« La rue n’est pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir » – Entretien avec Dugudus

Dugudus -- Le Vent Se Lève
1er mai 2021 © https://www.dugudus.fr/1er-mai-2021/

Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l’art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu’artiste engagé, dans le contexte politique actuel. Il vient de publier Politique de l’image, un ouvrage sur le visuel politique donnant à voir la richesse de son travail, avec une sélection de plus de 250 affiches et créations graphiques.

LVSL – On vous associe souvent à la tradition de l’affiche politique du XXe siècle, comme aux affiches de la révolution cubaine, de mai 68, ou même de l’époque soviétique. Comment articulez-vous ces références du passé avec votre volonté de « renouveler le vocabulaire graphique » de l’affiche politique ?

Dugudus – J’utilise souvent des références historiques dans mes affiches, que ce soit l’histoire du mouvement ouvrier ou l’héritage révolutionnaire. Je m’inspire de ces références historiques et je les réactualise par rapport à l’actualité politique que j’essaie de représenter. Cela fait partie de ma démarche pour créer mon propre style, ma patte. En France, nous avons la chance d’avoir conservé cette culture politique de l’image, qui subsiste aujourd’hui et que je cherche à perpétuer et à transmettre, à travers ma pratique.

LVSL – Vous avez étudié à l’Instituto Superior de Diseño à La Havane et écrit Cuba Gráfica, qui raconte votre découverte de l’affiche cubaine. En quoi votre passage à Cuba a-t-il influencé votre pratique ?

Dugudus – Il faut savoir que dès les années 1960-1970, Cuba fait partie des plus grandes écoles mondiales du graphisme, aux côtés de la Pologne, de l’Union soviétique, du Mexique, du Chili, mais aussi de la France, en particulier lors des événements de Mai 68. 

C’est une histoire qu’on a un peu oubliée car depuis 1962, Cuba est confrontée à un blocus, ce qui a maintenu le graphisme cubain dans un isolement quasi total. Jusqu’à très récemment, il était difficile de prendre conscience de l’existence d’une tradition graphique à Cuba, et encore plus de l’évolution de cette pratique chez les jeunes générations. Cette pratique aurait même pu se figer dans les années 1990, pendant la « période spéciale » [période économique très difficile à Cuba, en raison de l’effondrement du bloc soviétique, NDLR], mais elle a pourtant continué à se développer jusqu’à aujourd’hui.

« C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980. »

En réalité, ma première rencontre avec le graphisme cubain a eu lieu au Mexique, lorsque je suis tombé sur un petit livre qui présentait des affiches cubaines des années 1970. J’ai été frappé par leur puissance visuelle et les messages qu’elles véhiculaient. J’étais particulièrement étonné, qu’en étudiant le graphisme en France, à l’école Estienne puis aux Gobelins, on ne m’avait jamais évoqué l’image sociale. On nous enseignait principalement la pensée visuelle orientée vers l’image de communication, parfois même directement publicitaire. Alors, en découvrant ces affiches, je me suis rendu compte qu’il existait une approche totalement différente. C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980.

LVSL – Qu’est-ce qui différencie votre travail et les affiches cubaines, des visuels et affiches politiques à vocation seulement publicitaire ou communicationnel ?

Dugudus – C’est précisément la question qui sous-tend mon engagement à travers le graphisme politique. Il y a quelque chose qui est ancré dans les consciences : cette idée qu’on fait de la publicité pour la politique. En réalité, on ne devrait pas faire cela, car la publicité, dans son essence, est le porte-drapeau du capitalisme. C’est son étendard, sa vitrine. Elle sert à vendre des marchandises, à nous enfermer dans une position de consommateurs.

La conception que je me fais du graphisme social, et que j’essaie de mettre en pratique à travers mon travail, s’oppose radicalement à cette logique de la communication publicitaire. Notre objectif est de toucher les esprits et les consciences, d’atteindre la raison à travers diverses stratégies. Cela peut passer par de la poésie, de l’humour, des références historiques ou encore de l’éducation populaire. Il s’agit de diffuser des idées, de transmettre des messages à la population, sans aucune visée mercantile. C’est en cela que le graphisme social diffère radicalement de la publicité.

« L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro. »

D’ailleurs, il faut savoir qu’en 1962, Che Guevara, alors Ministre de l’Industrie, décide d’arrêter la publicité commerciale à Cuba. À partir de cette date, il y a une véritable remise en question de la manière de communiquer et un débat s’organise en interne pour savoir comment communiquer de façon juste, sous quelle forme pour quels messages. Or, à Cuba, dans les années 1960, peu de gens disposent de la télévision ou de la radio, et qu’une proportion encore très importante de la population étaient analphabètes. L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro, qui étaient encore peu connues ou partiellement incomprises.

LVSL – Du point de vue esthétique et technique, comment cette découverte a-t-elle résonné en vous ?

Dugudus – Sur le plan formel, j’y ai avant tout appris ce que j’appelle un « synthétisme visuel », qui est très caractéristique des affiches cubaines. C’est un style qui s’explique par plusieurs facteurs. Le premier, c’est que les créateurs avaient peu de temps pour concevoir leurs images. Ils allaient donc directement à l’essentiel, en optant pour la forme la plus simple et directe. C’est aussi un graphisme populaire, délibérément non élitiste, qui se veut avant tout percutant et facilement compréhensible. C’est pour ça que les formes sont épurées et qu’elles communiquent de manière immédiate.

« C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant ! »

De plus, une attention particulière est portée à la question de couleurs : ces affiches jouent sur des couleurs très vives et saturées, une caractéristique forte de l’image cubaine. Cela provient notamment de l’utilisation de la sérigraphie, qui permet des tons directs, avec des aplats de couleurs qui vont structurer l’affiche. Les productions liées au réalisme socialiste, par exemple, ont souvent des dégradés ou des superpositions de couleurs. Au contraire, à Cuba, la sérigraphie impose une manière de travailler avec des couleurs franches, l’interaction entre deux couleurs pouvant créer un véritable choc visuel, ce qui a un impact immédiat sur la perception de l’image. C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant !

LVSL – Vous avez beaucoup parlé de la sérigraphie, qui est l’une des techniques que vous privilégiez. En utilisez-vous d’autres, et auquel cas, qu’est-ce qui guide votre choix ?

Dugudus – Non je ne me limite pas à la sérigraphie. Mais j’aborde mes images comme si elles allaient être imprimées en sérigraphie, car la contrainte inhérente à cette technique confère un style graphique particulier. Par exemple, les affiches de mai 68 ont ce style caractéristique précisément parce qu’elles ont été réalisées en sérigraphie. Les détails étaient réduits, car trop de détails risquaient d’altérer l’impression. Aussi, mon objectif initial était que mes images soient éditées en sérigraphie et qu’elles aient une existence physique. 

Quand j’ai commencé, le rôle des partis politiques de gauche était prépondérant et pour pouvoir faire éditer ses images, il fallait souvent s’adresser à eux ou aux syndicats, qui étaient peu nombreux. Très peu d’entre eux, par ailleurs, investissaient des moyens suffisants dans une communication graphique et artistique. Pour que mes images soient diffusées, la sérigraphie m’est apparue comme la technique la plus simple et la plus adaptée, qui permettait de réaliser des petits tirages, faciles à distribuer dans le cadre de manifestations ou d’événements ponctuels, souvent liés à un mouvement politique ou une contestation populaire.

Enfin, il y a une forme de tradition : beaucoup d’anciens maoïstes, par exemple, avaient leurs propres ateliers de sérigraphie. La plupart d’entre eux imprimaient en sérigraphie, même si ce n’était pas leur métier de base. Cette technique d’impression était largement connue parmi les militants de gauche, car c’était la plus simple et la plus réactive face aux événements de l’actualité.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont vous avez construit votre style visuel reconnaissable (couleurs vives, des formes tranchées, des visages en tension, des typographies percutantes) ?

Dugudus – C’est assez flatteur, ce que vous dites, parce que quand on crée une image, on ne peut jamais vraiment deviner l’impact qu’elle aura effectivement. À travers ma formation, et surtout les différentes influences qui inspirent mon travail, j’ai construit cette grammaire visuelle qui me convient bien, et qui semble en effet parler aux gens. L’image existe aussi, et peut-être même surtout, à travers le regard de celles et ceux qui la reçoivent. Et pour l’affiche en particulier, c’est précisément son objectif : être vue, comprise, partagée. C’est toujours une part d’inconnu, une forme de surprise.

« Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. »

Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est maîtriser certains paramètres. Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. Ce sont ces trois dimensions réunies qui déterminent, en quelque sorte, la portée d’une image.

Souvent, les délais sont très courts. Quand un événement surgit dans l’actualité, il faut réagir vite, produire une image en très peu de temps. Et paradoxalement, c’est cette contrainte de temps qui pousse à aller à l’essentiel, à viser juste. Il y a aussi, je dirais, une part d’émotion brute. Chez moi, c’est parfois un exutoire. Faire des images me permet d’extérioriser des choses, de canaliser une forme de colère, de ressentiment. C’est une manière de transformer ces éléments divers en quelque chose de visuel, de public, et de partagé.

LVSL – Vous vous définissez vous-même comme un « graphiste social », pourquoi ce terme ? 

Dugudus – Pour moi, il s’agit d’un acte citoyen, d’un acte militant : avant d’être graphiste, je suis militant. Et puis, je ne travaille jamais vraiment seul, je ne fonctionne pas en électron-libre. Je suis entouré de collectifs, de groupes politiques, de personnes avec qui je collabore régulièrement.

Même quand je travaille sur des sujets historiques, je m’appuie sur des spécialistes, sur des gens pour qui ces questions sont centrales, et avec qui je construis ces projets. Mon travail est nourri par ces échanges, par ces dynamiques collectives. Je ne parviens pas à concevoir ce travail en vase clos : il perdrait tout son sens.

LVSL – Comment avez-vous fait le lien entre graphisme et politique ? 

Dugudus – Autour de mes 18 ans, j’ai commencé à militer à la Jeunesse communiste (JC).  Parallèlement, j’étais étudiant à l’école Estienne : d’un côté, je me formais aux métiers de la communication visuelle, et de l’autre, je m’investissais politiquement. Très vite, on m’a demandé de mettre mes compétences au service du mouvement : de réaliser des tracts, des logos, des affiches. C’est à ce moment-là que j’ai véritablement compris la puissance du dessin, du graphisme, et son utilité concrète dans les actions militantes C’est ce qui m’a fait basculer dans cette voie : l’impression d’être utile, d’avoir un rôle à jouer dans une dynamique collective.

« Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. »

Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière politique, mais j’ai compris que je pouvais traduire en images les espoirs, les colères, les messages de mes camarades. Après la JC, la suite logique a été d’adhérer au Parti communiste (PCF). Or, j’ai commencé à me sentir en décalage avec certaines positions de l’époque, notamment au moment de la création du Front de Gauche, que je soutenais pleinement. Ensuite j’ai décidé de m’engager dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, tout en étant encore membre du PCF. C’était une période un peu compliquée, politiquement et personnellement. Mais elle m’a permis de poursuivre naturellement avec ce qu’est devenu ensuite l’Union populaire.

Aujourd’hui, je ne suis pas adhérent de la France Insoumise – d’ailleurs, c’est une organisation assez diffuse, « gazeuse », comme on dit – mais je m’en sens proche, de fait. Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. 

LVSL – Selon vous, quel est le rôle des artistes dans les mouvements sociaux ? Et celui de la gauche vis-à-vis des artistes ?

Dugudus – Je pense qu’il est temps que la gauche renoue avec la culture. Cela fait des années que je n’entends plus parler de culture dans les discours ou les priorités des organisations politiques. Et franchement, c’est inquiétant. On voit bien que, peu à peu, le monde artistique s’éloigne de ces organisations. Il ne se sent plus représenté, alors même qu’il subit une précarité croissante. Il y a donc, à mon sens, un double mouvement à opérer. D’un côté, les partis et organisations politiques doivent réintégrer la culture dans leurs préoccupations. Et de l’autre, les artistes eux-mêmes doivent s’emparer des questions de société, porter des messages en lien avec leurs espérances, leurs colères, leurs convictions.

Pour moi, le rôle de l’artiste politique, ce n’est pas d’être au service du pouvoir. Ce n’est pas d’être le « toutou » de l’élu ou du dirigeant. L’artiste a une fonction de contre-pouvoir. Il est là pour proposer un autre regard sur la société, pour bousculer, pour interroger. C’est aussi pour cela, je crois, que les artistes dérangent parfois le monde politique : parce qu’ils sont libres, indépendants, qu’ils n’entrent pas toujours dans le cadre. Et cette liberté, ce franc-parler, peut faire peur.

Personnellement, je tiens à cette indépendance. Je ne suis pas salarié d’un parti, je ne travaille pas pour une organisation. Quand je participe à une campagne, ce n’est jamais pour des raisons stratégiques ou financières. Si je le fais, c’est parce que je choisis de le faire, en mon nom propre, avec mes convictions. C’est un engagement personnel, pas une commande.

LVSL – Comment faites-vous pour conjuguer l’aspect utilitaire et communicationnel d’un message politique et l’aspect artistique de l’œuvre ? Comment préserver un espace pour la dimension artistique dans ce contexte ?

Dugudus – J’ai la chance, aujourd’hui, d’avoir acquis une certaine reconnaissance dans ce milieu, avec ce qu’on pourrait appeler une « patte graphique ». Quand les gens viennent vers moi, c’est aussi pour cela. Ils savent ce qu’ils viennent chercher et ça me donne, en retour, une forme de liberté dans le ton, dans la forme, dans les choix esthétiques que je propose. Mais c’est toujours un échange. C’est ce dialogue, ce va-et-vient, qui nourrit mon travail. Si je n’avais pas cette dimension collective ou utilitaire, je me considérerais sans doute davantage comme un artiste au sens classique.

« Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants. »

Or, selon moi, je suis artiste dans certaines dimensions, mais quand j’endosse le rôle de graphiste, j’agis comme un communicant. Je me positionne comme un intermédiaire, faisant le lien entre un message politique et celles et ceux à qui il s’adresse. Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants.

Si un homme politique fait appel à un graphiste ou à un illustrateur, c’est précisément parce qu’il a conscience qu’un discours ne suffit pas toujours. On ne touche pas tout le monde avec des mots. Parfois, une image vaut mille discours. Une image peut avoir un impact bien plus fort qu’une série de réunions ou une tournée de meetings à travers le pays.

LVSL – D’où vous est venue, plus précisément, cette compréhension du pouvoir de l’image ?

