Maires de France : le moral en écharpe

Hôtel de ville de Sainte-Savine (Aube). © Wikimedia Commons

Les maires de France se réunissent cette semaine sous le mot d’ordre : « Communes attaquées, République menacée ». Le symbole de femmes et d’hommes qui, dans leur mairie, se sentent assiégés. Le paradoxe est le suivant : les élus en lesquels les français en le plus confiance sont aussi les plus exposés. Alors que les contraintes légales et technocratiques se multiplient, que les attaques envers les élus augmentent et que les budgets sont de plus en plus serrés, les élus de proximité sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge et démissionner. Pour y répondre, des mesures d’amélioration de la condition de l’élu sont attendues. Il s’agit désormais de lutter contre la désaffection d’ici les prochaines élections en 2026.

Qu’est ce qui pousse Annie Feuillas, maire d’Aulan – commune de 10 habitants dans la Drôme -, à se rendre dans sa mairie et à représenter sa commune ? Derrière cette image folklorique de la France des 36.000 communes, les maires incarnent la vitalité démocratique de notre pays. À l’heure où le système politique accumulent la défiance, entre les scandales et le procès en déconnexion, l’échelon communal, le plus proche de citoyen, représente un total de 350.000 élus bénévoles dans les communes. Ce maillage est aussi la garantie d’une véritable proximité et d’une connaissance fine des habitants et de leurs besoins. Cet effet s’est particulièrement manifesté lors de la crise Covid, durant laquelle les élus ont démontré leur capacité à intervenir auprès de leurs administrés. À ce titre, le « bloc communal » représente aussi celui de la débrouille pour satisfaire les demandes des habitants malgré les pesanteurs administratives.

Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences.

Pourtant, la crise couve dans les mairies, petites ou grandes. Le phénomène est connu : alors que nous ne sommes encore qu’à mi-mandat, les démissions d’élus sont déjà en hausse de 30% par rapport à la précédente mandature (2014-2020). D’autres indicateurs témoignent eux aussi de cette crise. Tout d’abord, bien qu’ils restent les élus les plus populaires, les maires voient aussi leur côte de popularité s’éroder progressivement. Ensuite, le nombre de candidat aux élections municipales en 2020 est en baisse : -2,5%, pour cette élection d’habitude convoitée. Un dernier indicateur laisse entendre que les prochaines élections, prévue en 2026, s’annoncent difficiles. La proportion de maires qui ont effectué plus d’un mandat, passé de 50 % à 60 %. Or l’usure des fonctions est un facteur caractéristique de renoncement à la fonction. Enfin dernier indice, la disparition massive de communes englouties par ces difficultés : depuis 2017, 2619 communes se sont engagées dans un processus de fusion, soit environ une tous les deux ou trois jours.

Une fonction de plus en plus technocratique

Derrière ce panorama apparaît une large transformation de la fonction. Le maire n’exerce plus comme il y a encore 30 ou 40 ans, que ce soit en ville ou dans les champs. Tout d’abord, le fonctionnement des mairies s’est professionnalisé. Ceci implique un travail administratif sans cesse croissant, de la gestion RH à la gestion financière. À ce titre, la création des centres de gestions, puis des agences techniques s’avèrent un modèle dans l’accompagnement des mairies sans perte d’autonomie. Ensuite, le rattachement des communes à divers échelons administratifs (voire tableau), les réunions avec les organismes d’État (préfecture, ADEME, Agence Nationale de Cohésion des Territoires…), ou encore l’apparition de lieux de concertations thématiques (conseils territoriaux de santé, plans alimentaires de territoire…) multiplie les interlocuteurs et les réunions. Ceci contribue à éloigner l’élu de sa commune, sans nécessairement amener à plus d’efficacité dans la prise de décisions.

Tableau réalisé par l’auteur

À ce jeu, la mise en place des Établissements publics de coopération intercommunales (EPCI), parachevée par la loi du 16 décembre 2010, a constitué une étape fondamentale dans cette transformation. Cette réforme, tout en transformant le quotidien et le pouvoir des villes, apparaît comme inaboutie. Certes, ces instances ont permis de mutualiser les moyens dans certains domaines et donc de préserver une qualité technique indispensable. Sans la mise en commun de ces moyens, il aurait sans doute été difficile d’organiser la gestion d’appels d’offre ou l’entretien de la voirie dans chaque commune.

Dans le même temps, il s’agit aussi de strates dotées de compétences propres et de fonctionnements démocratiques – avec des scrutins indirects entre élus – qui ne favorise pas toujours la lisibilité des décisions. Si bien que, les conseils communautaires, composés pourtant des maires et élus municipaux, donnent souvent à ceux-ci le sentiment d’une perte de maîtrise sur leurs communes respectives. Cet entre-deux a depuis été largement mis en question. Sans paradoxalement qu’une issue n’apparaisse clairement, le simple retour en arrière paraissait désormais impossible.

https://www.intercommunalites.fr/actualite/lintercommunalite-en-2022-une-affiche-grand-format/#gallery-id-35271
Carte des intercommunalités et de leurs compétences. Source : Intercommunalités de France

