La répression de la mendicité et la protection des droits fondamentaux : une rétrospective historique

© E. Delacroix, Le mendiant anglais, 1825

La répression de la mendicité constitue un paradoxe. Comment justifier la lutte contre une activité qui consiste, par l’aumône, à assurer sa survie, plutôt qu’une politique humanitaire ambitieuse ? Cette perspective pénale prend son origine au Moyen-Âge, période durant laquelle se développe une approche morale incriminant la mendicité. Depuis, l’évolution législative et jurisprudentielle française tend vers la fin de la répression. Pourtant, un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 19 janvier 2021, laquelle condamne la Suisse pour avoir infligé une amende à une personne ayant cherché à mendier dans la rue comme unique moyen de subsistance, montre que l’approche punitive perdure dans certaines régions d’Europe et met en lumière son incompatibilité avec l’exercice des droits fondamentaux. Elle a également persisté jusqu’à tardivement en France, « pays des droits de l’homme », jusqu’à la suppression de l’essentiel des incriminations liées à la mendicité en 1994. Nous revenons sur l’origine de ce paradoxe à l’époque de la consécration de la Déclaration durant la Révolution pour comprendre la justification d’une politique difficilement conciliable avec les droits nouvellement consacrés. 

Un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Lacatus c/ Suisse en date du 19 janvier 2021 rappelle l’inadéquation entre la protection des droits fondamentaux et la sanction de la mendicité. En effet, il a été jugé que la sanction de la demande d’aumône porte atteinte à la dignité humaine si l’individu incriminé ne dispose pas d’autres moyens de subsistance. Cette jurisprudence récente s’inscrit dans la continuité du droit interne français puisque le délit de mendicité a été abrogé au moment de l’instauration du nouveau code pénal en 1994, sauf si celle-ci est faite de manière agressive, sous la menace d’un animal dangereux ou encore si elle met en cause des enfants. Toutefois, le traitement administratif succède à l’appréhension pénale de la mendicité. Les maires peuvent prendre des arrêtés anti-mendicité au gré des sensibilités politiques locales dans une logique de préservation de l’ordre public. 

Cette évolution est susceptible d’être avortée si l’on se fie à une récente décision du 6 juillet 2018 du Conseil constitutionnel, qui, en reconnaissant la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, semble s’inscrire en opposition à ces arrêtés. En effet, les juges ont pu reconnaître cette liberté fondamentale, à l’instar du tribunal administratif de Besançon dans une décision du 28 août 2018, sans toutefois considérer que celle-ci soit entravée par un arrêté anti-mendicité. Le Conseil d’État n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer à ce sujet. 

La répression de la mendicité : une problématique ancienne

La tension entre, d’une part, des motivations d’ordre public induisant une logique répressive et, d’autre part, la préservation des droits fondamentaux propres à chaque individu puise son origine dans la naissance de la question sociale, pour reprendre le propos du sociologue Robert Castel. Cette approche répressive est née au Moyen-Âge, à une époque où l’apparition de la peste engendre une suspicion générale à l’égard de ceux ne pouvant vivre que de l’aumône. Cette méfiance s’est perpétuée les siècles suivants, jusqu’à devenir prépondérante à partir du XVIe siècle. Dans l’imaginaire collectif, le travail a non seulement la fonction d’assurer au travailleur les moyens de sa subsistance, mais il possède aussi une dimension morale, motivée par des fondements religieux. De fait, il ne s’agit pas de fournir du travail dans l’optique de favoriser l’enrichissement des plus pauvres, mais plutôt de résorber les désordres moraux considérés comme responsables de leur fragilité sociale. Cette approche morale légitime l’instigation de moyens coercitifs, afin de contraindre les mendiants à travailler. Michel Foucault en conclut dans son Histoire de la folie à l’âge classique que « travail et oisiveté ont tracé dans le monde classique une ligne de partage qui s’est substituée à la grande exclusion de la lèpre ». 

L’épisode révolutionnaire ne déroge pas à cette constante. Cependant, la Révolution s’accompagne d’un volontarisme politique résolument optimiste en ce qui concerne la fin de la mendicité. L’ambition des Constituants est de mettre un terme à la misère, qui est consubstantielle à la vie sociale de l’Ancien Régime. C’est à cette fin qu’un comité chargé de l’extinction de la mendicité est formé à la fin du mois de janvier 1790. Celui-ci est chargé de proposer l’établissement d’une nouvelle législation en faveur des secours publics au profit des indigents. Ses dévolutions sont larges : il entend s’assurer tant du soin à donner aux pauvres malades des villes et des campagnes que de la fin de la mendicité. La tâche est immense : le Comité de mendicité, sur la base de données rapportées par les départements, estime le pourcentage d’indigents au sein de la population à 11,6 %. L’État monarchique et le dysfonctionnement des institutions charitables sont pointés du doigt. L’indigent est avant tout perçu comme une victime des lois et des carences de l’État. Aussi, l’ambition régénératrice des Constituants s’accompagne d’une latitude sans pareille en la matière. Représentants de la nation souveraine, ils entendent opérer un ensemble de réformes visant à la fois à assurer des secours à tous les citoyens et à mettre un terme aux vicissitudes propres à l’Ancien Régime. 

