La castration chimique obligatoire : une proposition dangereuse

Commons
Tarquin en Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam

La castration chimique est devenue une antienne de la sphère politique, surtout à droite, dès qu’un fait divers de mœurs est saisi par les médias. Pourtant, loin d’être efficace pour prévenir la récidive et protéger les victimes de viol et d’agression sexuelle, cette proposition est à la fois inhumaine et dangereuse.


Le 2 mai 2018, Laurent Wauquiez, président des Républicains, déclarait dans une interview à 20 Minutes, suite au viol et au meurtre d’Angélique, vouloir rendre obligatoire la castration chimique pour les violeurs. Il assurait même que les Républicains allaient déposer une proposition de loi afin de faire évoluer la législation.

Tout d’abord, il convient de préciser que le terme « castration chimique » n’est pas utilisé par les médecins : il serait trop violent, rappellerait une forme de contrition et induirait un caractère définitif, alors que ce traitement est réversible. Les professionnels prescrivant ces injections trimestrielles ou ces comprimés préfèrent l’appellation « traitement inhibiteur de libido ».

Toutefois, le terme de « castration chimique » semble approprié pour qualifier la violence et la dimension expiatoire de cette disposition dans notre droit pénal, prouvant encore une fois, si c’était nécessaire, qu’il faut se méfier des volontés politiques qui se prétendent protectrices des femmes lorsqu’elles émanent de l’aile droite de la droite. En effet, cette proposition apparaît non seulement d’une utilité réduite, mais elle est encore inhumaine voire dangereuse.

La castration chimique obligatoire, une proposition à l’utilité contestable

La proposition de M. Wauquiez semble peu pertinente car cette disposition est déjà présente dans notre droit, sous une forme différente. En outre, la castration chimique transformée en peine se verrait critiquée en tant que telle. Enfin, elle n’est efficace que pour de rares profils d’agresseurs.

Une proposition peu utile car déjà existante

La castration chimique est d’ores et déjà possible dans notre droit. La loi du 10 mars 2010 « tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle » a modifié l’article 706-47-1 du code de procédure pénale (CPP), désormais rédigé ainsi : « Les personnes condamnées pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-47 peuvent être soumises à une injonction de soins prononcée soit lors de leur condamnation, dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire, […] soit postérieurement à celle-ci, dans le cadre de ce suivi, d’une libération conditionnelle, d’une surveillance judiciaire ou d’une surveillance de sûreté […]. Lorsqu’une injonction de soins est ordonnée, le médecin traitant peut prescrire un traitement inhibiteur de libido […] » Le prononcé d’une injonction de soins pouvant être un traitement inhibiteur de libido est donc soumise à deux conditions : la condition de fond relative à la nature de l’infraction et une condition de procédure.

Concernant la condition relative à l’infraction, cet article ouvre le chapitre dédié à « la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes » et recouvre les dossiers où des mineurs (enfants de moins de dix-huit ans) sont victimes d’infractions allant du délit d’atteinte sexuelle (pénétration avec consentement de la victime punie de cinq ans d’emprisonnement) au crime d’assassinat accompagné de tortures ou d’actes de barbarie passible de la réclusion criminelle à perpétuité en passant par le proxénétisme.

En somme, tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge. M. Wauquiez compte-t-il l’étendre à tous les auteurs de viol, même pour les victimes majeures ? Faute de précisions supplémentaires, impossible d’écarter ce scénario.

« tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge »

La condition de procédure recouvre quant à elle deux situations. Si on imagine que la procédure pénale suit une chaîne temporelle allant de la commission de l’infraction à la purgation de la peine en passant par le jugement, la castration chimique intervient soit au milieu de la chaîne soit vers la fin. En effet, le juge peut, lors du jugement de condamnation, en complément d’une peine de prison et/ou d’amende ou à titre principal, prononcer une injonction de soins, commuée par le médecin en traitement inhibiteur de libido.

Mais cette injonction peut être prononcée par un autre juge que celui qui a prononcé la condamnation : le juge d’application des peines (JAP). Cette injonction fait l’objet de ce qu’on pourrait qualifier de contrat entre le JAP et le condamné : « soit vous suivez ce traitement, et dans ce cas-là vous pourrez sortir de prison plus tôt, soit vous ne le suivez pas et vous exécutez les neuf mois qu’il vous reste à purger en prison. Si vous interrompez le traitement, je vous replacerai en détention. » Le choix est donc possible en théorie, mais les possibilités limitées.

