Le populisme, voilà l’ennemi ! – Par Thomas Frank

Le journaliste américain, Thomas Frank, dont les travaux Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche continuent de faire autorité, revient avec un nouvel ouvrage intitulé, non sans ironie, Le populisme, voilà l’ennemi ! (Agone, 2021). Un mot d’ordre en réalité propre à l’anti-populisme qui sature les discours des élites, brandissant l’arme de la raison face aux passions populaires. On aurait cependant tort de croire ce phénomène propre au XXIème siècle : l’histoire érudite que retrace Thomas Frank démontre, au contraire, en quoi l’anti-populisme traverse la scène politique américaine depuis la fondation du Parti du Peuple (People’s Party) en 1892 et manifeste un anti-démocratisme qui n’ose pas dire son nom. À rebours de l’opinion commune, Thomas Frank soutient alors que la solution au malaise contemporain peut être « populiste » – à condition de renouer avec l’espoir dont il était initialement porteur et de démentir l’idée contre-révolutionnaire qui voudrait que la politique ne soit pas l’affaire de tous. Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre VIII, « Blâmons maintenant les ignares ».

La longue controverse sur le populisme que j’ai retracée dans ce livre est, pour partie, une affaire d’image et de rhétorique. Mais elle met aussi en jeu une question de fond : comment les libéraux doivent-ils concevoir leur rapport au pays qu’ils veulent rénover et aux gens qu’ils souhaitent diriger ? Un modèle libéral – le paradigme élitiste – admire l’expertise et compte sur les professionnels surdiplômés pour prendre les bonnes décisions en notre nom. L’autre – le modèle populiste – compte sur les gens ordinaires en tant qu’ultimes dépositaires du génie démocratique.

Pendant de nombreuses années, le Parti démocrate a suivi le modèle populiste : c’était là tout le sens du libéralisme pour nombre de ses dirigeants. Mais à partir des années 1970, la mission a commencé à évoluer. Au fil d’innombrables débats internes au parti, les démocrates en sont venus à se voir non plus comme la voix des travailleurs mais comme une sorte de rassemblement des doctes et des vertueux.

L’ironie de la chose, c’est qu’ils sont parvenus à cette conception au moment même où le populisme, en tant qu’hostilité généralisée à l’establishment, était en train de gagner tout le pays. De Madison Avenue aux ondes de la radio musicale de leurs mornes petites villes, les Américains de tout acabit se voyaient en rebelles vent debout contre les règles, la tradition et l’autorité. Même les conservateurs posaient en insurgés. Le seul groupe qui semblait avoir du mal à se faire à ce nouveau climat était le Parti démocrate.

C’est ainsi que nous arrivons enfin à la synthèse désastreuse à laquelle les nombreux fils contradictoires de ce livre nous ont menés : tandis que les conservateurs se sont mis à claironner leur soulèvement, les libéraux se sont retournés contre lui. Ils sont devenus anti-populistes.

La faction dominante du Parti démocrate a décidé qu’elle ne voulait pas participer à la moindre critique systématique des grandes firmes, des monopoles ni de l’industrie de la finance. Elle a renâclé à construire ou à soutenir tout mouvement de masse. L’idée de rassembler une coalition de travailleurs s’est mise à lui inspirer un profond dégoût.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate. La bonne réponse à l’offensive de classe de la droite, ont commencé à se dire les démocrates, est d’arrêter de se réclamer eux-mêmes de la tradition populiste et de dépasser totalement l’idéologie.

Mépriser l’idéologie et les passions, soutenir que nos problèmes étaient de nature technique – voilà en bref ce à quoi ne tarderait pas à se résumer la philosophie démocrate.

Si on la rapporte aux succès électoraux des démocrates à l’époque du New Deal, on doit bien constater que cette stratégie n’a pas été particulièrement gagnante. Cependant, aucun de leurs nombreux revers au fil des ans n’a conduit leurs maîtres à penser à revenir sur la décision de devenir le parti de l’élite en col blanc. Au contraire, les démocrates ont employé tout le pouvoir dont ils disposaient pour soutenir le secteur des banques d’investissement et conclure des accords commerciaux conçus non pour développer l’industrie américaine mais pour la siphonner. Mis en cause par des électeurs qui faisaient les frais de ces politiques, les démocrates sortaient des économistes et des politologues de leur manche pour expliquer aux travailleurs que tout ce qui leur arrivait n’était que l’effet de la fatalité, du progrès économique lui-même. La situation ne devait pas être changée. Elle devait être acceptée et supportée.

Le mot même de « populisme » a été frappé d’anathème par les penseurs du parti. En 1992, dans un livre largement célébré, l’apprenti pontife Mickey Kaus conseillait aux démocrates d’abandonner la cause traditionnelle de l’égalité économique et de résister à ceux qu’il qualifiait de « populistes libéraux » : les démocrates doivent cesser d’écouter les syndicats, disait-il, et afficher clairement leur rupture avec le « sous-prolétariat » noir1. Les déclarations de ce genre étaient banales dans les publications du Democratic Leadership Council (DLC), où les populistes étaient définis comme ceux qui « résistent aux changements induits par la Nouvelle économie » et regrettent vainement « les jours glorieux » où les Américains avaient « des emplois stables dans des grandes entreprises »2.

La référence aux « grandes entreprises » n’était pas sans intérêt, mais sur le fond, l’argumentaire était toujours le même. Pour les démocrates, les populistes étaient des gens qui refusaient bêtement l’avenir, pleurant sur leurs bien-aimés trimardeurs quand tout le monde voyait bien que les seuls qui comptaient désormais étaient les professionnels en col blanc, soit la « classe de la connaissance », pour employer la formule co-inventée par le politologue William Galston. Ce que le dynamisme innovant de cette classe représentait, c’était le pouvoir de l’enseignement supérieur et la façon dont « des millions d’Américains étaient en train de rejoindre les rangs de la classe moyenne supérieure et des possédants », déclarait en 1998 un manifeste du DLC co-écrit par Galston3. Les Américains devenaient intelligents, les Américains devenaient riches. Par conséquent, le Parti démocrate devait devenir le parti des gens riches et intelligents, des « électeurs haut de gamme plus instruits » qui voulaient des plans épargne retraite privés mais étaient un peu moins emballés par les écoles publiques. Dans l’une de ses nombreuses dénonciations du populisme, Al From, figure incontournable du Parti démocrate, psalmodiait : « Sous l’ère industrielle, la classe ouvrière dominait le corps électoral. Mais le nouveau corps électoral de l’ère de l’information est de plus en plus dominé par les électeurs des classes moyenne et moyenne supérieure qui vivent en périphérie des grandes villes, travaillent dans la nouvelle économie, sont culturellement tolérants et ont des opinions politiques modérées4. »

Cette post-idéologie n’a pas tardé à devenir le sens commun de la faction dominante du parti. Ayant laissé le New Deal derrière eux, les démocrates se réinventaient en leaders d’une ère d’innovation et de flexibilité, d’abondance et de sophistication, de banquiers d’investissement et de milliardaires des nouvelles technologies. Quand leur tour est venu d’occuper le pouvoir en 2008, ces leaders d’un nouveau style ont refusé de démembrer les banques de Wall Street. Ils ont élaboré une forme d’assurance maladie nationale qui, étonnamment, ne causait aucun tort à Big Pharma ni aux assurances privées. Rayonnants d’exubérance futurible, les cadres de la Silicon Valley avaient envahi la Maison-Blanche de Barack Obama et squattaient l’organisation de la campagne présidentielle de celle qui devait lui succéder, Hillary Clinton, pour faire entrer la nation dans un nouvel âge d’or de cyber-transformation.

Jusqu’au bout, ce fantasme post-idéologique de la classe de l’information a continué à marcher d’un pas tranquille et le port fier. Un mois avant l’élection de 2016, le président Obama a accueilli sur la pelouse Sud de la Maison-Blanche (le South Lawn) une déclinaison du fameux festival de l’innovation texan, South by South West, rebaptisé pour l’occasion « South by South Lawn ». Sous un parfait ciel d’octobre, des stars hollywoodiennes croisaient des climatologues devant un public choisi (au terme d’un processus de candidature fondé sur le mérite) qui pouvait contempler des œuvres d’art conceptuel colorées et écouter parler de solutions créatives à la pauvreté ou aux maladies. Et sur ce ton de simplicité bonhomme qu’on lui connaît, le président disait sa confiance de nous voir surmonter le réchauffement climatique mondial « parce qu’il se trouve que nous sommes le secteur économique et entrepreneurial le plus innovant et dynamique au monde ». C’était le dernier moment de suprême assurance du libéralisme de consensus, une performance si impeccable qu’une fan journaliste n’a pu s’empêcher de surnommer Obama notre « commandant-en-cool »5.

Quelques mois après ce merveilleux après-midi, la campagne présidentielle démocrate qui comptait tranquillement installer Hillary Clinton dans le fauteuil d’Obama était l’illustration parfaite de cette imperturbable suffisance. Si l’objectif ultime de la politique moderne était l’« affinité entre les élites » (comme Edward Shils l’avait dit en 1956), alors les démocrates ont sans doute atteint le nirvana cet automne-là. La campagne de Clinton ne se contentait pas de promettre le consensus, ouvrant sa table aux représentants de Wall Street, de la Silicon Valley et de l’appareil national de sécurité, elle était en elle-même un acte de consensus. Toutes les orthodoxies avaient leur place. Pour une fois, la candidate démocrate a levé et dépensé plus de fonds pour sa campagne que son rival républicain. Dans les villes universitaires du pays et les périphéries huppées de la classe de la connaissance, elle était acclamée comme l’incarnation de l’inévitable.

Comme en 1936, l’« affinité entre les élites » englobait les économistes de profession, dont 370 représentants ont signé une lettre ouverte invitant à ne pas voter pour Donald Trump. Elle a aussi entraîné la presse, les journalistes ayant pris le parti de Clinton par une forme de solidarité de classe de la connaissance. Elle a écrasé Trump dans la course aux soutiens des titres de presse, cinquante-sept des plus grands journaux du pays se rangeant derrière Clinton contre deux seulement derrière Trump ; et 96 % de l’argent donné par les journalistes pendant la campagne présidentielle est allé à Clinton . Presque tous les sondages commandés par les médias affirmaient que Clinton l’emporterait facilement. En octobre 2016, le New York Times a rapporté qu’elle concentrait sa campagne dans les États républicains afin d’élargir sa victoire certaine contre le raciste Trump6.

Puis, le 8 novembre, l’impensable s’est produit. L’imposteur milliardaire a réussi à remporter une grande partie des États du Midwest industriel en déclin, et avec eux la présidence. Abasourdie par le désastre, l’Amérique en col blanc a sombré dans une « peur de la démocratie » pareille à celles que j’ai décrites dans ce livre. Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis. Le fait que Trump n’ait nullement, en réalité, recueilli la majorité des suffrages n’a pas du tout ralenti ce récit irrésistible ; que son populisme ait été une totale imposture ne comptait pas davantage : pour les bien instruits et les bien lotis, cette vieille rengaine familière de l’anti-populisme est devenue le nouvel hymne fédérateur de notre temps.

Une fois de plus, le populisme était identifié comme le coupable : c’était l’esprit politique maléfique qui avait permis Trump et qui hantait les cauchemars des nantis.

Lawrence Goodwyn, le grand historien des soulèvements démocratiques de masse, a écrit que, pour construire un mouvement comme le Parti du peuple des années 1890 ou le mouvement syndical des années 1930, il fallait « être en rapport avec les gens tels qu’ils sont dans la société, autrement dit, dans un état que des observateurs avertis modernes ont tendance à considérer comme un état de “conscience insuffisante”7». Cette idée est si importante pour Goodwyn qu’il la reformule quelques pages plus loin : une condition essentielle d’un mouvement démocratique de masse est « d’accepter la conscience humaine au point où elle en est8».

Goodwyn mettait aussi en garde contre une politique de la « vertu individuelle », cette tendance à « célébrer la pureté » de notre supposé radicalisme. Si l’on veut démocratiser la structure économique du pays, affirmait-il, cela demande de la « patience idéologique9 », une suspension du jugement moral à l’égard des Américains ordinaires. Alors seulement pourra-t-on commencer à bâtir un mouvement puissant, prometteur et susceptible de changer définitivement la société10.

Si démocratiser la structure économique du pays ne vous intéresse pas, en revanche, le modèle de la vertu individuelle pourrait bien être ce qu’il vous faut. Les citoyens ordinaires y sont traités par le jugement et l’épuration, par l’annulation et le blâme. Il ne s’agit pas de construction mais de pureté, de moralité sans tache. Son opération favorite est la soustraction, sa forme rhétorique de prédilection la dénonciation et son objectif de maintenir la cohorte des vertueux dans l’étroite orbite du plus vertueux de tous les vertueux.

Ce qui a submergé d’immenses secteurs du libéralisme américain après le désastre du 8 novembre 2016 est le contraire de la « patience idéologique » de Goodwyn. C’est le blâme à son paroxysme, une fureur de faire savoir aux électeurs de Trump quel genre de personnes insuffisantes et même parfaitement nulles elles étaient. La tendance élitiste qui n’a cessé de progresser chez les libéraux depuis des décennies s’est élancée vers son bruyant couronnement chicanier.

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer. C’est un geyser de remontrances prêt à jaillir contre tout adolescent ayant commis un geste d’appropriation culturelle, contre le choix inopportun d’un rôle par tel acteur, contre un discours public dont les idées ne plaisent pas, contre le déchargement illégal d’ordures ménagères, contre la technique d’élagage inappropriée repérée dans une banlieue voisine. Son objectif typique n’est pas, comme le populisme, de reprendre le contrôle des banques et des monopoles mais de monter une organisation à but non lucratif, de séduire les banques et les monopoles pour obtenir des financements puis… de blâmer le monde entier pour ses péchés.
Les populistes rêvaient autrefois de ce qu’ils appelaient une « société coopérative », mais c’est aujourd’hui une société vindicative qui inspire le rénovateur, une utopie du blâme où le tribunal siège jour et nuit et où les vertueux ne cessent de rendre les jugements les plus sévères sur leurs inférieurs économiques et moraux. […]

Là où le populisme est optimiste à l’égard des électeurs ordinaires, la variété de libéralisme que j’ai à l’esprit les regarde avec un mélange de soupçon et de dégoût. Elle rêve non de syndiquer l’humanité mais de la policer.

C’est une génération de libéraux centristes qui désespèrent collectivement de la démocratie elle-même. Après avoir tourné le dos à la question ouvrière, qui constitue traditionnellement le cœur de la problématique des partis de gauche, les démocrates ont regardé les bras croisés la démagogie de droite s’enraciner et prospérer. Puis, le peuple ayant fini par assimiler le torrent de propagande pseudo-populiste qui s’abat sur lui depuis cinquante ans, les démocrates se sont retournés contre l’idée même de « peuple »11.

L’Amérique s’est fondée sur l’expression « Nous le peuple ». Pourtant Galston nous demande de surmonter notre obsession de la souveraineté populaire. Comme il l’écrit dans Anti-Pluralism, sa charge de 2018 contre le populisme, « nous devrions mettre de côté cette conviction étroite et suffisante : il existe des alternatives viables au peuple comme source de légitimité12 ».

Assurément. Dans les pages de ce livre, nous avons vu des anti-populistes expliquer qu’ils méritent de régner parce qu’ils sont mieux qualifiés, ou plus riches, ou plus rationnels, ou plus durs à la tâche. La culture contemporaine du blâme moral perpétuel correspond parfaitement à cette manière de penser : elle ne fait que reproduire le vieux fantasme élitiste.

Si l’establishment libéral est anti-populiste, ce n’est pas seulement parce qu’il n’aime pas Trump – qui n’est lui-même en rien un populiste authentique – mais parce que ce libéralisme est presque en tout point le contraire du populisme. Son ambition politique n’est pas de rassembler les gens dans un mouvement rénovateur mais de les blâmer, de les couvrir de honte et de leur apprendre à s’en remettre à leurs supérieurs. Il ne cherche pas à punir Wall Street ou la Silicon Valley – de fait, cette même bande qui réprimande, annule et blackliste, a été incapable de trouver le moyen de punir les banquiers d’élite après la crise financière mondiale en 2009. Ce libéralisme-là désire fusionner avec ces institutions du privilège privé, enrôler leur pouvoir dans sa croisade pour son idée du « bien ». Les districts libéraux prospères de l’Amérique sont devenus des utopies du blâme car c’est par le blâme que ce type de concentration du pouvoir économique se rapporte aux citoyens ordinaires. Ce n’est pas « l’autoritarisme de la classe ouvrière », c’est l’autoritarisme de la classe de la connaissance. Les gens au sommet, nous dit ce type de libéralisme, ils ont plus que vous parce qu’ils méritent d’avoir plus que vous : ces belles personnes vous dominent parce qu’elles sont meilleures que vous.