Une distorsion des droits de l’Homme difficilement justifiable

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que d’aucuns qualifient de déclaration bourgeoise, range, dans son article 2, la liberté et la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme. À cette époque, la conception de la propriété suppose que chaque citoyen dispose par nature de celle-ci, quelle que soit sa condition sociale. L’influence de l’anglais John Locke est considérable. Dans son Second traité du gouvernement civil, il s’oppose à Thomas Hobbes en expliquant que chaque homme est par nature propriétaire de lui-même. C’est pour assurer sa conservation que l’homme étend sa propriété sur les biens qui lui sont nécessaires et qu’il contracte avec ses semblables pour former une communauté politique afin de protéger la propriété de chacun. Ainsi conceptualisée, la jouissance de la propriété entre inéluctablement en conflit avec le droit pour le politique de punir celui qui vit grâce à l’aumône. Nous pouvons même aller plus loin : l’homme est entré en société parce que les autres l’aideront pour subsister. Locke va jusqu’à dire que chaque être humain a droit par nature, avant même l’institution du politique, au superflu des autres si celui-ci n’arrive pas à assurer seul sa survie. Il s’agit donc d’un droit de chacun à la subsistance, que l’on retrouve à la fois en tant que droit propre à chaque humain mais aussi sur le plan sociétal en tant que fondement du pacte social. 

Pourtant, les préjugés tendant à considérer le recours à l’aumône pour subsister comme le résultat d’une supposée paresse restent tenaces au début de la Révolution. Le président du Comité de mendicité, François de Larochefoucauld-Liancourt, est donc partagé de manière incroyablement moderne entre une conception morale de la mendicité, découlant d’une supposée responsabilité individuelle, et la jouissance des droits fondamentaux. Si le Comité de mendicité présente d’ambitieux projets pour secourir les plus pauvres jugés inaptes au travail, la logique répressive est renouvelée à l’égard de ceux que l’on estime aptes à exercer une activité. Pour sortir de ces deux injonctions contradictoires, Larochefoucauld légitime le droit de punir la mendicité en se fondant sur un principe d’utilité sociale. Ce principe suppose que chaque citoyen doit travailler au profit de la communauté politique. Il assure ainsi que : « l’homme sans avances, ne pouvant subsister sans travail qu’au préjudice de quelqu’un, peut donc être contraint au travail par la nature même du pacte social […]. La répression de cet homme, qui, sans rien posséder, voudrait vivre sans travailler, n’est donc qu’une suite de la convention qu’il a faite lui-même en se mettant en société […]. Elle ne blesse donc pas les droits de l’homme ; elle les maintient ».

L’argumentaire développé présente de sérieuses lacunes car il restreint considérablement la conception de la liberté. Son propos ne semble a priori pas s’opposer à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme, qui entrevoit des restrictions possibles à l’exercice de la liberté. Cette dernière « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Cette définition peut se rattacher à une conception positive de la liberté, c’est-à-dire que la loi peut déterminer la façon dont l’individu doit agir pour être libre. 

A contrario, la liberté négative suppose une absence d’entrave. Ce serait cependant méconnaître les fondements intellectuels de la conception de la liberté positive afin d’asseoir le droit de punir la mendicité. Cette dernière est liée au légicentrisme d’inspiration rousseauiste. Dans Du contrat social, la loi permet l’émancipation de l’homme et elle ne peut pas être oppressive car chaque citoyen fait partie intégrante du Souverain. Celui-ci obéit à la loi car il se l’est lui-même fixée en tant que membre du corps politique. En entrant en société, l’homme devenu citoyen bénéficierait de la liberté et de l’égalité civiles. Grâce à la formation du contrat social, selon les modalités fixées dans l’ouvrage éponyme, l’homme pourrait retrouver les inclinaisons originelles et, grâce à un échange avantageux, gagner la liberté civile, et l’égalité morale et légitime. Cette dernière suppose un remplacement des inégalités naturelles, c’est-à-dire physiques, par une égalité « par convention et droit », laquelle suppose un certain nivellement des fortunes afin que le pauvre ne tombe pas sous la domination du riche. Rousseau précise son propos lorsqu’il définit l’égalité en société : « il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ».

