume fantoche au Monténégro. Enfin, l’État oustachi (et clérical) croate pratique, avec la participation d’une partie des musulmans de Bosnie, un génocide des Serbes et des Juifs dont la brutalité effraye jusqu’aux nazis.

LVSL – Si je comprends bien, tout le monde a pris sa part du gâteau, et c’est là qu’intervient la Résistance ?

O.D. – Oui, face à cette situation se développent deux Résistances. L’une est monarchiste et nationaliste serbe (tchetniks) ; elle vise un rétablissement du statu quo ante. Une partie de cette mouvance dérivera, par anticommunisme, vers une passivité vis-à-vis des occupants dans l’attente d’une intervention britannique (le roi et son gouvernement sont à Londres), voire pour certains groupes vers la collaboration. L’autre est organisée autour du Parti communiste yougoslave (KPJ), important dès l’entre-deux-guerres, qui est contraint à la clandestinité en 1924, et dont Josip Broz, dit Tito, de père croate et de mère slovène, s’est emparé de la direction en 1936 après avoir été permanent d’un Komintern dont l’objectif était la formation d’une fédération balkanique. Préparée dès l’invasion du pays au printemps 1941, l’insurrection que déclenche le KPJ le 12 juillet fait expressément référence aux « peuples de Yougoslavie, Serbes, Croates, Slovènes, Monténégrins, Macédoniens et autres ». Puis Tito se heurte à ses camarades du PC bulgare qui, au nom de l’unité de la Macédoine, entendent remettre en cause le partage de cette province issu des guerres balkaniques de 1912-1913 et exercer la tutelle sur la Résistance en Macédoine yougoslave d’avant-guerre, annexée par le régime pro-nazi de Sofia. Avant que Tito n’élimine à son tour les partisans d’une affiliation à la Résistance albanaise d’Enver Hoxha dans un Kosovo à majorité albanophone mais attribué à la Serbie en 1912-1913.

Appuyée sur une armée de partisans unique en Europe occupée (elle comptera jusqu’à 300 000 combattantes et combattants), qui recrute dans toutes les nationalités mais dont la composante serbo-monténégrine est dominante, l’action de Tito vise l’établissement d’une deuxième Yougoslavie dont l’épopée des partisans sera l’un des ciments symboliques – tandis que la Résistance tchetnik sera globalement criminalisée.

Cette deuxième Yougoslavie s’élabore dès 1942, dans un Conseil antifasciste pour la libération de la Yougoslavie (AVNOJ) dont les membres, désignés lors d’élections clandestines, affirment la rupture avec l’État unitaire d’avant-guerre. Ils posent comme principe la garantie des droits et libertés de tous les peuples de Yougoslavie ainsi que des minorités ethniques. Puis le 2e AVNOJ (novembre 1943) proclame « le droit des peuples de Yougoslavie dans leur ensemble, et de chacun des peuples yougoslaves à part, à l’autodétermination ».

Au terme d’une libération réalisée pour l’essentiel par les partisans (l’Armée Rouge ne demeure pas sur le territoire yougoslave), la deuxième Yougoslavie s’organisera donc sous la forme d’une République populaire fédérative. Sa Constitution est calquée sur la Constitution soviétique de 1936 (Conseil fédéral et Conseil des nationalités). Elle comprend six républiques (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie) et cinq peuples constitutifs (Croates, Macédoniens, Monténégrins, Serbes, Slovènes), elle reconnaît trois langues officielles (macédonien, serbo-croate, slovène).

Dans les années qui suivent, par son soutien aux communistes grecs durant la guerre civile, ses pressions sur Hoxha et ses négociations avec le Bulgare Dimitrov, Tito défend un projet de fédération balkanique dans laquelle les républiques yougoslaves auraient six voix, la Bulgarie et l’Albanie une chacune. Tandis que la rupture avec Staline, en 1948, qui installe la Yougoslavie dans une situation d’intermédiaire entre Est et Ouest, puis en fait un des leaders des Non-Alignés, contribue à créer un « patriotisme yougoslave » fondé en partie sur la fierté d’être citoyen d’un pays dont la voix et le leader comptent dans le monde.