Ceci traduit un mal chronique français. Par souci d’efficacité, et sous prétexte de s’attaquer aux « mille-feuille » territorial, notre pays subit une instabilité chronique de la répartition des compétences. Sans revenir sur l’historique complet, les lois NOTRE (2015) ou 3DS (2022) ont encore alimenté ces transferts. Le sujet n’est pas neutre et a été, hélas, largement éclipsé par les discussions, quelques fois anecdotiques, du redécoupage territorial. En plus de créer de la confusion sur les missions de chaque échelon, ces transferts imposent des périodes de transition compliquées pour les élus et les agents communaux. Par ailleurs, en éloignant les centres de décision, ce partage des compétences a pu se traduire par des situations critiques, visibles par exemple en matière de transports scolaires, désormais massivement assuré par les Régions. À ce titre, la récente évocation d’une possible suppression des départements est un signal inquiétant, qui brouille encore la lisibilité pour les citoyens comme les élus.

Enfin, les maires se retrouvent doublement exposés à la compression des moyens publics et des effectifs, tant en temps qu’usager que premier interlocuteur des citoyens. Cette situation se traduit dans l’exercice de leur mandat par un moindre accompagnement, notamment de la part des préfectures, alors que les échéances réglementaires continuent de s’imposer. Cette faiblesse est même désormais pointée par la Cour des Comptes. Ceci donne le sentiment à de nombreux élus d’être soumis à des injonctions sans aide, en dehors des programmes dédiés d’ingénierie, comme « Petites villes de demain ». Dans le même temps, le contrôle de l’action publique, le contrôle de légalité ou encore les règles propres à la prise en compte des conflits d’intérêt, pour légitimes qu’elles soient, laissent souvent les élus se débrouiller tous seuls.

Le quotidien d’élu s’avère de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif, avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe.

Le quotidien d’élu s’avère ainsi de plus en plus absorbé par des tâches de bureau. Agent administratif avec un rôle social, le maire est également un meneur d’équipe. Cette difficulté à appréhender cette dimension explique d’ailleurs en bonne partie les nombreuses difficultés observées, des villages aux grandes villes. Enfin, le passage d’information apparaît de plus en plus comme une dimension centrale de la fonction, tant avec les différents interlocuteurs qu’auprès des citoyens. Conséquence de cette complexité, on observe une « professionnalisation » croissante des maires. Ainsi la part des maires retraités ou appartenant aux cadres et professions intellectuelles, plus maîtres de leur temps, ont fait chacune un bon de 10 points depuis 2008.

Des budgets toujours plus durs à boucler

À cette difficulté s’ajoute la contrainte financière de plus en plus présente. En effet, l’État fait peser une part de son désendettement sur les collectivités, en s’appuyant sur le fait que leur budget ne peut présenter de déficit. Depuis une dizaine d’années, un vaste plan d’austérité s’est ainsi mis en place, d’abord avec la baisse des dotations par François Hollande juste après les élections municipales de 2014, puis leur gel, et désormais avec des hausses plus faibles que celle de l’inflation. Celle-ci est par ailleurs plus forte pour les communes que pour les particuliers, l’Association des maires de France l’estimant à 7,7% en 2023, contre 4% pour les ménages. A la hausse des prix des matériaux s’ajoute celle du point d’indice des fonctionnaires (+ 5% en deux ans), celle de l’énergie (+ 66% cette année) et désormais la hausse des taux d’intérêts sur les emprunts. Sans compter les dépenses d’aide d’urgence déployées par de nombreux élus pour aider leurs concitoyens face à la crise sociale.

Alors que les dépenses flambent et que les dotations sont insuffisantes, le levier fiscal est de plus en plus difficile à actionner. D’abord car le potentiel fiscal de nombreuses communes s’avère faible, comme l’illustre par exemple le fait que 62% n’ont aucun commerce. Ensuite pour des raisons politiques, une hausse d’impôt est souvent très mal perçue par les électeurs. Enfin, en raison de la suppression de certaines recettes importantes, comme la taxe d’habitation sur les résidences principales et la Contribution sur la Valeur Ajoutée des Entreprises (CVAE). Au total, l’Association des Maires de France chiffre ces pertes à 7 milliards d’euros depuis trois ans. De fait, les communes sont de moins en moins autonomes en matière fiscale et tombent peu à peu sous la tutelle de l’Etat.

Pour faire face, les élus doivent partir à la tâche aux subventions. Une tâche de plus en plus chronophage et technique qui place les autres échelons en position de juge de l’opportunité et de la qualité des projets. La part des subventions dans les recettes permettant d’investir a ainsi cru de 5 points entre 2019 et 2022 traduisant là encore une perte de marge de manœuvre budgétaire. La logique d’appels à projet s’est généralisé présentant deux conséquences fâcheuses. Tout d’abord des calendriers de dépôt toujours plus contraint obligeant les collectivités, même lorsqu’elles disposent de service peu étoffés, à une réactivité forte. Ensuite, elle corsète les possibilités d’investissement à un cadre et un objectif précis, qui est loin de toujours correspondre aux besoins immédiats du territoire.