La différence la plus constante entre le populisme et son contraire est peut-être une différence d’humeur. Le populisme était et demeure incurablement optimiste – sur les gens, sur les possibilités politiques, sur la vie et sur l’Amérique en général.

L’anti-populisme ne parle que de désespoir. Il porte un regard plein d’amertume sur les humains ordinaires. Son aspiration à la rédemption de l’humanité est nulle. Sa vision du bien commun est sombre. Son humeur sinistre nous donne des livres qui portent des titres comme Défense de l’élitisme ou Contre la démocratie.

Le comble du sinistre est atteint quand l’anti-populisme envisage le changement climatique. Je pense à un texte largement commenté, paru dans le New York Times en décembre 2018, quelque deux ans après que l’élection de Donald Trump eut mis en lambeaux la vision du monde bien ordonnée de la classe de la connaissance. Cet article ne constitue pas en lui-même une déclaration politique mais le professeur de philosophie qui l’a écrit, Todd May, est un militant anti-Trump bien connu dans l’université où il enseigne. Cette publication à la page des tribunes du New York Times, la vitrine ultime de l’opinion libérale, m’est apparue comme un acte politique : le verdict définitif de l’élite démoralisée sur une population entêtée qui refuse de tenir compte de ses avertissements, se repaît de mensonges et s’obstine à préférer des démagogues ridicules à des experts responsables.

Le sujet de May est l’extinction de l’humanité : doit-elle arriver ou pas ? Le professeur formule son acte d’accusation du genre humain avec une certaine délicatesse, mais il est impossible de ne pas voir où il veut en venir. Nous sommes une espèce dangereuse, attaque-t-il, « causant une souffrance inimaginable à un grand nombre des animaux qui habitent » la Terre. Il cite le changement climatique et l’élevage industriel comme les pires de nos offenses et déclare que, « si l’histoire s’arrêtait là, ce ne serait pas une tragédie. L’élimination de l’espèce humaine serait une bonne chose, point ».

Mais il y a d’autres considérations à prendre en compte, admet le professeur. Les gens font parfois des choses louables. Par ailleurs, il serait cruel « d’exiger des êtres humains qu’ils mettent fin à leurs jours ». Pour finir, la solution de May est de ne pas choisir : « Il est fort possible que l’extinction de l’humanité soit une bonne chose pour le monde, et néanmoins, une tragédie. »

Ce type de pessimisme cérébral, cette aspiration à peine voilée à la mort de l’espèce, est une attitude qu’on rencontre partout ces temps-ci dans les cercles libéraux éclairés – voir toute la littérature sur l’« anthropocène ». C’est l’envers inévitable de la politique moralisatrice que j’ai décrite dans ce chapitre : le salaire de nos péchés, la récompense de notre incorrigible stupidité.

Chaque fois que j’ai affaire à des sentiments de ce genre dans cet abattoir de l’idéalisme qu’est Washington, mon esprit me ramène à ma bonne vieille ville de Chicago, un lieu bruyant, rouillé et âpre dont personne n’est jamais nostalgique mais où j’aime me rappeler comment les Américains ordinaires vivaient leur vie, la tête au travail, au jeu, et à la réussite, peut-être, un jour.

Je pense à Carl Sandburg, le « poète du peuple » du XXème siècle, un homme qui ne voyait pas de contradiction entre vie humaine et péché humain. Et je pense à son « Chicago », le plus grand de tous les poèmes populistes, qui reconnaît la vulgarité de la ville, tous ses péchés sordides : « On me dit que tu es méchante » ; « On me dit que tu es véreuse » ; « On me dit que tu es brutale » – toutes choses aussi vraies aujourd’hui qu’en 1914.

Mais « Chicago » n’est pas un hymne qui blâme. C’est une répudiation du blâme. C’est un chant sur l’amour de la vie malgré tout, l’amour de la vie des gens, même au milieu de toute cette horreur industrialisée éreintante :

Sous la fumée, de la poussière plein la bouche, riant de ses dents blanches,
Sous le poids terrible du destin riant comme rit le jeune homme,
Riant même comme rit le boxeur ignorant qui n’a jamais perdu un combat,
Crânant et riant d’avoir sous son poignet le pouls, et sous ses côtes le cœur du peuple,
Riant !

[1] Mickey Kaus, The End of Equality, Basic Books/A New Republic Book, New York, 1992, p. 173.

[2] Robert D. Atkinson, « Who Will Lead in the New Economy ? », Blueprint, 2 juin 2000.

[3] William A. Galston et Elaine C. Kamarck, « Five Realities That Will Shape 21st Century Politics », Blueprint, automne 1998.

[4] Al From, « Building a New Progressive Majority », Blueprint, 24 janvier 2001.

[5] Le festival « SXSL » a eu lieu le 3 octobre 2016 et on trouve une description du processus de sélection du public ainsi que la formule « commandant-en-cool » in Erin Coulehan, « Commander in Cool », Salon, 26 septembre 2016.

[6] Sur l’opposition des journalistes à Trump, lire Jim Rutenberg, « Trump Is Testing the Norms of Objectivity in Journalism », New York Times, 7 août 2016 ; David Mindich, « For Journalists Covering Trump, a Murrow Moment », Columbia Journalism Review, 15 juillet 2016. Sur leur financement de la campagne de Clinton : Dave Levinthal et Michael Beckel, « Journalists Shower Hillary Clinton with Campaign Cash », Columbia Journalism Review, 17 octobre 2016. Sur la campagne de Clinton dans les États républicains, Matt Flegenheimer et Jonathan Martin, « Showing Confidence, Hillary Clinton Pushes into Republican Strongholds », New York Times, 17 octobre 2016. Lire également Nate Silver, « There Really Was a Liberal Media Bubble », FiveThirtYeight.com, 10 mars 2017.

[7] Lire Lawrence Goodwyn, « Organizing Democracy : The Limits of Theory and Practice », Democracy, 1981, vol. 1, no 1, p. 51 – souligné par Goodwyn.

[8] Ibid., p. 59.

[9] Wesley Hogan, Many Minds…, op. cit.

[10] Lawrence Goodwyn, resp. The Populist Moment… (op. cit., p. 292) et « Organizing Democracy » (art. cité).

[11] Lire David Adler, « Centrists Are the Most Hostile to Democracy, Not Extremists », New York Times, 23 mai 2018.

[12] William Galston, Anti-Pluralism…, op. cit., p. 22 – Galston ne souscrit expressément à aucune de ces « alternatives viables ».

Politisation du pouvoir judiciaire : retour sur le boulangisme

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Aux élections partielles du 27 janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques par une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Au crépuscule du XIXe siècle, l’aventure boulangiste chamboule la République opportuniste à travers ses revendications et son écho populaire. En outre, l’usage de l’arme judiciaire à des fins politiques[1][2] pour sa neutralisation a eu des effets bien plus profonds que le mouvement lui-même. Bien que l’écroulement du boulangisme – aussi rapide que son ascension – ait été largement multifactoriel, la politisation du pouvoir judiciaire en a été l’une des causes déterminantes, reléguées pendant longtemps au second plan par l’historiograhie. Celle-ci s’est le plus souvent concentrée, par exemple sous la plume de Zeev Sternhell, sur le caractère potentiellement pré-fasciste du mouvement boulangiste.

Les facteurs de l’émergence du boulangisme à la fin des années 1880 sont nombreux. On peut évoquer brièvement une triple crise qui reprend à la fois le schéma labroussien (crise conjoncturelle et structurelle) et les modèles d’appréhension du populisme[3].

En effet, la France fait face à une crise économique et sociale, dans un contexte de ralentissement économique aigu qui met en cause les activités économiques anciennes, victimes de la modernisation (notamment l’artisanat à Paris, réceptif au boulangisme) et atteint les nouvelles industries, notamment dans le Nord[4]. Les grèves sont nombreuses et souvent réprimées, le chômage en progression. Ensuite, il faut mentionner une crise diplomatique dans un pays certes pacifiste, mais meurtri par la défaite de 1870 et les « provinces perdues », et dont les entreprises coloniales sont déjà critiquées. Enfin, la crise politique consécutive aux élections de 1885, qui ouvre une législature divisée en trois groupes égaux (droites monarchistes, républicains opportunistes et radicaux) et ainsi confrontée à un blocage, qui plus est atteinte par des scandales, notamment celui des décorations.

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Au sortir du restaurant Durand, Boulanger est acclamé par la foule après son élection comme député de la Seine.© Le Monde Illustré (BNF)

Dans ce contexte, le général républicain Boulanger, soutenu par les radicaux, se démarque en tant que ministre de la Guerre (1886-1887), et propose des réponses à ces différents enjeux : à la crise sociale, quand il refuse de réprimer les grévistes de Decazeville, à la crise politique en menant une politique offensive dans l’armée : autorisation de la barbe, modernisation avec le fusil Lebel, installation de guérites tricolores, conscription des séminaristes, radiation de la famille royale des cadres de l’armée… et à la crise morale par sa fermeté manifeste au moment d’une affaire d’espionnage à la frontière franco-allemande avec l’affaire Schnæbelé.

C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Le ministre Boulanger connaît alors une popularité considérable, mise en scène par la presse, notamment La Lanterne, et des chansonniers tels que Paulus, culminant lors de la revue du 14 juillet 1886. Mais le gouvernement Rouvier chute, Boulanger avec, et l’inquiétude suscitée par sa popularité entraîne son limogeage à Clermont-Ferrand, non sans mouvements de foules importants.

Une première tentative de plébiscite est organisée par des bonapartistes dans plusieurs départements : il est alors relevé de ses fonctions et peut donc se faire élire (l’armée, « grande muette », a des droits civiques très limités). C’est ainsi que commence le boulangisme électoral, sous forme de campagne plébiscitaire orchestrée par Thiébaud, bonapartiste jérômiste, le périodique La Cocarde de Labruyère ou encore l’ancien communard Henri Rochefort.

Un mouvement populiste ?

Beaucoup de choses ont été dites sur l’alliance hétérogène qui s’est nouée derrière la figure de Boulanger : l’état-major est composé de radicaux avancés (Georges Laguerre, Charles-Ange Laisant…) déçus par l’impossibilité d’action dans la chambre de 1885 après une élection les ayant favorisés par son type de scrutin et son contexte[5]. À côté de ces intransigeants, les blanquistes sont bien présents ainsi que d’anciens communards (Pierre Denis) et de rares anarchistes. Il faut ajouter la Ligue des patriotes, républicaine et nationaliste, qui constitue l’armée militante du mouvement. Son président, Paul Déroulède, est une figure emblématique du nationalisme français[6]. Gambettiste d’origine, il anime un courant revanchard mais pour le moment républicain.

Mais à côté de ces éléments actifs et visibles, la droite finance et soutient le général Boulanger. D’abord les jérômistes, courant bonapartiste social et anticlérical, qui parie rapidement sur l’homme, et lance même le boulangisme électoral après une rencontre à Prangins entre le général et Napoléon-Jérôme Bonaparte. Puis, une partie de l’état-major monarchiste, par l’entremise du camarade d’armée de Boulanger, Dillon, dispense des subsides au mouvement[7]. La duplicité du général est acceptée par les cadres boulangistes pourtant issus de la gauche, notamment lorsqu’il s’agit de financer leur élection.

Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire, mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

Au-delà des intrigues et des états-majors, Boulanger parvient à séduire un large panel de la population : les petits fonctionnaires, le bas de la classe moyenne et les ouvriers, notamment dans le Nord[8] ou la région parisienne, qui est un bastion boulangiste. Une comparaison entre la sociologie électorale et la sociologie militante reste à faire[9], mais cette diversité, en sus du style et des thèmes de campagne, lui vaut le qualificatif de populiste.

C’est pourquoi Ernesto Laclau s’est penché sur le cas Boulanger dans la Raison populiste[10], en le prenant comme exemple pour illustrer sa nouvelle définition du concept. Il l’utilise afin d’illustrer le rôle du leader, mais pour prolonger son interprétation sommaire – il n’est pas spécialiste de la question – on devrait ajouter l’hégémonie obtenue par le thème de la « révision constitutionnelle » issu de l’armature radicale : perdant de son sens purement constitutionnel, il devient un signifiant vide prompt à satisfaire à la fois la droite avide de restauration, les socialistes de République sociale, les demandeurs de morale… À cela s’ajoute un goût prononcé pour la démocratie directe (référendum, contrôle des élus, mandat impératif), opposée à un parlementarisme brocardé. En ce sens, il remet au centre du débat non pas la question de la nature du régime, puisqu’il reste républicain, mais sa forme, qui enflamme le conflit opposant représentation et participation directe[11].

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Aux élections partielles du janvier 1889 pour le département de la Seine, le général Boulanger est élu contre l’opportuniste Jacques dans une victoire écrasante. ©Navoin (BNF)

Après les deux victoires dans le Nord qui lui permettent de devenir député lors des élections partielles (avril puis août 1888), celle en Dordogne, et surtout après son élection en tant que député de Paris le 27 janvier 1889, où le pouvoir a eu peur d’une tentative de coup d’État largement fantasmée, la crainte d’une chambre boulangiste devient forte. On sait aujourd’hui – mais la remarque est téléologique – que le mouvement s’essouffle alors déjà, et que d’autres élections ont montré une désaffection. Mais au milieu de l’année 1889, à quelques mois des élections générales, les républicains au gouvernement veulent lui barrer la route à tout prix.

L’instrumentalisation de la justice comme arme politique

Pour ce faire, les champs d’action investis sont nombreux : usage de la technologie électorale (passage au scrutin par circonscription et à la candidature unique empêchant toute campagne plébiscitaire), pression sur les fonctionnaires… La police est largement mise à contribution, le ministre de l’Intérieur Constans[12] se montre impitoyable. Ainsi, en juin 1889, trois figures boulangistes – Déroulède, Laisant et Laguerre – sont arrêtées avant une conférence à Angoulême pour trouble à l’ordre public. Surtout, l’institution judiciaire est mobilisée dans un cas d’école d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, et ce en deux temps.

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Sur le banc des accusés, les membres de la Ligue des patriotes : debout, Paul Déroulède, en bas, les députés Laguerre et Laisant ainsi que le sénateur Naquet.©Le Figaro (BNF)

Le premier coup est porté à la Ligue des patriotes et à son chef Paul Déroulède, ainsi qu’à des cadres boulangistes membres de l’organisation, par ailleurs élus dans les deux assemblées (Naquet, Laguerre, Laisant, Turquet). Le terrain est préparé par une campagne de presse qualifiée par l’historien Bertrand Joly « d’intoxication » destinée à effrayer la population, notamment par le gonflement des effectifs[13]. Parallèlement, la police surveille activement l’organisation. Une sombre affaire de bombardement français de la colonie éthiopienne d’Achinoff, un aventurier russe ayant peu à voir avec le tsar, amène la Ligue des patriotes à lancer une manifestation contre le gouvernement, qui s’en serait pris à la Russie. Si l’organisation, russophile, instrumentalise l’événement, la réponse de la part du gouvernement est ferme. Ne parvenant pas à manier l’article 84 qui permet de condamner une action pouvant entraîner une déclaration de guerre, il déterre l’ancienne interdiction des associations de plus de vingt personnes. Après des perquisitions multiples et spectaculaires, un procès difficile – puisque sans preuve réelle[14] – se tient. Le verdict est faible mais la Ligue est dissoute.

Le deuxième coup est directement porté contre Boulanger. Le ministre de l’Intérieur Constans aurait fait courir la rumeur d’une arrestation imminente du « brav’ général » qui pousse, après de longues discussions, celui-ci à la fuite. Un procès lui est ensuite intenté par contumace, visant également le comte Dillon, trésorier et courroie de distribution des fonds monarchistes, ainsi que le journaliste Henri Rochefort, qui dispose encore d’une aura incontestable à Paris et d’une efficacité en termes de propagande.

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Henri Rochefort, Arthur Dillon et Georges Boulanger sont accusés de complot.©Librairie française (BNF)

Seulement, les ministres subissent le refus du procureur Bouchez d’intervenir dans ce procès politique, ce qui les contraint à réunir le Sénat en Haute-Cour de justice pour la première fois, renforçant l’aspect exceptionnel et politique de l’affaire, puisque la Chambre haute est de fait juge et partie[15]. L’absence des trois accusés en exil exclut sa transformation en tribune, et, bien que cette fuite ait, dans un premier temps, déconcerté le pouvoir, elle finit par desservir largement la cause du général, considéré comme pusillanime[16].

Cela s’accompagne de nombreuses perquisitions[17], chez son ancien secrétaire, ou au siège de La Cocarde pour récupérer le registre de soutien au général mis en place par Labruyère lors de sa révocation, et ainsi trouver la liste de ceux qui l’ont signé[18]. La police enquête même chez des proches fréquentés pendant ses années tunisiennes, bien avant son entrée en politique.