Dugudus – En partie à Cuba. Mais c’est aussi quelque chose que j’ai compris quand j’ai commencé à diffuser mes propres images en manifestation. Là, j’ai ressenti qu’il y avait une attente forte, un besoin de représentation à travers des formes graphiques. Ça a vraiment pris de l’ampleur au moment du mariage pour tous. C’est à ce moment-là, juste après mon retour de Cuba, que j’ai commencé à produire et à diffuser massivement des images. Des centaines, puis des milliers de personnes venaient demander des affiches pour les coller dans les locaux syndicaux, les afficher aux fenêtres, aux balcons, dans les appartements, en manif, partout. C’est là que j’ai pris conscience que l’image avait un vrai pouvoir.

« Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. »

Je ne cherche pas à faire des visuels jetables. Ce que je veux, c’est créer des images qui restent, qui marquent, auxquelles les gens peuvent s’identifier. Parce qu’elles incarnent un moment de lutte, une étape dans leur vie, un combat auquel ils ont cru et qu’ils ont mené. Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire récente qui montrent à quel point un symbole peut rassembler : les gilets jaunes ici, les foulards verts en Argentine… Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. Ils créent une unité visuelle, émotionnelle, presque instinctive.

LVSL – Votre travail a la particularité de toucher un large éventail de sensibilités à gauche, des communistes aux insoumis, en passant par les écologistes, les socialistes, voire certaines tendances de l’extrême gauche. Comment percevez-vous l’impact de vos œuvres dans les luttes unitaires, comme celles associées au Nouveau Front Populaire ?

Dugudus – Ce constat renvoie à une vraie réussite pour moi. Cela me touche beaucoup quand des gens ouvrent mon livre Politique de l’image, et qu’ils tombent sur des visuels qu’ils ont déjà vus en manifestation, dans un bar, dans des toilettes ou sur une porte d’appartement… Et qu’ils me disent : « Ah, mais je ne savais pas que c’était toi ! ». Quelque part, c’est exactement ce que je cherche. Que la signature passe au second plan.

« Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. »

Ce qui m’importe, c’est que le message circule, qu’il vive, qu’il soit utile. Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. C’est ça qui m’intéresse le plus dans le graphisme militant : créer des images qui deviennent presque anonymes parce qu’elles appartiennent à tout le monde. Pas à un artiste, pas à un parti, mais à un mouvement.

LVSL – L’affiche sur support papier reste-t-elle un outil militant efficace et pertinent à l’ère du numérique ? Dans quelle mesure les supports physiques conservent-ils leur place face à la prédominance des formats numériques ?

Dugudus – Avant de parler du numérique, je crois qu’il faut d’abord parler de la place de l’image politique dans l’espace public. La vérité, c’est qu’il n’y en a quasiment plus. Très concrètement, les panneaux dits « d’accrochage associatif », qui sont censés être disponibles pour l’affichage libre et militant, sont en réalité inaccessibles, mal entretenus, ou tout simplement inexistants. Beaucoup de mairies sont hors-la-loi là-dessus. Résultat : l’affichage militant est contraint à l’illégalité et c’est un vrai problème démocratique. La rue n’est donc pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir. Quand on dit « La rue est à nous », ce n’est pas un simple slogan. C’est une réalité politique. C’est un des derniers espaces de résistance, un des rares endroits où on peut s’exprimer sans passer par un filtre, sans avoir besoin d’un écran ou d’un algorithme. Il faut se le réapproprier.

« L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. »

Sur le numérique, il s’agit évidemment d’un espace important. Il permet une seconde vie à l’affiche, qui dépasse sa durée de vie physique de quelques jours sur un mur. Une image peut être partagée, relayée, vue des milliers de fois. Elle sort de son contexte géographique, elle voyage. Mais penser que le numérique pourrait remplacer le collage, je n’y crois pas. Parce que le collage est la forme la plus directe de communication. Elle ne passe pas par les GAFAM, par des filtres publicitaires, par des algorithmes. L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. C’est beau de voir que cette tradition, qui aurait pu disparaître depuis longtemps, est encore portée par des jeunes générations à gauche. Le collage continue, et constitue un moment de formation militante et politique à part entière. C’est pourquoi, je crois qu’il ne disparaîtra jamais.

La vraie question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il y aura encore des affiches sur les murs. La question est de savoir s’il y aura encore de belles affiches sur les murs. C’est cette question qui me tient à cœur. Le beau est subjectif, évidemment, mais je crois profondément que les affiches doivent être faites par des artistes. Parce que si on laisse ça uniquement aux agences de communication, même au sein des partis politiques, alors on perd une part précieuse de cette culture visuelle militante.

LVSL – Ne pensez-vous pas que la complémentarité entre le numérique et le papier révèle les limites d’une communication politique exclusivement numérique ?

Dugudus – Je distingue clairement deux types d’images. D’une part, il y a celles que je qualifie, sans intention péjorative, d’images « jetables », voire « poubelles ». Ces images, que l’on trouve sur des plateformes comme Twitter ou Instagram, sont conçues pour promouvoir un événement, créer un buzz ou répondre à une logique d’instantanéité. D’autre part, il y a le graphisme politique, plus profond et durable. Ces deux usages de l’image, bien que différents, sont complémentaires et chacun a sa propre justification. Il ne s’agit pas de les hiérarchiser, mais plutôt de réfléchir à leur articulation.

Ce qui me tient à cœur, c’est de savoir comment intégrer une dimension artistique même dans les images éphémères, afin qu’elles ne soient pas uniquement régies par les codes de la publicité. À l’inverse, comment préserver une exigence esthétique et symbolique dans l’image politique de fond ? C’est un travail de longue haleine, qui implique également un effort d’éducation, notamment auprès des responsables politiques.

« Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. »

Soyons clairs : lorsque des élus, tels que des députés ou des sénateurs, communiquent, de quoi s’inspirent-ils ? De ce qu’ils voient autour d’eux, c’est-à-dire principalement des messages publicitaires. La publicité est devenue la norme visuelle dominante. Pourtant, la France possède une riche culture populaire de l’image, profondément enracinée dans l’histoire des luttes sociales, qui mérite d’être réinvestie, perpétuée et respectée. Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. Ils doivent rétablir un lien avec la culture et les artistes, sans quoi ce sont les agences de communication qui finiront par imposer leurs codes au discours politique visuel.

LVSL – Dans votre livre, vous racontez avoir fait un stage avec François Miehe, du Collectif Grapus, qui a joué un rôle important dans votre compréhension de l’aspect « métapolitique » de l’image, de l’idée que ce n’est pas seulement le message qui compte, mais aussi la polysémie, les différentes lectures possibles. Pourriez-vous revenir sur l’influence de ce collectif, dans la culture politique, dans l’histoire de l’affiche engagée, et sur la manière dont cet héritage nourrit encore aujourd’hui votre propre pratique ?

Dugudus – Il faut peut-être commencer par un petit point historique. Le Collectif Grapus, c’est la rencontre de trois graphistes aux Arts Décoratifs de Paris pendant Mai 68. On a souvent en tête l’atelier des Beaux-Arts pour la production d’affiches, mais il y avait en réalité deux pôles majeurs de création graphique pendant les événements de Mai 68 : les Beaux-Arts, d’un côté, et les Arts Déco, de l’autre. Le collectif Grapus est né dans la foulée de Mai 68, avec la volonté de prolonger politiquement et esthétiquement l’énergie graphique de ce moment-là. Les membres fondateurs (Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe) étaient tous très engagés à gauche, proches voire membres du PCF. Ensemble, ils décident de créer un collectif qui allie exigence graphique et engagement politique, et ils vont collaborer notamment avec des syndicats, le PCF, des associations, mais aussi – et c’est essentiel – les municipalités communistes, qui à l’époque jouaient un rôle crucial dans la commande publique de graphisme social. Ce lien entre les artistes et les collectivités locales, malheureusement, s’est énormément affaibli aujourd’hui.

« François Miehe m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse. »

Sur le plan personnel, ma rencontre avec François Miehe a été fondamentale. Il m’a appris quelque chose d’essentiel : remettre en question mes propres formes, mes propres images. Il m’a transmis l’idée qu’une image politique ne peut pas se contenter d’être lisible ou percutante, elle doit aussi être pensée dans ses multiples lectures possibles. Il m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse.

Cela suppose une exigence : ne jamais s’arrêter au premier regard, toujours décrypter, relire ce que l’on produit, et surtout, se mettre à la place d’autrui, des différents regards que l’image va croiser dans la rue. Parce qu’une image s’adresse à une diversité de publics, dont les codes et les histoires diffèrent. Il faut donc sans cesse interroger ce que l’on produit.

C’est aussi ce qui me fait parfois réagir quand je vois certains ratés récents dans la communication politique, comme l’affiche de Cyril Hanouna réalisée par La France insoumise, par exemple. Pour moi, ce genre de maladresse révèle un déficit de culture visuelle et ce n’est pas un détail, car la force d’une image politique, c’est justement sa capacité à résonner sans trahir.

LVSL – Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour partager et transmettre cet héritage culturel et visuel ?

Dugudus – Si l’on parle spécifiquement du graphisme, j’essaie au maximum de mettre en place des diffusions d’images gratuites, surtout lors des manifestations. Depuis 2012, je participe à des ateliers populaires de sérigraphie, installés sur les cortèges de manifestations, où j’imprime des centaines, voire des milliers d’exemplaires d’affiches. Cela permettait de créer un lien direct avec les manifestants, et de montrer en direct la fabrication.

J’ai aussi contribué à la création d’une structure appelée Formes des Luttes, un espace conçu pour recréer un lien entre la politique et les artistes, mais aussi pour connecter des créateurs d’images qui sont souvent éparpillés à travers la France, voire parfois isolés dans leurs pratiques. Contrairement à d’autres professions, nous n’avons pas beaucoup d’occasions de nous retrouver et de militer ensemble. Cette structure nous a permis de nous rencontrer, de partager nos points de vue, nos préoccupations et nos méthodes de travail. 

LVSL – Comment ces projets sont-ils financés ? Et comment garder son indépendance ?

Dugudus – Certains projets sont financés en mettant en place une sorte de solidarité financière où chacun met 2 ou 3 euros dans une tirelire pour récupérer des images, ce qui permet de conserver une entière liberté sur la création, la diffusion, et aussi sur le message en lui-même. Sans cette forme d’auto-édition, beaucoup d’images politiques n’auraient jamais vu le jour, en particulier celles qui touchent à des sujets plus sensibles ou plus marginaux. Si l’on attendait que ces images soient produites via des commandes institutionnelles, beaucoup seraient ignorées.

L’idée est de rester autonome, de ne pas dépendre uniquement des commandes externes ou des budgets importants, mais de réussir à faire vivre son travail en utilisant des modèles alternatifs comme l’auto-édition et la solidarité communautaire. Cela permet non seulement une liberté créative, mais aussi de maintenir une autonomie par rapport aux pressions économiques classiques.

Je suis quand même obligé de faire rentrer un minimum de projets rémunérés pour m’assurer une stabilité financière. Ces collaborations rémunérées viennent d’un milieu militant, peut-être plus indirect, mais qui l’est tout de même. Par exemple, le secteur de l’économie sociale et solidaire ou encore des institutions en quête de nouvelle identité graphique, qui trouvent parfois des réponses à leurs besoins dans les images que je produis. Ces collaborations se font également avec des ONG, des mairies, mais aussi des magazines, des éditeurs pour des couvertures, des musées, ou des festivals de musique.

LVSL – Quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant s’aventurer dans l’art engagé, que ce soit dans le graphisme social ou l’art politique ?

Dugudus – Tout d’abord, je lui dirais de ne jamais renier ses idées et ses choix politiques. Il est essentiel d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ne pas les trahir. Ensuite, il est important de comprendre que ce n’est pas un métier facile. En réalité, ce n’est pas un métier ; c’est quelque chose que l’on crée. C’est un travail de longue haleine, qui demande beaucoup de sacrifices. C’est une partie invisible du processus, qui peut parfois être douloureuse et impliquer beaucoup de remise en question personnelle. Chaque choix que vous faites est un choix que vous devez affronter seul.

Au-delà, il y a aussi tout un aspect invisible qui est diplomatique, fait d’échanges, de négociations et de discussions pour que certaines images puissent voir le jour. Enfin, il y a toute la gestion et la production derrière. Dans mon travail, je m’occupe de tout, de la création à la diffusion de l’image, ce qui n’est pas toujours évident.

LVSL – Comment voyez-vous la situation actuelle à gauche, entre des directions qui jouent le jeu des divisions et une base militante aspirant à l’union ? 

Dugudus – Il est un peu tôt pour se projeter, mais deux forces de gauche émergeront probablement. La France insoumise pourrait partir seule, tandis qu’un bloc se formera peut-être autour de François Ruffin ou de Marine Tondelier. Tout le monde sait qu’une union est nécessaire pour accéder au deuxième tour. Cela pourrait occuper un espace médiatique favorable à la gauche, surtout avec Marine Le Pen et Emmanuel Macron en dehors du jeu. Les libéraux cherchent un héritier, ce qui pourrait faciliter la résonance de notre discours.

C’est pourquoi il faut rester optimiste. Mes images visent à rassembler, et les retours sont généralement positifs. Même si j’ai déjà vécu un burn-out militant, créer des images qui unissent exige de porter de l’espoir. C’est le rôle du militant : rester positif et avancer.

L’énergie du Nouveau Front Populaire, constitué en deux semaines, était incroyable. La gauche, quand elle est unie, est une force formidable. Il ne faut pas désespérer : l’histoire montre que la gauche a déjà pu accéder au pouvoir dans des circonstances similaires.

« À Cuba, nous considérons la culture comme un besoin fondamental » – Entretien avec Abel Prieto

Raúl Martínez, Nosotros, salle Che Guevara de la Maison des Amériques © Léo Rosell

Cuba est une nation où règne la culture. Ses écrivains et poètes sont parmi les plus rayonnants de la littérature hispanique, les musiques et les danses afro-cubaines sont connues dans le monde entier et illustrent un mode de vie festif, dont le mojito et le cigare sont des symboles emblématiques. Mais au-delà de ces idées reçues qui affleurent sur les – rares – cartes postales que l’on trouve dans les boutiques pour touristes de La Havane, le développement culturel de l’île et son niveau d’éducation font la fierté du régime hérité de la Révolution. Pour ses opposants, le développement des institutions culturelles est également un moyen de renforcer le pouvoir du gouvernement. L’écrivain Abel Prieto, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, a été pendant plus de quinze ans, de 1997 à 2012, le ministre de la Culture de Cuba, avant de devenir conseiller spécial de Raúl Castro à la présidence. Ancien président du syndicat des artistes et écrivains de Cuba, député à l’Assemblée nationale, il préside désormais la Maison des Amériques, une institution diplomatique et culturelle prestigieuse. Dans cet entretien, il revient sur la place centrale qu’occupe la culture à Cuba, sur les origines et les objectifs de la Maison des Amériques où il nous reçoit, ou encore sur l’importance de la culture française dans son parcours personnel.