Réenchanter la fonction d’élu local

Aussi, les élus sont soumis au temps de façon irrémédiable. La hiérarchie entre les urgences, les échéances de mise en conformité, de réponse aux organismes, de demandes de subvention ou des appels à projet font partie du quotidien. Un calendrier subi qui ne permet pas de prendre le temps de la discussion démocratique. Une meilleure visibilité sur les dates, et des délais suffisamment importants offriraient la possibilité d’un processus de décision impliquant les citoyens. À cela s’ajoute la responsabilité pénale de l’élu, protéiforme, qui fait planer une épée de Damoclès au dessus de la tête de chaque édile. Dès lors, le stress et la pression qui pèsent sur les élus est loin d’être anecdotique.

Face à ces difficultés, le maire se retrouve souvent bien seul. Ce volet est malheureusement peu abordé dans les analyses, tant la vie municipale est faite de rencontres et de contacts. Pourtant, le maire se retrouve face à de nombreux arbitrages, dont il est in fine le seul responsable. Il se retrouve également à gérer les relations avec les habitants, le personnel municipal, les différents organismes et l’administration d’État. Une charge émotionnelle forte face à laquelle de nombreux élus ne sont préparés. En outre, la compétition mise en place entre les territoires, notamment pour l’obtention des subventions ou les enjeux de l’intercommunalité, ne permet pas toujours d’échanger librement avec ses collègues proches. Enfin, l’affaiblissement des partis politiques n’offrent plus de cadre de soutien et de formation pour les élus. Ils sont désormais une majorité à être sans étiquette, le principe même ayant été écarté pour les communes de moins de 9.000 habitants.

Pourtant, le rôle du maire apporte de nombreuses satisfactions. La possibilité de transformer concrètement le quotidien, la capacité à entraîner les habitants sur des projets, la faculté à mettre en relation les personnes sur le territoire. Les maires au quotidien retissent des liens entre les habitants, trouvent des solutions aux situations difficiles. En un mot, ils mettent une touche d’humanité dans le monde administratif. Ils se révèlent enfin incontournables, à l’heure du dérèglement climatique, par leur connaissance fine du territoire municipal.

Les propositions liées à la revalorisation des indemnités passent à côté de l’essentiel du problème.

Les propositions officielles pour améliorer les conditions d’exercice du mandat pêchent encore. La proposition de hausse des indemnités des élus apparaît à ce titre inadapté. Au regard des contraintes, cette indemnité, qui n’est pas une rémunération, n’est pas un facteur déterminant dans le fait de se présenter. Si quelques centaines d’euros supplémentaires ne seront pas de trop pour les élus des petites communes, ils ne suffiront pas à résoudre la crise d’attractivité de la fonction. Par ailleurs, ces hausses placent les élus dans une situation d’arbitrage indue, puisque les indemnités de mandat sont financées sur les budgets municipaux, et confortent l’idée d’élus attirés par l’argent.

En revanche, un système de cotisation, sur le modèle du système de chômage, permettrait de compenser les pertes de salaires des actifs élus. Ceci permettrait de faire davantage contribuer les élus retraités, majoritaires à occuper ces fonctions. Enfin, des propositions comme une protection juridique publique, pour les actions relevant de leurs fonctions, ou encore l’ouverture de passerelles en fin de mandat avec la fonction publique territoriale, offriraient davantage de sécurité aux candidats. Autant de propositions évoquées depuis des années pour une potentielle réforme du « statut de l’élu » qui n’a fait que traîner. Alors que les démissions s’amplifient et que les prochaines municipales se profilent, il semble urgent de réenchanter la fonction d’élu local.

La métropolisation de la France, un danger pour la République

Rocade de Bordeaux © Wikimedia

La métropolisation est une tendance lourde de nos sociétés. Né aux États-Unis, ce phénomène de concentration de la production de richesses dans de très grandes agglomérations a gagné la France au cours des dernières décennies et l’a profondément transformée. La métropolisation a conduit à une éviction des classes moyennes et populaires des métropoles, renvoyées dans une France périphérique appauvrie. La crise des Gilets jaunes a mis en lumière les dommages démocratiques de cette partition sociale et territoriale. C’est la thèse de Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui vient de publier dans la collection Le Débat chez Gallimard L’impasse de la métropolisation. L’historien souligne que la conquête électorale des métropoles par l’écologisme politique paraît relever davantage d’un réflexe de fermeture sur soi que d’une prise en compte du problème posé.1

La nouvelle économie de services à la française a détruit l’ancien modèle économique. Les chiffres sont spectaculaires. En un demi-siècle, l’emploi industriel a régressé de plus de 40% à 10% de la main-d’œuvre et l’agriculture s’est effondrée de 15% à 2% des emplois. Cette fuite en avant vers l’économie tertiaire et financière touche tout le territoire et toutes les activités. Toutefois, elle est particulièrement marquée dans les métropoles, celles-ci ayant peu à peu répudié leurs activités industrielles, une tendance qui ne faiblit pas. Citons l’arrêt de l’usine AZF à Toulouse en 2001, qui fait suite à la première grande catastrophe industrielle du siècle, ayant tué 31 personnes, blessé 2 500, et fait 2 milliards d’euros de dégâts ; la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois en 2013 et des dernières grandes usines Nexans et SITL à Lyon de 2013 à 2015 ; ou la fermeture de l’usine Ford de Blanquefort-Bordeaux en 2019. Les deux exceptions sont – jusqu’à la Covid – le grand port de Marseille-Méditerranée et les industries aéronautiques à Toulouse et Bordeaux, même si ces dernières sont autant des industries de cadres que de main-d’œuvre.