De l’avis de tous les historiens ayant abordé le sujet, le procès était un peu grossier, les accusations de complot et d’attentat indémontrables[19]. D’ailleurs, les preuves sont peu convaincantes et de nombreux témoignages émanent des institutions judiciaire ou policière. Mais, c’est surtout l’argumentaire qui étonne : peu d’éléments sur le complot, des jugements moraux, des interprétations de faits pour que la réalité colle avec le réquisitoire…

Ainsi, en analysant de près le discours de Jules Quesnay de Beaurepaire[20], on retrouve en abondance les champs lexicaux du « complot », de la « sédition », des « manœuvres » ou de la « conspiration » pour appuyer l’accusation. De même, il dénonce les populations mobilisées pour soutenir Boulanger, ces « masses » qui sont autant de « bandes » et « d’émeutiers », dans un contexte de peur des foules.

Dans une perspective d’étude du populisme, on voit bien que l’objectif est de ralentir la dynamique boulangiste, d’une part en empêchant l’éligibilité du leader, et d’autre part en portant atteinte à son image. Pour le premier volet, ce sera fait en septembre 1889 : malgré l’obtention de plus de 56% des suffrages, son élection dans la deuxième circonscription du XVIIIe arrondissement est annulée.

Pour son image, le réquisitoire de Quesnay est éclairant : offensive sur sa morale et sur celle de son entourage, sur son passé militaire (trafic d’influence, tractations en tout genre pour s’enrichir en négociant des commissions sur la vente d’épaulettes), sur son passé de ministre (dilapidation des fonds de réserve et secrets), sur son manque de patriotisme (peu d’aide aux veuves et orphelins de guerre, suspicion de financement de l’étranger). Le réquisitoire démonte point par point l’image construite autour de Boulanger, il se concentre davantage sur cet aspect que sur la démonstration du complot.

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Le Sénat devient la Haute-cour pour le procès du général Boulanger.© Le Petit parisien (BNF)

Mais plus encore, c’est la nouvelle définition que Quesnay de Beaurepaire donne au complot et à l’attentat « moderne » qui étonne. En effet, ce n’est plus l’ancienne forme du complot avec ses réunions secrètes et ses barricades qui est dénoncée. C’est une menée politique qui se déroule en plein jour, par « la presse » et « le suffrage universel » ainsi que par la manifestation. Le nouvel enjeu tient au fait qu’un adversaire républicain ait porté la contestation du régime et le combat politique sur un autre terrain que celui des assemblées et qu’il ait utilisé les moyens offerts par la République (le suffrage universel) pour parvenir au pouvoir sans jamais sortir formellement de la légalité.

Face à un mouvement politique qui remet en cause le pouvoir en place sans prendre les armes, mais en utilisant le suffrage universel en phase d’assimilation, la réponse ne peut être la répression violente : le gouvernement doit donc utiliser de nouveaux moyens pour trouver une réponse, y compris l’utilisation de la justice[21]. C’est un autre signe de la crise aiguë connue par la troisième République dans les années 1880, avant que le régime ne s’affermisse.


[1] Monier Fédéric, Le complot dans la République : stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998. On trouve le terme « justice politique » employé tel quel page 26.

[2] Ibid.

[3] Algan Yann, Beasley Elizabeth, Cohen Daniel et Foucault Martial, dans Les origines du populisme, Enquête sur un schisme politique et social (Paris, Seuil, 2019, 208 pages) évoquent une crise culturelle (en plus des crises politique et sociale), liée à l’Islam et à l’immigration, comme facteur de développement du populisme au XXIe siècle. Leur thèse n’est pourtant pas transposable au XIXe siècle : les rangs boulangistes évoquent peu la question de l’immigration (belge dans le Nord, italienne dans le Sud) et, en outre, ne mènent aucune campagne antisémite.

[4] La thèse de Jacques Néré, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, puis sa thèse complémentaire Les élections Boulanger dans le département du Nord (Paris, 1959), relèvent bien cet aspect.

[5] La meilleure analyse de cette élection est réalisée par Odile Rudelle dans La République absolue, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 327 pages.

[6] On ne peut que conseiller les ouvrages de Bertrand Joly : Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Paris Perrin, 1998, 440 pages ; ou pour une version synthétisée, le chapitre dans Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), Paris, Indes Savantes, 2008, pp. 117-153.

[7] Sur la question de Boulanger et de la droite, voir Philippe Levillain (Boulanger, fossoyeur de la monarchie, Paris, Flammarion, 1982, 224 pages) qui met bien en avant les tractations entre le Comité des 7 (les leaders monarchistes) et les boulangistes, ou encore William D. Irvine (The Boulanger affair reconsidered, 1989, New-York, Oxford University Press, 239 pages) pour un tableau plus complet.

[8] Néré Jacques, op. cit.

[9] Quelques éléments de sociologie militante dans Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France (1885 – 1902), pp. 69-72.

[10] Laclau Ernesto, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2005 pp. 209-212 (pour la version française).

[11] Voir à ce sujet Noiriel Gérard, Une histoire populaire de la France, Paris, Agone, 2018, 832 pages. A partir du chapitre 6 sur la Révolution et suivants jusqu’à la première guerre, l’auteur évoque souvent cette opposition  (mais peu de choses sur le boulangisme). Voir aussi Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, 105 pages.

[12] Fulton Bruce, « Ernest Constans and the struggle for power in the French Republic, 1892-93 », in The Australian Journal of politics and history, Vol. 43, Is .3, 08/1997, pp. 361-371

[13] Joly Bertrand, op. cit., page 135.

[14] Une note assez vague parlant d’arme est manipulée pour laisser sous-entendre des velléités factieuses à l’organisation.

[15] Monier Frédéric, op. cit.

[16] Joly Bertrand, op. cit., d’après plusieurs rapports de police, la population se détache d’un général jugé lâche.

[17] Affaire Boulanger Dillon, Rochefort, Annexes, Haute Cour de justice, Paris, 1889, pp. 5-6.

[18] La Jeune République, N. 37, 12/06/1889. « Le registre de La Cocarde », Georges de Labruyère.

[19] Par exemple, Rudelle Odile, op. cit. pp. 253-254, Garrigues Jean, « Exil de Boulanger, exil du boulangisme ? », Revue d’histoire du XXIème siècle, 11, 1995, pp. 19-33, Monier Frédéric, op. cit.

[20] La Haute-Cour de justice : le procès Boulanger, Réquisitoire du procureur général, Paris, Imprimerie de la presse, 1889, 71 pages.

[21] La thèse de Mathieu Providence (La contribution paradoxale du boulangisme à l’édification de la démocratie parlementaire, dir. A. Collovald, Paris 10, 2007) revient sur cette question et souligne bien ses conséquences sur le régime. Sur cette question, lire également Monier Fédéric, op. cit.

Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire

© Hugo Baisez

La crise sanitaire a révélé le caractère autoritaire du gouvernement libéral d’Emmanuel Macron. Cherchant à sauvegarder les fondements du système économique dominant, il a imposé des mesures contraignantes aux individus plutôt qu’aux entreprises. Simple dérive conjoncturelle ou aboutissement d’une logique intrinsèque au libéralisme économique ? Grégoire Chamayou, dans La société ingouvernable, son dernier ouvrage paru en 2018 aux éditions la Fabrique, analyse la genèse du libéralisme autoritaire. Retour sur les thèses qu’il développe.

Le régime libéral-autoritaire

Le point de départ de ses travaux se situe dans les contestations très fortes qu’a subi le capitalisme à la fin des années 1960, qui ont mené les capitalistes et les dirigeants politiques conservateurs à modifier leur façon de gouverner. Ces derniers ont « élaboré des stratégies pour conjurer la crise de gouvernabilité de la démocratie »[1], selon l’expression en vigueur à l’époque. En transcrivant les débats des milieux patronaux, Chamayou décrit comment ceux-ci ont vécu cette période d’activité démocratique intense (grèves ouvrières, mouvements sociaux, nouveaux mouvements politiques comme les écologistes, etc.) comme une « attaque sur la libre entreprise », c’est-à-dire une menace pour eux-mêmes et leurs intérêts. Il s’agissait de redresser le gouvernail de leur bateau capitaliste. Les stratégies qu’ils ont déployées pour ce faire ont mené de fil en aiguille au « libéralisme autoritaire » d’aujourd’hui.

Libéral au sens économique, le libéralisme autoritaire garantit la propriété privée des moyens de production et la liberté d’entreprise, en utilisant une « boîte à outils ne contenant que quatre gros marteaux : déréglementations, privatisations, baisse des impôts, libre-échange »[2]. C’est le point commun des différents libéralismes économiques. Autoritaire ensuite, il soustrait à la délibération collective ces mêmes règles économiques, qu’il pose comme immuables et inéluctables : les « lois naturelles » de l’économie. Cet autoritarisme se caractérise par « l’affaiblissement des pouvoirs parlementaires, la répression des mouvements sociaux, l’amoindrissement des droits syndicaux, de la liberté de la presse, des garanties judiciaires, etc.», écrit Chamayou. Le quinquennat d’Emmanuel Macron coche toutes les cases de cette définition : répression de la quasi-totalité des mouvements sociaux depuis 2016, peines de prison ferme expéditives contre les Gilets Jaunes, limitation du débat parlementaire et 49-3, affaire Benalla, etc. Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, les conseils de Défense quasi-hebdomadaires et les lois Sécurité globale et « renforçant les principes républicains » accentuent le phénomène : les libertés publiques sont plus restreintes, ou du moins plus difficiles à exercer.

Dans le libéralisme autoritaire, ces deux termes ne sont pas simplement juxtaposés : l’autoritarisme permet de maintenir le libéralisme économique dans le temps et les différentes configurations sociales. En effet, le libéralisme inflige une souffrance économique et sociale via le chômage, la précarité et les inégalités, et cette souffrance porte en elle le risque d’une révolte. Pour Karl Polanyi, qui a analysé le libéralisme économique du XIXe siècle[3], son application progressive a engendré un contre-mouvement de défense dans la société. La répression est donc une réponse possible pour les gouvernants. Finalement, comme le pose Grégoire Chamayou dans sa conclusion, « on a beaucoup dit que le libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme ». L’histoire du capitalisme est riche de ces phases d’ingouvernabilité des dominés, et de retour de bâton des capitalistes. Elles commencent avec l’essor de la production industrielle, et sa surveillance.

Discipliner les travailleurs

La surveillance se transforme au début du capitalisme moderne avec la révolution industrielle. Auparavant, une part importante de la production manufacturière était assurée à domicile. Les artisans achetaient de la laine et revendaient des tissus, confectionnés chez eux sur un métier à tisser. C’est dans ces conditions matérielles de production que démarre la Révolution industrielle en Angleterre. L’émergence des premières usines, c’est-à-dire de regroupements de machines et de travailleurs asservis à celles-ci au sein d’un même bâtiment, pendant un même temps, permet d’instaurer l’inspection du lieu et de l’activité de travail elle-même, et non plus du produit fini.

Pour maximiser les profits, les propriétaires d’usines imposaient une discipline stricte. En effet, les ouvriers étaient indisciplinés face à leurs conditions de travail épouvantables : risques d’accident élevés, environnement de travail malsain, horaires à rallonge. Le simple fait d’exiger des travailleurs des horaires précis était nouveau à cette époque. Et avec l’invention de l’éclairage artificiel à gaz puis électrique, le travail pouvait être prolongé la nuit.

Les penseurs du libéralisme économique et politique naissant s’interrogent sur l’organisation du travail à adopter pour maximiser la production. En particulier, c’est l’utilitariste Jérémy Bentham qui mit au point un outil de surveillance voué à la postérité, le panoptique. Il sera repris plus d’un siècle plus tard par Michel Foucault dans son travail sur la gouvernementalité, par lequel Chamayou introduit le livre et le titre La société ingouvernable. Pour Foucault, les institutions disciplinaires comme les panoptiques sont des instruments de pouvoir permettant d’induire des comportements chez les individus. À la rigueur, il n’y a même plus besoin que le surveillant surveille, la discipline ayant été incorporée, c’est-à-dire faite corps, par les surveillés.

Une branche récente de l’économie dominante, l’économie comportementale, s’est même spécialisée dans cette recherche de l’incitation non-coercitive. Celle-ci considère que les êtres humains sont irrationnels et doivent par conséquent subir des « coups de pouce » (nudges) pour prendre les « bonnes » décisions[4]. C’est la voie qu’a choisi le gouvernement français en créant les auto-attestations de sortie, idée lui ayant été soufflée par un cabinet privé spécialisé, BVA[5]. Si elles ont finalement peu d’applications directes, ces « nudges » illustrent le glissement moderne dans la gouvernementalité, comme le développe Grégoire Chamayou au long du livre.

Les bullshit jobs, ou le contrôle pour le contrôle ?

Le mode de production, capitaliste en l’occurrence, façonne les formes de gouvernement, c’est-à-dire les formes de pouvoir sur les hommes, mais pas de façon univoque. La volonté de pouvoir dépasse-t-elle l’impératif de maximisation du profit économique ? Ce conflit se manifeste dans l’entreprise, par exemple par l’existence de certains bullshit jobs, ces postes qui n’ont aucune raison d’exister, théorisés par l’anthropologue David Graeber[6]. Même si les entreprises ne créent pas l’emploi, un chef d’entreprise peut en général décider de créer un poste dans son entreprise – ce qui n’est pas la même chose[7]. Si les nécessités productives justifiant le poste n’existent pas, il s’agit donc d’un poste superfétatoire, un bullshit job. Dans la classification que David Graeber a établie existent ainsi deux types de postes inutiles dus à cette logique, les larbins et les petits chefs. Les premiers existent pour que leur chef se sentent supérieur (une assistante de direction). Les seconds existent car on a pensé avoir besoin d’un chef, là où ce n’était pas le cas (le manager dont les subordonnées travaillent très bien tous seuls).

Ces bullshit jobs hiérarchiques traduisent le fait que les capitalistes ne sont pas forcément motivés uniquement par le profit et l’accumulation. La crise sanitaire actuelle l’a démontré : nombre d’employeurs ont été réticents à mettre en place le télétravail, et le gouvernement n’a jamais réussi à l’imposer tout à fait, pas même pour ses fonctionnaires. Pourtant, des études ont montré que le télétravail améliore la plupart du temps la productivité des salariés[8], au moins pour ceux qui peuvent y avoir recours dans de bonnes conditions matérielles. Pour ces patrons, exiger de leurs salariés de revenir au bureau prouvait qu’ils plaçaient le contrôle et la surveillance au-dessus du profit[9]. Cet état de fait n’est cependant pas généralisable : comme le note Chamayou, une entreprise qui déciderait de s’écarter en général et de façon durable de l’impératif du profit serait rappelée à l’ordre et disciplinée par les marchés. L’exemple récent de la mise à pied d’Emmanuel Faber de Danone a montré l’impossibilité des « entreprises à mission », oxymore en soi. Les autres types de bullshit jobs, eux, apportent du profit à leur employeur.

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Tour de contrôle. ©CC0

Par ailleurs, les bullshit jobs rappellent aussi comment le rapport des forces sociales joue sur la façon dont chacun peut, ou pas, gouverner (au sens de diriger) sa vie. Chaque dégradation de la situation économique et sociale, chaque augmentation du chômage incite les moins privilégiés à accepter des postes moins qualifiés, ou vides de sens, à accepter des cadences de travail supérieures, des heures supplémentaires non payées, etc., au bon vouloir de son employeur. Pour Grégoire Chamayou, cela est aussi une forme d’autoritarisme du libéralisme, au sein de l’entreprise : « La politique néolibérale, en ce qu’elle pratique la dérégulation, notamment du droit du travail, renforçant le pouvoir de l’employeur dans la relation contractuelle, en ce qu’elle précarise et insécurise les travailleurs, affaiblissant leur rapport de force, réduisant leur capacité de refus, leur liberté, en ce qu’elle favorise l’accumulation des richesses, creusant les inégalités, exacerbant par là encore plus les possibilités de subjugation de tous ordres, implique un raffermissement des autoritarismes privés. C’est en ce sens-là aussi que le libéralisme économique est autoritaire, au sens social, et pas seulement étatique ». Le romancier Edouard Louis l’exprimait dans son livre Qui a tué mon père[10], en rappelant que chaque attaque contre les droits des salariés se retrouvait in fine prise dans des corps, en particulier celui de son père, ouvrier, qui a été tué par son travail. Enfin, cette domination économique peut se conjuguer avec d’autres formes de domination, qui peuvent exister en dehors du capitalisme mais qui sont renforcées par lui, comme le sexisme et le racisme.

Pour un anticapitalisme antibureaucratique

L’existence des bullshit jobs contrecarre des idées fausses propagées aussi bien par les libéraux que certains marxistes. Pour les idéologues du capitalisme, les entreprises évoluent sur le marché concurrentiel et ne peuvent donc pas se permettre d’engager des gens pour rien. Ils en concluent que les personnes qui disent que leur poste est absurde doivent halluciner. De même, pour un marxiste orthodoxe, un poste est au moins utile à faire fructifier un capital, fût-ce contre l’intérêt général. La question ne se pose donc pas vraiment pour eux non plus. Mais la réalité résiste à cette interprétation.