La castration chimique existe donc déjà dans notre droit, et sur la base d’un volontariat… limité, car il conditionne pour certains la sortie anticipée de prison, procédure habituelle en fin de peine. On ne peut toutefois pas reprocher à M. Wauquiez d’avoir oublié l’existence de cette procédure : en 2009, lors de l’élaboration de la loi, ses collègues de l’UMP avaient réussi à faire voter par l’Assemblée Nationale la castration chimique obligatoire. Cela avait été modifié par le Sénat, où l’UMP était pourtant le premier groupe parlementaire (147 sièges sur 343, le second étant le PS avec 115 sièges) et où la droite plus généralement détenait 55% des sièges. Encore une preuve que le Palais du Luxembourg, régulièrement critiqué pour son conservatisme, a le mérite d’être moins sensible que les élus directs du peuple au chant des sirènes de la démagogie pénale.

Une proposition peu utile en tant que peine alourdie

Dans l’esprit de M. Wauquiez, la castration chimique obligatoire inspirerait une telle crainte dans l’esprit du violeur ou agresseur potentiel que cela le dissuaderait de commettre l’infraction. Pourtant, il est reconnu depuis le siècle des Lumières que la lourdeur de la peine n’a qu’un effet dissuasif minime, contrairement à la certitude d’être puni. Cesare Beccaria l’avait déjà remarqué concernant la peine capitale : « Quand l’expérience de tous les siècles ne prouverait pas que la peine de mort n’a jamais empêché les hommes déterminés de nuire à la société ; […] il suffirait de consulter la nature de l’homme, pour sentir cette vérité. […] La terreur que cause l’idée de la mort, a beau être forte, elle ne résiste pas à l’oubli si naturel à l’homme, même dans les choses les plus essentielles, surtout lorsque cet oubli est appuyé par les passions. […] La peine de mort infligée à un criminel n’est pour la plus grande partie des hommes qu’un spectacle, ou un objet de compassion ou d’indignation. Ces deux sentiments occupent l’âme des spectateurs bien plus que la terreur salutaire que la loi prétend inspirer. […] Il arrive au spectateur du supplice la même chose qu’au spectateur d’un drame ; et comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Des délits et des peines, 1764)

« Comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Cesare Beccaria, Des délits et des peines, 1764)

S’il faut chercher une cause de fond pour la commission des infractions sexuelles et du sentiment d’injustice inspirant la soif de vengeance de nos concitoyens, il s’agira plutôt d’aller chercher du côté du sentiment d’impunité des agresseurs.

Une proposition peu utile car ne traitant que partiellement les causes des agressions

Le traitement inhibiteur de libido permet de tempérer les pulsions sexuelles des individus. Cela apaise donc la composante purement physique voire physiologique de l’acte du viol ou de l’agression. Mais ce traitement sur le corps du condamné est indispensablement doublé d’une thérapie sur sa personnalité. Ainsi, dans un entretien donné à Ouest France le 3 mai 2018, le psychiatre Roland Coutanceau précise que les médecins « utilise[nt] l’effet du médicament qui permet au patient d’être moins obsédé par ses fantasmes et permet d’installer une thérapie qui vise à leur permettre de contrôler eux-mêmes leur comportement. » La castration chimique n’est donc qu’une première étape vers un véritable traitement visant à éradiquer les causes de long terme des agressions.

« L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : « je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler ».

En outre, ce traitement déjà partiel n’est intéressant que pour un profil très particulier d’agresseurs : ceux soumis à des pulsions irrésistibles. M. Coutanceau est le premier à souligner cette incomplétude : « L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La sexualité transgressive, c’est un comportement dont seulement l’une des composantes est liée à un excès de fantasmatique ou à un non-contrôle d’une obsession sexuelle. La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : “je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler” ».

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barbebleue.jpg
Barbe Bleue, figure mythique du monstre tueur de jeunes filles. Gravure de Gustave Doré, 1862.