LVSL : Vous êtes écrivain et avez été durant longtemps ministre de la Culture au sein du gouvernement cubain. Quelle place la culture occupe-t-elle dans la société cubaine et dans la vie quotidienne des Cubains, et quelles formes les politiques culturelles prennent-elles ici ?

A. P. – Récemment, on m’a commandé un texte sur le thème de la politique culturelle cubaine en lien avec le processus de décolonisation culturelle. Nous en avons tiré un petit numéro édité par la Maison des Amériques, faisant intervenir de nombreux artistes aussi jeunes que talentueux.

Le premier élément caractéristique de notre politique culturelle est donc pour moi l’élément décolonisateur. C’est une politique qui vise à freiner la colonisation culturelle et à émanciper la population. Nous n’avons jamais renoncé à cet objectif de démocratiser la culture. Il y a à Cuba une très grande tradition de création artistique, littéraire et poétique. La culture populaire est inscrite dans le quotidien des gens et dans leur rapport au monde, mais l’accès à la culture dite « légitime » a été durant trop longtemps limité. C’est pourquoi nous avons proclamé, comme le disait Fidel Castro, un droit du peuple à la culture, car sans culture, il n’y a pas de liberté possible. Cette relation était même au cœur de la réflexion de Fidel sur le « pauvre de droite », à travers l’idée que l’ignorance permet la manipulation.

S’est aussi développée l’idée qu’il ne devait surtout pas y avoir de promotion d’un style officiel. L’un des discours marquants de cette orientation a été prononcé par Fidel en 1961, et est passé à la postérité sous le titre de « Paroles aux intellectuels ». Dans ce discours, Fidel invite les artistes à produire un art qui serve la Révolution, tout en se démarquant du réalisme socialiste. Il se refuse à définir une doctrine esthétique ou un style officiel, contrairement au réalisme soviétique qui fut un désastre du point de vue de la création. Cette liberté créatrice, du point de vue esthétique, était l’une des préoccupations des artistes et des intellectuels, et leur a été garantie au terme de longues discussions de Fidel avec des artistes et des écrivains dans le théâtre de la Bibliothèque nationale de La Havane.

La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” »

L’un des autres éléments caractéristiques de la politique culturelle cubaine est son ouverture. Cela fait écho à une autre thèse de Fidel, selon laquelle on ne peut former le Cubain d’aujourd’hui et celui de demain dans un bocal en verre. Il faut le former aux intempéries, en lui apprenant à penser par lui-même, en créant des antidotes. Cette intuition est d’autant plus pertinente depuis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Fidel était par exemple très préoccupé par la propagande commerciale et la façon dont elle avilit les hommes. Il disait que la propagande commerciale produisait des réflexes conditionnés chez les individus, et leur ôtait la capacité de penser par eux-mêmes. La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” » Nous ne voulons pas former des fanatiques mais des gens qui réfléchissent et sont dès lors en mesure de comprendre le monde, ses pièges et ses manipulations potentielles.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier livre édité par l’Imprimerie nationale ne soit pas un manuel de guérilla révolutionnaire ou de philosophie marxiste, mais le Don Quichotte, un monument de la littérature universelle, qui plus est le premier roman moderne. Dans un pays sous-développé en grande partie à cause de sa subordination aux intérêts états-uniens, et à l’issue d’une révolution menée par des paysans, des ouvriers, des gens humbles voire sans emploi, le signal est donné que l’émancipation passe par le Don Quichotte. C’est une chose extraordinaire, qui révèle la grandeur de cette politique, avant qu’elle ne se développe encore davantage avec la grande campagne d’alphabétisation de 1961.

Rappelons qu’il s’agit également d’un héritage de José Martí, le fondateur de notre nation. Martí disait que la seule façon d’être libre était d’être cultivé. Ce n’est pas un hasard non plus si son portrait et des citations issues de son œuvre sont omniprésents dans les écoles cubaines. Fidel disait même qu’il était l’auteur spirituel de la Révolution. Nous avons repris le fil de Martí et toute notre politique culturelle provient de cet héritage.

Abel Prieto
Abel Prieto dans la salle de réunion de la Maison des Amériques, La Havane © Léo Rosell

Plus concrètement, cette politique culturelle s’appuie sur une alliance entre les institutions culturelles et l’avant-garde intellectuelle et artistique. La veille de cet entretien, par exemple, était organisée à la Maison des Amériques le Conseil national de l’Union des artistes et écrivains de Cuba, syndicat que j’ai eu la chance de diriger par le passé. C’était une réunion absolument passionnante, très profonde quant aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. En particulier, celui de la terrible crise économique que nous traversons, à la suite de la pandémie et surtout du renforcement du blocus américain contre nous. L’une des critiques adressées lors de cette réunion a été le sentiment que l’importance de la culture est sous-estimée par les responsables politiques, qui doivent en même temps faire preuve de pragmatisme dans cette situation. Le dialogue très étroit entre avant-garde politique et avant-garde intellectuelle et artistique est donc toujours vif.

LVSL : Désormais, vous êtes le président de la Maison des Amériques. Pouvez-vous revenir sur les origines, l’histoire et les objectifs de cette institution ?

A. P. – Cette institution a été créée de façon très précoce, dès avril 1959, soit quelques mois seulement après le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, dans la foulée de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) et de l’Imprimerie nationale. C’est Haydée Santamaría, grande héroïne de la Révolution, déjà présente lors de l’assaut de Moncada en 1953, qui en a eu l’idée et qui en a été la première directrice. Alors que les États-Unis organisaient déjà l’isolement de Cuba par rapport au reste de l’Amérique latine, et que seul le Mexique continuait à entretenir des relations diplomatiques avec notre pays, l’objectif était de permettre le maintien de liens avec des artistes, intellectuels et écrivains du reste du continent.

Nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí et faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis.

Fidel a été très impliqué dans la création de cette Maison des Amériques, de même que Raúl qui y a prononcé un discours très important le 8 septembre 1959. Cette institution manifeste en quelque sorte le fait que nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí, que nous faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis. Malgré le fait que ces derniers nous ont exclus de l’Organisation des États américains, qu’ils ont tenté de nous isoler de notre famille spirituelle, de notre environnement naturel, cette idée est absolument transcendantale et décisive dans la survie de la Révolution. Notre institution a tenu un rôle crucial en réalisant un travail acharné pour déjouer, ou du moins atténuer, le funeste projet des États-Unis.

Ses missions sont donc l’accueil d’artistes et la promotion de la culture latino-américaine. Dans ce cadre, nous refusons la distinction entre haute culture et cultures populaires. Parmi nos collections, nous sommes très fiers de celle consacrée à l’artisanat populaire d’Amérique latine, d’autant plus que l’ensemble des pièces dont nous disposons n’ont pas été achetées mais sont issues de donations, ce qui révèle bien l’esprit de notre institution, fondée non pas dans un but mercantile mais dans celui de favoriser l’amitié entre les peuples et la coopération culturelle au sein de notre continent.

Cette fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit de la conservation d’œuvres menacées par les régimes fascistes sud-américains. Lorsque la maison-musée de la très grande chanteuse populaire et poétesse chilienne Violeta Parra a été pillée par les partisans de Pinochet, sa famille nous a fait don d’une broderie sur toile de jute qu’elle avait confectionnée, de même que la Fondation du nouveau cinéma latino-américain a conservé sous Pinochet les œuvres cinématographiques chiliennes qui auraient pu être détruites par le régime.

Violeta Parra, broderie sur toile de jute, Musée des Amériques © Léo Rosell

Notre promotion de la culture latino-américaine passe également par l’organisation d’un prix littéraire doté de 3 000 dollars. La plupart des grands prix littéraires internationaux en langue espagnole, comme le prix Alfaguara ou le prix Planeta, sont dotés de 150 000, parfois 200 000 dollars, car ce sont des opérations marketing à l’usage des maisons d’édition. Au contraire, notre politique culturelle a toujours été très claire quant au fait que nous ne souhaitons pas dégrader la culture au rang de marchandise. À Cuba, la culture est considérée comme un besoin fondamental et donc un droit.

LVSL – Comment les artistes sont-ils financés ?

A. P. – C’est l’un des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement, et qui ont été soulevés lors de la réunion. Certains artistes sont directement subventionnés par l’État. C’est notamment le cas des professionnels du théâtre ou de la musique de concert. En règle générale, c’est le cas des arts pour lesquels la demande est relativement faible et dont la vente des places ne permet pas de rémunérer les artistes. D’autres artistes ont des contrats directement avec des entreprises, et gagnent donc selon le succès et la demande de leur travail.

Durant la pandémie, tous les artistes ont été subventionnés, grâce à un effort financier du gouvernement qui a aussi favorisé la tenue de représentations théâtrales ou musicales sur internet et les réseaux sociaux. Mais l’un des symptômes de la pandémie a également été le fait que la population a perdu l’habitude de sortir, ce qui fragilise le secteur des arts vivants comme la musique, le théâtre ou les festivals.

L’enjeu fondamental, selon moi, est de se tirer de cette terrible crise en conservant notre spiritualité et notre âme intactes. Nous avons déjà traversé des moments terribles, notamment lors de la « période spéciale » des années 1990 après la chute de l’URSS et du bloc de l’Est. En 1993, Fidel déclara : « La culture est la première chose à sauver. » Il ne se référait pas seulement aux arts mais plus largement à notre identité, à notre nation. Ces mots sont donc plus que jamais d’actualité.

LVSL : Vous avez été décoré de la médaille Victor Hugo par l’Unesco et vous avez également été élevé au grade de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français. Que représentent pour vous la France et plus particulièrement la culture française ?

A. P. – J’ai en effet été décoré de la médaille des Arts et des Lettres par le gouvernement français en 2012. L’idée est venue de mon ami Eusebio Leal, grand historien de La Havane, lui-même chevalier des Arts et des Lettres et commandeur de la Légion d’honneur. Il en a parlé à l’ambassadeur qui a directement accepté. Lors de la cérémonie, on m’a demandé quel était l’auteur français qui m’avait le plus inspiré, et un peu sur le ton de la blague, j’ai répondu Allan Kardec, le fondateur du spiritisme scientifique.

Mais au-delà de la plaisanterie initiale, j’ai toujours été fasciné par le spiritisme, et je garde un souvenir ému de la visite de sa tombe au Père-Lachaise, sans doute la plus entretenue et la plus fleurie. Mon grand-père paternel, Enrique Prieto, a été en quelque sorte un disciple du spiritisme scientifique que l’on doit à Kardec. Mon père, athée convaincu, anticlérical et « bouffeur de curés », comme on dit, a tenté de m’en éloigner, mais avec le temps j’y suis revenu. Je voudrais écrire un ouvrage sur cette question avec un ami, député lui aussi, Enrique Alemán Gutiérrez, président de la Plateforme pour le dialogue interreligieux à Cuba qui a développé le projet Quisicuaba. Ce « spiritisme croisé » mêle spiritisme et santeria, religion populaire folklorique afro-cubaine.

Tombe d’Allan Kardec au cimetière du Père Lachaise, Paris © Creative commons.

Ce qui me passionne, c’est la proximité de cette pratique avec l’idée socialiste de la Révolution. L’un des disciples d’Allan Kardec, Léon Denis, a écrit un livre intitulé Socialisme et spiritisme. Dans la région de Manzanillo par exemple, une partie de Cuba où le spiritisme est très développé, il y a aussi une dévotion traditionnelle très forte pour le communisme. La preuve : avant 1959, les réunions de la cellule locale du Parti communiste de Cuba ne pouvaient s’y tenir le vendredi car des messes du spiritisme avaient lieu ce jour-là. Cette population se sent à la fois communiste et spirite. Ce phénomène se retrouve dans bien d’autres régions de Cuba, et dans d’autres endroits d’Amérique latine, notamment au Brésil qui est La Mecque du spiritisme.

Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite.

D’ailleurs, il y avait aussi des connexions avec la théologie de la Libération, qui est un mouvement très intéressant à étudier. Lorsque les Américains se sont rendu compte qu’en Amérique latine, l’Église se mettait à appliquer véritablement les préceptes du Christ, à savoir se rapprocher des pauvres pour participer à leur émancipation, ils sont intervenus directement et l’Église catholique a réprimé les prêtres de la théologie de la libération pour les remplacer par des traditionnalistes évangélistes, qui ont joué un rôle décisif contre Lula et dans l’ascension de Bolsonaro.

Le fait qu’aujourd’hui, les pauvres des favelas suivent de façon aussi massive les évangélistes, jusque dans leur vote, ce qui rappelle la figue du « pauvre de droite » qui obsédait Fidel, est particulièrement préoccupant et nous alerte tous. En particulier chez les jeunes qui, autour des télévangélistes au Brésil, de Vox en Espagne ou des néo-fascistes italiens, notamment sur Instagram qui est devenu le paradis de la jeunesse néo-fasciste, trouvent de plus en plus d’audience. Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite. Aujourd’hui, le néo-fascisme a l’avantage d’apparaître comme antisystème. D’autant plus que le personnel politique, y compris de gauche, en Europe, a déçu trop de gens.

Il ne faut donc jamais dissocier les objectifs politiques de la quête de spiritualité des gens. Voilà pourquoi j’ai répondu, sur le ton de la blague, que l’auteur français qui m’a le plus influencé était Allan Kardec, mais derrière l’humour il y avait donc un fond de vérité.

LVSL – Et si vous aviez répondu plus sérieusement à cette question, quels auteurs français vous ont-ils le plus inspiré ?

A. P. – J’ai toujours entretenu une relation très intense, très proche avec la littérature française et les écrivains français. Ce lien remonte à mes lectures d’adolescence, en particulier les œuvres d’Alexandre Dumas et de Balzac, qui ont été très bien traduites et diffusées par les maisons d’édition latino-américaines. Lors de mes études de Littérature et langue hispaniques à l’Université de La Havane, j’ai aussi eu la chance de suivre des cours de littérature française.