Enfin, la théorie des bullshit jobs laisse le soin aux travailleurs de définir le caractère utile ou non de leur poste, ce qui leur redonne un pouvoir de définition sur leur travail, soit précisément ce qui leur a été enlevé par un siècle d’organisation tayloriste du travail. Ils sont capables de juger de l’utilité de leur profession à l’aune de critères qui, sans nécessairement constituer une théorie sociale de la valeur, ne sont pas moins réels et peuvent être discutés. Ces valeurs profondes sont souvent anticapitalistes ou au moins a-capitalistes.

Si les cadences ont diminué grâce aux luttes sociales, les méthodes de surveillance du travail se sont développées depuis la Révolution Industrielle et causent de plus en plus de souffrances psychiques au travail. Ces nouvelles méthodes constituent de plus en plus un gouvernement par les règles, venu du privé et qui a été transférée au public via le « Nouveau Management Public ». Il se voit dans les protocoles, procédures, évaluations et formulaires qui se multiplient aujourd’hui. Il compose une gouvernementalité bureaucratique : gouverner par la règle écrite. Pour David Graeber, dont c’était l’objet dans son précédent livre, l’attrait de la bureaucratie réside dans sa promesse d’être gouverné non plus par l’arbitraire de l’autorité, mais par la règle de droit. Mais la bureaucratie a ses revers et c’est elle qui est à l’origine de la multiplication des bullshit jobs ces dernières années[11], car les protocoles et indicateurs sont souvent superflus. Ces nouveaux postes inutiles sont ceux de chef de projet, de contremaîtres et consultants en tous genres ; ils peuvent exister dans le public comme dans le privé, au sein du capitalisme comme dans un système socialiste mal conçu, productiviste.

Du gouvernement à la gouvernance

Cette « gouvernance par les nombres »[12] a été théorisée par le juriste Alain Supiot. Il remarque (comme le fait Grégoire Chamayou) qu’une translation linguistique s’est opérée à partir des années 1980. Les termes de gouvernement et ceux associés (gouvernementalité) ont été substitués par celui de gouvernance. La gouvernance désigne toujours un mode de gouvernement, mais contrairement aux premiers termes, elle évoque un gouvernement sans gouvernants, naturalisé, incorporé en effet. Tout comme le panoptique était si efficace qu’il permettait de surveiller sans surveillant, la gouvernance est un gouvernement (au sens de méthode) qui cherche à se passer de gouvernement (au sens de conseil des ministres).

Le capitalisme moderne, armé de son idéologie néolibérale, trouve donc aujourd’hui une gouvernementalité parfaite dans la gouvernance par les nombres. Cette gouvernance programme les individus en vue d’atteindre un objectif chiffré et généralement financier. Elle repose sur une abondante bureaucratie (noter la « performance » de son chauffeur de taxi, par exemple) et un imaginaire cybernétique (qui vient du grec kubernân, gouverner). Les nombres qu’elle utilise pour tout évaluer représentent l’objectivité même, plutôt que la soumission à l’arbitraire. Ils permettent de camoufler les logiques de pouvoir à l’œuvre : l’autorité se brouille mais la subordination demeure.

La nouvelle crise d’ingouvernabilité

Mais le néolibéralisme entre lui-même en crise. Dans La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme[13], les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron s’inscrivent dans l’histoire du libéralisme de Grégoire Chamayou et montrent via l’exemple du Brexit l’avènement d’un « nouveau régime d’accumulation » du capital. Celui-ci n’est plus porté par les institutions habituelles de la finance, c’est-à-dire les banques, les assurances et les fonds d’investissement, mais par les acteurs de la « deuxième financiarisation », à savoir les hedge funds, qui spéculent sur des actifs titrisés, les fonds de capital-investissement, qui prennent le contrôle de firmes non cotées, ou encore les fonds de trading à haute fréquence et les fonds de spéculation immobilière. Ces banquiers de l’ombre (shadow banking) sont ceux qui ont été à l’origine de la crise des subprimes de 2008.

Aujourd’hui, ces nouveaux capitalistes considèrent que le cadre institutionnel du néolibéralisme, celui de l’Union Européenne en l’occurrence, ne leur suffit plus. Ils veulent construire une « Singapour-sur-Tamise », c’est-à-dire rendre la place londonienne aussi peu taxée qu’un paradis fiscal off-shore. Les maigres réglementations créées par l’UE après la crise de 2008 leur paraissent encore trop contraignantes. Face au péril climatique, ces idéologues libertariens ne veulent donc plus aucune limite à leur liberté d’accumuler, à laquelle ils ne donnent plus de justification en dehors d’elle-même. Pour ce faire, ils soutiennent la répression des mouvements sociaux comme Extinction Rebellion, mouvement de désobéissance civile né au Royaume-Uni.

La gestion de l’épidémie par le gouvernement français a elle aussi illustré cette méthode double, et cette transition de gouvernementalité. Plutôt que de s’informer, et d’informer au mieux les citoyens avec des informations scientifiques à jour, il a choisi l’infantilisation dans ses discours et la répression dans les actes. Depuis un an il répète la même logorrhée, « les Français se laissant aller, nous sommes obligés de renforcer les contrôles ». Autrement dit, il considère la population comme une masse d’enfants à éduquer par des ruses, tout en usant de la matraque contre ceux qui auraient à y redire. Cette attitude a fait voler en éclats la croyance selon laquelle un gouvernement libéral économiquement serait peu enclin à l’autoritarisme. La France est même passé de la catégorie « démocratie complète » à « démocratie défectueuse » dans l’indice calculé par le journal libéral The Economist[14].

La liberté des propriétaires et le retour de la matraque

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Pourtant, cette contradiction était présente dès les débuts du libéralisme économique. Comme l’explique Aaron Bastani dans le magazine socialiste anglais Tribune[15], ses premiers penseurs comme John Locke soutenait le travail des enfants à partir de 3 ans ou la peine de mort pour les voleurs à la tire. Dans la même veine, Alexis de Tocqueville était contre une journée de travail à moins de 12h et contre l’encadrement des loyers. Jérémy Bentham proposait que les miséreux portent des uniformes. Aucun ne soutenait l’association des travailleurs ni le suffrage universel. Certes, l’époque était différente mais les Républicains sociaux de la Révolution française avaient déjà ouvert une autre voie possible.

Les colons américains qui ont revendiqué cette inspiration libérale au cours du XIXe siècle étaient pour la plupart des maîtres d’esclaves. On ne peut comprendre cela sans situer la liberté dont se prévalaient, et se prévalent toujours, les libéraux : la liberté des propriétaires. C’est cette liberté purement individuelle qui « s’arrête où commence celle des autres », qui permet aux commerçants de commercer et aux riches de s’enrichir sans limite, ainsi que d’user et d’abuser de ce qui leur appartient selon leur bon vouloir, que cela soit leurs enfants ou des adultes esclavagés.

Par la suite, après la première guerre mondiale et sa « mobilisation totale », ces débats ont pris un tournant plus contemporain sous la République de Weimar. Le juriste Carl Schmitt, par la suite rallié au nazisme, pose alors une formule qui allait résumer « l’Etat total » qu’il voulait construire : Etat fort et économie saine[16]. Friedrich Hayek, un des plus grands théoriciens du néolibéralisme, a encensé cette clairvoyance de Schmitt (tout en critiquant son ralliement au régime nazi). Sous cette formule, il s’agit de conserver les rapports économiques fondamentaux par la mise en place d’un Etat « fort-faible : fort, contre les revendications démocratiques de redistribution, et faible, dans sa relation au marché »[17]. Grégoire Chamayou situe à ce moment le véritable acte de naissance du libéralisme autoritaire, dans cette formule qui allait décrire parfaitement l’avènement politique du néolibéralisme plus de 40 ans plus tard, avec Margaret Thatcher. Il ajoute toutefois le fait « que la transcroissance de l’État libéral en État total totalitaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme »[18]. Montrer les points communs entre libéralisme et fascisme ne permet donc pas de les amalgamer, mais de mieux les comprendre pour les combattre tous les deux.

David Graeber avait saisi la dynamique libérale en nous rappelant dans son article de 2013 sur les bullshit jobs que le système capitaliste s’appuyait sur un esprit particulier, égoïste et austère[19]. Le grand économiste John Maynard Keynes souhaitait offrir à l’humanité la vraie liberté, celle d’être « libéré du problème économique »[20], et de ne plus travailler que trois heures par jour, pour enfin se consacrer aux plaisirs de la vie et aux arts, dont il était d’ailleurs amateur et mécène[21]. Tous les deux avaient compris que l’humain n’était pas que déterminismes économiques, et qu’il cherchait à s’en défaire. Il n’est que temps de rappeler que la liberté réelle ne peut s’obtenir sans l’égalité entre tous.

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, 2018, La fabrique

[2] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, rééd. Agone, 2012. Extrait « Le naufrage des dogmes libéraux », Le Monde Diplomatique, octobre 1998

[3] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, Gallimard

[4] L’économie comportementale a été récompensée en 2017 par le prix « Nobel » d’économie pour l’un de ses défenseurs, Richard Thaler. Il a publié en 2008 Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision.

[5] Barbara Stiegler dans l’émission « À l’air libre » de Mediapart, le 29 janvier 2021

[6] David Graeber, Bullshit jobs, éd. Les Liens qui Libèrent, 2018

[7] Frédéric Lordon, « Les entreprises ne créent pas l’emploi », Le Monde Diplomatique, mars 2014

[8] Selon la note « Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir » publiée par l’Institut Sapiens, libertarien et proche du MEDEF, le 15 mars 2021.

[9] Usul, « Télétravail : pourquoi le patronat ne joue pas le jeu », Mediapart, 8 février 2021

[10] Edouard Louis, Qui a tué mon père, 2018, Seuil

[11] Guillaume Pelloquin, « À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres », Le Vent Se Lève, 2020

[12] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[13] Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir, 2021. « L’ère de la finance autoritaire », Le Monde Diplomatique, mars 2021.

[14] « Global democracy has a very bad year », The Economist, 2 février 2021

[15] Aaron Bastani, « How Liberals rewrite their own history », Tribune, Dagenham, Royaume-Uni, hiver 2021

[16] Herman Heller et Carl Schmitt, présentés par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, 2020

[17] Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n°3, mai 2015, pp.361-370, p.362

[18] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, op. cit., p. 231

[19]On the phenomenon of bullshit jobs“, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[20] John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930. Edition française : Les Liens qui Libèrent, 2017, préface André Orléan.

[21] Gilles Dostaler, Keynes par-delà l’économie, éd. du bord de l’eau, 2014

Afrique : aux origines de la régression démocratique – Entretien avec Vincent Hugeux

Robert Mugabe, alors opposant zimbabwéen, avec Ceausescu lors d’une visite officielle en Roumanie en 1976. (c) Wikimedia Commons

De nombreux pays d’Afrique francophone ont eu des élections présidentielles depuis un an. Si la démocratie se stabilise dans deux d’entre eux – le Burkina Faso et le Niger –, la situation se dégrade globalement. Certains ont conforté leur statut de démocratie de papier – le Tchad, le Togo et le Congo-Brazzaville – tandis que des manipulations constitutionnelles en Guinée et en Côte d’Ivoire ont permis aux présidents sortants d’être élus pour un troisième mandat. Même le Bénin, encensé pour son ouverture démocratique depuis les années 1990, a connu des élections troublées durant lesquelles des opposants ont été incarcérés ou contraints à l’exil. Vincent Hugeux, journaliste indépendant, ancien grand reporter à L’Express, est l’auteur de Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial (Perrin, 2021). Il dresse dans ce livre dix portraits d’autocrates ayant sévi des indépendances à aujourd’hui sur le continent. Il avait également publié en 2012 Afrique : le mirage démocratique (CNRS éditions). Nous l’avons questionné sur les ressorts de l’autoritarisme en Afrique. Entretien réalisé par Tangi Bihan, retranscrit par Dany Meyniel.

Ndlr : cet entretien a été réalisé quelques jours avant la mort d’Idriss Déby, président du Tchad, dont il est longuement question ici.

LVSL – Votre livre Tyrans d’Afrique dépeint dix autocrates aux histoires romanesques [1]. Mais l’Afrique regorge déjà de personnages charismatiques très connus, qu’ils soient des révolutionnaires admirés comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, ou alors des dictateurs sanguinaires comme Joseph Mobutu, Mouammar Kadhafi ou Jean-Bedel Bokassa. Pourquoi avoir privilégié cette personnalisation de la politique en Afrique plutôt que l’exposition des problèmes démocratiques et sociaux que connaît le continent ?

Vincent Hugeux – Mon parti pris depuis que je publie des ouvrages sur l’Afrique, c’est de ne pas m’en tenir au cercle étroit d’une sorte de lectorat captif des africanistes amateurs ou professionnels. Mon propos est toujours d’essayer de toucher un deuxième cercle de lecteurs qui, sans être des experts des enjeux géopolitiques, sont intéressés par les réalités du continent africain. Pour cela, il me paraît indispensable de passer par une forme d’incarnation, d’autant que les personnages que j’ai retenus ont tous d’une manière ou d’une autre une dimension romanesque, fût-ce dans les outrances ou l’abjection.

J’avais un professeur de journalisme vieille école qui disait « au fond, l’enjeu, pour vous, futurs journalistes, c’est d’expliquer les idées par les faits et les faits par les hommes. » Le pari, s’il est réussi, consiste à en dire beaucoup à travers les aventures humaines. Cela a toujours été mon approche en tant que journaliste : l’incarnation d’une crise, si complexe soit-elle, peut la rendre accessible à un public qui serait hermétique à une théorisation d’un conflit, d’un pouvoir, d’un élan, d’une épopée, d’un fiasco.

C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à élargir le spectre géographique et le spectre temporel. Cela signifie sortir du pré-carré francophone, essayer d’attirer l’attention d’un lectorat français sur les autres Afriques, celles qui ne relèvent pas de notre histoire coloniale ou de notre communauté linguistique. C’est pour cela qu’on trouve un personnage très méconnu comme le Gambien et anglophone Yahya Jammeh, le Zimbabwéen Robert Mugabe pour incarner l’Afrique australe, l’Erythréen Issayas Afeworki pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, enfin Teodoro Obiang de la Guinée équatoriale, seul pays hispanophone du continent, qui connaît les effets pervers du miracle pétrolier.

Il y a toujours ce souci de diversité à côté des incontournables, comme Bokassa et Mobutu, et de mettre sous la lumière des personnages qui sont relativement étrangers à un public même informé. Et puis, il y avait une volonté de variété temporelle. Nous avons deux chefs d’État qui sont au pouvoir à l’instant où on parle, à savoir Obiang en Guinée équatoriale et Aferworki en Érythrée. Ce dernier a été ramené, à son corps défendant, dans la lumière par la crise aigüe de la rébellion tigréenne. On a retrouvé une alliance de revers assez singulière entre lui et son ex-ennemi préféré, à savoir le prix Nobel de la paix par anticipation – c’est de l’ironie bien sûr – l’Ethiopien Abiy Ahmed. Et puis on remonte jusqu’à Sékou Touré, l’homme qui accède instantanément au statut de héros de l’anti-impérialisme par le camouflet qu’il inflige à Charles de Gaulle en 1958 lors de la fameuse tournée qui était supposée vendre aux futures ex-colonies un projet d’association qui d’ailleurs sera très vite mort-né.

Le seul embarras que j’ai eu, c’est l’embarras du choix. Hélas, il y a au rayon des despotes, des satrapes et des potentats beaucoup d’appelés et peu d’élus, certains d’ailleurs n’ayant jamais été élus. Il y a la matière, pour le seul continent africain, pour un tome 2 voire un tome 3…

LVSL – Vous avez parlé d’anti-impérialisme. Vous montrez bien la complexité de certains personnages qui ont pu être tour à tour des leaders révolutionnaires puis des dictateurs. Vous prenez les exemples de Mugabe et de Sékou Touré, on pourrait ajouter Kwame Nkrumah ou Kadhafi. Vous êtes très critique de certains militants politiques et de certains discours politiques de gauche, qui se disent anti-impérialistes, et qui ont pu soutenir ces dirigeants à une certaine époque.

V.H. – Il y a des figures emblématiques qui suscitent une forme de vénération chez les jeunes Africains ; vénération amplement justifiée pour certains d’entre eux mais qui, en général, échappe à toute distanciation critique. Lumumba, par la posture qui était la sienne et évidemment par l’épilogue tragique et cruel de sa courte aventure sur cette terre, mérite évidemment de figurer dans ce panthéon.