Une économie de cadres très productive…

Les métropoles sont devenues des bassins d’emplois presque exclusivement tertiaires, avec un très fort taux d’encadrement, ce qui est un paradoxe pour des villes qui furent presque toutes de grandes cités ouvrières : Paris, ancienne capitale industrielle de la France ; Lyon, la ville des soyeux, des canuts et de la chimie ; Lille-Roubaix-Tourcoing, capitales du textile ; Marseille, Bordeaux et Nantes, anciennes capitales portuaires et d’industries navales. Cette page définitivement tournée, les capitaux bancaires et industriels ont été reconvertis dans les activités tertiaires les plus rentables. C’est le rêve de « l’entreprise sans usines », cher à l’ancien PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk. Quand il l’énonça en 2000, ce fut un choc : mais sa prédiction, qui était alors le vœu secret de la technostructure française, s’est autoréalisée.

Pour contourner le coût du travail élevé en France, dû aux charges sociales et au haut niveau de contestation sociale, les capitaux ont délaissé la productions des biens matériels au profit des services immatériels. Ce choix ne fut celui ni de l’Allemagne ni celui du Japon, ce qui oblige à y reconnaître un choix délibéré. Les cadres sont apparus comme politiquement plus sûrs que les ouvriers, et leur valeur ajoutée plus performante. Ainsi se sont à la fois multipliés dans les métropoles – prestige et confort obligent – les services aux entreprises et les services à la personne, qu’ils soient marchands ou non marchands. Ainsi, l’hôpital public se développe en même temps que les cliniques privées, et les universités publiques aux côtés de grandes écoles privées. On pourrait rétorquer que l’État a créé et réparti des universités et des hôpitaux sur tout le territoire. Mais les services hospitaliers de pointe sont aussi concentrés dans les CHU, qui accueillent aussi les médecins les mieux rémunérés, les professeurs d’université et les étudiants et diplômés les mieux classés.

Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général.

Certes, les services à la personne comme le tourisme ou l’hôtellerie-restauration mêlent des emplois de main-d’œuvre sans qualification, mal rémunérés, et des emplois à haut revenus : mais la particularité des métropoles est qu’elles ont réussi – comme pour la médecine – à capter la plupart des emplois les mieux rémunérés. Dans la fonction publique, le tertiaire de commandement a trouvé refuge dans ces métropoles ; et dans le secteur concurrentiel, le mouvement est encore plus marqué. L’État doit en effet maintenir des emplois de cadres, même en petit nombre, dans tous les départements, que ces emplois soient universitaires, hospitaliers, militaires, judiciaires ou liés au réseau de la préfectorale. Mais la balance n’est pas équilibrée. 85% à 90% des énarques résident à terme en Île-de-France, ce qui reflète la réalité de l’organisation et de la centralisation de l’État. De même, les emplois les mieux rémunérés de la fonction publique territoriale se concentrent dans les capitales régionales, qui sont en majorité des métropoles depuis la réforme de François Hollande. Or la question est plus large.

À Paris, presque la moitié de la population est désormais composée de cadres supérieurs, soit 44% : cette proportion considérable se réduit au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Paris et du cœur des métropoles. Elle tombe à 37,5% dans les Hauts-de-Seine (petite couronne), 30% dans les Yvelines (grande couronne) et à moins de 10% dans les départements du Cantal ou de la Lozère, parmi les plus ruraux de France. À s’en tenir aux cadres du secteur public, l’écart serait moins important. Mais, dans le secteur privé, ce serait pire. Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général. Cela tient, pour partie, à la féminisation de ces métiers, à leur concentration dans des structures plus larges (cabinets d’avocats ou d’architectes remplacent les indépendants d’autrefois), mais surtout à la concentration des richesses produites dans les métropoles. La richesse attire les cadres car elle peut les rémunérer selon leurs attentes, et ils la font croître en retour.

La puissante catégorie sociale des cadres, passée en soixante ans de 5 % à 15-17% des actifs, ce qui, en 2020, représente 4,7 millions de personnes (famille non comprises), réside aux deux tiers dans les métropoles. Ce fut l’objectif des maires de Nantes, Bordeaux ou Toulouse que d’attirer dans leur ville ces actifs haut de gamme, désireux de quitter Paris et ses nuisances pour s’installer dans une grande ville de province. Non seulement ils démontrent par leur choix l’attractivité de la ville choisie, mais ils renforcent tous les mécanismes ardemment souhaités par les municipalités (montée des prix de l’immobilier, gentrification, élargissement des bases fiscales, image de marque, création de richesses et de nouvelles entreprises, etc.).

Cette dynamique de métropolisation repose principalement sur la mobilité des hauts emplois de services (public ou privé). Elle se traduit par la constitution de milieux sociaux et de vie homogènes, comme l’Ouest parisien, le centre de Bordeaux, le centre et la banlieue ouest de Lyon, les quartiers du centre et sud de Marseille et, de l’autre, par la concentration des administrations et des entreprises à forte valeur ajoutée. CHU, grandes écoles et universités offrent localement des services à la personne (formation, santé, entre autres), tandis que dans les entreprises de services aux entreprises (informatique, communication, publicité, banques, finance, conseil, etc.) accroissent les revenus, les ressources fiscales et les investissements.