Enfin, les psychiatres précisent que ce traitement ne peut être pris à vie car il peut entraîner des effets secondaires pouvant nuire à la santé du condamné : ostéoporose, risques d’embolie pulmonaire, dépression, incompatibilité avec les traitement pour la psychose… Or, l’Observatoire International des Prisons estime que les personnes incarcérées ont six fois plus de risques de suicider que le reste de la population, et vingt fois plus de risques d’être atteint d’une pathologie psychiatrique.

Ce traitement pose donc un sérieux dilemme aux médecins : ne créerait-il pas plus de mal que ce qu’il n’en règle, contrairement au principe fondamental du serment d’Hippocrate primum est non nocere (« avant tout, ne pas nuire ») ? Ce traitement est d’autant plus susceptible d’entrer en contradiction avec le code de déontologie des médecins qu’il est inhumain et pose de sérieuses questions sur sa conformité avec les droits fondamentaux.

La castration chimique obligatoire, une proposition peu respectueuse des droits fondamentaux

La castration chimique est déshumanisante car elle revient à nier la capacité des individus à contrôler leur corps. En soi, toute action sur le corps même du condamné est une violence inacceptable. En France, comme dans tous les États de droit, les peines de prison ne devraient être que la privation de la liberté d’aller et venir et seulement la privation de cette liberté. Malheureusement, nos concitoyens semblent attendre de la peine qu’elle humilie le condamné, qu’elle le prive non seulement de sa liberté, mais aussi de sa dignité.

D’où les discours récurrents sur « la prison [infestée par les rats, les puces, les cafards, la gale et avec un siège de toilette pour quatre détenus], c’est pas le Club Med ! », qu’une enquête de la fondation Jean Jaurès en collaboration avec l’Ifop publiée le 10 avril 2018 ne fait qu’attester : 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention, contre 18% en 2000.

Dans le même ordre d’idées, quoique moins rigoureux statistiquement, à la question « Êtes-vous favorable à la castration chimique pour les coupables de viol(s) ? » posée par le chatbot Messenger du vidéaste Hugo Travers le 3 mai 2018, sur les 6722 participants (très probablement, sans qu’il soit possible de le prouver, dans la sphère jeune, progressiste et éduquée de la population française), 43% ont répondu « oui », pour une minuscule majorité (50%) de « non » et 7% de personnes « sans opinion ».

« 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention »

Si le caractère déshumanisant de la castration chimique ne semble pas émouvoir plus que ça nos concitoyens, la proposition de loi, si elle venait à se concrétiser, apparaît toutefois difficilement conciliable avec de nombreux droits protégés par notre Constitution et par nos engagements internationaux.

Une conciliation difficile avec nos exigences constitutionnelles et conventionnelles

Il semble que la castration chimique porte atteinte à la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, à la dignité humaine, et au droit au respect de la vie privée.

L’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention ESDH) de 1950 prohibe la torture, les peines ou les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l’homme adopte une interprétation large des comportements des autorités publiques susceptibles de constituer des traitements inhumains. Le 1er juin 2010, réunie en grande chambre, elle n’a pas hésité à condamner l’Allemagne sur ce fondement dans un cas où des policiers avaient simplement menacé un individu soupçonné de commettre des mauvais traitements sur lui afin d’obtenir son aveu. Comment imaginer que la Cour, qui condamne de simples menaces, puisse accepter l’administration forcée d’un traitement ?

La dignité de la personne humaine, consacrée par le Code civil (article 16), a acquis le statut de principe à valeur constitutionnelle par la décision du Conseil Constitutionnel rendue le 27 juillet 1994 sur les lois bioéthiques. Or, infantiliser une personne adulte et responsable pénalement en le forçant à prendre un traitement hormonal sans son consentement apparaît irréconciliable avec le droit de chacun au respect de sa dignité.

Le droit au respect de la vie privée et familiale est protégé par plusieurs normes. La loi française, via l’article 9 du code civil proclame que « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Au niveau conventionnel, supérieur à la loi selon notre hiérarchie des normes, l’article 8 de la Convention ESDH encadre aussi le droit à une vie privée et familiale normale. Enfin, ce droit a acquis une protection suprême avec la décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995 qui lui accorde le statut de principe à valeur constitutionnelle. Or, la castration chimique, en privant l’individu de ses pulsions, affecte nécessairement sa vie sexuelle, composante de sa vie privée.