L’œuvre de Victor Hugo me fascine évidemment, en particulier Les Misérables, comme celle de poètes français tels que Baudelaire, Paul Valéry ou Rimbaud, qui pour moi est un génie absolu, un véritable illuminé. J’ai découvert Rimbaud grâce au groupe des Orígenes, et à son influence sur José Lezama Lima, l’un de nos plus grands auteurs. On peut même dire qu’il fut le grand inspirateur esthétique et idéologique de la revue littéraire Orígenes. C’est également par ce biais que j’ai découvert des merveilles de la poésie française, des poètes qui se sont révélés fondamentaux pour moi, que j’ai lus et relus, comme Mallarmé. De même, comment pourrais-je ne pas évoquer Camus ? Que ce soit L’Étranger, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, ou son essai L’Homme révolté, ce grand texte extraordinaire dont la lecture a été décisive dans mon parcours. Son théâtre me passionne également, comme Le Malentendu, qui est une pièce bouleversante. Je pourrais encore citer André Gide et ses Faux monnayeurs, ou Jean-Paul Sartre également, mais davantage du point de vue de sa pensée que pour ses œuvres narratives.

Pour revenir à votre question plus large sur mon rapport à la France, j’ai eu la chance de venir en France à plusieurs occasions, notamment lors d’un événement à Poitiers qui fut très important pour moi. Il s’agissait d’un colloque organisé sur l’œuvre de Lezama par Alain Sicard, éminent hispaniste français. Nous étions quelques écrivains latino-américains à y avoir été invités, comme la grande poétesse cubaine Fina García-Marruz. Cet assemblage de gens extraordinaires et partageant cette passion pour Lezama est tout simplement inoubliable, d’autant plus que c’était la première fois que je venais en France et que je visitais Paris.

À cette occasion, j’ai pu converser longuement avec Julio Cortázar, qui a entretenu une relation très étroite avec la Maison des Amériques. C’était un grand écrivain et en même temps une personne remarquable, éthique et intègre – qualités qui semblent malheureusement de plus en plus démodées–, loyal envers la Révolution, y compris lors des moments où les campagnes de propagande internationales contre nous furent les plus intenses. Il a publié un poème exceptionnel dans la revue de la Maison des Amériques, qui donne précisément à voir cette grandeur morale qu’il incarnait. À l’occasion de cette rencontre, nous avons découvert que nous avions beaucoup de lectures d’enfance en commun, qui nous ont subitement rapprochés, comme Constancio C. Vigil mais aussi Jules Verne, dont il était un grand lecteur, en témoigne son roman parodique La vuelta al día en ochenta mundos [Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, publié en 1967, NDLR].

L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique.

Les surinterprétations de Lezama dans le champ académique m’ont toujours amusé. Lors de ce colloque, l’un des intervenants, prisonnier des grilles de lecture structuralistes, a extrapolé le sens d’un poème de Lezama, « Café Alaska », avant d’être gentiment repris à l’ordre par Fina. Cet espace poétique propre à Lezama résiste de façon extraordinaire aux tentatives de réduction interprétative et de digestion par le monde académique. L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique. Pour autant, j’ai été impressionné par le dynamisme des études hispanistes en France, avec tout un courant de spécialistes de José Martí comme Paul Lestrade, ou Claude Couffon, qui a traduit Lezama et beaucoup d’autres grands auteurs cubains. Jusque dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, nous faisions des jeux de mots et créions des néologismes entre l’espagnol et le français. C’était vraiment une rencontre intellectuelle et amicale exceptionnelle.

LVSL – L’histoire de France semble également jouer un rôle important dans l’imaginaire politique cubain, sous forme de références de la part d’intellectuels ou de politique à notre histoire révolutionnaire en particulier. Y a-t-il des épisodes de l’histoire de France qui ont particulièrement marqué votre réflexion ou votre trajectoire politique ?

A. P. – Mai 68 a été une période qui a profondément marqué ma génération, d’autant plus que je l’ai vécue lors de ma première année à l’Université de La Havane. C’est un moment qui nous a frappés car c’étaient nos guerilleros à nous qui, les premiers, avaient porté les cheveux longs et la barbe en guise de manifestation de leur adhésion à la Révolution. À cette même époque, dans notre université, apparaissait un courant très conservateur, très régressif, qui voyait ces habitudes comme quelque chose venant de l’étranger. C’était pour nous une folie que ce symbole émancipateur nous soit dénié de façon aussi absurde. L’homme nouveau auquel aspirait le Che, avec la barbe et les cheveux longs, devait tout à coup se fondre dans un schéma qui remettait profondément en cause sa propre émancipation.

Morceaux choisis des portraits du Che exposés dans la salle de réunion de la Maison des Amériques © Léo Rosell

La grande révolte juvénile des années 1968 contre la morale et la famille bourgeoise a toujours des conséquences aujourd’hui, en témoigne la réforme du code de la Famille qui a eu lieu à Cuba en novembre 2022 et qui dote notre île d’une des législations les plus progressistes d’Amérique latine, en reconnaissant notamment l’adoption et le mariage homosexuel, ou le concept de « familles » au pluriel. Cette réforme a été approuvée par référendum avec près de 67% de votes pour, dans un contexte extrêmement difficile pour le pays, et avec toutes les autorités religieuses contre, à l’exception des religions afro-cubaines. Ce fut donc une bataille très dure que nous avons gagnée face à ceux qui promettaient qu’une punition divine allait s’abattre sur Cuba.

L’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser.

Par ailleurs, je suis bien sûr un lecteur passionné de tous les ouvrages que je trouve sur la Révolution française. De toute façon, l’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser. L’une de mes œuvres préférées est Marat-Sade de Peter Weiss, La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade pour donner le titre précis. C’est une pièce de théâtre qui a été magnifiquement adaptée au cinéma par Peter Brook, et qui m’a profondément marqué, au même titre que la peinture de Marat dans son bain par Jacques-Louis David. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est également un chef-d’œuvre, comme tous les romans de Hugo évidemment, en particulier Les Misérables, qui est un roman très populaire à Cuba.

La culture française est donc présente et très appréciée à Cuba. L’ambassade de France et l’Alliance française y participent activement, pour le plus grand bonheur de nombre de Cubains. Et puis il y a le cinéma français. La Semaine du cinéma français rencontre chaque année un énorme succès, et le cinéma français est en règle générale, de tous les cinémas étrangers, celui qui attire le plus l’attention des Cubains. Dès qu’un film français est à l’affiche, les gens l’attendent. C’est encore plus le cas des personnes de ma génération qui ont grandi avec la Nouvelle Vague. La Chinoise de Jean-Luc Godard m’a énormément influencé par exemple, et à cette époque, chez les jeunes Cubains comme moi, aller chaque semaine à la cinémathèque était presque une obligation morale.

Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

Le Paris d’Haussmann, la fabrique de la ville marchande

Vue des Halles de Paris depuis l'église Saint Eustache
Vue des Halles de Paris depuis l’église Saint Eustache, Tableau de Felix Benoist

À l’occasion des 150 ans de la Commune, différents débats ont eu lieu quant aux causes de cette « Révolution sans précédents de l’histoire », comme l’avait qualifiée le communard Charles Longuet. Pour certains elle constitue, comme le disait en son temps François Furet, « la dernière scène de la Révolution française » : une insurrection patriotique menée par le peuple parisien, contre le siège prussien. Pour d’autres, héritiers de Marx, elle témoigne de l’avènement de la lutte des classes et des velléités révolutionnaires du mouvement ouvrier naissant. Ses déterminants géographiques ont été peu évoqués. Pourtant, le caractère urbain de cette insurrection semble structurant à plus d’un titre. Elle a vu s’opposer le rêve communard de démocratie sociale et participative au projet haussmannien. Celui-ci visait à faire de Paris une cité bourgeoise dépolitisée.

L’historien Jacques Rougerie voit ainsi dans la Commune une «tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain ». Roger V. Gould désigne quant à lui la Commune comme « la plus grande révolution urbaine dans l’Histoire moderne qui s’est produite juste après la première expérience d’une planification urbaine dans une capitale industrielle ». Cette planification urbaine menée de 1853 à 1870 par le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, a définitivement fait entrer Paris dans la modernité capitaliste au détriment des classes laborieuses. Elle est aujourd’hui vue globalement de façon positive à travers le marketing territorial parisien. Une majorité de médias célèbrent en Haussmann un homme d’action visionnaire qui aurait fait de Paris une Ville-Lumière propice à la grandeur de la France, y occultant ainsi tout le volet social et sécuritaire de ces opérations. 

Pourtant en 1872, de façon claire et visionnaire, Engels dénonçait déjà dans ses opération les processus de gentrification à l’œuvre :

« J’entends ici par “Haussmann” la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues […]. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. » 

Cette critique marxiste de la ville s’est ensuite consolidée et améliorée avec les travaux de Henri Lefebvre sur Le droit à la ville dans les années 60. Plus récemment, ceux du géographe David Harvey sur le capitalisme urbain ont permis d’entrevoir dans l’haussmannisation un moment clé où l’urbanisme devient le fer de lance du capitalisme moderne. Se réintéresser à l’haussmannisation de Paris permet ainsi aujourd’hui de mieux appréhender d’une part les bouleversements urbains à travers le monde : de New-York (rénovée à partir des années 1930 par l’urbaniste Robert Moses) à Dubaï (passé en quelques années de village de pêcheurs à Métropole mondiale) et d’autre part aux luttes urbaines qui peuvent accompagner ces rénovations.

Paris, 1851  

En 1851, un million d’habitants vivent à Paris. La population a déjà doublé par rapport à 1801. Contrairement à Londres qui a pu, malgré elle, bénéficier du grand incendie de 1688, Paris est une ville qui évolue toujours dans un tissu urbain hérité des structures médiévales. On y trouve de nombreux Hôtels particuliers, des ruelles étroites, des marchés restreints tandis que le centre de la capitale est surpeuplé à l’image de l’Île de la Cité ou du Quartier de l’Hôtel de Ville.

De nombreux problèmes de sécurité ou d’hygiène liés à la pollution urbaine et à l’insalubrité des logements pauvres favorisent la propagation d’épidémies. En 1832, le Choléra tue 20 000 personnes rien qu’à Paris. Bien que des opérations de spéculation immobilière aient eu lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet dont les écrits de Balzac témoignent [1], Paris reste une ville à caractère populaire. La ville regroupe des travailleurs manuels, des artisans, des ouvriers de manœuvre et qualifiés mais également des employés de commerce, de l’hôtellerie et de la restauration ou encore des domestiques (Clerval, 2016). Cette dynamique sociale est renforcée par l’exode rural et l’industrialisation.

Néanmoins, bien qu’étant une ville populaire, Paris reste le centre du pouvoir politique depuis octobre 1789. Les différents régimes successifs très centralisés régentent l’administration française depuis la capitale et les capitaux marchands et financiers de la bourgeoisie française sont eux aussi concentrés à Paris. S’il existe des quartiers avec une identité populaire comme le faubourg Saint-Antoine, la segmentation sociale dans la capitale française n’apparaît pas par le quartier mais par l’étage qui est occupé dans l’immeuble (Loyer, 1981). Un même immeuble peut ainsi accueillir à la fois domestiques, ouvriers, employés, médecins, clercs de notaires ou bourgeois rentiers.

Pourtant cette « mixité urbaine » ne doit pas masquer les antagonismes sociaux de plus en plus présents. Particulièrement après 1830, on y trouve un agrégat de travailleurs issus des classes populaire et une élite bénéficiant des charges administratives et judiciaires ou propriétaire des banques, commerces et de l’industrie naissante. De plus, la bourgeoisie parisienne entretient une vision péjorative des classes laborieuses parisiennes qu’elle assimile à une classe dangereuse et ennemie (Chevalier, 1958). À titre d’exemple, le critique Saint Marc Girardin écrit dans la Revue des deux-mondes en 1831 : « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Cette angoisse d’une classe barbare et misérable est renforcée par les différents évènements révolutionnaires qui animent la capitale depuis 1789 dont les derniers en date en 1830 et 1848 voient l’apparition de nombreuses barricades.

L’haussmannisation : un chantier pharaonique

C’est dans ce contexte d’une opposition socialiste victime de la répression et d’une bourgeoisie acquise au nouveau régime impérial que Napoléon III nomme en juin 1853 Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine. Haussmann qui a déjà fait ses classes administratives sous le règne du roi Louis-Philippe est ainsi chargé de réaménager Paris avec une double visée.

Tout d’abord, il poursuit un objectif politique visant à faire de Paris une ville d’ordre et de prestige. Cette transformation a pour but la résolution des problèmes sanitaires et de mobilité grâce à la réalisation de grandes artères et de réseaux d’assainissement, travaux déjà engagés par le préfet de la Seine Rambuteau (1833-1848). Ceci tout en écrasant les foyers de contestations qui ont émaillé les révolutions passées.

Il y a ensuite une vision économique libérale devant faire de Paris une ville bourgeoise dans laquelle il fait bon vivre avec des opéras, des parcs, des jardins et des grands espaces aérés où pourront se greffer de grands commerces (augurant les futurs centres commerciaux). Le but est également de favoriser pour la bourgeoisie française des placements de capitaux sécurisés et lucratifs et de relancer l’économie après la crise économique qui a précédé et accompagné la révolution de 1848.

Haussmann théorise cette vision urbaine d’une ville de prestige, faite pour la haute société française et occidentale dans une note secrète à l’Empereur rédigée en juin 1857 : 

« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. »

Le Paris de Napoléon III aboutit alors à une ville moderne en perpétuels travaux durant toute la durée du second empire, Haussmann se présentant lui même comme un « artiste démolisseur ».

Napoléon III
Napoléon III, tableau de Etienne Billet, 1860

En tant que préfet de la Seine, Haussmann bénéficie de nombreux pouvoirs dans une ville où, depuis l’expérience de la Commune de Paris sous la Révolution française, l’État français refuse d’accorder un pouvoir municipal au peuple de Paris. Il s’entoure pour son travail d’une garde rapprochée d’ingénieurs diplômés de grandes écoles (Pont et chaussées, Polytechnique) à l’image d’Adolphe Alphand, Zoroastre Alexis Michal ou Eugène Belgrand. Rétrospectivement, cela peut être vu comme la naissance d’une élite technocratique ayant tout le contrôle sur les politiques urbaines.

À terme, l’action d’Haussmann transforme le visage de Paris de façon radicale : la surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares, 64 kilomètres de voies vont être construites, 20 000 immeubles détruits, 40 000 érigés, 80 000 arbres plantés, 600 kilomètres d’égouts percés. La surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares. De plus, la population parisienne double en atteignant deux millions d’habitants en 1870. À cela s’ajoute à l’annexion de onze communes comme Belleville, Montmartre, Vaugirard en 1859 avec la loi Riché. Des quartiers historiques et très peuplés comme celui de la Cité sont fortement réaménagés, grâce à l’aération du parvis de Notre Dame de Paris ou la création de la préfecture de police et de la seine. Walter Benjamin note à ce propos : « On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne ».