En 2019, les douze métropoles françaises produisent plus de la moitié du PIB national, alors qu’elles n’occupent qu’une infime partie du territoire, près de 5% (dont 2,5% pour l’Île-de-France). Elles hébergent les deux tiers des cadres français, ce qui est leur atout maître, dont un tiers en Île-de-France, et le second dans les onze autres (Lyon, Marseille/Aix, Lille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Rennes, Montpellier, Nice et Grenoble). Certaines, comme Paris et Nice, abritent en outre une grande proportion de cadres retraités, ce qui contribue à l’économie générale du système métropolitain. Il s’ensuit un grand déséquilibre dans la production des richesses, la distribution des activités et des revenus au sein de l’espace national, plaçant les deux tiers des départements français dans une situation de dépendance chronique au sein du grand système national de redistribution, assuré par l’État et les organismes sociaux.

L’hécatombe des classes populaires urbaines

La partition territoriale qui sépare aujourd’hui les classes sociales françaises aisées de la majeure partie du peuple n’épuise pas la métropolisation comme prince de réorganisation de la société. Il serait faux et naïf de penser que la bourgeoisie française et les haut des classes moyennes peuvent se passer des classes populaires. Certes, le gros des classes populaires françaises a dû quitter le monde de la production, tant agricole (par excès de modernisation) qu’industrielle (par excès de délocalisation). L’artisanat a été réduit à sa plus simple expression par la standardisation, et l’industrialisation du bâtiment par la mode du jetable et par l’obsolescence programmée. Pourquoi recourir à des réparateurs ou à des couturières quand on jette, et à des peintres quand sa maison est équipée de PVC ?

Mais cela laisse intacts les services à la personne (nettoyage, aide aux enfants ou aux personnes âgées, restauration) et certains services aux entreprises (gardiennage, entretien des locaux et des espaces verts). Dans le grand chambardement territorial traversé par la France des années 1970 aux années 2000, les classes populaires ont quitté l’Île-de-France puis certaines métropoles pour se réinstaller assez loin : dans des zones rurales comme en Bretagne, dans des villes petites et moyennes, mais surtout dans le péri-urbain, à quelques dizaines de kilomètres de la ville-centre. La pavillonisation de l’habitat les a matériellement éloignées des bassins d’emploi des services à la personne ou aux entreprises. Or pour garder un enfant, il faut être disponible dès huit heures du matin ; pour ranger et préparer les restaurants, la fin de soirée est nécessaire ; pour nettoyer l’avenue des Champs-Élysées ou les transports en commun, on doit travailler en pleine nuit. Les employeurs ont besoin d’une main-d’œuvre de proximité et à faibles salaires. Or travailler de nuit à vingt ou quarante kilomètres de chez soi, surtout si l’on doit utiliser sa voiture personnelle – cité pavillonnaire oblige – pour un Smic ou à peine plus, n’a aucun intérêt économique.

Il est souvent dit que « les Français » refusent de faire des métiers dégradants, ce qui rend nécessaire un flux migratoire constant vers les métiers et secteurs « sous tension ». Cette explication, qui fait l’impasse sur la métropolisation, est biaisée : les prix de l’immobilier des métropoles se sont envolés en une génération – à l’inverse de l’Allemagne –, croissant deux à trois fois plus que les salaires versés ; poussées par la désindustrialisation, les classes populaires ont été chassées des villes. Il existe des exceptions, nonobstant le fait que certaines familles ont grimpé dans l’échelle sociale pour s’intégrer aux élites. Mais en général, à cause du chômage, de la transformation de l’environnement – devenu trop cher, ou non conforme aux habitudes antérieures –, ou pour défaut de famille nombreuse, les anciennes classes populaires n’occupent plus les logements sociaux. Beaucoup ont même quitté ceux qu’elles occupaient.

Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible. Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

Le centre des métropoles – tantôt livré à la rénovation (quartiers Saint-Michel à Bordeaux, de la Gare de Lyon à Paris), à la construction de quartiers résidentiels (quartiers de la BNF à Paris rive gauche ou des bassins à flots à Bordeaux), de bureaux ou d’activités diverses (Euroméditerranée à Marseille, quartier des gares à Lille) – incite ou contraint les classes populaires subsistantes à quitter leurs quartiers de naissance ou de résidence. Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible. Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