Toutefois, les droits des détenus n’émeuvent que modérément nos concitoyens et nos décideurs politiques. C’est pourquoi il faut insister sur la dangerosité de cette proposition pour notre société.

La castration chimique obligatoire, une proposition dangereuse

La castration chimique obligatoire ne répond pas du tout aux causes sociales, morales ou culturelles du viol.

Ces causes sociales sont évidemment présentes lorsque les victimes sont des femmes adultes. Quid du viol lors d’une soirée ? Quid du « droit de cuissage » sur les nouvelles venues dans certains milieux associatifs et/ou étudiants ? Quid du viol entre conjoints / concubins / partenaires de PACS ? Quid d’un certain producteur de cinéma profitant de sa toute-puissance pour faire du chantage sexuel à de jeunes artistes en situation de précarité ?

Ces situations sont-elles vraiment causées par les pulsions des agresseurs ? Ou par leur sentiment d’impunité ? Une expérimentation menée en 2016 par Massil Benbouriche, docteur en psychologie et en criminologie, révèle que près d’un tiers des hommes interrogés seraient prêts à commettre un viol s’ils étaient absolument certains de ne pas être poursuivis.

Outre l’incapacité de la castration chimique à répondre à la dimension psychologique de l’agression, elle ne permet pas de mettre fin au phénomène nommé par les théories féministes « culture du viol », c’est-à-dire l’acceptation, la relativisation, la banalisation du viol permises par la société. Espérer répondre aux violences sexistes et sexuelles par la castration chimique évoque surtout la volonté d’enlever la paille dans l’œil du voisin sans voir la poutre dans le nôtre. La castration déresponsabilise les violeurs – « je n’y peux rien, c’est les pulsions ! » – au lieu au contraire de les responsabiliser – « je peux contrôler mes pulsions par respect pour la victime potentielle et je n’outrepasserai pas son consentement ».

Enfin la castration chimique peut certes constituer une délivrance pour les pédophiles. Mais si on levait le tabou de la pédophilie afin de prévenir le crime plutôt que d’alourdir la répression ? Ne serait-ce pas in fine plus favorable aux potentielles victimes ?  Comme le précise Latifa Bennari, présidente de l’association « L’Ange Bleu » et elle-même ancienne victime de pédocriminalité : « En France, la prévention se limite à celle de la récidive. […] C’est attendre que des pédophiles commettent des infractions sexuelles et que certaines d’entre elles soient signalées à la police et que certains de leurs auteurs soient condamnés à suivre un traitement. »

C’est pourquoi l’association organise des groupes de paroles entre d’anciennes victimes et des pédophiles abstinents ou « ex-criminels ». En effet, « le dialogue avec les victimes permet une prise de conscience des dégâts potentiels, en cas de premier passage à l’acte pour les uns ou d’une récidive pour les autres. Une méthode révolutionnaire qui a fait ses preuves et a constitué un vrai garde-fou pour des milliers de pédophiles. »

Ce n’est donc pas en castrant vingt « monstres » qu’on va éviter aux femmes ou aux enfants de se faire violer par leur proche. Sans doute vaudrait-il mieux prévenir que guérir. Éduquer plutôt que déresponsabiliser. Dialoguer plutôt que réprimer. Il est bon que la castration chimique existe, car cela permet à certains auteurs de se libérer de leurs pulsions. Mais l’imposer entre outrepassant le consentement du condamné semble inhumain, inutile et dangereux si cela permet au législateur tel Ponce Pilate de se laver les mains en négligeant la prévention du crime.

La proposition de M. Wauquiez est tellement inquiétante en matière de droits et libertés pour nos concitoyens qui se sont écartés du droit chemin et de sexisme à l’œuvre dans notre société qu’on en vient à espérer qu’il ne s’agisse que d’un effet d’annonce.

Crédits :

Tarquin et Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg#/media/File:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg

Barbe Bleue, par Gustave Doré, 1862. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barbebleue.jpg

 

Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

Lien
©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/