Mais la deuxième Yougoslavie sera aussi l’État socialiste le plus instable institutionnellement. La Constitution est profondément amendée en 1953 avec pour buts affichés : l’autogestion, la démocratisation, la décentralisation et le dépérissement de l’État. Ceci alors que le KPJ est devenu l’année précédente une Ligue des communistes de Yougoslavie (SKJ) fédéralisée en six ligues nationales. Puis une nouvelle Constitution, en 1963, transfère nombre de pouvoirs aux différentes républiques ainsi qu’aux deux provinces autonomes de la République serbe – la Voïvodine, où les Serbes sont majoritaires à côté de minorités dont la plus importante est hungarophone, et le Kosmet (Kosovo-Métochie), jusque-là région à statut particulier, où les albanophones sont globalement majoritaires mais où les Serbes le sont localement. Puis la Constitution est révisée en 1967, 1968 et 1971.

Enfin, une dernière Constitution est adoptée en 1974, suivie en 1976 par une loi sur le travail – véritable « Constitution économique et sociale ». Le fédéralisme est encore accentué : républiques et provinces autonomes se voient reconnaître un large droit de veto sur les décisions de l’État fédéral au sommet duquel se trouve une présidence collégiale (le secrétaire général de la SKJ et un membre désigné, tous les cinq ans, par chacune des huit assemblées républicaines et provinciales). « En raison de son rôle historique », Tito est le président à vie de cette instance de neuf membres qui, après sa mort en 1980, élira en son sein, pour un an, ses successeurs.

LVSL – Mais pourquoi y-a-t-il eu autant de réformes constitutionnelles. Tito était-il obligé de lâcher du lest et de transférer du pouvoir aux États fédérés ?

O.D. – En réalité, la Constitution de 1974 tente de répondre à la crise qu’a connue la Yougoslavie en 1968 : agitation étudiante, grèves ouvrières, critique par des intellectuels, qui disposent d’une relative liberté d’expression, d’une autogestion organisée d’en haut et des privilèges de la nomenklatura… Au Kosmet, la contestation coagule en revendication du statut de république pour la province et de peuple constitutif pour les albanophones – elle se heurte à un double refus. En Croatie, elle converge avec la volonté des nationalistes (soutenus par l’Église catholique) de faire reconnaître une langue croate distincte du serbo-croate. Fils d’un responsable du principal parti croate de la première Yougoslavie, ancien partisan, général puis professeur à l’université de Zagreb, futur président de la Croatie indépendante, Franjo Tuđman sera l’une des figures de ce mouvement – condamné à deux ans de prison lorsque Tito décide de reprendre en main la Ligue des communistes croates (environ cinquante mille exclusions et deux mille condamnations à des peines de prison en 1972-1973).

En Serbie, où les frontières internes sont perçues comme la conséquence d’une volonté du Croate Tito d’affaiblir le poids de la République serbe dans la fédération, s’affirme à l’intérieur de la Ligue des communistes une critique « libérale » en faveur d’une évolution vers l’économie de marché, de la levée des obstacles aux relations avec l’extérieur, de la libéralisation de la vie intellectuelle, de l’enseignement, des médias – voire de la séparation de l’État et du parti. Là aussi Tito procède à une « normalisation » en 1972 dont l’un des gagnants, Ivan Stambolić, protégera l’ascension dans l’appareil du jeune Slobodan Milošević. Par ailleurs, l’accroissement de l’autonomie de la Voïvodine et du Kosmet qui disposent, à partir de 1974, de quasiment toutes les prérogatives des républiques sans en avoir le nom, donne à beaucoup de Serbes l’impression de « perdre sur deux tableaux ». Car si ces provinces autonomes de la République de Serbie disposent d’un droit de veto sur les décisions de celle-ci, ladite république ne peut s’opposer aux décisions des provinces : c’est la volonté de Milošević de mettre un terme à cet état de fait qui fondera sa fortune politique.