Mais prenons Kwame Nkrumah, généralement dépeint comme le père du panafricanisme moderne. Quand on regarde sa trajectoire jusqu’au bout, nous sommes conduits à évoquer aussi une certaine forme de dérive autoritaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à Sékou Touré, dont la trajectoire idéologique est assez déroutante puisqu’au soir de sa vie il sera converti, lui l’afro-marxiste de stricte obédience, à une sorte de prurit néolibéral assez insolite. Ce qui me frappe c’est qu’il y a eu tellement peu d’icônes depuis Nelson Mandela qu’on en vient parfois à héroïser jusqu’à l’excès des personnages dont on veut ignorer, ou dont on ignore, les zones d’ombre. Il s’agit de revisiter ces figures avec une exigence de rigueur historique et de les regarder en face.

Vincent Hugeux

J’ajoute que ça s’inscrit dans un contexte d’asséchement problématique du débat. Dès que je parle de l’Afrique, que ce soit en tant que journaliste de presse écrite, à la radio, à la télévision, sur un média digital, dans mes bouquins ou dans mes cours, on me dit : « mais au fond d’où parles-tu, toi le Blanc ? » Ce réflexe s’explique évidemment historiquement et culturellement. Mais voilà une quinzaine d’années, le type de critiques auquel je m’exposais était le suivant : « tu es trop sévère, tu es injuste, tu es inéquitable, tu es asymétrique dans ta description des réalités sociales, avec mon président, notre gouvernement, etc. » Aujourd’hui, ce qui affleure de manière explicite ou implicite, c’est une récusation de nature essentialiste : « toi le Blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon président. Et non seulement tu es blanc – c’est le travers pigmentaire et chromatique – mais en plus tu es français, donc nécessairement un néocolonialiste plus ou moins honteux. » Je trouve ça désolant parce que je suis réfractaire par nature à tous les raccourcis essentialistes, dont le plus magistral est la fameuse formule chiraquienne « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. » Que Jacques Chirac l’ait dit, ça peut me désoler, mais que, hélas, des potentats africains adhérent à ce postulat, c’est beaucoup plus préoccupant pour le devenir politique du continent. Étant réfractaire à toutes ces assignations identitaires, je revendique le droit de porter des jugements. Mais je ne suis pas plus féroce, plus ironique, plus sarcastique avec tel chef d’État africain que je ne l’étais hier avec l’ayatollah Ali Khamenei en Iran ou avec Nicolas Sarkozy sur les bords de Seine. J’applique exactement la même grille critique d’analyse sans qu’il y ait pour moi de tropisme post-colonial honteux ou pas.

LVSL – Revenons-en aux personnages. La plupart de ces dictateurs ont prospéré pendant la guerre froide. Beaucoup ont été portés au pouvoir et protégés par un camp ou par un autre, le plus souvent par le camp occidental pour contrer l’influence soviétique ou chinoise. Comment ces potentats ont-ils été soutenus par les puissances étrangères et en quoi cela leur a permis de rester au pouvoir ?

V.H. – Dans le prologue, j’avance l’hypothèse qu’au fond, la plupart de ces dictateurs ne sont que les monstrueux rejetons de l’aberration coloniale. On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté – que je serais bien entendu le dernier à nier – tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire. On peut avoir été le très loyal troufion de l’armée coloniale française, comme Bokassa et Eyadema père, et ensuite devenir l’incarnation de l’épopée de l’indépendance. Ceci avec une persistance de pratiques que l’on peut juger archaïques. Pour danser le tango, si funeste soit-il, il faut être deux. Le même tyran africain peut, à la faveur de la fête nationale ou d’une campagne électorale théâtralisée, accabler l’injustice coloniale et, quasiment dans un même souffle, décrocher son téléphone pour solliciter de Paris une rallonge budgétaire qui permettra de payer ses fonctionnaires. On est dans cette équivoque permanente.

Revenons à cette question centrale de la guerre froide et de son héritage. On parle beaucoup aujourd’hui, c’est un concept qui s’est popularisé, des proxy wars, les guerres par procuration, dont la Libye nous fournit un exemple post-moderne assez stimulant. C’est vrai que l’Afrique a été le théâtre de cette guerre d’influence entre l’Est et l’Ouest. On se souvient de la France, membre du Conseil de sécurité, qui voyait dans ses ex-colonies une sorte de masse de manœuvres mobilisable à l’envi lors d’un vote, fût-ce sur les Balkans, la Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore…

On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire

Ces réflexes-là existent et perdurent. Mais n’oublions pas que des lignes de faille passent à l’intérieur des deux blocs, nous ne sommes pas dans un manichéisme d’un bloc homogène communiste face à un bloc homogène capitaliste. Exemple : on évoque aujourd’hui l’irruption de la Chine en Afrique. C’est un non-sens historique. La Chine ne surgit pas en Afrique, la Chine était présente y compris à l’heure des luttes d’indépendance. On a vu des rivalités soviéto-chinoises dans un certain nombre de pays d’Afrique, on pourrait citer le Mali, la Guinée et le Congo-Brazzaville, évoquons aussi l’intrusion de volontaires castristes, Cubains ou pas, en Angola et au Mozambique. Donc ne soyons pas trop simplistes dans la description de ce phénomène. D’ailleurs des lignes de faille se retrouvent aujourd’hui avec le retour assez spectaculaire de l’ambition russe qu’incarne Vladimir Poutine et que l’on voit opérer par exemple en République Centrafricaine et en Libye, avec l’irruption des milices du groupe Wagner qui sont étroitement liées au Kremlin.

C’est vrai aussi de l’autre côté. Bien sûr qu’il y avait des communautés d’intérêts entre les États-Unis, le Royaume Uni, la Belgique et la France lorsqu’on a craint par exemple la montée en puissance d’un modèle afro-marxiste congolais incarné par Lumumba. Mais là aussi il y a des lignes de faille et de fracture. Il se trouve que j’ai couvert de manière intense le génocide au Rwanda pour L’Express. J’ai toujours plaidé en faveur de la thèse qui voudrait que l’égarement, l’aveuglement, la cécité française, soit un phénomène autant historique et culturel qu’un phénomène économique ou strictement géopolitique. C’est ce qu’on appelait le syndrome de Fachoda : l’idée qu’il y a des zones de tensions géopolitiques en Afrique entre une influence française et des influences anglo-saxonnes. Le rapport Duclert met cela parfaitement en lumière : il y a une sorte d’univers mental qui renvoie à ces rivalités. On a donc deux blocs qui sont l’un et l’autre fissurés.

Il y a aujourd’hui une sorte de nouvelle guerre froide, illustrée récemment par des échanges peu amènes entre Joe Biden et Vladimir Poutine et par les ambitions chinoises. On retrouve une Afrique qui, en d’autres circonstances et dans un contexte évidemment évolutif et différent, demeure ou redevient un théâtre de guérillas d’influence de puissances qui tiennent à s’y projeter soit pour des raisons économiques – captation de ressources et surtout conquête de marchés et de clientèles – soit pour des raisons plus politiques, idéologiques et sécuritaires, je fais allusion aux combats engagés contre le péril djihadiste.

LVSL – La période de la guerre froide a mis sous cloche les forces démocratiques dans beaucoup de pays d’Afrique. Après l’effondrement de l’URSS, le continent a connu une vague de démocratisation – certes pas dans tous les pays. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

V.H. – Je vais commencer par une anecdote. Il se trouve qu’à l’époque j’ai aussi couvert pour L’Express la révolution roumaine. J’étais à Bucarest le jour de la fuite, d’ailleurs vaine, de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena. L’année précédente, lors de mon premier séjour en Roumanie, j’ai vu, debout côte à côte à bord d’une Volga noire, Ceausescu et Mobutu – une sorte de clin d’œil de l’histoire. J’ai appris ensuite que le procès pour le moins expéditif et la liquidation des époux Ceausescu, avec ses images que le monde entier a contemplé, avaient plongé dans le désarroi plus d’un despote africain, à commencer par Mobutu. Sur le thème : « Si ça lui arrive à lui pourquoi ça ne pourrait pas survenir ici, chez moi ? » Et Mobutu n’est pas le seul, des entourages de plusieurs chefs d’État m’ont dit que cela avait été un vrai traumatisme pour eux. Ils ont été projetés dans un après guerre froide assez inconfortable. La chute du mur de Berlin bouscule tous ces potentats.

La période pagailleuse des conférences nationales souveraines, une sorte de jamboree démocratique, a permis à la société civile de déverser rancœur, frustration, dépit et dégoût devant des officiels interloqués qui s’efforçaient de canaliser cette colère – y arrivaient parfois, échouaient d’autres fois. Là, le barrage se fissure et il y a une sorte de déversoir désordonné.

La première phase était l’épopée des indépendances, si formelles fussent-elles. Ensuite il y a eu une logique de parti unique, sapée par ces conférences nationales. N’oublions pas que la première conférence nationale se passe au Bénin. Quand on voit ce qu’est la configuration de la très récente élection présidentielle dans l’ex-Dahomey, il y a lieu de réfléchir à la fragilité de toute chose. On assiste ensuite à un phénomène exploré par l’africaniste Jean-François Bayart : les restaurations autoritaires. Mon impression est qu’aujourd’hui on vit un deuxième acte de ces restaurations autoritaires. Il reste un pluralisme en peau de lapin : les partis n’ont pas d’existence véritable et ne sont que des faire-valoir de l’ex-parti unique.

Le phénomène de régression démocratique est patent dans plusieurs pays

Il y a aujourd’hui, quoiqu’on en dise au fil de colloques dorés sur tranches, plus qu’un danger régression démocrate : le phénomène est déjà patent dans plusieurs pays. Le plus inquiétant pour moi c’est que le dévoiement des instruments de la démocratie vivante – bricolages constitutionnels pour faire sauter le verrou du troisième mandat, fraudes plus ou moins éhontées, achats de consciences – en vient à discréditer l’aventure démocratique, y compris au sein des jeunesses africaines. À quoi bon voter si mon vote est foulé aux pieds ? Lors de leur soulèvement en 2009, les jeunes iraniens portaient un tee-shirt « Where is my vote ? » : c’est quelque chose qu’on peut entendre en Afrique. La culture de ce qu’on appelle le « un coup K.O. » en Afrique francophone – ce qui signifie victoire claire et nette, indiscutable, dès le premier tour, quitte à bourrer les urnes – est une culture problématique. Elle veut dire qu’on ne souhaite pas courir le risque d’un ballotage où il pourrait y avoir un phénomène de « tout sauf le sortant ». Il y a un discrédit des instruments de la démocratie et à terme de la démocratie elle-même. L’autre phénomène c’est la montée en puissance d’un discours démagogue, populiste qui va emprunter les oripeaux de l’anti-impérialisme pour mieux assoir des régimes despotiques. L’asséchement du débat que j’ai pointé précédemment s’inscrit dans cette logique-là.

Logique qui n’est évidemment pas fatale. Je l’explique dans le prologue de mon ouvrage : je suis totalement hermétique au concept de malédiction historique. Le fossé entre ces pratiques autoritaires autocratiques totalement archaïsantes et les aspirations de jeunesses connectées, ouvertes sur le monde, animées par des aspirations de liberté, d’échange et d’ouverture, devient de plus en plus abyssal.

On peut encore, si on y met le prix, y compris le prix humain hélas, réussir un coup d’État vintage comme au Mali en août 2020. On peut encore perpétuer, au prix d’un quatrième, cinquième, sixième mandat, un président à bout de souffle. Mais le coût politique, le coût social, le coût en termes d’image, devient de plus en plus prohibitif. Le « un coup K.O. », j’ai l’habitude de l’écrire ironiquement « un coup chaos », parce que c’est le plus court chemin vers l’instabilité. J’ai aussi pour habitude de dire que le fameux mandat de plus qu’on s’octroie au prix d’un bricolage institutionnel, c’est très souvent le mandat de trop.

Le nouveau mandat d’Idriss Déby au Tchad ne sera évidemment pas le quinquennat du décollage, de la sortie de l’ornière de l’insécurité, de la pauvreté, etc. N’oublions pas que le Tchad est un pays qui est classé 187e sur 189 à l’indice de développement humain du PNUD. Je me souviens du Tchad à l’époque du miracle pétrolier, miracle ambigu. En 2003 on annonce, au son du clairon, la création d’un fonds pour les générations futures avec un pourcentage significatif des recettes de l’or noir qui, mécaniquement, doit être consacré à des investissements pour la jeunesse, les universités, la santé, etc. Très vite, ce fonds est renié puis disparaît et les sommes amassées servent à acheter de l’armement. Les estimations récentes tendent à montrer que de 30 à 40 % du budget total d’un pays comme le Tchad est dévolu à des achats de nature militaire. On peut invoquer le péril Boko Haram d’un côté, l’engagement du Tchad dans la lutte contre le djihadisme de l’autre – il faudrait avoir une âme de faussaire pour nier la réalité de ces phénomènes –, mais quand même ! C’est pour moi un facteur d’inquiétudes réel, cette distorsion entre les élans des jeunes sociétés africaines et la rétraction de pouvoirs à bout de souffle. On pourrait citer bien sûr le Cameroun comme exemple emblématique de pratiques de plus en plus anachroniques.

LVSL – Si ces potentats ont pu rester aussi longtemps au pouvoir, ou s’ils y sont encore, ce n’est pas simplement parce qu’ils sont des « marionnettes » d’autres puissances. Les facteurs liés à la politique intérieure sont d’une importance extrême et sont parfois négligés par les observateurs étrangers. On peut notamment dire que ces dictateurs savent jouer de l’armée, du clientélisme et de la manipulation des questions ethniques. Pouvez-vous revenir sur ces facteurs ?

V.H. – L’un des phénomènes les plus patents quand un journaliste ou un essayiste français et blanc se penche sur ces phénomènes, c’est que, très souvent, il est entravé par une forme d’inhibition post-coloniale. Par crainte d’encourir un procès en paternalisme néo-colonial, il va s’interdire de penser l’adversité politique. Ce n’est pas mon cas, je suis parfaitement réfractaire à cela.

Prenons le fait ethnique. Prétendre expliquer l’intégralité des phénomènes politiques par l’ethnie est une absurdité de collection. Nier la permanence du fait ethnique et sa manipulation par les élites politiques est tout aussi inepte. Là-encore il faut regarder l’Afrique en face, mais encore faut-il pour cela connaître cette dimension.

La précarisation de l’univers des médias fait que bien peu aujourd’hui ont les moyens d’avoir un véritable spécialiste des questions africaines. Cela appauvrit les analyses. J’entends par spécialiste quelqu’un qui fait du terrain et qui ne se contente pas de participer à des colloques sur les bords de Seine ou à lire les bons auteurs. Il y a une ignorance des formes d’organisation politique de l’Afrique des XIVe, XVIe ou XIXe siècles : la pauvreté de la connaissance en la matière est un obstacle, un écueil, à la compréhension des phénomènes d’aujourd’hui. On a donc un mélange d’ignorance et d’inhibition.

Au commencement quand même était la complaisance de beaucoup de puissances notamment occidentales envers des régimes autoritaires. Il y a toujours cette idée, qui traîne dans pas mal de chancelleries, selon laquelle même si le président connu n’est pas un parangon de vertu démocratique, ni de progrès social, on a les codes… Ses opposants, ses successeurs potentiels peuvent être des aventuriers, ne risque-t-ils pas d’ouvrir une période d’instabilité ? La prime à la stabilité est un non-sens. En réalité c’est le meilleur moyen d’aggraver les tensions internes et donc d’aller vers une forme de chaos.

La plupart de ces despotes sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France

Il y a un autre phénomène qui tient à l’enjeu sécuritaire, notamment dans la sphère sahélienne. La plupart de ces despotes, plus ou moins bien élus ou pas élus du tout, d’Idriss Déby le tchadien à Paul Biya le camerounais, en passant par le Gabon et le Congo-Brazzaville, sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France. Je ne porte pas de jugement de fond là-dessus. Il serait idiot de nier la force et la persistance dans la durée du péril djihadiste. Il se trouve que, quoi qu’on en dise en haut lieu, Paris a baissé sa mire démocratique vis-à-vis de ces pays. On peut me dire le contraire à l’Élysée ou au Quai d’Orsay, je regarde les faits, et les faits sont là. Le nombre de fois où j’ai eu face à moi un interlocuteur qui soupirait, levait les yeux au ciel quand j’évoquais les exactions commises par les soudards de tel ou tel de ces despotes… Mais il y a des priorités et ces despotes exploitent à fond cette priorité de l’impératif sécuritaire.

Il y a effectivement des phénomènes comme le clientélisme ou la rétraction sur l’ethnie et parfois sur le clan. Je reprends l’exemple tchadien parce qu’il est extrêmement éloquent. L’idée selon laquelle Déby serait le garant d’une stabilité à long terme est assez déroutante. Au sein même de son ethnie zaghawa, voire de son clan, il y a des règlements de compte, des rancœurs, des dépits qui marinent depuis des années. Tous mes interlocuteurs tchadiens ou occidentaux me disent que le jour où Déby disparaît de la scène, pour une raison ou pour une autre, le pays risque de plonger dans le chaos. Il y a un surinvestissement de la thématique de la stabilité, conduisant à nier la fragilité intrinsèque de ces régimes. Que sera le Cameroun après Paul Biya ? Que deviendra le Congo-Brazzaville après Denis Sassou-Nguesso ? Pour moi ce sont des questions vertigineuses.