Haussmann a dirigé ce projet pharaonique en traduisant parfaitement la vision que Napoléon III avait élaborée pour sa capitale en juin 1853 lorsqu’il déclarait : «aérer, unifier et embellir la ville ». Les croisées gigantesques mises en place au début de l’action d’Haussmann permettent la création de grands boulevards, à l’image du boulevard de Sébastopol ou du boulevard Saint Michel. À cela, s’ajoute la création de grandes avenues comme l’avenue de l’Opéra ou les avenues qui découlent de la place de l’Étoile, mettant un terme aux innombrables ruelles et impasses.

Haussmann exécute également la demande d’une ville de prestige et de luxe énoncée par l’Empereur à travers la construction de l’Opéra Garnier ou d’églises esthétiquement innovantes telle que l’église Saint-Augustin. La multiplication des squares, parcs et bois comme celui de Boulogne ou de Vincennes s’inscrit pleinement dans l’idée d’une ville embellie et bourgeoise pour satisfaire les flâneries des parisiens aisés. Enfin, l’haussmannisation accroît le rôle de Paris comme centre de communication, de circulation du capital et de la force de travail (Harvey, 2018) sur le territoire français à travers la construction de nombreuses gares (Gare de Lyon, Gare du Nord).

Le Paris d’Haussmann, une ville de revanche et de dépolitisation

Ce que les contemporains du préfet de la Seine appelaient un « embellissement stratégique » comme le rappelle Walter Benjamin permet aux classes aisées parisiennes de se réapproprier le centre parisien à travers les opérations de rénovation liées à la spéculation immobilière permises par la préfecture. Haussmann met en œuvre par sa propre initiative des partenariats avec le secteur privé en faisant financer par la municipalité les expropriations. Cette dernière revend ensuite le lot à des promoteurs immobiliers qui vendent à leur tour les logements à de riches propriétaires qui finissent par mettre en location ces biens, suscitant ainsi une hausse artificielle des loyers. Ces opérations mettent fin à une segmentation sociale par étages, remplacée par une segmentation par immeubles et quartier (Loyer,1981). En découle notamment une migration intérieure des classes populaires parisiennes vers l’Est et les quartiers périphériques annexés comme Belleville ou Montmartre. Néanmoins, les classes populaires subsistent dans les voies anciennes non rénovées par la préfecture, en majeure partie dans les faubourgs historiques de l’est comme le Faubourg Saint-Antoine et ce phénomène d’embourgeoisement reste également limité par l’industrialisation qui accroît la force de travail sur le territoire parisien.

Le Paris d’Haussmann peut alors être vu comme l’archétype d’une « ville revanchiste » (Smith, 1992) contre les classes populaires et les foyers de contestations rendus possibles par les ruelles étroites issues du Paris médiéval. Lors de l’élargissement de la rue Beaubourg qui fait disparaître la tristement célèbre rue Transnonain, lieu d’un massacre par l’armée lors d’une révolte parisienne en 1834, Haussmann déclare « C’est l’effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades ». Nous pouvons également rappeler les propos d’Ernest Picard, député de la seine et membre de l’opposition qui dénonce les nouveaux boulevards et artères de manière ironique : « Maintenant l’artillerie pourra manœuvrer à l’aise sur un champ de tir suffisamment agrandi c’était absolument indispensable : les boulets ne savent pas prendre la première à droite ».

À la place d’une capitale structurée par plus d’un demi-siècle de contestations politiques et populaires, le nouveau pouvoir cherche à mettre en place une capitale spectacle et dépolitisée à travers son luxe, ses grandes avenues, ses grands boulevards et ses grands magasins comme Le Bon Marché. David Harvey analyse ces nouveaux temples de la consommation ainsi : « une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique ». 

Cette vision d’une capitale marchande et dépolitisée est symbolisée par la réponse d’Haussmann du 28 novembre 1864 à l’opposition qui milite pour plus de pouvoir politique local avec un corps municipal élu :

« Est-ce bien, à proprement parler, une commune que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on observer entre eux des affinités d’origine ? Non ! La plupart appartiennent à d’autres départements ; beaucoup à des pays étrangers, dans lesquels ils conservent leur parenté, leurs plus chers intérêts, et souvent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux comme un grand marché de consommation ; un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ; ou, seulement un rendez vous de plaisir. Ce n’est pas leur pays. S’il en est un grand nombre qui par le travail, l’ordre et l’économie arrivent à se faire une situation honorable dans la ville (…) d’autres, ballotés incessamment d’ateliers en ateliers, de garnis en garnis, ayant pour tout foyer les lieux publics ; pour toute parenté, le bureau de bienfaisance, auquel ils s’adressent dans le malheur, sont de véritables nomades au sein de la société parisienne, absolument dépourvus du sentiment municipal. »

Les transformations urbaines opérées sous le Second Empire à Paris furent souvent critiquées par certains journalistes, caricaturistes poètes ou écrivains. Ils dénonçaient le caractère rationalisé et uniforme du nouveau Paris et son mépris pour le Paris historique, médiéval et romantique. Victor Fournel, historien et spécialiste du vieux Paris critique dans les années 1850 Haussmann comme un « Atilla de la ligne droite qui est passé sur Paris comme une trombe » tandis que le poète Charles Baudelaire regrette avec mélancolie le vieux Paris dans son poème « Le Cygne » : 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie 

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie 

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

Outre cette critique artistique, des journalistes et membres de l’opposition à l’Empereur dénoncent la gestion financière du préfet de la Seine comme Jules Ferry qui publie en 1868 Les comptes fantastiques d’Haussmann. Ces critiques de l’opposition s’ajoutent à la libéralisation politique du Second Empire à la fin des années 1860. Elles ont en grande partie raison de son éviction après l’arrivée du libéral Émile Ollivier au poste de chef du gouvernement en janvier 1870, quelques mois avant la chute du Second Empire puis du siège de Paris par les armées allemandes qui mènera le 18 mars 1871 à la Commune de Paris. Si pendant soixante-douze jours, la Commune de Paris va promouvoir un modèle de démocratie locale et sociale alternatif à celui promu par le gouvernement centralisateur du préfet Haussmann, la IIIe République poursuivra dans le même esprit les politiques de son prédécesseur sous l’égide de Jean-Charles Alphand nommé par le Président de la République Adolphe Thiers directeur des travaux de Paris en mai 1871. L’haussmannisation de Paris inspirera alors de nombreux travaux d’urbanisme dans des grandes villes européennes jusqu’à l’entre-deux-guerres (Clerval, 2016).

Notes :

[1] « En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne. » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846 » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846.

Références :

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 1938, 62p.

Anne Clerval, Paris sans le peuple, Éditions la découverte, 2012, 336p.

Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses (à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle), Éditions Plon, 1958

David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Éditions les prairies modernes, 2012, 544p.

Pierre Milza, Napoléon III, Éditions Tempus Perrin 2007, 864p.

Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015, 280p.

Jacques Rougerie : La Commune de Paris, Que sais-je, 2019, 130p.

Jacques Rougerie : Paris libre, 1871, Éditions Seuil, 2004, 304p.

Robert Tombs : Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Éditions Libertalia, 2014, 470p.

L’industrie culturelle : la culture contre elle-même

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Philosophe, musicologue et critique d’art, Theodor W. Adorno a imprimé sa pensée dans de nombreux domaines. De la littérature au politique en passant par la musique, ses réflexions prolifiques ont souvent été caricaturées en raison de leur complexité et des prises de position radicales de l’auteur. Toutefois, un certain nombre d’idées ont pénétré la sphère des sciences sociales et ont fait du père fondateur de l’école de Francfort une figure incontournable pour penser la modernité, la domination ou la culture de notre époque. Le concept d’ « industrie culturelle » est ainsi devenu un lieu commun de la sociologie qui nous avertit du détournement de la culture et de ses dangers sur la société dans son ensemble.

Chaque jour, plus de 76 millions de vidéos musicales sont consommées sur YouTube rien qu’en France, tandis que les vidéos musicales y représentent désormais la principale source de monétisation. L’écoute de masse est une réalité bien ancrée dans les habitudes et implique des enjeux financiers importants. Parallèlement à cette consommation boulimique de musique, la production musicale a évolué en développant une forme de séparation du travail (réparti entre beatmakers, ghostwriters, topliners, musiciens et vedette), une production concurrentielle qui cherche l’impact sur les auditeurs (notamment via la guerre du volume et la répétition des morceaux) et une uniformisation des morceaux dans leur ensemble – durée, thèmes, instruments et même mélodies. Tous ces éléments sont en lien direct avec la volonté de rationaliser la production, c’est-à-dire d’organiser l’activité de sorte qu’elle soit le plus rentable possible. La rationalisation est apparue avec le fordisme et le taylorisme puis s’est développée, tant qualitativement que quantitativement, jusqu’à englober toute la production matérielle. Toutefois, avec l’organisation d’une production artistique massive, la rationalisation sort de la sphère purement matérielle et s’attaque à la culture en tant que système de pratiques et de symboles dont le but original n’est pas la lucrativité mais le développement de l’être humain en tant que tel.

Ce phagocytage de la culture par la logique industrielle est ce que Max Horkheimer et Theodor Adorno ont développé dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison et ont nommé « industrie culturelle » (ou Kulturindustrie en allemand). Ils explorent le concept central de la deuxième partie de l’ouvrage, « La production industrielle de biens culturels » pour démontrer la manière dont la raison peut se retourner contre elle-même au sein de la sphère culturelle. Pour cela, plusieurs grands axes émergent : la standardisation, la pseudo-identité et en dernier lieu l’aliénation.

« Les biens culturels ne sont alors plus conçus pour eux-mêmes, mais en vue de leur valeur d’échange sur le marché culturel. »

Standardisation

La standardisation est une notion clé pour comprendre le fonctionnement de l’industrie culturelle : dans la mesure où des millions de gens ont désormais accès à l’offre culturelle à travers les médias de masse, le secteur culturel a recours à des modes de productions industriels, ceux d’une production standardisée. En effet, pour satisfaire une telle masse de consommateurs, il faut pouvoir répondre à des millions de besoins, ce qui implique une planification de la production. Non seulement il faut pouvoir fournir suffisamment de produits, ce qui exige que ceux-ci soient faciles à fabriquer, mais il faut également prévoir leur promotion et leur acheminement afin qu’ils couvrent la demande sur tout le territoire concerné. La notion d’industrie culturelle se définit donc principalement par la rationalisation de la production et la planification de sa réception.

Dans le cadre de la musique, médium de prédilection d’Adorno, cette rationalisation passe par la standardisation, c’est-à-dire l’imposition de normes auxquelles le produit doit se soumettre. Il y a ainsi un certain nombre de critères qui sont imposés aux œuvres musicales et que l’on retrouve encore de nos jours : pont en fin de refrain qui ramène vers une nouvelle occurrence, signature rythmique symétrique, accents sur les deuxièmes et quatrièmes temps, etc. Ce sont des éléments que l’on retrouve dans beaucoup de morceaux, par exemple Money For Nothing de Dire Straits, qui parodie pourtant la consommation culturelle de la classe moyenne américaine. Loin d’un seul effet d’habitude, ces standards entraînent une répétition de la production musicale : puisque toutes les musiques qui sont produites doivent se soumettre à ces mêmes schémas, toutes sont semblables dans leurs structures métriques et harmoniques. Ce schéma se retrouve ainsi toujours dans beaucoup de morceaux à succès de nos jours, par exemple Blinding Lights de The Weeknd qui a été n°1 du Billboard 2020, comme Money For Nothing 25 ans avant elle. Le produit culturel se voit réduit à une quasi-répétition permanente, contraint par des standards qu’il doit sans cesse reproduire.

Puisque l’industrie culturelle impose ses critères à toutes les œuvres qu’elle produit, rien n’en sort qui ne soit marqué de son sceau. Par force d’habitude, les standards de l’industrie culturelle deviennent alors l’idiome de référence dans lequel il faut évoluer. La répétition de ces normes musicales permet ainsi à la fois de produire aisément des chansons, mais également que celles-ci soient plus facilement intégrées par les consommateurs, car la récurrence de caractéristiques reconnaissables entre dans un idiome artistique commun correspondant au modèle standard de l’industrie culturelle. La sphère de la musique populaire est ainsi gagnée par une double contrainte de répétition : non seulement celle qui lui est imposée « par le haut », qui l’oblige à se soumettre aux standards de l’industrie, mais également celle venue « du bas » où la répétition d’éléments identiques a créé l’attente de ceux-ci chez les consommateurs, lesquels refusent à présent des chansons ne les contenant pas. Les standards deviennent ainsi une seconde nature, à la fois pour les musiques et pour les consommateurs, et la sphère culturelle elle-même en vient à fonctionner par et selon les critères industriels.

Il n’est alors plus possible pour l’œuvre de se développer selon ses propres désidératas, elle ne peut que se soumettre à des normes dont la justification est extra-esthétique : facilitation de la production, effet produit sur les auditeurs, facilité de mémorisation, etc. Les biens culturels ne sont plus conçus pour eux-mêmes, mais en lien avec leur valeur d’échange sur le marché culturel. Ce ne sont plus des objets d’expérience artistique avant tout, mais des marchandises fabriquées en masse visant à garantir des bénéfices maximaux à leurs producteurs.

« Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins. »

Réaction et pseudo-identité

La répétition était déjà présente bien avant l’émergence de l’industrie culturelle. On peut retrouver une répétition formelle dans le cas de la forme-sonate, qui a été utilisée par de très nombreux compositeurs, ou une répétition mélodique comme dans la Sérénade pour cordes de Dvorak. Toutefois, la répétition de l’industrie culturelle est qualitativement différente de celle qui pouvait avoir cours auparavant. L’enjeu se trouve principalement dans la notion de standardisation, qui n’implique pas seulement la répétition, mais aussi l’application mécanique d’un procédé. Avec la standardisation, l’œuvre est soumise à un procédé qui ne tient pas compte du rapport esthétique interne à l’œuvre. Ce qui compte n’est plus la logique de l’œuvre, son évolution inhérente et indépassable, mais son efficacité sur l’auditeur. En effet, si la structure des œuvres n’a, comme le laisse penser Adorno, aucune cohérence intrinsèque, pourquoi faudrait-il que celles-ci suivent toujours les mêmes procédés tandis qu’il serait sans doute plus simple de créer littéralement n’importe comment ? Si les standards sont aussi rigides, c’est parce qu’ils cherchent à fabriquer un certain type d’œuvre : celui qui rapporte le plus. Par conséquent, les standards ne sont pas choisis au hasard : pour reprendre l’exemple de la musique, il faut que les chansons soient dansantes et produisent un effet sur les auditeurs, qu’ils puissent mémoriser des airs entêtants, que le refrain soit clairement identifiable du reste du morceau, etc. Au sein de toutes les marchandises culturelles, leur soumission à l’industrie culturelle fait que ce qui compte n’est pas leur qualité, mais leur capacité de produire une réaction chez l’auditeur, littéralement de lui « faire de l’effet ». Les standards ont donc été sélectionnés selon leur capacité à mettre la chanson dans les esprits, à donner envie de danser, de taper le rythme du pied, de secouer la tête, etc. La construction d’une œuvre digne de ce nom devient alors impossible puisque les différentes parties ne se succèdent pas selon leur pertinence artistique, mais en tant que stimuli atomisés pris dans une structure qui les force ensemble sans lien pérenne entre eux. Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins.