De nouvelles populations s’installent dans les quartiers réaménagés, répondant aux souhaits des municipalités des grandes villes. Celles-ci veulent attirer des CSP+, ces cadres pouvant répondre à la hausse des prix de l’immobilier, et dont les modes de vie sont conformes aux nouvelles attentes : la salle de sport remplacera le bistrot, et l’onglerie ou le magasin bio la charcuterie ou la droguerie d’antan. En outre, certaines populations mobiles, comme les touristes ou les étudiants, sont ciblées. Car la gentrification n’est pas subie mais voulue. Nous reviendrons, plus tard, sur cet aspect difficile à aborder : dans une capitale régionale en pleine expansion, soucieuse de son image de marque et désireuse de satisfaire ses nouveaux habitants, pourquoi s’embarrasser de gens à « problèmes » ? Les foyers de handicapés, les maisons de retraite, les hôpitaux, les trop grandes familles, voire les enfants, la pauvreté d’une manière générale sont des problèmes pour les édiles : cela coûte cher et occupe un personnel communal important, cela crée des servitudes, de sorte qu’à l’exclusion des ouvriers et employés indispensables au confort de ses habitants, la grande ville est tentée d’externaliser ces habitants ou ces activités vers la banlieue, voire sa grande banlieue. La nouvelle géographie de la localisation des EHPAD et des nouveaux équipements liés à la mort (arboretum funéraire, centres de crémation, chambres mortuaires, pompes funèbres) dans les métropoles serait très éclairante.

La conséquence de ces transformations réalisées en une ou deux générations est un rapide changement des populations métropolitaines. Dans la capitale girondine, il ne reste pas grand monde des Bordelais d’origine. Depuis l’abandon du port urbain de Bordeaux dans les années 19802, suivi de la rénovation de la ville dans les années 2000, le turnover a été très rapide. La mystérieuse « bourgeoisie bordelaise », réputée distante, s’est considérablement renouvelée : François Mauriac n’y retrouverait pas beaucoup son monde. Aspirées par Paris, par d’autres métropoles ou la mondialisation, les descendants des élites d’autrefois sont souvent partis. Et que dire des classes populaires qui dessinaient l’autre visage de Bordeaux : gouailleur, parlant fort avec l’accent bordelais chantant, mâtiné de termes occitans ou espagnols. Ce petit peuple, qui vivait des activités du port, de l’industrie et du commerce du vin, a quitté la ville. La mairie et la presse locale préfèrent évoquer les « nouveaux Bordelais », cœurs de cible des communicants de la mairie. À Toulouse, La Dépêche du Midi a calculé, il y a quelques années, que sur ses 800 000 habitants les Toulousains d’origine sont moins de 200 000, alors que la ville-centre comptait plus de 400 000 habitants dès 2000.

La République en échec

L’impasse démocratique dans laquelle se sont engagées les métropoles a été évoquée au début de cet ouvrage. Elle touche le fondement de la démocratie politique : le scrutin électoral. Non seulement la participation électorale est devenue faible dans les grandes agglomérations, et même de plus en plus faible ; mais cette dégradation de la légitimité des élus, acquise par le suffrage universel, est aggravée tant par l’évolution du pouvoir des maires que par les structures sociologiques de la ville. Si les métropoles votent très peu, ainsi que nous l’avons évoqué, c’est que les segments de la société qui votent le plus (classes moyennes, retraités) ont été chassés de la ville-centre au profit de populations peu ou non votantes (étudiants, immigrés récents – souvent étrangers –, sans parler des touristes).

Évoquons, en outre, la nature du pouvoir municipal. Celui-ci est de moins en moins démocratique. Les élus d’opposition au conseil municipal n’ont en général que le pouvoir de la parole, étant sous-payés et n’étant pas associés aux décisions ; quant à la majorité municipale, elle est presque entièrement soumise aux décisions du maire, le conseil se contentant de voter en bloc les décisions prises au préalable entre le maire, ses services administratifs, son ou ses conseillers politiques, et quelques notables ou hommes d’affaires – des non-élus donc. Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique. Toute la chaîne démocratique en est atteinte.

Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique.

De tout cela résulte une baisse conséquente de la participation au vote, car les électeurs ont compris cette dégradation du pouvoir municipal. De grands « élus » municipaux, parfois présentés en « barons » ou en « princes » régionaux, ne sont élus que par des minorités. Dans les communes de Lille, Bordeaux ou Grenoble, dont la ville-centre est de taille modeste au regard de l’agglomération dans son ensemble, le maire n’est souvent l’élu que d’une infime partie de la population. Alain Juppé a été élu en 2014 par 46 489 électeurs, soit 33,1 % des inscrits de Bordeaux, mais 5,9% de la population de l’agglomération ; le maire de Montpellier, Philippe Saurel, a été élu avec 29 928 voix, soit 20,55% des inscrits, mais 6,64% des habitants de l’agglomération. En 2020, Martine Aubry a été réélue maire de Lille par 15 389 voix, ce qui représente 12,36% des inscrits, mais 1,31% des habitants de Lille Métropole. À de tels niveaux, la distorsion démocratique est presque rédhibitoire, même si tout semble continuer comme avant. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la couleur politique des métropoles puisse changer de manière difficilement prévisible, puisque tout dépend d’une petite cohorte de votants.

