La vampirisation de l’économie circulaire

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L’économie circulaire, très en vogue dans les discours politiques y compris au plus haut niveau, s’illustre d’ores et déjà par de nombreuses réussites sociales, éthiques et environnementales. Mais le concept est encore largement ignoré ou dévoyé par de nombreux acteurs de l’économie.

Tout le monde sait bien que le cercle, quand il n’est pas le symbole de la perfection, n’en est pas moins souvent vertueux. Quand il s’agit donc d’appliquer la circularité à l’économie, ça semble a priori tout bénef’ : peu ou pas de fuite de capitaux vers des destinations lointaines, recyclage ou raccommodage d’objets cassés, usés, ébréchés, etc., et donc lutte contre l’extractivisme et l’obsolescence programmée, économies d’énergie, réinsertion professionnelle facilitée, garanties éthiques (ne l’associe-t-on pas avec l’économie “sociale et solidaire” ? ). Sauf que beaucoup de grandes entreprises galvaudent jour après jour cette notion de bon sens, en nous servant le même argument fallacieux qu’il y a deux siècles : quelque chose qui ressemble à “le gaspillage, les déperditions de matière et d’énergie, au niveau de la production et de la consommation, ne sont pas rentables pour nous”.

Au plus haut niveau : la responsabilité des États et des collectivités

Au premier plan de la transition vers une économie circulaire se trouvent les villes, véritables gouffres énergétiques, centres de consommations insatiables, qui déséquilibrent les métabolismes écosystémiques (la matière organique qui converge depuis les campagnes ne leur est plus rendue quand les excréments ne sont plus revalorisés, ce qui se solde par des problèmes de fertilité des sols et incite donc à recourir à des engrais qui viennent du bout du monde – le guano il y a longtemps – ou de synthèse, exemple type de fuite en avant écologique).

Parmi elles, “la Ville”, excusez du peu, c’est ainsi que se présente Paris, qui met en avant sur son site officiel, le lancement, en 2015, des États généraux de l’économie circulaire, “pour inventer les solutions de demain”, et la publication d’un Livre Blanc à l’issue de cette grand-messe providentielle. Parmi les solutions proposées, on retrouve, pêle-mêle, le soutien financier aux recycleries, la réutilisation de pavés en granit pour de nouveaux chantiers, l’aide à l’installation de composteurs dans les copropriétés d’immeuble, la valorisation des “déchets verts” des arbres de la capitale, et surtout, de nombreux appels à projet éco-citoyens. Pas encore de plan pour “circulariser” les pics de pollution, mais ça ne devrait pas tarder !

Néanmoins, les États, qui n’ont pas attendu la loi française relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2014 pour se mettre à la page, ne sont pas en reste. Parmi les pionniers, le Japon et son concept de sound material-cycle society fondé sur les 3R (réduire, réutiliser, recycler, loi en 1991). Avec de maigres ressources naturelles propres (en particulier énergétiques), un territoire exigu et très escarpé, le pays a très tôt perçu l’intérêt de réduire les industries à très haute consommation énergétique, de se doter des équipements les plus modernes en matière d’industrie lourde, et de développer, dans une certaine mesure, une économie de la connaissance (recherche de pointe en robotique, dans les biocarburants issus des ressources marines, etc).

Aux Pays-Bas, c’est le principe cradle to cradle (du berceau au berceau), ou “C2C” qui fait le plus de ramdam. Il est basé sur l’idée de “cycle de vie”, et met l’accent sur l’utilisation de matières biodégradables ou synthétiques sans impact négatif sur la santé ou l’environnement, facilement assemblables et désassemblables pour retourner indéfiniment dans leur cycle technologique. La Chine ajoute sa pierre à l’édifice en 2009 avec sa “Loi sur la promotion de l’économie circulaire” qui prévoit notamment une compétition entre 100 villes pilotes pour promouvoir une “civilisation écologique”.

Alleluia !

Les joies du recyclage et du non-recyclage

Pendant que la France prohibe les sacs plastiques jetables (sauf sur les marchés, chez le petit vendeur de crêpes à emporter de la rue Machinchose, et quelques autres), la grande distribution, par exemple, actuellement épouvantée par l’affaire de l’étiquetage nutritionnel, aurait compris que diminuer la quantité de films plastiques, cartons, aluminiums, pourrait être rentable, et permettrait de jouer la carte écolo. Il n’en fallait pas plus pour que l’emballage carton des yaourts commence à s’évaporer, pour que les vendeurs d’eau minérale allègent leurs bouteilles en plastique, que Materne récupère les gourdes de Pom’pot, et bien d’autres merveilles.

Seulement mince, le suremballage, voyez-vous, c’est tout de même vendeur. Les emballages individuels, c’est pratique, chacun son goûter ! Ça laisse de la place pour vanter la richesse en céréales complètes et faire un joli dessin de collation équilibrée, ou encore pour distraire ces chers petits avec la dernière bourde de Toto. C’est rutilant, que dis-je, flashy, tendance, en termes plus choisis, le produit a une identité visuelle plus forte qui facilite son repérage, permet de fidéliser le client, a un code-barres plus accessible aux doigts habiles de la caissière (ou du caissier, plus rare). Mais de deux choses l’une : ou bien, c’est souvent très peu recyclable, donc enfouissable ou incinérable : longue vie au “cycle de vie” ! Ou alors, c’est recyclable : mais c’est oublier que recycler ne se fait pas par l’opération du Saint Esprit : et oui, ça demande de l’énergie, de refondre le verre brisé dans les conteneurs, l’alu, l’acier, de la main d’oeuvre… De plus, pourquoi recycler les métaux, quand le cours des matières premières est souvent inférieur au coût du recyclage ? D’après Éric Drezet, ingénieur au CNRS, “Comme on peut le constater, le recyclage des métaux a encore une marge de progression importante mais il est fort probable que tant que le cours des matières premières sera inférieur au coût du recyclage, celui-ci ne progressera pas de manière significative.” Quand y en a plus, y en a encore !