Photographie d’Adorno au piano.
Musée Guggenheim, Suisse.

Une simple attention portée à notre autoradio tend à donner raison aux constats de l’industrie culturelle. Toutefois, ce même bon sens voit très vite une objection à cela : il y a différents styles artistiques, et ils n’ont rien à voir entre eux. Un passage chez un disquaire nous le rappelle bien : il y a le rayon Rock, puis le rayon Jazz, puis le rayon Variété française, puis le rayon Rap, etc. Et même parmi ces genres musicaux, on distinguera une ballade d’un groove, d’un tube, etc. Cela n’a pas échappé aux auteurs francfortois, et la réponse se trouve là encore comprise dans le concept d’industrie culturelle. À travers cette apparente diversité, les distinctions servent moins à organiser les œuvres que les auditeurs eux-mêmes. Chaque genre aura bien ses qualités spécifiques : un son de guitare distordu pour le Rock moderne, l’usage de beats pour le Rap, des paroles en français pour la Variété française, mais toutes ces différences ne changent rien à la structure des morceaux dans laquelle se retrouvent les standards de l’industrie culturelle. Bien entendu, les standards peuvent changer quelque peu d’un genre musical à un autre : on attendra souvent un solo de guitare dans un morceau de Rock tandis qu’on ne sera pas choqué par l’autotune dans le Rap contemporain, mais la structure des morceaux et leurs codes, eux, ne changent pas. Ces différents genres musicaux servent alors à anticiper les attentes des auditeurs voire à les conditionner. Chacun trouvera dans un style musical des groupes qui lui « parlent » ou qui renverront à sa situation sociale et, en répartissant ainsi les auditeurs selon des genres musicaux et des catégories spécifiques, l’industrie culturelle peut anticiper précisément la consommation musicale et adapter ses produits en fonction. Cette différence, qu’Adorno considère comme superficielle, sert alors à donner l’impression que les auditeurs ont toujours le choix et que les morceaux produits sont variés. L’identité se cache derrière une pseudo-différence, mais les produits continuent de suivre les mêmes structures lucratives (voir La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?). On peut également envisager une dimension idéologique à cette diversité. En produisant des types différents, les principales entreprises de l’industrie culturelle font croire qu’il y a une vraie diversité d’acteurs, qu’il n’y a pas de monopole et que la concurrence règne toujours – ce qui ne pourrait être qu’une idéologie au vu de la puissance des principaux labels et majors artistiques.

La pseudo-individualisation s’étend par ailleurs au-delà des styles, elle pénètre l’intérieur des morceaux pour soulager leur standardisation. Nous l’avons vu, les produits de l’industrie culturelle doivent d’une part se conformer aux standards afin d’entrer dans l’idiome et ne pas contrarier les habitudes des consommateurs ; mais d’autre part, ils doivent se démarquer pour ne pas être noyés dans la masse de la production et susciter de l’effet chez l’auditeur. Des exigences contradictoires, en somme, en ce que le produit doit être comme tous les autres… mais différent. La pseudo-individualisation permet de masquer la plaie par une nouveauté de surface. Tandis que la structure de l’œuvre reste conforme aux standards industriels et que sa composition ne diverge pas trop de ce qui a cours au moment de sa production, on l’orne d’éléments excentriques, de légères irrégularités, d’une production particulière, etc. On peut ainsi penser respectivement à Lean On de Major Lazer, à Zombie de The Cranberries et à la mode actuelle du Lo-fi. On retrouve alors ce qu’Adorno appelle la « pseudo-individualisation »1 : l’apparence de spécificité d’un produit en fait structurellement similaire à tous les autres. Les résidus d’artisanat que contient l’industrie culturelle servent alors parfaitement ce but en laissant aux individus la possibilité de se distinguer dans les couches les plus superficielles de leur production puisque cette pseudo-individualisation permet à la fois de marquer les auditeurs par son apparente nouveauté et de masquer le toujours-semblable de la structure de l’œuvre.

L’industrie culturelle doit donc se comprendre comme la transformation d’une création artistique authentique en une production industrielle rationalisée selon des standards déterminés. Les produits qui en sortent ne sont plus déterminés par leur logique propre, de manière autonome, mais par des raisons qui sont extérieures à l’art et à la culture – à savoir des motifs économiques. En subordonnant tous les produits à de mêmes standards de production, la culture ne peut devenir qu’une éternelle reproduction d’éléments identiques. L’imitation devient ainsi la norme dans l’industrie culturelle ; ce faisant, elle nivelle la culture en imposant ses références du toujours-semblable à la société tout entière. Cela saborde les potentialités d’émancipation, car c’est la possibilité de l’individualité qui est mise à mal.

« L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. »

Contrainte de répétition

La logique de répétition qu’impose l’industrie culturelle par la standardisation de ses produits place le sujet face au toujours-semblable, à une récurrence sans fin de caractéristiques identiques recouvertes d’un vernis de différenciation. Cette similarité pesante est renforcée par ce qu’Adorno qualifie de « matraquage » c’est-à-dire la diffusion des mêmes œuvres par les médias de masse. L’appauvrissement devient double : on entend non seulement des produits n’ayant que peu de différences entre eux, et, parmi ceux-ci, certains sont sans cesse rabâchés par les médias. L’être humain se voit alors placé dans une situation suffocante où la culture n’est pas vécue comme un espace de liberté mais de contrainte. Cela anéantit ses possibilités de résistance, car l’air en vogue est tant répété qu’il en devient étouffant. Le matraquage détruit toute possibilité de résistance, il ne reste plus que la possibilité de « faire avec », car même si on peut éteindre ses médias personnels (poste de radio, journaux, télévision, etc.), on ne peut éteindre ceux qui diffusent dans les rues, dans les commerces, dont les gens parlent, etc. Grâce à ce matraquage et en occupant les espaces de manière monopolistique, l’industrie culturelle crée l’accoutumance à ses produits et à ses recettes, de sorte que le sujet, ne trouvant aucune issue possible, devient contraint d’accepter le fatum inexorable. La passivité est imposée au sujet, qui n’a pas son mot à dire sur ce qu’il entend, dans un grand nombre de lieux qu’il fréquente. L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. La situation est aggravée par la pauvreté des œuvres diffusées. Quoi que tout aussi oppressante, on peut cependant supposer que la diffusion constante d’œuvres riches et exigeantes puisse former les goûts de l’auditeur, l’habituer à une certaine diversité. Ce n’est ici pas le cas en raison de la superficialité des morceaux produits massivement – d’autant plus de nos jours où l’incorporation de nos préférences et de nos habitudes d’écoutes par des algorithmes sert à nous faire écouter toujours plus de musique en nous proposant d’autres morceaux similaires, créant par là même un flux continu de musique à consommer qui nous est agréable et familier. Les produits de l’industrie culturelle qui nous sont proposés sont pauvres en raison des standards qui les contraignent et surtout parce qu’il ne faut pas qu’ils soient trop compliqués : ils doivent être faciles à mémoriser et ne rien laisser à l’interprétation de l’auditeur – seulement un thème facilement identifiable et qui reste en tête immédiatement. Le sujet devient à la fois passif et contraint d’entendre toujours la même chose. Cela empêche le développement de l’individualité, élimine la relation d’échange entre la société d’une part et l’humain d’autre part, un humain considéré comme personne capable de jugement indépendant et de décision. La passivité entraine l’absence de relation, tandis que la répétition du toujours-semblable exclut toute pensée critique et autonome, car ses codes deviennent une seconde nature. Il ne reste que la soumission face au monopole du réel standardisé.

Contrairement aux œuvres d’art qui peuvent être amenées à une existence autonome, les produits culturels cherchent à produire de l’effet avec des structures simples, des procédés facilement identifiables, à susciter la reconnaissance et l’assentiment de l’auditeur, et ce afin de faciliter l’achat. Ils se réduisent à un assemblage de moments particuliers mis bout à bout, sans réelle cohérence. Il n’y a pas de totalité à appréhender mais une simple conjonction d’éléments partiels. Ces produits ne considèrent pas l’auditeur autrement qu’en consommateur, ils ne lui demandent pas d’efforts, seulement une acceptation. Ces produits n’ayant aucune structure cohérente, l’auditeur ne peut exercer son sens musical : il n’a aucune organisation à reconstituer, aucune dynamique interne à saisir, aucune cohérence autonome à laquelle faire face. L’auditeur de produits culturels n’a aucun travail à fournir, rien ne lui demande un quelconque effort de compréhension. Sa faculté esthétique est mise en retrait, tandis que les produits culturels ne cherchent qu’à faire appel qu’à ses réflexes sensuels primaires ou à ses habitudes d’écoute. Adorno dit ainsi dans Le fétichisme dans la musique et la régression de l’écoute que « les airs à la mode émoussent […] la faculté perceptive ». On est donc bien loin des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme où le sujet s’ouvre à la diversité du monde grâce à l’art : les auditeurs de l’industrie culturels ne peuvent entendre que la similarité et n’ont aucun objet sur lequel exercer leurs capacités d’écoute. Ils ne sont pas seulement contraints à engloutir les produits de l’industrie culturelle, ces derniers les privent de leur faculté de jugement esthétique même. Le sujet ne peut alors plus juger adéquatement d’une œuvre, il est contraint à des réflexes sensoriels et à appliquer des schémas auxquels il est habitué. Adorno parle dans ce cas de « régression » de l’écoute non parce que l’écoute retourne à un stade antérieur de son développement, mais parce que la faculté d’écoute elle-même est mise sous tutelle. Par l’atrophie de sa capacité de jugement esthétique, l’auditeur perd sa capacité de juger correctement de ce qu’il voit ou entend et, par conséquent, de faire des choix esthétiques libres et autonomes. Il devient lésé dans ses capacités mêmes de sujet, il régresse en deçà de ce qu’il pourrait être, et perd sa possibilité d’avoir une relation vivante avec des œuvres d’art – et avec elle ses possibilités d’individuation. 

Copie du Docteur Faustus possédée par Greta Garbo. Les trois photos représentent, de gauche à droite, Arnold Schoenberg (fondateur du dodécaphonisme), Theodor Adorno et Thomas Mann, lesquels ont beaucoup échangé lors de leur exil.
Fondation Caflisch, Genève.

Cette vision de l’industrie culturelle comme élément bloquant les potentialités d’émancipation se retrouve dans les interprétations qu’Adorno fait du Jazz et de la radio. Souvent caricaturé en raison de l’apparence réactionnaire de sa critique, Adorno voit dans le Jazz la répétition des mêmes structures masquées sous une fausse liberté de composition, ce jusque dans son cœur même à savoir la syncope qui suspend le temps pour finalement rattraper son retard – on retrouve ici la notion de pseudo-individualisation. Il considère alors le Jazz comme une musique d’interférence, c’est-à-dire une musique à laquelle des éléments viennent se superposer pour la brouiller, mais sans toutefois affecter réellement le phénomène auquel ils se rapportent. À ses yeux, la syncope n’a alors pas la force du rubato qui modifie le temps, mais retient ce qu’il a modifié, car la syncope est prise dans la rigidité du tempo, elle n’a alors pas de dimension émancipatrice, car elle échoue à changer le morceau. Pour ce qui est des conséquences sur les auditeurs, Adorno pense qu’en suivant le tempo comme unité musicale de référence, la syncope habitue les auditeurs à se soumettre à un ordre strict qui doit rester inchangé, ce qui fait dire à Adorno qu’il y a un type d’auditeur « rythmique » qui exprime un désir d’obéissance. Adorno y voit alors un renoncement à toute autonomie et à toute activité dans la société, ce serait l’acception d’un ordre sur lequel on n’a aucune prise.

Cette impossibilité de résister qu’Adorno décèle dans les produits de l’industrie culturelle confère alors une fonction idéologique à la production culturelle sous le capitalisme monopolistique : celle de distraire, comme en témoigne la porosité accrue entre la sphère du divertissement et celle de la musique – des chansons d’animateurs à succès aux récentes ambitions de YouTubers de faire le tube de l’été. Les produits de l’industrie culturelle – à savoir la culture de divertissement – ne servent pas à élever l’individu ou à lui proposer une réelle expérience esthétique, elle a un rôle idéologique. En faisant office de bruit de fond de leur existence, en attirant sans cesse leur attention, elle empêche les hommes de réfléchir sur eux-mêmes et sur le monde où ils vivent. De plus, en exposant et en diffusant des produits gais et légers, on fait croire aux gens que les choses vont paisiblement, que la vie continue tranquillement et que l’abondance est une émanation du pays de Cocagne. La production de l’industrie culturelle sert ainsi à couper court à toute réflexion, à saboter toute conscience qui pourrait s’élever de ses conditions matérielles pour adopter un point de vue critique. De même, la répétition constante de la musique fait passer la vie pour un ensemble de cycles qui se poursuivent sans accrocs. Il n’y aurait donc pas d’évolution réelle à chercher, pas de progrès, seulement une situation qui se répète comme le refrain vient toujours après le couplet et que les mêmes morceaux marquent nos trajets pendulaires. La production culturelle se contente alors de réaffirmer le statu quo, en répétant sans cesse les mêmes rengaines, la même positivité du monde et la même surdité à la souffrance. Les produits de l’industrie culturelle ne sont donc pas seulement aliénés dans leur structure hétéronome, ils sont aussi aliénants, car ils empêchent aussi de s’occuper de ce que la société a de faux. Ils maintiennent les humains dans une forme de léthargie qui permet à la société de s’autoconserver par l’autorépétition de son contenu et de son irrationalité.