LVSL – Comment doit se positionner la France face à des dirigeants comme Alpha Condé, Paul Biya, Faure Gnassingbé, Alassane Ouattara, Denis Sassou-Nguesso, Idriss Déby ou Ali Bongo (la liste est longue !) ?

V.H. – Voyez ce qu’incarnait Alpha Condé à l’époque où c’était un des leaders des étudiants africains en France. C’est quelqu’un qui a été condamné à mort par contumace, qui a noué de solides amitiés dans tous les milieux progressistes occidentaux et également de la sphère soviétique. Il incarne, à mon sens, un phénomène que j’avais rapidement exploré dans l’ouvrage Afrique : le mirage démocratique : la malédiction de l’opposant historique. Ayant été condamné à un exil douloureux et ayant été poursuivi par les sbires d’un régime despotique, il aurait, par essence, le droit d’incarner le peuple et la nation. Cette légitimité est en partie fondée mais ne doit pas aller jusqu’à la volonté de rattraper le temps perdu. Il y a aussi la méfiance envers les élites locales. Celle-ci n’est jamais assumée, elle n’est évidemment jamais revendiquée mais elle est présente. Il suffit de parler avec ceux qui sont dans l’entourage. Cette méfiance conduit à s’adosser à un milieu de courtisans assez étriqué. Et voilà qu’Alpha Condé, qui était une incarnation de la lutte pour la liberté – liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, pluralisme etc. –, l’âge n’aidant pas, est en train de se fossiliser dans un schéma despotique très vintage…

J’en viens à la France. Lorsque j’échange avec des acteurs de la politique africaine de la France, pourvu qu’il y en ait une, je m’échine à leur dire qu’à force de soutenir à bout de bras, par défaut et par crainte de l’aventure, des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leurs propres peuples, ils creusent la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié, historique, culturel et linguistique que la France partage avec ces pays.

À force de soutenir à bout de bras des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leur propre peuple, la France creuse la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié qu’elle partage avec ces pays

Le sentiment anti-français est patent. Il est souvent instrumentalisé car c’est une très bonne thématique électorale, quelles que soient les ambiguïtés de la relation des pays du défunt pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique française est à courte vue parce qu’on s’aliène les élites de demain. Comment s’étonner qu’une jeune Africaine ou un jeune Africain de 22 ans, qui a entrepris un brillant parcours dans les universités de Dakar, Abidjan ou Conakry soit plus tenté d’aller poursuivre ses études à Londres, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Chine, où on les invite par centaines, ou en Russie, où il y a des départements dédiés ? En France, quand un étudiant souhaite obtenir un visa longue durée pour poursuivre ses études, il passe trois heures sous le soleil devant un Consulat et on finit par lui expliquer qu’il doit revenir le lendemain parce qu’il manque un formulaire… Le même étudiant vous explique qu’il a été invité à un rendez-vous à un jour fixe et à une heure fixe à l’intérieur d’un bureau climatisé d’un Consulat ou d’une Ambassade du Canada, d’Australie ou des Etats-Unis, qu’on lui a offert un café ou un soda et qu’on a pris le temps de discuter de son avenir… On a ce qu’on mérite. Je caricature un peu, les choses s’améliorent et je n’ai pas besoin de convaincre les acteurs diplomatiques ou consulaires qui savent bien qu’il faut rompre avec ces pratiques. Mais ça laisse des traces dans la durée.

Vous me posez la question de la posture de la France. La réponse est de parler clair sur les libertés, la transparence, la bonne gouvernance. Tous ces potentats manient à merveille le lexique que l’on adore entendre en Occident, pour mieux en conjurer les effets. Il faut parler clair, parler franc, sans démagogie, y compris aux jeunesses africaines quand elles-mêmes s’égarent dans une sorte de simplisme idéologique, dans des raccourcis eux aussi essentialistes. Il n’y a pas d’autre voie. Parce que sur le poids économique de la France, même si ça alimente pas mal de fantasmes dogmatiques dans une forme d’ultra-gauche française, est engagé dans un irréversible déclin. Je ne nie pas qu’il y a encore des positions fortes dans l’énergie, dans la manutention portuaire, dans le ferroviaire, dans la téléphonie mobile, dans la banque. Mais par rapport à la puissance de feu en termes d’investissements d’un pays comme la Chine, pas la Russie qui est beaucoup moins outillée, ou par l’énergie que déploient des pays comme la Turquie ou la Malaisie, ce n’est pas sur cet échiquier-là que la France pourra restaurer son image et éventuellement son influence. Parler clair est la seule voie, je n’en vois pas d’autre.

Notes :
[1] Jean-Bedel Bokassa, Amin Dada, Gnassingbé Eyadéma, Joseph Mobutu, Robert Mugabe, Sékou Touré, Issayas Afeworki, Teodoro Obiang, Yahya Jammeh et Hissène Habré.

Antoine Bristielle : « Les mesures sanitaires dépendent de la confiance dans les institutions politiques »

© Antoine Bristielle

Dans son essai À qui se fier ? (Éditions de l’Aube, 2021), Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble et directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, montre que face à l’épidémie de Covid-19, de « multiples réponses » ont été apportées par les différents pays européens. Contrairement au discours officiel qui présente la multiplication des mesures liberticides comme l’unique moyen de « sauver des vies », l’auteur montre qu’il n’existe qu’une très faible corrélation entre la réalité de la circulation du virus et la nature des mesures adoptées pour y faire face. En effet, c’est avant tout la confiance des citoyens dans les institutions politiques qui expliquerait le degré de coercition des mesures imposées. Dans des pays comme la France, où ces taux de confiance sont extrêmement faibles, les gouvernements multiplient (de manière souvent contre-productive) les mesures coercitives. Dans cet entretien, nous revenons sur les origines de cette défiance, sur les solutions qui pourraient y être apportées et sur la lassitude grandissante des Français. Entretien réalisé par Laura Chazel.

LVSL – Depuis mars 2020, pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le gouvernement français a multiplié les mesures liberticides afin de freiner la propagation du virus. Jusqu’à peu, le « confinement » – et aujourd’hui le couvre-feu – était présenté comme l’unique manière de limiter l’engorgement des hôpitaux. C’est ainsi que l’exécutif justifie depuis plus d’un an – en s’appuyant sur le mythe du « no alternative » –  la limitation drastique des libertés publiques. Pourtant, dans une analyse comparée effectuée entre une vingtaine de pays, vous montrez que de multiples réponses ont été apportées à la crise sanitaire. Plus encore, vous démontrez qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les mesures adoptées par les pays (confinement, couvre-feu, fermeture de commerces non-essentiels, etc.) et la circulation réelle du virus. Quels facteurs expliquent donc les choix privilégiés par les différents gouvernements pour contenir l’épidémie?

Antoine Bristielle – On pourrait penser que les mesures prises au niveau européen sont uniquement basées sur la situation sanitaire, c’est-à-dire que plus l’épidémie touche fortement un pays, plus celui-ci met en place des mesures « dures » pour lutter contre la circulation du virus. Or, quand on regarde plus en détail ce qu’il s’est réellement passé entre février et octobre 2020, on se rend compte que cela est largement erroné. Prenons le cas des obligations de fermeture d’établissements scolaires. Au Portugal, pays finalement assez peu touché par l’épidémie, des fermetures totales ou partielles sont mises en place pendant 67% de la période. Au contraire, aux Pays-Bas, pays beaucoup plus durement touché, le gouvernement décide d’utiliser de telles mesures coercitives uniquement pendant 36% de la période.

Ce que je mets en évidence dans mon livre, c’est que les mesures mises en place dépendent largement de la confiance dans les institutions et le personnel politique. Plus les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont importants, plus les pays misent sur la responsabilité individuelle. Au contraire, quand les niveaux de confiance dans les institutions sont faibles, les gouvernements se disent que seules les mesures coercitives permettront de juguler l’épidémie. C’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister : les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe. 

« Les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe »

Mais là où l’on franchit un cap supplémentaire dans l’analyse, c’est lorsque l’on constate que les niveaux de confiance institutionnels ne dictent pas simplement le type de mesures mises en place, mais également leur réussite ou leur échec. Quand les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont faibles, les mesures sont globalement moins respectées et cela se traduit par une mortalité plus élevée et par une faible satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie : un véritable cercle vicieux. Au contraire, plus les niveaux de confiance dans les institutions sont élevés, mieux les mesures sont respectées,  plus la mortalité est faible et plus la satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie est importante. On se trouve là en présence d’un cercle vertueux.

LVSL – Contrairement au reste des pays européens, la France présente des taux de défiance particulièrement inquiétants vis-à-vis des institutions politiques : vous rappelez ainsi que seuls 36% des Français ont confiance dans la présidence de la République et seulement 11% dans les partis politiques. Comment expliquer l’importance de cette défiance ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

A. B. – Il est vrai que la défiance des Français envers les institutions et le personnel politiques est assez inquiétante. Elle a fortement augmenté dans les précédentes décennies pour atteindre des niveaux parmi les plus bas d’Europe, plus faibles par exemple que ce que l’on constate en Italie, en Espagne, en Bulgarie ou en Hongrie… Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce phénomène. D’une part, les multiples affaires de corruption au sein du personnel politique créent un sentiment de « tous pourris » au sein de la population, qui dépasse le strict cadre des personnes mises en cause pour rejaillir sur les institutions. D’autre part, les médias ont également leur responsabilité dans ce phénomène. La concurrence exacerbée entre les différentes chaînes et les différents titres de presse crée une course au buzz permanent et tend à présenter la politique comme une course de petits chevaux, au détriment d’un traitement des enjeux de fond. Forcément cela a des effets catastrophiques sur la façon dont les citoyens perçoivent la politique.

« Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives »

Mais si ces causes sont bien réelles, elles ne touchent pas uniquement le cas français, contrairement aux deux dernières. La troisième cause de ce phénomène de défiance provient du système électoral français et notamment du scrutin uninominal à deux tours utilisé pour l’élection pivot de la cinquième République, la présidentielle. Avec ce mode de scrutin où l’on vote finalement davantage « contre » que « pour », un candidat peut être élu tout en reposant sur une base sociale extrêmement réduite. Prenons le cas du second tour de la présidentielle de 2017. Certes Emmanuel Macron obtient deux tiers des scrutins exprimés. Mais lorsque l’on enlève les personnes non inscrites sur les listes électorales, celles s’étant abstenues, celles ayant voté blanc, celles ayant voté Le Pen et celles ayant voté Macron mais déclarant avoir voté « contre Le Pen » et non « pour Macron » qu’obtient-on ? Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives. Enfin la quatrième cause provient du système social français : nous avons confiance dans nos institutions si nous les jugeons aptes à nous protéger dans le fil de notre existence. Or à nouveau que constate-t-on ? 7 français sur 10 pensent « que c’était mieux avant ». Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : en 2006 déjà, trois quarts des Français jugeaient que la situation de leurs enfants serait pire que la leur.

LVSL – La concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif pour répondre à la crise sanitaire n’a fait qu’accroître le sentiment de défiance envers les institutions. Pour faire face à ces critiques, Emmanuel Macron annonçait en octobre dernier la mise en place d’un « collectif de citoyens » afin « d’associer plus largement la population » à la campagne de vaccination contre le Covid-19. Dans la même logique, des « comités citoyens » ont été mis en place dans plusieurs villes de France, dont Grenoble sous l’impulsion du maire écologiste Éric Piolle, afin d’associer les citoyens à la gestion de l’épidémie. Bien que louables, ces initiatives, qui permettent de déconstruire le mythe d’une élite détenant le monopole de l’expertise et de la raison, sont-elles suffisantes pour répondre à cette défiance institutionnelle ?

A. B. –  Il est indéniable que les différentes enquêtes montrent un désir de plus en plus prégnant des citoyens français d’être associés plus directement à la prise de décision. Cela passe forcément par des mécanismes participatifs. Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. Dans ces conditions, il est donc indispensable de réfléchir à de nouveaux mécanismes de décision collective. Mais si des éléments de démocratie directe semblent à l’heure actuelle indispensables, ils doivent également être associés à une réforme plus globale des formes d’élection de nos représentants politiques afin que ceux-ci, une fois élus, puissent bénéficier d’une plus forte légitimité.

« Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. »

Par ailleurs, il ne faut pas croire que de simples mécanismes comme ceux mis en place à Grenoble ou lors de la campagne de vaccination seront suffisants pour permettre une plus grande légitimité des mesures mises en place. Avec de tels niveaux de défiance préalables, ce sont davantage des pansements sur une jambe de bois. Le mal est en réalité beaucoup plus profond, les crises ne créent pas des personnes défiantes, elles les mobilisent, mais celles-ci existent déjà largement au préalable. Ainsi une réflexion sur la question sociale s’impose. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils durablement l’impression d’être délaissés par les institutions de notre pays ?

LVSL – Dans un article récent paru dans le HuffPost, vous revenez sur les tâtonnements de l’exécutif concernant la stratégie sanitaire à adopter face au rebond de l’épidémie. Selon vous, à la défiance structurelle des Français envers les institutions politiques s’ajoute aujourd’hui une lassitude importante face à la multiplication des mesures restrictives et l’absence d’optimisme concernant la sortie de la crise. Pourtant, malgré cette lassitude grandissante et ce rejet des institutions politiques traditionnelles, aucun mouvement de contestation massif n’a réussi à se structurer ces derniers mois – contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark où d’importants mouvements de contestation ont émergé dès l’automne 2020. Comment expliquez-vous cette absence de mouvement contestataire collectif organisé ?

A. B. – Toutes les enquêtes d’opinion montrent clairement qu’à la défiance des français s’est rajoutée une forte lassitude face à des mesures sanitaires qui durent désormais depuis plus d’un an. Dans ces conditions, on perçoit bien la situation inextricable dans laquelle se trouve le gouvernement entre une communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, le pousse à mettre en place des mesures plus strictes et une part croissante des français qui se déclare être de plus en plus prête à s’affranchir de telles mesures. Pourtant, comme vous le rappelez, outre quelques exemples sporadiques comme à Marseille ou à Annecy, aucune manifestation de grande ampleur n’a eu lieu contrairement à ce que l’on a pu constater à l’étranger. Cela peut paraître assez paradoxal mais en réalité ce phénomène s’explique de plusieurs manières.

Tout d’abord il ne faut pas penser qu’il n’existe aucune action en France contre les mesures sanitaires, celles-ci sont simplement plus individuelles. Ainsi un habitant sur deux des régions soumises au nouveau « confinement » déclare qu’il ne respectera pas scrupuleusement ces mesures, un chiffre encore impensable il y a quelques mois.

Néanmoins il est vrai que dans d’autres pays une opposition aux mesures sanitaires semble se structurer, ce qui n’est pas le cas en France. La première explication vient du fait qu’à l’étranger, ces manifestations sont largement organisées par les réseaux d’extrême droite. Or, en France, le Rassemblement national chapeaute largement ce type de réseaux, et dans une optique de dédiabolisation en vue de la prochaine présidentielle, ne veut pas être à l’origine de telles manifestations. La seconde explication provient de l’attitude de la gauche radicale française qui pendant de nombreux mois a hésité à adopter une posture trop critique par rapport aux mesures sanitaires et semblait assez divisée sur la question. Les récentes déclarations de François Ruffin et de Jean-Luc Mélenchon montrent une vraie radicalisation en termes de positionnement, le premier appelant même à la désobéissance civile face aux mesures sanitaires. De là à enclencher un vaste mouvement de contestation ? Il est encore trop tôt pour le dire.

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.

La crise sanitaire va-t-elle enterrer la démocratie ?

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© Jacques Paquier

Au-delà des difficultés économiques et sociales liées à la pandémie de la Covid-19, la crise sanitaire vient renforcer le malaise parlementaire et démocratique, alimenté par une pratique toujours plus verticale du pouvoir. L’annonce martiale du Président de la République déclarant la guerre à un ennemi invisible et la politique de gestion de « crises » ouvrent un boulevard pour renvoyer l’élaboration démocratique de la décision publique au second plan. Justifié par une situation d’urgence, le pouvoir macroniste a choisi de raviver le « gouvernement des experts ». Décider vite et décider bien, plutôt que de s’encombrer des lourdeurs et ralentissements démocratiques, telle semble être la doctrine défendue au sommet de l’État. Mais à quel prix, selon quelles garanties d’efficacité et avec quels garde-fous ?