L’enfumage général des géants industriels : un regard en arrière

Dans un article passionnant paru cette année, “La main invisible a-t-elle le pouce vert ?” dans Techniques et culture, l’historien Jean-Baptiste Fressoz a mis en lumière les “faux-semblants de “l’écologie industrielle” du XIXème siècle”, dont le descendant actuel, néo-libéral, reprend adroitement l’idée qu’une perte de matière ou d’énergie dans l’environnement signifie aussi une perte financière pour l’entrepreneur : réduire la pollution reviendrait à maximiser le profit. Que demande le peuple ? C’est apparemment d’après un raisonnement aussi séduisant que le chimiste et industriel (et déjà lobbyiste) Jean-Antoine Chaptal, à propos de la méthode dernier cri de production d’acide sulfurique, déclare que le secteur est arrivé à sa perfection, puisque “pas un atome de soufre” n’est perdu dans l’opération : le même écrit qu’en cas de perte de vapeurs, les seuls à blâmer sont les ouvriers, pour leur incompétence.

En 1813, les habitants du quartier Saint-Sever à Rouen se plaignent des chambres à acide sulfurique… Ces ouvriers, alors, quelle bande de… Mais en ce même début du XIXème, on s’aperçoit que la condensation des vapeurs ralentit la production. Le facteur temps l’emporte, et une législation laxiste met en place un système de compensation financière très peu contraignant pour des industries aux profits gigantesques. Mais pour bien prendre la mesure du décalage entre les discours et les actes, on utilisait alors le procédé Leblanc pour produire de la soude : en en produisant deux tonnes, on produisait également une tonne d’acide chlorhydrique pour lequel on n’avait aucun débouché, qui finissait donc dans l’atmosphère ou sous forme condensée dans les rivières, pour le plus grand bonheur des poissons et des coques de navire. Bonjour la circularité ! Et déjà en 1811, des opposants à l’usine d’acide de Chaptal dénonçaient “un langage de parade”. Rajoutant “qui n’en impose plus à personne”. Force est d’admettre que pour beaucoup, ça passe encore, comme dans du beurre.

Retour aux institutions publiques : quelle gestion concrète des dérives d’un capitalisme au double jeu ?

On l’aura compris, tabler sur l'(auto-)sensibilisation des industriels à la rentabilité de l’économie circulaire, si on est une sorte de néo-chaptalien, ou sur des mécanismes pollueur-payeur, si on a saisi le problème majeur des externalités négatives (en gros, des dégâts et des déchets loins du lieu de consommation), c’est bien gentil, mais largement insuffisant, surtout quand les majors de toutes sortes n’hésitent pas à consacrer des millions, voire des milliards en dommages et intérêts, en contre-expertises scientifiques fumeuses, en marketing flamboyant, tout en déforestant allègrement, en érodant massivement les terres arables, en épuisant les réserves de sable au point de menacer de disparition un grand nombre de plages. En France, inutile de cracher sur l’initiative d’interdiction des sacs jetables en plastique, mais ne pourrait-on pas refréner la prolifération des lampes infrarouge qui irradient les terrasses en hiver, mettre en place des garanties raisonnables pour les téléphones portables (durée de vie allongée, modularité et donc remplaçabilité des composants), s’engager dans une pédagogie audacieuse du recyclage (j’entends, dans mon immeuble, des copropriétaires effrayés par l’invasion de rats que provoquerait l’installation d’un composteur, j’vous jure !) ? Il va falloir appuyer un bon coup sur l’accélérateur juridique pour mettre sur orbite, et de manière citoyenne, cette économie circulaire dont on nous rabat tant les oreilles sans qu’il ne se passe grand chose, alors que bien des possibilités sont désormais ouvertes : le téléphone modulaire existe (le Fairphone, équitable de surcroît), même Google s’était lancé, avant d’abandonner, dans l’aventure d’Ara, un téléphone en kit.

Ne pas transiger avec les normes sanitaires corroborées par des études de scientifiques aussi indépendants que possible ; cesser une fois pour toutes de subventionner des énergies fossiles incompatibles avec toutes les exigences de soutenabilité écologique et promouvoir la transition des engrais chimiques vers des engrais naturels (compost, fumier, corne, marc de café…) ; inciter producteurs et consommateurs à tendre vers le zéro déchet, à ne pas s’arranger pour que leurs produits s’autodétruisent de manière programmée (pour les uns), réinsérer systématiquement leurs objets dégradés dans un nouveau cycle de vie, pour eux-mêmes ou pour d’autres utilisateurs (un peu d’altruisme ça ne mange pas de pain) ; encourager et accompagner une forme consensuelle de simplicité volontaire en mettant les holà au business publicitaire qui colonise massivement l’espace public : voilà quelques clés d’une véritable économie circulaire.

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