En raison du matraquage et la seconde nature que crée l’idiome de l’industrie culturelle, les auditeurs font leurs les standards qu’on leur impose et l’individualité est tellement contrainte qu’elle ne peut plus émerger. Il n’y a plus de prise sur l’activité culturelle, plus de relation vivante à l’art et à la culture, plus de place pour que le sujet s’exprime et choisisse librement, seulement la passivité et la soumission. L’individualité se voit abandonnée pour permettre au sujet de survivre dans une société qui l’oppresse et qui le contraint à répéter les mêmes choses. Cela ne veut pas dire pour autant que les sujets vivent mal sous l’industrie culturelle, seulement qu’il n’y a plus de différenciation entre eux et qu’ils ne cherchent plus aucune différence – ni en eux, ni dans ce qu’ils écoutent, ni politiquement. La standardisation va donc bien au-delà de la sphère artistique, elle englobe tout. L’industrie culturelle n’est pas seulement la production industrielle de biens culturels, c’est aussi l’industrialisation de l’humain lui-même, la réduction de son être à une structure commune à tous ; le règne du toujours-semblable, de la passivité, de la soumission et la mort de l’autonomie.

[1] Adorno Theodor W., Current of music, Québec, Presses de l’Université Laval ; Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010

Pour approfondir :
-Adorno Theodor W., Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, Paris, 2016.
-Adorno Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 2009.
-Adorno Theodor W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2004.
-Adorno Theodor W., Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003.
-Adorno Theodor W., Prismes, Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz (trad.), Paris, Payot et Rivages, 2010.
-Adorno Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Coll. tel », no 82, 1974.
-Christ Julia, « Une critique de la mêmeté », Réseaux, Revisiter Adorno, no 166, 2011, p. 99-124.
-Genel Katia, « La fin de l’individu ? Adorno lecteur de Kant et de Freud », Vrin, Cahiers philosophiques, no 154, 2019, p. 29-45.

Interdiction des concerts debout : l’exaspération du secteur musical

Concert assis à La Belle Electrique – Photo © Steven Drean

Les lendemains qui chantent ne seront pas pour tout de suite, encore moins pour les salles de concerts. Depuis le 3 janvier, les concerts debout sont à nouveau interdits, et ce jusqu’au 16 février. Une mesure gouvernementale qui vise à limiter la propagation du COVID-19 et plus particulièrement du variant Omicron, après la flambée des contaminations au lendemain des fêtes de fin d’année. Dans un communiqué du 4 janvier, le Syndicat des Musiques Actuelles (SMA) rappelait pourtant que les salles de concerts n’étaient pas ouvertes à cette période. 

Dès le 29 février 2019, les rassemblements de plus de 5000 personnes sont interdits en milieu fermé. Le 9 mars, la limite passe à 1000 personnes. C’est le début d’une longue série de mesures sanitaires pour les salles de concert. Depuis, les protocoles changent constamment, et le suivi des nouvelles réglementations, entrant en application du jour au lendemain, nécessite une adaptation très rapide de l’activité des équipes. Les programmateurs jonglent entre les reports de dates depuis le début de la pandémie. Si les tournées ne sont pas tout simplement annulées. Entre fermeture des salles, reprise en configuration assise ou debout, jauges et protocoles sanitaires, le public a du mal à suivre et n’est plus toujours au rendez-vous. La fermeture temporaire des salles a ensuite des conséquences pendant plusieurs mois après la réouverture, pour que le public revienne.

Entre lassitude et adaptation

Du côté des structures culturelles, c’est toujours le même sentiment de lassitude qui plane depuis bientôt deux ans. Pour Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert La Belle Électrique à Grenoble, c’est aussi un sentiment d’incompréhension qui prédomine : « nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux ». Pourtant, les salles de spectacles sont soumises au pass sanitaire. Et, de plus, différentes études réfutent un surrisque de transmission du virus dans les lieux culturels. 

« Nous sommes fatigués de devoir faire à nouveau deux pas en arrière et de servir de fusibles, en plus de voir qu’on fait sauter les grands rassemblements et qu’aucune restrictions ne sont appliquées pour d’autres lieux. »

Frédéric Lapierre, directeur de la salle de concert grenobloise, La Belle Électrique

Cette mesure a également des répercussions conséquentes car d’un format debout à assis, la jauge n’est pas la même. Cela impacte donc les capacités d’accueil des salles. À la Belle Électrique, par exemple, la capacité diminue de mille à un peu plus de quatre cent personnes. Cela engendre ainsi tout un travail de reports de dates pour les salles, même si certaines ayant fait preuve de vigilance sont au final peu concernées. Olivier Dähler, le programmateur, confie que « la programmation est bouclée depuis longtemps déjà, nous avons été très prudents sur la totalité de la saison en ne la surchargeant pas ».

Inquiétudes et réponses économiques

En plus de l’interdiction des concerts debout, c’est sans compter également sur la vente de boissons lors des concerts. Or ces ventes représentent une part importante des recettes pour les salles. L’inquiétude économique est ainsi bien présente, tout comme la détresse et l’épuisement moral des acteurs culturels. Contrairement au plus fort de la crise sanitaire, il n’y a, pour l’instant, pas d’aides allouées aux salles, comme celles du Centre National de la Musique (CNM), ou de compensations de la perte de jauge ou des recettes des bars. À cela s’ajoute une frilosité du public. « Au bout de deux ans, les gens en ont tout simplement marre d’acheter des billets pour des dates qui sont sans cesse reportées » constate Frédéric Lapierre.

Dans un communiqué du 6 janvier, le ministère de la Culture annonçait la possibilité de recourir à nouveau à l’activité partielle pour les entreprises « subissant une baisse de leur chiffre d’affaires d’au moins 65% ». Lorsque, dans le même temps, les modalités de réactivation du dispositif d’aides du CNM doivent faire l’objet d’une concertation avec les professionnels et les autres organismes de soutien du spectacle vivant, « dans les meilleurs délais ». Un budget d’intervention a déjà été voté par le conseil d’administration de l’établissement public, à hauteur de 194 millions d’euros. En 2021, le CNM a distribué près de 190 millions d’euros, tous programmes confondus. 

Une stigmatisation des musiques actuelles

L’interdiction des concerts debout traduit enfin un non-sens en termes de pratiques culturelles. En effet, comment concilier format assis et esthétiques musicales qui trouvent leur essence dans l’interaction avec leurs publics ? Sans nouvelles de la part du gouvernement à seulement quelques jours de la date prévue de reprise des concerts debout, la FEDELIMA (la Fédération des lieux de musiques actuelles) et le SMA ont ainsi lancé une pétition en ligne titrée « Les concerts assis, ça ne tient toujours pas debout ! ». Celle-ci vise à dénoncer le traitement inéquitable et la stigmatisation du secteur par le gouvernement dans sa lutte contre l’épidémie du COVID-19. Les organisations appellent par la même occasion à la reprise des concerts debout dès le 24 janvier. Cette date avait préalablement été fixée en décembre, e aura donc été prolongée jusqu’au 16 février. Les dernières annonces du Premier ministre, Jean Castex, si elles sont positives à terme, ont pourtant de quoi laisser un goût amer aux salles de concerts et organisations syndicales. Les premières étaient désireuses d’un retour à une certaine normalité le plus rapidement possible. Et les dernières auraient souhaité être consultées et tenues informées en amont par le gouvernement.

Gilles Perret : « J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films »

Le réalisateur Gilles Perret. © Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?

Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.

LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?

G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…

LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.

« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »

J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.

LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?

G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.

Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.

Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.

Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.

LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?

G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.

Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.

Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.

LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?

G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur. 

« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »

Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois. Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat. 

Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin. 

Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.

LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?

G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste. 

Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux. 

En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier. 

LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?

G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.

« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »

Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation.  En groupe, on se sent moins seul et plus fort. 

LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?

G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.

LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?

G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça. 

Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent. 

Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.

Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

« L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique » – Entretien avec Boris Bekhterev

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©Boris Bekhterev

Le pianiste Boris Bekhterev, interprète reconnu de nombreux compositeurs russes tels que Scriabine et Medtner, retrace avec nous les différentes étapes de sa formation en tant qu’artiste. Après s’être formé en URSS, Boris Bekhterev s’est produit sur de nombreuses scènes à l’international, tout en préservant sa volonté de transmettre à son tour l’enseignement qu’il avait reçu. Cet entretien est également l’occasion de revenir sur les conséquences de la période que nous traversons pour le monde de la culture et, plus particulièrement, celui des musiciens et interprètes.

LVSL – Comment avez-vous décidé de consacrer votre vie à la musique et, plus particulièrement, à la pratique du piano ?

Boris Bekhterev – C’est arrivé tout naturellement. Mes parents et mes grands-parents maternels étaient musiciens. Mon père était chanteur et chef de chœur, ma mère était une excellente pianiste : une soliste, une accompagnatrice expérimentée et une professeure de piano dévouée au sein d’une école de musique pour enfants. À la maison, j’étais entouré de musique, jouée par ma mère ou par ses élèves. Chez moi, j’ai entendu pour la première fois de nombreuses sonates de Beethoven et de nombreuses pièces de Chopin, Rachmaninov, Scriabine et d’autres grands compositeurs.

Je pense que j’ai eu la chance de naître doué d’un lien particulier avec la musique. Posséder l’oreille absolue et commencer à étudier puis à jouer du piano à l’âge de 5 ans ont fortement contribué à faire naître en moi une vocation. Il me semblait facile et très naturel de jouer des mélodies avec une harmonisation immédiate, d’improviser des pièces simples. Je mémorisais également très facilement.

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Boris Bekhterev en concert dans la grande salle du Conservatoire de Moscou © Boris Bekhterev

Cependant, mes centres d’intérêt n’étaient pas restreints. Je m’intéressais également à la peinture et au dessin. Dès mon plus jeune âge, j’ai été profondément fasciné par le théâtre sous tous ses aspects. À 10 ans, je suis entré à la célèbre École Gnessin de Moscou [NDLR : École rattachée à l’Institut éponyme, dans lequel ont été formés Evgeny Kissine ou encore Daniil Trifonov] destinée aux enfants doués d’un haut potentiel, pour étudier le piano. Là-bas, j’ai eu la chance d’exercer mes compétences en dessin ou dans quelques petites productions théâtrales scolaires, mais mes progrès en tant que pianiste étaient si évidents que lorsque j’ai eu 16 ans, je savais déjà que je deviendrai pianiste. En 1961, je suis entré au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où, après cinq ans d’études et trois ans de cours de troisième cycle, j’ai reçu la formation musicale nécessaire pour devenir pianiste, chambriste, accompagnateur et professeur de piano.

LVSL – Au cours de votre carrière, la musique de chambre a occupé une place importante. Comment a-t-elle influencé votre manière personnelle d’étudier et de jouer de la littérature pour piano ?

Boris Bekhterev – La musique de chambre ne vous donne pas seulement la chance de connaître et de jouer le merveilleux répertoire des mêmes compositeurs dont vous jouez les pièces pour piano. Elle élargit vos horizons, vous aide à entrer plus profondément dans le monde des compositeurs. La musique de chambre développe votre polyphonie et la couleur de votre oreille, elle vous aide à trouver un bon équilibre sonore entre vous et vos partenaires. Après avoir appris cela, vous pouvez l’appliquer à votre propre jeu de piano, en trouvant des sonorités intéressantes similaires à celles d’autres instruments et un bon équilibre entre les différentes voix ou entre vos mains.

J’ai commencé à jouer de la musique de chambre dès ma deuxième année au Conservatoire de Moscou puis j’ai eu un grand plaisir à travailler avec d’autres étudiants des sonates, pour différents instruments, avec piano (de Mozart, Beethoven, Prokofiev, Brahms) et un peu plus tard, les trios avec piano de Beethoven, Schubert et Ravel. Pour l’examen de fin d’études, nous avons préparé avec mon ami violoniste quatre sonates différentes, au lieu d’une seule comme ce qui était requis, pour violon et piano de Beethoven, Schumann, Debussy et Hindemith. J’ai également joué à l’examen un quintette du compositeur soviétique N. Peiko.

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Boris Bekhterev en répétition avec le violoniste Vladimir Spivakov, à gauche, et le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein, à droite © Boris Bekhterev

Plus tard, j’ai joué pendant 16 ans en duo avec le remarquable violoniste Vladimir Spivakov. J’ai beaucoup appris auprès de lui, notamment ce qui concerne la durée et le sérieux de la préparation du programme de toute représentation, et en particulier sur les plus grandes scènes du monde. J’aimerais ajouter quelques mots sur l’importance de la collaboration avec les chanteurs de chambre et de la connaissance du répertoire vocal. Les chants de Mozart et de Beethoven, de Schubert, Schumann, Brahms, Tchaïkovski, Rachmaninov et pas seulement d’eux, nous aident à apprécier une musique splendide, mais aussi à découvrir la similitude de certaines mélodies ou intonations avec les éléments des compositions pour piano. Les paroles des chansons peuvent également nous aider à comprendre et à mieux exprimer le caractère des pièces pour piano. J’ai eu la chance et le plaisir de collaborer avec de très nombreux et merveilleux instrumentistes et chanteurs dans de nombreux pays.

LVSL – Vous avez toujours choisi d’enseigner le piano en parallèle avec vos activités de soliste. Est-ce une nécessité pour vous de transmettre la musique aux nouvelles générations ?

C’était une véritable nécessité, parce qu’à la sortie du Conservatoire de Moscou, pendant mes années dans l’enseignement supérieur, j’avais l’obligation de travailler au moins 2 ans dans une des institutions éducatives ou de me produire sur scène. Après mon diplôme, j’ai commencé à enseigner au sein de l’École du Conservatoire de Moscou [NDLR : Cette École est réservée aux élèves âgés de quinze à vingt ans, préparant ensuite l’entrée au sein du Conservatoire en tant que tel] et j’ai continué à le faire pendant de nombreuses années. Après 7 ans, je suis devenu l’assistant au Conservatoire de mon professeur Jakov Milstein, un excellent musicien et un célèbre musicologue. Huit ans plus tard, j’y ai obtenu ma propre classe. J’aimais beaucoup enseigner. Bien sûr, ce n’était pas facile de gérer l’enseignement en donnant des concerts et en faisant des tournées, mais, Dieu merci, j’ai pu m’occuper de tout !

J’ai apprécié le processus et les résultats de mon enseignement, en ayant notamment la chance d’avoir beaucoup d’élèves merveilleusement doués en Union soviétique, en Italie et au Japon ! L’enseignement vous donne également la chance d’apprendre quelque chose des élèves, de devenir plus mûr et plus expérimenté, de découvrir de nouvelles possibilités et méthodes d’enseignement, d’apprécier les différents aspects de la musique et de l’interprétation musicale. J’ai toujours aimé mes élèves, même si parfois ils n’étaient pas très doués ou même paresseux. Mais il est toujours possible d’obtenir de bons résultats ou des résultats satisfaisants si vous aimez et respectez vraiment votre profession d’enseignant et je crois que c’est d’ailleurs le devoir de tout professeur.