Enfin, la Constitution de 1974 accorde le statut de sixième peuple constitutif aux musulmans de Bosnie qui deviennent alors des Musulmans avec une majuscule, dénomination ambiguë pour ces slavophones, dont la plupart se déclarent athées ou n’ont plus de pratique religieuse. Cette « nationalité » est en effet justifiée par une spécificité culturelle, alors que les membres des minorités albanaise, turque, monténégrine, macédonienne ou rom de confession musulmane n’appartiennent pas à ce peuple des Musulmans. Dans le même temps s’amorce une réislamisation (écoles coraniques, retour du voile…) tolérée par le pouvoir (figure des Non-Alignés, Tito cultive ses rapports avec le Proche-Orient arabe dont il attend des investissements), jusqu’à ce qu’il s’inquiète de ses conséquences. L’avocat Alija Izetbegović, anticommuniste, militant d’une organisation proche des Frères musulmans et du régime oustachi durant le conflit mondial, emprisonné en 1946 puis en 1951, l’est de nouveau en 1972, deux ans après sa Déclaration islamique dans laquelle il affirme qu’il faut « islamiser tous les Musulmans » qui doivent « créer un milieu, une communauté, un ordre (…), transformer le monde », faute de quoi c’est le monde qui les transformera. C’est de cette idéologie que naîtra la revendication d’indépendance bosniaque, puis la guerre civile. Une guerre dans le déclenchement de laquelle la Communauté européenne joue un rôle déterminant puisque, dans une république où les décisions devaient se prendre par consensus entre les trois minorités, elle prescrit le référendum (tenu en 1992) au terme duquel la minorité la plus importante, musulmane, et la moins nombreuse, croate et catholique, tentent d’imposer leur volonté à la minorité serbe et orthodoxe qui la refuse.

En somme, ce qui conduit la deuxième Yougoslavie à l’explosion, c’est que, pas plus que la première, elle n’a réussi à trouver de solution pérenne à la question nationale. La Yougoslavie monarchique de l’entre-deux-guerres avait évolué vers un centralisme de plus en plus autoritaire qui tendait à effacer les différences nationales. La Yougoslavie titiste n’a cessé de pousser plus loin la fédéralisation à travers un tâtonnement institutionnel quasi permanent, au risque de fragiliser une unité toujours précaire : de 1961 à 1981, la proportion de citoyens qui se déclarent yougoslaves plutôt que membres d’une nationalité ou minorité particulière passe de 1,7 % à 5,44 %, et celle des mariages mixtes par rapport au nombre total des mariages de 8,6 % en 1950 à 13 % en 1981.

De sorte que, une fois Tito mort en 1980, les ciments symboliques de la deuxième Yougoslavie qu’étaient le culte de la personnalité, le récit de l’épopée des partisans et la fierté d’appartenir à un pays qui comptait sur la scène internationale, s’effritent assez rapidement. Que reste-t-il dès lors comme liant à la fédération ? Le parti unique lui-même fédéralisé et travaillé de l’intérieur par des ambitions qui voient dans la dissolution yougoslave une opportunité de s’imposer ? Un appareil policier et militaire que les Slovènes et les Croates accusent d’être dominé par les Serbes ? Une machine institutionnelle complexe – trop ? – qui se grippe sitôt que le consensus sur le maintien de la fédération s’estompe ? Les forces de rappel sont trop faibles pour contrecarrer des forces centrifuges soutenues par l’Allemagne et l’Autriche dont les monnaies circulent largement en Slovénie et en Croatie, où s’agréger au pôle germanique, et renouer ainsi avec le temps long, apparaît plus désirable que de maintenir une Yougoslavie de soixante ans.

LVSL – Il est de bon ton de comparer l’Union Européenne à l’URSS brejnévienne – et sa doctrine de la souveraineté limitée – dont la dynamique interne a conduit à l’éclatement du mastodonte en divers États-nations. On compare plus rarement l’Union européenne à la fédération yougoslave. Pensez-vous que l’ex-Yougoslavie, qui était une fédération bien plus aboutie que ne l’est aujourd’hui l’Union européenne, qui disposait en outre d’une union de transfert, offre un point de comparaison intéressant avec la situation actuelle de l’Union européenne ?

O.D. – Dans le cas de la fédération yougoslave, la réduction des écarts de développement a fait l’objet d’une politique très volontariste. Le Fonds général d’investissement des premières années a été transformé et constitutionnalisé en 1963 sous le nom de Fonds fédéral pour le financement du développement accéléré des républiques insuffisamment développées et de la région du Kosmet. Et les réalisations sont incontestables en matière d’aménagement hydroélectrique et d’électrification, de réseaux routier et ferroviaire, d’infrastructures sanitaires, d’alphabétisation (au Kosmet, elle passe de 45,2 % à 68,5 % entre 1953 et 1971). Mais l’économie du sud n’en est pas moins restée essentiellement fondée sur la production de matières premières agricoles et minières transformées et valorisées par des industries principalement implantées dans le nord. Avec moins de 10 % de la population de la fédération, la Slovénie réalisait le quart de ses exportations qui, de même que l’activité touristique principalement localisée en Croatie, rapportaient à la fédération l’essentiel de ses devises fortes. De sorte que, le nord ayant une croissance économique plus forte tandis que la démographie du sud restait bien plus dynamique, la politique de transferts n’est jamais parvenue ne serait-ce qu’à réduire les écarts de niveau de vie : en 1987, un Slovène était en moyenne sept fois plus riche qu’un Kosovar, trois fois plus qu’un Macédonien ou un Bosniaque, deux fois et demie plus qu’un Monténégrin, deux fois plus qu’un Serbe.