Forts de leurs principes démocratiques réaffirmés, les nouveaux maires écologistes de 2020 veulent-ils renouveler les pratiques et l’ancrage de la citoyenneté municipale ? Leurs premiers gestes et déclarations permettent d’en douter. Après Anne Hidalgo en 2019 à Paris, Pierre Hurmic à Bordeaux et Jeanne Barseghian à Strasbourg ont décrété « l’état d’urgence climatique ». Mais sans base juridique, ce projet vise à « défendre une limitation des libertés au nom du changement climatique [ce qui] n’est pas liberticide » (selon l’élue insoumise Manon Aubry)3. Libertés d’éclairages, de chauffage, de déplacement, de consommation, etc. seront désormais soumises à des réglementations contingentes spécifiques. Pourtant, si ces nouveaux élus se présentent en apôtres de la « démocratie participative », il y a un fossé avec leurs pratiques concrètes. Ces adeptes du « collectif » gouvernent leur ville et les métropoles entourés de leurs seuls proches : « Pierre Hurmic à Bordeaux, Grégory Doucet à Lyon ou, encore, Jeanne Barseghian à Strasbourg n’ont attribué qu’à des proches les postes de décision stratégiques, notamment les délégations des intercommunalités 4». Et la journaliste du Figaro Judith Waintraub d’ajouter : « Pierre Hurmic assume de ne pas partager le pouvoir à Bordeaux ».

Partition des électorats, faible appétence des électeurs, dérive technocratique du pouvoir municipal, dilution du pouvoir et des responsabilités, la liste est longue des maux de la crise de la République municipale qui gouverne les métropoles ; cela est d’autant plus fâcheux que leurs maires sont cités en exemple et érigés en interlocuteurs naturels de l’État. Eu égard à la place conquise par les métropoles dans la production des richesses, dans la reconfiguration de l’espace national et social du pays, il n’est pas abusif de dire que leurs manquements démocratiques sont un grave symptôme de la crise de la République.

Notes :

1: Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

2 : Pierre Guillaume, « Bordeaux oublie son port », in Guy Saupin, Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, PUR, 2006, p.419-427.

3 : Judith Weintraube, « Les folies des nouveaux maires écolos : leurs obsessions, leur idéologie, leurs dégâts », Le Figaro, 4 septembre 2020.

4 : J. Waintraub, op. cit., 4 septembre 2020.

Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ?

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Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique, elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines. Par Maximilien Pierre-Latour.


 

Introduction

Avec l’irruption brutale de la crise causée par la pandémie du virus Covid-19 dans la vie de sociétés qui, imprudemment, croyaient trop souvent en avoir fini avec le tragique, la vieille machine administrative centralisée française, montre à nouveau son visage séculaire. Quels qu’aient pu être les retards, les imprévoyances et les erreurs du Gouvernement dans la réponse à la crise, qui semblent majeurs et dont il faudra évaluer attentivement l’ampleur une fois la crise passée, force est de constater que la machine de l’État fait face, mieux qu’ailleurs, aux urgences du moment. Alors que le gouvernement espagnol et celui de la communauté autonome de Catalogne se déchirent sur leurs responsabilités, que les États-Unis réagissent par morceaux et en désordre conformément à leur nature fédérale, que la fermeture des établissements scolaires en Allemagne dépend de la décision de chaque land, l’État à la française montre sa vertu. Les agences régionales de santé, administration déconcentrée de l’État, sont à pied d’œuvre pour accroître les capacités de réanimation des hôpitaux et transférer les malades des zones les plus touchées vers celles encore relativement épargnées. Le maillage préfectoral, relayé par les communes, organise aussi bien que possible la continuité des activités vitales, suivant les instructions des ministères concernés. En temps de crise, la centralisation tant décriée réapparaît pour ce qu’elle est, un gage d’efficacité administrative, de cohérence et de rapidité. Quant à la décentralisation, elle semble pour quelques semaines engloutie dans l’oubli par les impérieuses exigences du réel. Là où elle fut conduite, notamment en matière de stockage des masques, elle a montré toutes ses limites. Ainsi Marisol Touraine déclare-t-elle dans Le Figaro du 23 mars : « En 2013, il y a un avis du SGDN qui dit que chaque collectivité, entreprise ou établissement est responsable de ses stocks, car l’État ne peut pas tout stocker. C’est ce qu’ont fait la mairie de Paris, ou le ministère de la Santé pour les urgences. Ce n’est pas un changement de doctrine, c’est une décentralisation ». Si l’on peut s’étonner qu’un État moderne comme la France ne soit pas à même d’assurer le stockage de masques, il faut bien interroger les soubassements idéologiques conduisant à décentraliser cette décision… et en reconnaître le bilan catastrophique.

Telle qu’elle fut menée en France, la décentralisation a tendu à mettre de plus en plus en danger la République[1]. Multipliant les exceptions, elle a calqué les structures administratives sur les revendications catégorielles, voire identitaires. Elle n’a pas pour autant favorisé la démocratie. Devenue illisible, elle est demeurée affaire d’élus et, d’élection en élection, une part croissante des citoyens s’en est détournée pour se réfugier dans l’abstention. Diluant les responsabilités entre au minimum cinq niveaux d’action publique[2], elle a affaibli notre capacité collective à conduire de grands projets, à aménager le territoire et à assurer l’égalité des citoyens devant la loi. Cette note se propose de remettre sur le métier la toile d’une décentralisation dysfonctionnelle dès le départ pour en reposer la superstructure sur des fondations démocratiques et républicaines.