LVSL – En tant que pianiste d’origine russe s’étant produit sur de nombreuses scènes célèbres dans le monde, pouvez-vous nous faire part de vos réflexions sur les possibilités actuelles pour un jeune artiste de se produire à un niveau professionnel ?

Boris Bekhterev – Je ne connais pas dans le détail les possibilités pour devenir concertiste ou se produire sur des scènes importantes en tant que jeune artiste aujourd’hui. Vous devez la plupart du temps gagner un prix important lors d’un concours bien connu et peut-être qu’un agent sera intéressé pour mettre votre nom dans sa liste d’artistes ou même organiser quelques concerts pour vous. Dans chaque pays, la situation est différente. En Italie, par exemple, de nombreuses sociétés qui, dans les années 80, organisaient des saisons de concerts ont dû cesser leur activité faute de subventions.

Dans mon cas, après avoir remporté en 1970 le premier prix du Concours des pianistes soviétiques, je suis devenu l’artiste de trois institutions différentes : l’Organisation philharmonique de Moscou, l’Office des concerts de Russie et celui d’Union soviétique, qui organisaient chaque année de nombreux concerts à l’intérieur du pays, sur les meilleures scènes et dans des lieux très restreints.

En 1972, j’ai commencé à collaborer avec Vladimir Spivakov qui était au début de sa fantastique carrière. Nous avons donné plusieurs concerts en Union soviétique puis dans de nombreux pays différents et également sur les plus prestigieuses scènes du monde. Notre collaboration fructueuse et réussie a duré 16 ans et nous sommes toujours de très bons amis. Dans certains pays comme l’Allemagne (Berlin-Ouest et la République démocratique allemande), l’Italie et la Hongrie, après le succès de nos concerts, j’ai été invité à donner des récitals ou des concerts avec orchestre. Au cours de ma vie en Italie et au Japon, j’ai collaboré avec certaines agences de concerts et j’ai joué régulièrement sur les scènes. Depuis mes années d’étudiant, j’ai également donné de nombreux concerts gratuits dans de très petits lieux tels que des écoles de musique, des bibliothèques, des musées ou des clubs, juste pour le plaisir de faire découvrir la musique aux gens.

Il ne faut pas oublier que les concerts sans autres sources de revenus peuvent difficilement assurer votre subsistance. Seuls quelques musiciens et pianistes absolument remarquables peuvent subvenir à leurs besoins en jouant des concerts. Tout le monde cherche généralement un poste d’enseignant qui permette de gagner un revenu peut-être moins important, mais plus régulier. Tout est très relatif et différent pour chaque individu, bien sûr.

LVSL – Comment avez-vous développé un intérêt particulier pour la musique composée par Alexander Scriabine ?

Boris Bekhterev – J’écoute la musique de Scriabine depuis mon enfance. Ma mère jouait souvent à la maison sa troisième sonate, ses études ou encore ses poèmes. Pendant mes années à l’École de l’Institut Gnessin, j’ai visité le musée Scriabine à Moscou avec un groupe d’élèves de mon professeur, qui m’a donné à jouer ma première pièce de ce compositeur – l’Étude de l’op. 2- quand j’avais seulement 11 ans. Les 6 Préludes op.13 et la célèbre Étude op. 42 n.5, avec les œuvres de Bach, Beethoven et Chopin n’ont fait partie de mon répertoire que plusieurs années plus tard, dans le cadre de mon programme de fin d’études. Par la suite, au Conservatoire et pendant les années suivantes, j’ai continué à élargir ma connaissance de Scriabine, en étudiant et en jouant des Sonates, des études, de nombreux opus de préludes, des poèmes et d’autres pièces.

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Boris Bekhterev à la fin d’un récital au Japon © Boris Bekhterev

La beauté, le caractère unique et la puissance dramatique de la musique de Scriabine m’ont toujours attiré. Je ressens et j’aime tellement l’expression libre de ses rythmes puissants, toujours pleins d’une force profonde, même dans les moments où le caractère de la musique est tendre ou fragile. Il y avait d’excellents interprètes de la musique de Scriabine en Union soviétique : Heinrich et Stanislav Neuhaus, Vladimir Sofronitsky, Igor Nikonovich… Grâce à la musique elle-même, mais aussi à leurs concerts et à leurs disques, j’ai su petit à petit approfondir toutes les difficultés de style exceptionnel de ce compositeur.

J’ai enregistré la musique de Scriabine (même les morceaux de sa dernière période) avec les œuvres d’autres compositeurs russes sur mes trois premiers CD italiens réalisés avec Phoenix Classics. Ensuite, j’ai décidé de consacrer mon 4ème CD à l’enregistrement intégral des poèmes et valses de Scriabine. C’était un travail énorme, mais j’étais heureux. L’idée de jouer et d’enregistrer tous les opus de Scriabine pour piano solo, y compris certains morceaux qui n’ont été publiés qu’à titre posthume, est venue progressivement après avoir commencé à collaborer avec la maison de disque Camerata Tokyo. Cette entreprise japonaise m’a encouragé et je suis heureux d’avoir réussi à remplir cette tâche énorme. Il n’y a aucune composition parmi cette merveilleuse et énorme collection que je n’ai jouée sans intérêt. Au contraire, j’ai toujours ressenti du plaisir et une profonde dévotion pour leur compositeur. Les idées mystiques et philosophiques de Scriabine sont toutefois assez éloignées de moi, mais sa musique reste très proche.

LVSL – Pendant la guerre froide, la musique, et en particulier le piano, n’étaient pas seulement une question artistique, mais aussi une préoccupation géopolitique. Si une telle situation est aujourd’hui moins visible, considérez-vous que la musique est toujours liée, d’une certaine manière, à la politique ?

Boris Bekhterev – En parlant du passé, la question pourrait être divisée en deux points : premièrement la musique qu’il est possible ou non d’étudier ou de jouer dans les programmes de concerts de certains pays et, ensuite, la possibilité de voyager et de donner des concerts dans d’autres pays, à l’époque qualifiés de « capitalistes » ou simplement soumis à une autre forme de régime politique. Concernant le premier point, en Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. Les morceaux de Schoenberg, Berg, Webern, par exemple, n’étaient absolument pas les bienvenus et n’étaient pas connus en Union soviétique. Le gouvernement critiquait parfois même les compositeurs connus comme Prokofiev, Chostakovitch ou Khachaturian pour les tendances « formelles » de leur travail. Dans les années 1960, la situation est devenue moins stricte, au Conservatoire de Moscou, certains professeurs ont même familiarisé des groupes de leurs élèves avec une « nouvelle » musique, leur donnant la possibilité d’écouter les enregistrements de certaines pièces intéressantes pendant les cours (Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, par exemple). Peu à peu, la question a commencé à disparaître.

«  En Union soviétique, il était possible de jouer toute sorte de musique, à l’exception de la musique dite « formelle » ou « morte » (atonale ou en série) qui, fortement critiquée par le gouvernement et les musicologues, n’était jamais présentée ni dans les programmes des écoles de musique et des conservatoires, ni dans les programmes des concerts. »

Concernant le deuxième point, de nombreux musiciens étrangers célèbres, à partir des années cinquante environ, se sont rendus en Union soviétique. De nombreux musiciens soviétiques célèbres et brillants sont, quant à eux, partis à l’étranger pour y donner des concerts. Certains jeunes pianistes étrangers des pays capitalistes (France, Mexique, Colombie, Japon et autres) ont étudié au Conservatoire de Moscou. Les jeunes musiciens soviétiques étaient régulièrement envoyés aux concours internationaux. Bien entendu, il n’était pas possible pour les étudiants soviétiques de partir à l’étranger pour étudier : l’enseignement musical était organisé à un niveau institutionnel extrêmement élevé dans la hiérarchie du régime et la célèbre « école russe » de piano était considérée comme l’une des meilleures partout dans le monde. Chaque voyage dans les pays étrangers devait être autorisé et était strictement contrôlé par le Parti Communiste et par le KGB. C’était un grand privilège et un honneur pour l’artiste de se produire à l’étranger.

Je crois que la musique ne doit pas être liée à des questions politiques. Certaines compositions vocales, peut-être, peuvent créer des difficultés dans des pays, si le texte est politiquement inacceptable pour le régime politique dudit pays, ou si le nom du compositeur est lié à des crimes nationalistes ou racistes. Il me semble, par exemple, que pendant longtemps, la musique de Wagner n’a jamais été jouée en Israël. Mais ce sont des cas rares. La musique elle-même, si je ne m’abuse, n’a rien à voir avec des questions purement politiques.

LVSL – Vous vivez maintenant en Italie. Comment la pandémie là-bas affecte-t-elle votre situation professionnelle, mais aussi personnelle, et pensez-vous qu’un tel événement va changer notre relation avec la musique à l’avenir ?

Boris Bekhterev – La période actuelle est très difficile pour tous ceux qui sont impliqués dans l’activité artistique ou éducative. Mon dernier récital a eu lieu le 18 octobre 2020 à Bologne. Le public était très limité, tout le monde portait un masque et gardait ses distances. Très peu de temps après, tous les théâtres, salles, musées et cinémas ont été fermés et le sont encore aujourd’hui. J’ai déjà dû repousser deux fois mes voyages à Moscou et au Japon, et on ne sait toujours pas quand il sera possible ni sûr de voyager. J’ai donné quelques leçons de piano en ligne aux étudiants de l’université japonaise, où j’ai enseigné pendant 15 ans, et mon activité d’enseignement s’est donc poursuivie. Par ailleurs, je suis toujours en train de travailler mon piano, chez moi, pour préparer les concerts à venir.

« Après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. »

La situation économique des travailleurs dans le monde de la musique et de la culture de manière générale est désastreuse. L’État devrait avoir un rôle prépondérant dans la relance de la vie culturelle et artistique, mais aussi dans le domaine de l’éducation et dans l’organisation du système de santé publique. Il est merveilleux que certains concerts, qui ont eu lieu récemment dans des salles de concert sans public, soient enregistrés et mis en ligne. Nous devons être patients et attendre que notre vie revienne à la normale. Je suis sûr qu’après s’être remise de la pandémie et de la crise économique, la musique classique, ce trésor, si important pour la vie culturelle et spirituelle de nombreuses personnes, retrouvera son rôle actif dans la société. Les gens continueront à l’étudier, à l’apprécier et à en profiter.

Bonjour Francfort : une comédie humaine franco-allemande

Bonjour Francfort est le dernier roman de Martine Gärtner, publié en octobre 2020. L’autrice française y raconte les joies, les angoisses et les espoirs de 13 personnages tous issus, de près ou de loin, du monde des expatriés français à Francfort. Ces destins entrecroisés dessinent le visage d’une métropole moderne de l’ouest de l’Allemagne. Une lecture franco-allemande à ne pas manquer.

Portrait de Francfort

Avec le roman de Martine Gärtner, vous entrerez dans le petit monde des expatriés français à Francfort. Vous découvrirez aussi leurs proches, leurs amours, leurs amitiés qui se sont construits grâce (ou à cause) de cette décision aussi vertigineuse qu’excitante : tout quitter, traverser la frontière pour venir vivre en Allemagne. Entre enthousiasme et doute, le roman nous donne accès aux pensées intimes de ces individus expatriés. Comme des petites souris, nous nous glissons dans la vie de ces Francfortois de passage. Les quartiers, les rues et les carrefours revêtent un nouveau visage, et comme dans une chasse au trésor, on retrouve les moments de vie de ces 13 personnages. Tiens ? C’est dans cette boulangerie que la petite Franzisca est allée chercher du pain sans même demander la permission à ses parents, et c’est sur cette place que Régine s’est retrouvée coincée dans un embouteillage alors que son amant l’attendait.

L’expatriation à Francfort

L’expérience de l’expatriation est rapportée avec une très grande justesse en partie du fait que Martine Gärtner a elle-même vécu à Francfort pendant presque 20 ans.

S’expatrier inclut toujours un avant et un après. Beaucoup de personnages de Bonjour Francfort se retrouvent confrontés aux conséquences de leur décision : ils vacillent entre leurs souvenirs d’enfances qui s’éloignent et leur présent nourri d’attentes, parfois déçues. Toutes les histoires sont reliées entre elles, à l’image de la communauté des expatriés français à Francfort : un petit cocon, parfois étouffant, mais qui vous rassure face à l’adversité du monde extérieur. Beaucoup de protagonistes chez Martine Gärtner remettent en question ces amitiés construites au sein cette communauté d’expatriés : vont-elles vraiment durer ? Sans pouvoir réellement répondre à cette question, ces amitiés sont surtout nécessaires pour partager la difficulté de se situer entre deux cultures, entre deux langues même lorsqu’on les maîtrise bien.

La puissance de la banalité

Au-delà de l’expatriation, Martine Gärtner nous décrit ce qu’on appelle plus communément la vie. L’autrice met en valeur, sans jugement et dans toute leur simplicité, des moments qui, a priori, auraient pu nous sembler sans intérêt, que l’on vit tous un jour où l’autre, très loin du cliché des exploits de quelques super-héros. C’est là la force de l’ouvrage : chaque moment suspendu de ces 13 personnages résonne en notre for intérieur. Des moments de doute, d’introspection ou juste des réflexions qui nous donnent à penser que nous sommes tous, quelque part, des expatriés. Ces fragments de vies humaines, tous reliés les uns aux autres forment un puzzle aussi complexe que mouvant. Ici, il n’y a pas d’individu foncièrement bon ou mauvais : il n’y a que des humains qui tentent de se frayer un chemin de vie.

Un peu comme Balzac, Martine Gärtner  nous dépeint une sorte de comédie humaine des expatriés français à Francfort. L’autrice a d’ailleurs consacré un essai à la relation qu’entretenait Balzac à l’Allemagne (GÄRTNER, M.,Balzac et l’Allemagne, L’Harmattan,1999).

Un roman féminin

La plupart des personnages du roman sont des femmes. Certaines sont très jeunes, d’autres plus âgées, certaines pleines d’espoirs, d’autres parfois fatiguées par la vie. Entre les lignes de leurs histoires respectives, on perçoit des individus en quête de sens ou d’un bonheur qui ne semble pas vouloir se dévoiler facilement. Elles représentent l’humanité au féminin et sont l’écho de ce que beaucoup de femmes traversent dans leurs vies : leurs fantasmes, leurs déceptions, leur enthousiasme, leurs chagrins et leurs dilemmes. Des trésors d’intimité qui n’appartiennent qu’à elles mais qui nous sont offerts le temps d’un instant. Dans toutes ses nuances, le roman se veut positif : il mise sur la vie, celle que l’on porte en soi.