Par ailleurs, dans le mouvement de contestation qui s’est développé en Croatie au début des années 1970, une des revendications avancées, y compris au sein de la Ligue des communistes, était la diminution de la contribution au budget fédéral au motif que la Croatie contribuait plus qu’il ne lui était restitué – version yougoslave du futur « I want my money back » thatchérien. Et ceci alors même que les infrastructures hôtelières – une des sources de la relative prospérité croate – avaient été financées par le budget fédéral.

Avec le temps, Slovènes et Croates, qui préfèrent se voir en cousins des Germains plutôt qu’en Balkaniques, critiqueront de manière de plus en plus acerbe ces transferts accusés de les priver des fruits de leur travail au profit de Monténégrins, de Kosovars, de Bosniaques ou de Macédoniens volontiers taxés d’être des fainéants, des corrompus, des profiteurs dilapidant les richesses d’un nord industrieux et vertueux. Ce qui peut, cette fois, rappeler les récriminations de la Ligue du Nord en Italie, ou les justifications essentialisantes du traitement infligé par l’UE aux populations de son sud depuis 2010. En tout cas, cet égoïsme économique, le refus des populations les plus favorisées de continuer à financer des transferts qualifiés d’injustes, indus et improductifs, ont bien constitué une motivation majeure (largement occultée dans les années 1990) des sécessions slovène et croate… et des guerres que celles-ci ont générées.

LVSL – Le cas de la Yougoslavie et de sa fragmentation conduit à s’interroger sur ce qu’est un peuple et sur ce qui permet une association de peuples. Malgré l’éclatement, la nostalgie du régime titiste et des embryons de coopération existent toujours dans les Balkans. Pensez-vous que les pays slaves du sud pourront de nouveau converger ? Qu’est-ce qui, maintenant que la paix est revenue, empêche les peuples des Balkans de s’associer ?

O.D. – La Yougoslavie (mais aussi la Tchécoslovaquie) pose en effet la question de ce qui permet ou non de se sentir membre d’une communauté nationale. Force est de constater que, malgré des langues très proches, ni la première ni la deuxième Yougoslavie n’ont réussi à faire prévaloir ce qui unit sur ce qui sépare, la construction yougoslave finissant par éclater en sept États.

Que la « yougostalgie » ou la « titostalgie » existent aujourd’hui n’est pas contestable. Elles sont d’autant plus fortes chez ceux des citoyens d’une Yougoslavie respectée sur la scène internationale, avec un niveau de vie modeste mais honorable, qui sont devenus citoyens d’États précaires, à l’indépendance relative et aux passeports suscitant la méfiance, où le creusement des inégalités et la disparition des services publics ont rendu la vie plus âpre aux plus faibles. Le Monténégro ou l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) sont des États largement mafieux et autoritaires, où les écarts de fortune se sont creusés de manière abyssale. L’ARYM est elle-même menacée d’explosion entre sa majorité slave et une minorité albanophone travaillée par un intégrisme musulman, étranger à l’Islam local, mais encouragé par les capitaux et les prédicateurs saoudiens, qataris et turcs. Le Kosovo, dont l’indépendance non reconnue internationalement a été imposée, illégalement, par les États-Unis, avec le soutien actif de l’Allemagne, est lui totalement mafieux – on y a pratiqué, sous l’égide de l’UÇK (Armée de libération du Kosovo) à laquelle les Occidentaux ont remis cet État fantoche, jusqu’au trafic d’organes d’êtres humains. La Bosnie vit depuis plus de vingt ans sous protectorat américano-européen, et sous l’administration d’une invraisemblable usine à gaz institutionnelle (quatorze gouvernements : le fédéral, ceux des entités fédérées, République serbe et Fédération croato-musulmane, ceux des dix cantons de cette dernière et celui du district de Brčko, soit plus de cent cinquante ministres pour moins de quatre millions d’habitants…), avec une corruption endémique qui capte entre le cinquième et le quart de l’aide internationale – et là, comme en ARYM ou au Kosovo, un islamisme dont une partie dérive vers le djihadisme.