Construisant sur les fondations posées par l’arasement révolutionnaire de la marqueterie administrative archaïque léguée par l’Ancien régime et la création des départements, l’État centralisé et uniforme fut la clef de voûte de l’unité de la société française. La simplicité et l’efficacité redoutable de l’édifice donnèrent à la France une véritable « constitution administrative » qui devait survivre, moyennant de minimes évolutions, à toutes les vicissitudes de l’histoire politique agitée du pays entre 1800 et 1981. C’est grâce à cette armature solide que purent être conduits les grands efforts d’unification du pays avec la mise en œuvre de l’école obligatoire, le service militaire universel et la grande politique d’aménagement du territoire des années 1960 et 1970. Elle permit aussi à la France d’affronter victorieusement sa plus grande épreuve, la Grande Guerre, en mobilisant efficacement toutes les ressources de la nation.

En comparant l’article 3 de la loi du 28 pluviôse An VIII (17 février 1800)[3] avec les 136 articles et 188 pages de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, plus connue en tant que loi « NOTRe », établissant la dernière en date des grandes « réformes territoriales » qui ont rythmé l’actualité politique des dernières décennies depuis 1982, on est frappé par l’impression de confusion et d’enchevêtrement que donne désormais notre organisation administrative. À l’imposante façade néoclassique a succédé un patchwork disgracieux d’aspirations contradictoires, un édifice menaçant ruine, mais maintenu debout au jour le jour par des étais provisoires.

La décentralisation, soit le transfert de certaines compétences des administrations territoriales de l’État à des autorités locales élues, a représenté dans notre histoire institutionnelle une rupture d’une extraordinaire portée, dont on ne mesure en général pas l’importance et qui peut prétendre, avec la signature du traité de Maastricht, au titre de plus importante décision prise par les dirigeants français depuis 1974. À en juger par la succession rapide des réformes, remplaçant sans repos une cote mal taillée par une autre dans une large indifférence du public, force est de constater que la France n’a pas retrouvé, depuis 1982, un équilibre institutionnel dans lequel elle se reconnaît s’agissant de son organisation territoriale. Pourtant, alors que le bilan d’une transformation aussi brutale reste à établir, il suscite peu de débats intellectuels, et encore moins politiques. Tout se passe comme si le spectacle des défauts patents de l’organisation territoriale actuelle du pays ne suffisait pas à surmonter une convergence d’intérêts bien compris des partis politiques pour maintenir un système qui permet à chacun de se reposer sur un coussin de mandats locaux dont l’exercice neutralise la critique.

Il paraît donc indispensable d’établir sans timidité le bilan de ces quarante ans d’expérience administrative, à l’aune des principes et des intérêts qui ont servi de cadre à la décentralisation. On verra ainsi se dessiner les contours d’une véritable contre-révolution silencieuse dans l’ordre administratif, dont les citoyens payent quotidiennement le prix à travers l’impuissance et l’inefficacité des pouvoirs publics. Alors seulement sera-t-il possible d’esquisser les principes d’une remise en ordre de l’organisation territoriale de l’État et des collectivités, qui réponde enfin à la fois aux nécessités démocratiques et républicaines de l’action publique et à la culture politique particulière à la France.

 

Table des matières

I. L’échec de la décentralisation depuis les années 1980 

A. Des objectifs mal posés

1) Une théorie de la décentralisation inefficace et peu démocratique

2) Une décentralisation construite par et pour les notables

B. Des principes dysfonctionnels

1) Une décentralisation bureaucratique plutôt que normative

2) La décentralisation normative impossible

II. Relever l’État territorial et retrouver la puissance d’agir publique 

A. Revoir l’organisation de la décentralisation

1) Élaguer le mille-feuille territorial

2) Redéployer les compétences pour viser à la fois une plus grande proximité locale et une plus grande efficacité nationale

B. Restaurer la commune, seul véritable lieu démocratique au niveau local

1) Renforcer l’autonomie communale

2) Favoriser la démocratie communale

 

I. L’échec de la décentralisation depuis les années 1980

A. Des objectifs mal posés

1) Une théorie de la décentralisation inefficace et peu démocratique

Si la décentralisation ne peut se justifier pour des raisons d’efficacité administrative, elle ne peut s’envisager que comme un apport démocratique.

À première vue, on peine en effet à comprendre l’intérêt de la décentralisation dans un pays à l’unité suffisamment ancienne et profonde pour s’en passer. Sur le plan de l’efficacité administrative, de l’organisation bureaucratique des pouvoirs publics, une administration unique et centralisée, obéissant aux mêmes règles et où le centre contrôle l’action de la base, sera plus efficace que cent administrations départementales dirigées par des élus aux intérêts différents et non-coordonnées entre elles. Par ailleurs, contrairement à une confusion qu’opèrent souvent les laudateurs sans recul de la décentralisation, l’idée commune selon laquelle « les meilleures décisions sont prises près du terrain », invoquant le fantasme du technocrate parisien décidant l’ouverture d’une piscine dans le Var, est parfaitement neutre quant à la question du degré souhaitable de centralisation. Une administration parfaitement centralisée – c’est-à-dire dont la seule légitimité politique procède du pouvoir central qui l’organise et la contrôle, peut en effet laisser de très larges marges d’initiative à ses représentants locaux, à travers la déconcentration.

 

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