Ainsi, la conception rousseauiste du travail place cette activité comme un devoir social. Elle traduit une conception de la liberté comme non domination, qui suppose que riches comme pauvres doivent travailler. La limitation des inégalités matérielles et l’indépendance assurée par les revenus du travail permettent d’affermir la liberté et l’égalité civiles. Si, pour reprendre son propos dans l’Émile, « travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon », cela ne suppose pas pour autant de punir celui qui vit de l’aumône. En effet, le premier devoir du gouvernement est de s’assurer que personne ne soit réduit à devoir mendier. Son propos est explicite dans son Discours sur l’économie politique : « le devoir [du gouvernement] n’est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l’abondance tellement à leur portée, que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile ». Ainsi, le fondement de l’utilité sociale défendu par Larochefoucauld-Liancourt vacille concernant la protection des droits fondamentaux. La place que donne Rousseau au travail n’est légitime qu’à la condition de diminuer fortement les inégalités économiques. De plus, la répression de la mendicité déroge également à la conception lockéenne de la liberté. Bien que Locke se montre dur à l’égard de ceux vivant de l’aumône dans son Report on the poor, celui-ci entend obliger les communautés à secourir leurs pauvres si elles ne leur trouvent pas de travail pour subsister. 

Aujourd’hui, la répression de la mendicité constitue un angle mort dans nos sociétés libérales. Celles-ci placent le travail et l’utilité économique comme le fondement du lien social, légitimant la sanction à l’égard de ceux qui s’en écartent. Cette approche morale du traitement de la mendicité, puisant son origine au Moyen-Âge, justifie la répression en raison d’une volonté supposément délibérée de survivre dans cette situation, et de troubler, par la demande d’aumône, l’ordre public. Pourtant, la mendicité, ultime recours à la survie, suppose, pour reprendre l’arrêt de la CEDH, « le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins ».

Robespierre : « Discours sur la propriété » suivi du projet de Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen

Le 24 avril 1793, tandis que Marat, acquitté par le tribunal révolutionnaire, fait son retour à la Convention sous les acclamations des députés montagnards, Robespierre monte à la tribune. Il y présente le projet de révision de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, promulguée quatre ans plus tôt. Depuis 1789, la Révolution s’est radicalisée : sous la pression des monarchies coalisées de l’Europe et des sociétés populaires, les Tuileries furent prises et le Roi guillotiné. Il reste à faire entrer la nouvelle conception du principe d’égalité dans le marbre des lois. C’est le projet décrit par Robespierre dans ce discours sur la propriété que nous rééditons pour la collection des « grands textes » de LVSL.


Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n’alarme personne. Âmes de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu’à la félicité publique. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus. J’aimerais bien autant pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytannée, aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d’opprimer, d’avilir, et de s’assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, « le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature. » Nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles, pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

Art. Ier — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

II. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

III. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

IV. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.

Vous parlez aussi de l’impôt, pour établir le principe incontestable qu’il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants ; mais vous oubliez une disposition que l’intérêt de l’humanité réclame : vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ? Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes :

« Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »

Le comité a encore absolument oublié de consacrer les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes à toutes les nations, et leur droit à une mutuelle assistance. Il paraît avoir ignoré les bases de l’éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l’estime des peuples ; il est vrai qu’ils peuvent avoir l’inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J’avoue que cet inconvénient ne m’effraie pas ; il n’effraie point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux. Voici mes quatre articles :

Art. Ier. — Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

II. — Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

III. — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature.

 

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

 

Les représentants du peuple français, réunis en Convention nationale,

Reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l’ignorance ou du despotisme contre l’humanité ; convaincus que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde,

Ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés, inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat, la règle de ses devoirs ; le législateur, l’objet de sa mission.

En conséquence, la Convention nationale proclame, à la face de l’univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen :

Art. — Ier. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

II. — Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et de sa liberté.

III. — Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

L’égalité des droits est établie par la nature : la société, loin d’y apporter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire.

IV. — La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme d’exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principes, et la loi pour sauvegarde.

Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l’impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires de la liberté de l’homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

V. — La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société : elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

VI. — Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique : elle n’est point une loi.

VII. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

VIII. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

IX. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

X. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

XI. — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

XII. — Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

XIII. — La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

XIV. — La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

XV. — Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

XVI. — Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain, assemblée, doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté : elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

XVII. — La loi doit être égale pour tous.

XVIII. — Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

XIX. — Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

XX. — Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire de sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques, où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.

XXI. — Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

XXII. — Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle, et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s’y soumettre, et si l’on veut l’exécuter par violence ; il est permis de le repousser par la force.

XXIII. — Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l’objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.

XXIV. — La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

Quand le gouvernement opprime le peuple, l’insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de se défendre lui-même.

Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.

XXV. — Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’abus de l’autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

XXVI. — Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l’ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

 

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