Dans mon récent essai 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2016), j’indique ainsi que plusieurs vidéos diffusées localement appellent « les musulmans des Balkans à la guerre sainte. L’une d’elles, qui promet des jours terribles aux mécréants de la région, a été tournée dans un camp en Bosnie – pourtant sous tutelle américano-européenne ! Et en janvier 2016, Europol confirmait l’existence de camps dans les Balkans – au moins cinq au Kosovo –, où Daesh teste et entraîne ses recrues. Au total, ce serait autour d’un millier de musulmans de la région (soit un pour huit à neuf mille) qui auraient fait le « voyage de Syrie. »

La criminalisation de l’économie interdit en réalité toute convergence. Pourquoi des pouvoirs largement mafieux, qui bénéficient de la complicité de l’Union européenne et de l’OTAN, accepteraient-ils de mettre un terme à une situation qui leur permet de régner sans partage ? Quant aux peuples, ils sont renvoyés – dans des sociétés où le chômage touche 40 % ou plus de la population active – à la nécessité de survivre, le clientélisme constituant un puissant moyen de maintien du statu quo. Comme l’écrit la politiste américaine Judith Chubb à propos de l’Italie du Sud, le clientélisme n’est pas un mode de distribution de l’abondance mais de manipulation de la précarité. Or, les politiques de « rigueur » imposées par l’UE à ces États évanescents, au nom de la convergence destinée à préparer leur intégration, empêchent toute apparition d’un marché intérieur, tout développement économique, et contribuent donc (en plus des subsides largement détournés) au maintien des pouvoirs en place.

Il faudrait de puissants mouvements populaires pour ébranler ce statu quo : si le Monténégro et l’ARYM notamment en ont vu s’ébaucher, ils ont été jusqu’ici promptement étouffés. De surcroît, l’unité de l’ARYM reste fort précaire – tellement que le président républicain du sous-comité des affaires européennes de la Chambre des représentants des États-Unis vient de déclarer (7 février 2017) qu’elle ne formait pas un véritable pays, et d’envisager des discussions sur sa partition entre une partie orientale vouée au rattachement à la Bulgarie – vieille revendication bulgare –, et une partie occidentale à majorité albanophone qui irait au Kosovo – ce que l’UÇK tenta, naguère, d’obtenir par la force… avant de reconstituer la grande Albanie de 1941-1944 ?

À cela, il faut encore ajouter la politique néo-ottomane de la Turquie, initiée par Turgut Özal (Premier ministre puis président de 1983-1993), reprise et amplifiée par Recep Tayyip Erdogan, qui a récemment évoqué les « frontières du cœur » et la caducité du traté de Sèvres de 1923. Elle consiste à instrumentaliser les populations musulmanes de la région (en Bosnie, Albanie, Kosovo, ARYM, Bulgarie, Grèce), voire à conclure des alliances militaires (la Grèce craint aujourd’hui le déploiement d’une partie de la flotte turque dans les ports… albanais), tout en exploitant l’incroyable cécité géostratégique de l’Union européenne – notamment lors du chantage aux migrants dont l’afflux, manipulé par le pouvoir turc, a fragilisé et fragilise encore les États de la région.

Enfin, lorsque tout commandait, historiquement et politiquement, de mener au même rythme les processus d’adhésion à l’UE de la Croatie et de la Serbie, l’Allemagne a exercé d’intenses pressions afin d’accélérer l’entrée (effective en 2013) d’une Croatie déjà pleinement intégrée à son « espace vital » économique, tout en accumulant objections et obstacles à celle de la Serbie, où les plaies de la guerre illégale de 1999 menée par l’OTAN avec la participation de nombreux pays européens sont loin d’être refermées. De sorte que, las d’attendre à la porte de l’UE, les Serbes se tournent aujourd’hui de plus en plus vers une Russie qui, dans le temps long, est l’allié traditionnel, alors que la Serbie occupe une position géopolitique essentielle dans les projets russes de gazoduc contournant l’Ukraine.

Bref, le temps des divergences me paraît loin d’être clos…

Crédit photo : Stéphane Régnier