Un centre de décision opaque, entre gouvernement des experts et hyperprésidence

La mise en place d’un conseil scientifique dans la lutte contre la Covid-19, dès le 11 mars, pose question, notamment en matière d’organisation d’expertise en santé. La légitimité d’un tel conseil se heurte, d’une part, à l’absence initiale de base légale de son fonctionnement [1], doublée d’une absence d’évaluation par les pairs ainsi que de contrôle sur les nominations et, d’autre part, à la préexistence d’organes spécialisés en matière de gestion de la santé publique (Santé Publique France, Haute Autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Agence du médicament et 18 Agence régionales de santé). Ces derniers ont pourtant des fonctions similaires et complémentaires : production de données statistiques (Santé Publique France), acteurs opérationnels (ARS) ou encore aide à la décision (HAS et HCSP). Ce dernier, précisément, est composé de 80 experts (bénévoles) en santé et a pour fonction d’apporter l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires. Ainsi, le Haut conseil de la santé publique aurait pu être davantage pertinent dans le rôle de conseil scientifique que celui créé ex-nihilo – bénéficiant par la même de son ancienneté et de sa fine connaissance du secteur de la santé.

À ces insuffisances s’ajoute l’absence de rôle clairement identifiable de ce comité d’experts. Tantôt émetteur d’un avis consultatif, détenteur de l’autorité du savoir, ou porteur de la bénédiction médicale, le comité, qui est à l’origine des prises de décision du gouvernement et du Président de la République, se confond entre un organe de conseil et un « aéropage de sages » dans le milieu scientifique. Les experts, par ailleurs, désormais ordonnés à l’impératif opérationnel, pourraient bientôt ressembler à ces députés trop zélés, se rêvant déjà ministres, que le philosophe Alain décrivait ainsi : « C’est qu’envoyés pour contrôler, ils partiront pour gouverner. » Le gouvernement des experts pointe au bout du tunnel, au détriment de l’ambition démocratique qui nous enjoint à limiter sa mainmise.

Enfin, le trouble de la décision publique s’épaissit avec le centre opérationnel de décisions qu’est le Conseil de défense et de sécurité nationale, véritable bras exécutif venant compléter le cerveau scientifique. Depuis le début de la crise sanitaire, le Président de la République réunit presque toutes les semaines cet organe composé de quelques responsables politiques et administratifs [2]. Comme le souligne le juriste, Dominique Rousseau, la réunion d’un Conseil de défense dans la lutte contre une maladie est juridiquement discutable [3]. À l’origine, cette formation apparue sous la IIIème République, a pour objet de coordonner les activités de la défense nationale. Cette tradition s’est poursuivie sous la Vème République et s’est consolidée avec l’adoption du Code de la défense en 2004. En 2009 [4], le champ de ces conseils s’est élargi en matière de sécurité intérieure comme extérieure dont Emmanuel Macron use depuis le début de son mandat (conseil de défense « classique », sanitaire ou encore écologique).

À ceci s’adjoint le caractère restreint et confidentiel des échanges [5], allant à l’encontre la transparence souhaitable en matière de santé publique, ainsi que la convocation régulière d’un tel conseil sur le temps long (40 depuis mars dernier contre 10 en 2015, 32 en 2016 et 42 en 2017). Le recours systémique au conseil de défense témoigne une fois de plus de la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, où s’articulent à présent l’hyperconcentration du pouvoir décisionnel et le contrôle discrétionnaire de la parole gouvernementale. Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public, souligne également combien cette transformation progressive du conseil de défense témoigne d’un infléchissement de l’équilibre institutionnel [6] vers la fonction présidentielle. « Au Conseil de défense, c’est moi le patron » affirmait sans équivoque Emmanuel Macron [7].

L’absence du contradictoire comme origine du pouvoir de crise

L’exercice de prise de décisions dans ce contexte sanitaire contrevient à la faculté délibérative de la démocratie. Celle-ci reposant sur la vertu du contradictoire éclairant la réflexion, et sur le possible contrôle des orientations prises par les « sages », garant de la légitimité de la décision et du consentement à la décision publique. Or, ce mépris du débat au nom de l’« efficacité » retranche l’exécutif, pour nombre de citoyens, du côté de l’arbitraire. Désormais, seuls 35% des Français accordent leur confiance au gouvernement dans la lutte contre le coronavirus, contre 55% au mois de mars. Sanction est faite contre cette dérive hyper-régalienne du pouvoir. Au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui affirmait dans les colonnes du Parisien que « le cancer de la société, c’est le non-respect de l’autorité »[8], il conviendrait de rappeler que cette dernière est fonction d’un pacte de confiance et non de subordination.

Même au cœur de l’arène parlementaire, le gouvernement n’a pas hésité à manœuvrer avec les règles du parlementarisme rationnalisé [9] pour la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, en dépit du désaccord exprimé et voté par l’opposition. Le gouvernement s’est en effet retrouvé désavoué par l’Assemblée nationale lorsque l’opposition est parvenue à faire adopter un amendement sur la fin anticipée de l’état d’urgence sanitaire, contre son avis et celui du rapporteur du texte. En réaction, Olivier Véran a eu recours à la « réserve de vote » qui permet au gouvernement de repousser à plus tard les votes sur lesquels il a opposé sa réserve. En termes simples : le vote n’est pas comptabilisé. L’Assemblée pourra de nouveau voter quand le gouvernement l’aura décidé – autrement dit, quand les députés de la majorité seront présents dans l’hémicycle, cette fois-ci. Un épisode parlementaire à nouveau symptomatique de la conception de l’équilibre des pouvoirs de la macronie.

Le récit du pouvoir de crise s’inscrit également au cœur de la stratégie de mise à distance du contradictoire. Un récit débuté sur la sémantique martiale de l’allocution présidentielle du 16 mars 2020 voulant imposer une union nationale dans la lutte contre le virus. Or, cette logique est l’instrument de paralysie de toute interrogation : on ne peut s’opposer à la lutte contre le virus. Confortée par le conseil scientifique pour « produire et reproduire la croyance et donc l’ordre »[10], la stratégie narrative se poursuit et entend bâtir la voix d’une seule solution possible, auréolée de la légitimité du rationnel. Pourtant, ce récit du pouvoir présidentiel s’est vite heurté à ses propres incohérences et contradictions, précisément propres à l’absence de délibération réelle : port du masque inutile puis obligatoire, isolement contraint ou assoupli des personnes en EHPAD, politique de tests sans réelle stratégie initiale, absence de mesure d’allègements du confinement pour les personnes atteintes de handicap psychique… La verticalité assumée et l’aristocratie à demi-camouflée – il fallait, dans l’urgence, confier la décision aux meilleurs ! – s’érodent ainsi de l’intérieur et rappelle combien la situation est loin d’être maîtrisée comme l’écrit, à juste titre, Yves Charles Zarka : « Le récit du pouvoir, pour paraphraser Pascal, cache et montre à la fois : il montre le contrôle de la situation, il cache les atermoiements, les erreurs, les décisions absurdes. » [11]

Bien que la notion de démocratie sanitaire se soit développée depuis les années 1980, avec pour objectif la participation citoyenne à l’élaboration des politiques de santé, et se soit accélérée depuis une vingtaine d’année en France avec la Loi Kouchner du 4 mars 2002 [12], la crise du coronavirus a souligné la difficile mise en œuvre de la doctrine et dévoilé la gestion unilatérale des questions de santé. Les instances (associatives, expertes, citoyennes) n’ont pas été mobilisées ni prises en compte, alors même que J.-F. Delfraissy, président du Conseil scientifique, recommandait l’« inclusion et [la] participation de la société à la réponse au Covid-19 »[13]. Une déclaration qui révèle également, en creux, la considération minime accordée par le Président de la République à un Conseil qu’il a cependant lui-même contribué à mettre en place. Stratégie supplémentaire pour recourir à l’argument d’autorité de la voix « scientifique » dans l’espace médiatique, tout en conservant la mainmise sur les orientations adoptées pour faire face à la pandémie.

L’étrange défaite : les élites désavouées

La situation actuelle revêt, enfin, une sensation d’étrange défaite comme le décrivait Marc Bloch. Cette défaite est celle du paternalisme démocratique et sanitaire. Une défaite résultant également d’une défection des élites depuis plusieurs années, entre la perte d’une vision stratégique de l’État et les recettes néolibérales économicistes en matière de santé dont la tarification à l’activité – T2A, en est le résultat et Jean Castex l’architecte. L’action face à la délibération en situation d’urgence est une antienne propre aux tenants d’un pouvoir concentré autour d’une élite éclairée. L’idée négative de la démocratie inefficace et lente en temps de crise n’est pas nouvelle ; comprenons bien que le temps, lors d’une crise, est une denrée rare et sa contraction enferme le débat dans un étau de l’unanimisme autour de la décision présidentielle.

Pourtant, il y a une alternative : le débat, public et transparent. Celui-ci est même vital en temps de crise puisqu’il permet de libérer le conflit qui n’est pas un obstacle à la décision mais qui, au contraire, l’alimente. Spinoza formulait cette vertu en ces termes : « Dans un État démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité [14]. » Le temps de la délibération n’affaiblit pas la démocratie, mais le surgissement « des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir » comme le retient Michaël Foessel [15].

Enfin, la crise sanitaire soulève des réflexions sur la place du Parlement et son rôle en temps d’urgence. Il n’a pas été aisé pour le Parlement d’exister dans la gestion de la crise sanitaire. Pour la France, la majorité macroniste à l’Assemblée s’est montrée d’une grande docilité lorsqu’elle a permis au gouvernement d’adopter les 62 ordonnances régissant notre vie quotidienne sous prétexte d’état d’urgence sanitaire. Or, le parlementarisme ne se limite pas à une fonction législative. Il dispose également d’une fonction de contrôle de l’action gouvernementale, particulièrement essentiel en temps de crise. Ce contrôle s’opère notamment par les séances de questions au gouvernement (« QAG »), de questions écrites [16] au gouvernement ou par les commissions d’informations ou d’enquête parlementaire [17].

Le parlementarisme peut d’ailleurs s’articuler avec l’efficacité comme le montre l’exemple du Bundestag, en Allemagne, durant cette même pandémie. L’assemblée parlementaire allemande a été le lieu d’importants débats au moment fort de la crise où des propositions de lois avaient été déposées (mesures économiques et sociales, adaptation du droit procédural en matière civile et pénale, amélioration de la situation sanitaire et financement des hôpitaux). Les parlementaires allemands ont su conserver leur responsabilité en adaptant temporairement son fonctionnement sans toutefois entrer dans un régime d’exception. En agissant sur son règlement intérieur, le Bundestag a par exemple réorganisé ses travaux selon les circonstances sanitaires : les groupes politiques ont attribué des heures de présence à chaque député (pour s’alterner), la durée des votes obligatoires a été étendue (1 heure au lieu de quelques minutes), les urnes se sont multipliées, la tenue de conférences audiovisuelles et hybrides a été assurée… autant de modifications qui prouvent la plasticité du parlementarisme, pouvant épouser les traditions nationales et offrir un lieu privilégié de la prise de décision publique.

« La France n’a pas le temps de délibérer » écrivait un éditorialiste du Figaro le 6 septembre 1870 au lendemain de la chute de l’Empire et de la formation du gouvernement républicain – à la veille aussi du soulèvement communard de 1871, un épisode inscrit les atermoiements français au cœur de l’histoire : entre aspiration bonapartiste et exaltation du « grand homme » capable d’imprimer une direction forte au sommet de l’État, attachement républicain au parlementarisme et au légicentrisme nourri par « l’amour des lois » hérité de la tradition rousseauiste, et insurrection populaire refusant la confiscation du pouvoir par ceux d’en haut. Un siècle et demi plus tard, ces tensions habitent encore les souterrains de nos crises contemporaines et plus encore ceux de nos inédites « crises sanitaires ».

La pandémie de Covid-19 aura rebattu les cartes de la légitimité des pouvoirs en place et apporté un coup supplémentaire à l’édifice présidentiel, en dénonçant la concentration du pouvoir autour de l’exécutif et en désolidarisant l’équation « président », « rapidité », « efficacité ». Elle aura, paradoxalement, démontré la persistance d’un ethos démocratique, qui cherche à se réaliser et ne tolère plus d’être renvoyé dans l’ombre. La reconquête démocratique de la décision publique pourrait bien être désormais à l’ordre du jour.


[1] Le Conseil scientifique mis en place le 11 mars reposait sur une annonce par un communiqué de presse du même jour. Sa création fut officialisée par le décret du 3 avril 2020. Son règlement intérieur ne date que du 15 avril 2020, dont la version corrigée et définitive date du 30 avril 2020.
[2] L’article R*1122-2 du Code de la défense dispose que ce conseil se compose du Premier ministre, des ministres des Armées, de l’Intérieur, de l’Économie, du Budget, des Affaires étrangères ainsi que d’autres membres du gouvernement selon l’ordre du jour. Le Président de la République peut également convoquer toute personne en raison de sa compétence.
[3] L’article 15 de la Constitution de la Vème République dispose que « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale ». Le lien juridique est véritablement flou. La seule base juridique probable pourrait être la référence à la « planification des réponses aux crises majeures » (art. R*1122-1 du code de la défense) comme motif de tenue d’un conseil de défense dans ce contexte de crise sanitaire.
[4] Décret n°2009-1657 du 24 décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
[5] Contrairement au conseil des ministres, le conseil de défense ne présente pas de compte-rendu.
[6] Thibaud Mulier, « La présidentialisation de la Vème République à l’aune de la transformation du conseil de défense et de sécurité nationale », Le Blog du Droit Administratif, 9 juin 2020.
[7] « Le Puy du Fou, théâtre d’une montée de tensions au sommet de l’État », Le Figaro, 24 mai 2020.
[8] Entretien avec G. Darmanin, Le Parisien, 14 novembre 2020.
[9] Face à l’adoption d’un amendement sur la fin de l’état d’urgence sanitaire par l’opposition, contre son avis et celui du rapporteur, le gouvernement a choisi la réserve de votes. Lire « [Etat d’urgence sanitaire] Démonstration de force du parlementarisme rationalisé »
[10] Zarka, Y. « Éditorial:  Biopolitique du coronavirus »,  Cités, 82, 2020.
[11] Zarka, Y., art. cit.
[12] La loi prévoit une nouvelle gouvernance sanitaire avec les droits de l’usager du système de soin, tant à l’échelle individuelle (droit à sa participation dans les décisions médicales, d’accès à son dossier médical, au refus d’un traitement) que collective (représentation des usagers dans les instances sanitaires, à savoir les conseils d’administrations des hôpitaux, les conférences d’organisation des soins et autres comités consultatifs en matière de santé).
[13] Voir l’enquête de Claire Legros « La démocratie en santé, victime oubliée du Covid-19 », Le Monde, 25 septembre 2020.
[14] B. Spinoza, Traité théologico-politique [1670], éd. de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1965, p. 267.
[15] M. Fœssel, « Interminable démocratie », Esprit, vol. octobre, n°10, 2020.
[16] 521 questions écrites ont été adressées au Gouvernement entre le 17 mars et le 31 mars (contre 412 la première quinzaine de mars), voir Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2) Par Elina Lemaire – JP blog (juspoliticum.com).
[17] Précisément, ce sont des missions d’informations qui ont été créées par une commission d’enquête au Sénat et à l’Assemblée nationale.

En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne est un droit populaire

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En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) n’est pas le mot d’ordre de mouvements politiques défendant une démocratisation du système politique. Reconnu constitutionnellement dès le milieu du XIXème siècle, il est un « droit populaire » inaliénable, garant du fonctionnement horizontal de la démocratie helvétique. Cependant, ses vertus démocratiques bien réelles ne doivent pas faire oublier qu’il est aussi le fruit d’une sensibilité fédéraliste propre à la Suisse, qui n’en est parfois pas à un conservatisme près. 


Le RIC suisse, un « droit populaire » fédéral et cantonal

Le « référendum d’initiative citoyenne » suisse est un « droit populaire » reconnu par la Constitution fédérale suisse et par les constitutions cantonales, permettant aux citoyens de participer à la prise de décision politique par le biais de votations. L’expression « droits populaires » désigne, en Suisse, l’ensemble des mécanismes politiques permettant aux citoyens de participer directement à la prise de décision politique. Le référendum d’initiative citoyenne suisse se décompose quant à lui en trois formes référendaires distinctes.

Le référendum facultatif constitue la première forme de référendum d’initiative citoyenne. Il est déclenché par un ou plusieurs citoyens en vue de proposer l’annulation d’une loi préalablement adoptée. Il intervient au niveau fédéral lorsque 50 000 citoyens ou 8 cantons signent une pétition demandant l’organisation d’une votation de l’ensemble du corps électoral au sujet d’un texte de loi adopté il y a moins de 100 jours. Lors de cette votation, le corps électoral détermine, à la majorité simple, s’il accepte ou refuse l’entrée en vigueur de la loi. Le référendum facultatif existe aussi à l’échelle cantonale. Il permet aux citoyens de contester une loi votée par un parlement cantonal. Les conditions et les modalités de déclenchement varient selon les 26 sous-systèmes politiques cantonaux présents en Suisse. Certaines formes de référendums facultatifs plus poussées peuvent ainsi exister à l’échelle cantonale. Dans les cantons de Berne et de Zurich, un référendum facultatif dit « constructif » permet aux citoyens de ne pas rejeter en bloc une loi mais de l’amender. Le texte voté par le parlement et celui amendé par le ou les citoyens sont alors soumis à une votation citoyenne.

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Carte de la Suisse et de ses cantons en 1778 © Biblioteca Nacional de España

La deuxième forme de RIC est l’initiative populaire constitutionnelle. Elle est reconnue comme droit constitutionnel depuis 1891. Elle permet à tout électeur de proposer une modification de la Constitution fédérale. Pour cela, le citoyen ou le groupement de citoyens à l’initiative de la modification constitutionnelle doit réunir 100 000 signatures en l’espace de 18 mois. Si ces conditions sont remplies, la proposition est soumise au vote de l’ensemble du corps électoral ; elle doit alors recueillir la majorité des voix du peuple et des 26 cantons. L’initiative populaire soumise au vote est souvent mise en concurrence avec un contre-projet élaboré par les autorités fédérales. Les électeurs doivent alors départager l’initiative populaire et le contre-projet. L’initiative populaire constitutionnelle existe aussi au niveau cantonal et permet à tout électeur de proposer une modification de la constitution du canton dans lequel il réside, selon des modalités qui varient d’un canton à l’autre.

L’initiative populaire législative, quant à elle, n’existe qu’au niveau cantonal. Elle offre aux citoyens la possibilité de proposer l’adoption d’une nouvelle loi. Les conditions de déclenchement du référendum et les modalités de la votation sont relativement similaires à celles de l’initiative populaire constitutionnelle de niveau cantonal.

Ces trois formes de RIC sont complétées par un référendum obligatoire qui n’existe qu’au niveau fédéral depuis son inscription dans la Constitution suisse de 1848. Il est dit « de droit » et est obligatoirement déclenché lorsque l’Assemblée fédérale suisse (détenant le pouvoir législatif) ou le Conseil fédéral suisse (détenant le pouvoir exécutif) est à l’initiative d’un projet de modification constitutionnelle ou propose l’adhésion de la Suisse à des traités internationaux. Son adoption requiert la double majorité populaire-cantonale ; le principe fédéral de stricte égalité politique entre les cantons est ainsi respecté.

Le déclenchement de ces différents outils se fait « par en bas » et non « par en haut », ce qui les distingue du référendum d’initiative partagée français. Si les RIC suisses peuvent être le fruit d’initiatives individuelles, ce sont surtout des organisations (ONG, partis politiques, syndicats, associations) qui en sont à l’origine. Ces dernières peuvent parfois faire preuve d’une importante capacité de financement et il n’est pas rare que plusieurs centaines de milliers de francs suisses soient dépensés afin de faire connaître le projet de loi (ce qui équivaut à plusieurs centaines de milliers d’euros).

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Vote © Radoan Tanvir

Bien évidemment, l’initiative populaire est très encadrée. Tout texte de loi proposé par un ou des citoyens doit se conformer à des normes juridico-légales définies par les autorités fédérales ou cantonales avant de pouvoir être soumis à signature. Si l’initiative citoyenne atteint le seuil de signatures requis, le texte est remis aux autorités qui vérifient la constitutionnalité du texte ainsi que sa conformité au droit international. Une fois cette étape franchie, le texte est soumis à la votation dans un délai d’un à trois ans.
Entretemps, la campagne référendaire s’organise et plusieurs débats contradictoires ont lieu. Depuis 1972, tous les électeurs reçoivent à leur domicile un livret contenant l’avis des autorités fédérales ou cantonales (en fonction du type d’initiative citoyenne) ainsi que celui de différents acteurs engagés sur les questions soumises à votation. Le jour du vote, les citoyens suisses se prononcent généralement sur trois à huit votations déclenchées à la fois au niveau fédéral et au niveau cantonal. Les votations sont en effet concentrées sur quelques jours, deux ou trois en moyenne par an.

Retour sur l’instauration du RIC suisse au XIXème siècle

En Suisse, le RIC est très réglementé car il n’est pas qu’un outil de démocratie populaire mais répond à une pluralité d’objectifs définis par les pères fondateurs de la démocratie suisse. L’instauration des différentes formes de RIC résulte en effet des singularités historiques de l’État fédéral suisse. À l’époque médiévale, la plupart des communautés montagnardes ou urbaines de Suisse étaient régies par des assemblées populaires avec vote à main levée. Ces Landsgemeinde étaient souveraines sur un ensemble de questions selon un principe de subsidiarité : elles pouvaient ainsi s’opposer directement à la politique menée par les podestats, officiers judiciaires et administratifs nommés par les seigneurs féodaux et chargés d’administrer les comtés suisses. L’assemblée était vue comme un outil de dialogue garantissant l’unité de tous les citoyens face aux velléités d’expansion territoriale des Habsbourg et de la maison de Savoie, deux puissances voisines de la Suisse.

En 1848, le mouvement radical suisse (d’idéologie libérale) parvient au pouvoir et décide de l’adoption d’une nouvelle constitution, encore en vigueur aujourd’hui, censée enraciner l’idéal démocratique en Suisse. Les constituants reprennent alors naturellement cet exemple de démocratie communale qu’est la Landsgemeinde, auquel ils mêlent les idéaux de la Révolution française importés en Suisse en 1798 avec le Directoire. Il s’inspirent également de la théorie du contrat social et du concept de souveraineté populaire développés par le genevois Jean-Jacques Rousseau. Ces héritages politiques et intellectuels forgent la nouvelle Constitution de 1848 et les différentes formes de référendums d’initiative citoyenne qui sont adoptées quelques années plus tard.

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Une Landsgemeinde, canton de Glaris © Adrian Sulc.

Si l’adoption des différents RIC est à relier à cet idéal démocratique, ceux-ci sont aussi le fruit de sensibilités politiques fédéralistes propres à la Suisse. Ainsi, le référendum facultatif et l’initiative populaire constitutionnelle fédérale, instaurés respectivement en 1874 et 1891, sont défendus par des forces très conservatrices qui promeuvent l’autonomie cantonale. Celles-ci voient dans le RIC le moyen d’empêcher une potentielle expansion des compétences de l’État fédéral et de garantir un « droit des minorités » face aux majorités politiques fédérales. Le référendum est ici perçu comme un mécanisme doté de vertus décentralisatrices. Il permettrait de réduire l’emprise de l’État sur les individus, selon une conception libérale et fédéraliste défendue notamment par Alexis de Tocqueville, l’une des inspirations intellectuelles de la Constitution suisse de 1848, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique : « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. Il ne le peut, parce qu’un pareil travail excède les forces humaines. »

Plus qu’une radicalisation de la démocratie, les RIC sont aussi sensés affermir le caractère fédéral du système politique suisse et empêcher l’émergence d’un puissant État central. Si certains les imaginent être de grandes institutions de la démocratie directe, ceux qui les promeuvent puis les mettent en place sont parfois loin d’être de farouches démocrates.

Vertus et limites du référendum d’initiative citoyenne suisse

Le RIC a d’indéniables effets vertueux sur le système politique suisse dans son ensemble. Tout d’abord, il possède une vertu démocratique. En autorisant n’importe quel citoyen à proposer un projet de loi sur un éventail quasi infini de sujets politiques, il institue une forme de « pouvoir du commun ». Le RIC suisse favorise aussi la délibération citoyenne. Le délai parfois très long entre le dépôt d’une liste de signatures et la votation qui peut en découler permet à des organisations engagées sur la question d’organiser plusieurs débats contradictoires. Au niveau fédéral comme cantonal, il n’est pas rare de voir les citoyens suisses débattre de questions qui pourraient parfois sembler anecdotiques aux yeux d’un citoyen français. Par ailleurs, les Suisses ayant la liberté de s’emparer à peu près de n’importe quel sujet, l’agenda politique n’est pas uniquement dicté par les organisations partisanes ni par de grands scrutins électoraux, comme c’est le cas en France, mais aussi par les gouvernés eux-mêmes.

En second lieu, le RIC suisse a une vertu éducative. Les citoyens suisses sont régulièrement invités à se prononcer sur un ensemble de sujets dont certains nécessitent une certaine expertise technique. Par conséquent, ils sont naturellement amenés à acquérir un bagage diversifié de connaissances. Deux économistes suisses, Matthias Benz et Alois Stutzer, ont avancé une explication cognitive de ce phénomène : comme les électeurs rationnels savent que leurs votes ont des conséquences directes et concrètes (la mise en place d’un projet urbain, l’adhésion à un traité de libre-échange, etc.), ils tendent à s’informer davantage et de manière plus rigoureuse [1].

Le RIC a aussi d’étonnantes capacités régulatrices. Il permet aux gouvernants de connaître régulièrement l’état de l’opinion publique sur un ensemble de sujets. De plus, les citoyens ayant la possibilité de contester les décisions prises par la majorité parlementaire, il en résulte une indéniable pacification des relations entre les gouvernants et les gouvernés et un renforcement de la légitimité des premiers, ce qui va dans le sens de « l’unité nationale » espérée par ceux qui ont institué le RIC suisse au XIXème siècle.

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Mosquée de Genève © MHM55.

Il faut cependant se garder de présenter un tableau trop optimiste du RIC suisse. Lorsque l’on rentre dans le détail des votations, le RIC semble surtout être mobilisé par les franges conservatrices de la population suisse. L’exemple le plus probant est sans nul doute l’initiative populaire du 29 novembre 2009 intitulée « contre la construction de minarets » et adoptée à la majorité des voix. Certains Suisses y ont vu la marque de la nature « populiste » du RIC qui pourrait permettre à la majorité de stigmatiser à peu près n’importe quelle minorité religieuse, sexuelle, ou culturelle. De plus, l’emprise de certaines organisations économiques sur les votations référendaires est très forte. Celles-ci bénéficient notamment de l’absence de toute forme de régulation. Lors de l’initiative socialiste « contre l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques », rejetée le 20 mai 1984 par 73% des votants, le comité d’initiative disposait de quelques centaines de milliers de francs suisses là où la banque UBS dépensait près de 8 millions de francs pour obtenir la victoire du « non ». Le RIC suisse n’a donc jamais permis une quelconque transformation de l’ordre social en place.

Enfin, il faut noter que le taux de participation aux votations diminue depuis plusieurs années. On peut y voir une forme de lassitude de la part de citoyens très souvent sollicités. De même, la participation des citoyens est très inégale d’une classe sociale à l’autre. L’effet de « stimulation politique » du RIC est limité par les inégalités sociales persistantes.
Malgré ces limites notables, le référendum d’initiative citoyenne suisse reste un formidable vivier de réflexions pour ceux qui souhaitent questionner la démocratie représentative libérale française, à condition de garder à l’esprit que le RIC suisse est le produit de singularités historiques et d’une sensibilité fédéraliste propre aux citoyens suisses.

[1] « Are Voters Better Informed When They Have a Larger Say in Politics? Evidence for the European Union and Switzerland », Empirical Research in Economics Working, n°119.

Politique de la Libération : retour sur la pensée d’Enrique Dussel

Enrique Dussel et le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) © Marielisa Vargas

Cité par Hugo Chávez ou par l’ex-premier ministre bolivien Alvaro García Linera, Enrique Dussel est l’un des intellectuels majeurs des mouvements anti-néolibéraux d’Amérique latine. Soutien critique des divers présidents opposés à l’hégémonie nord-américaine (la Constitution bolivienne de 2008 s’inspire de sa conception démocratique du pouvoir), il participe aujourd’hui au mouvement mexicain MORENA qui a porté Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pouvoir. En opérant un retour critique sur la conception du politique à l’aide d’expériences latino-américaines inédites, ce philosophe argentin naturalisé mexicain explore de nouvelles voies pour le dépassement du capitalisme. Méconnue en Europe, sa pensée éclaire les processus politiques qui ont bouleversé l’Amérique latine ces deux dernières décennies. Par Alexandra Peralta et Julien Trevisan.


Un penseur majeur de notre temps : Enrique Dussel

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Enrique Dussel

Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934, philosophe, historien, théologien, est un penseur majeur du XXème siècle, bénéficiant d’une renommée internationale pour ses travaux – plus de 400 articles et 50 livres – dans les champs de l’éthique, de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie latino-américaine principalement. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la libération, de la théologie de la libération et du groupe Modernité/Colonialité1. Persécuté par la dictature militaire d’Argentine, il quitte son pays natal en 1976 pour le Mexique où il réside depuis. Engagé dans la vie politique mexicaine, il participe à l’Institut National de Formation de MORENA2 depuis sa fondation en 2018.

En 2006, il publie un livre synthétique intitulé Vingt thèses de politique3 qui présente le contenu théorique de la politique de la libération. Ce livre était initialement destiné à un public jeune et, de fait, ces thèses ont d’abord été exposées dans le cadre d’un séminaire destiné à 400 militants mexicains du Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD). Ce parti, par le biais de la candidature d’Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006, était, au moment du séminaire, aux portes du pouvoir. Il ne parvint cependant pas à en franchir le seuil, car l’élection fut truquée par son opposant, l’ancien président Felipe Calderón4 (Parti Action Nationale – PAN).

Dans ce livre, le philosophe argentin explique la construction d’une théorie politique positive fondant l’action politique d’une gauche capable de gouverner à travers un exercice responsable du pouvoir délégué. Dans la première partie de son ouvrage, Dussel analyse le moment politique de fondation des institutions. Les dix dernières thèses correspondent davantage au processus de transformation de ces institutions : le moment pratique de la transformation d’un système politique devenu dominant, le moment de sa critique et celui de « l’imagination créative ». En suivant la perspective décoloniale, ce second moment doit prendre en compte le lieu de l’énonciation, c’est le locus enuntiationis. Pour Dussel ce locus est celui du Mexique et, dans un sens plus large, l’Amérique latine. À l’instar de Dussel, la suite de cet article a été écrite en prenant en compte l’importance du lieu d’énonciation qu’est, pour nous, la France.

La communauté comme source et fin du pouvoir politique

Dussel débute son raisonnement en partant du caractère grégaire de l’être humain : celui-ci vit nécessairement en communauté et s’inscrit dans un groupement humain doté d’institutions et de représentants. L’auteur, à la suite de Marx dans L’idéologie allemande, part d’un postulat matérialiste classique: l’être humain, pour garantir sa survie, pour améliorer ses conditions de vie et pour se reproduire, vit dans une communauté organisée. Au paléolithique déjà, la chasse, nécessaire pour assurer la vie d’un groupe humain, était organisée : un seul individu ne possédait ni les moyens ni les forces pour réaliser cette activité. Le travail était alors divisé en fonction de tâches assignées : les uns tendent des pièges pour le gibier, d’autres le poursuivent puis le tuent et les derniers le dépècent. « La communauté agit par le biais de chacun de ses membres de manière différenciée »5. Autrement dit, la communauté repose sur la représentation comme forme générale de la délégation. Elle confie des rôles à des membres qui sont dès lors des représentants de la communauté dans son ensemble. Cette conception de la représentation ne doit pas être entendue en un sens restreint : le pouvoir de la communauté politique s’incarne en chacun des membres qui la constituent. Si nous appliquons cette réflexion au cas de la France, le député incarne une forme de représentation du pouvoir de la nation, en tant que communauté politique, mais une caissière, en tant que citoyenne française, est, elle aussi, une représentation de ce pouvoir tant par les droits politiques dont elle bénéficie que par son rôle au sein de la société entendue comme communauté organisée d’individus. Selon Dussel, dès lors qu’un groupe humain se constitue comme tel, ce dernier existe nécessairement en tant que communauté politique, orientée par « l’activité qui organise et promeut la production, la reproduction et l’augmentation de la vie de ses membres ».6

Chaque communauté politique est dotée d’une puissance – aussi désignée chez Dussel par le latin potentia –, fondement ontologique de tout pouvoir politique. Mais ce pouvoir n’est qu’un pouvoir « en soi » et nécessite, pour se réaliser et s’accroître, des institutions, ce que le philosophe appelle potestas, relevant alors d’un pouvoir « hors-de-soi »7. Ainsi, le moment où la France se dote de sa première assemblée constituante, le 17 juin 1789, peut être interprété comme un moment de fondation d’une nouvelle potestas dans l’histoire nationale : la France comme communauté politique, d’une monarchie absolue, devient une monarchie constitutionnelle. Le peuple en tant que communauté politique dotée d’une potentia, par les États généraux puis l’Assemblée constituante, forge de nouvelles institutions (ou potestas) qui ne sont qu’une première forme de réalisation de son pouvoir.

Ce pouvoir en-dehors-de-soi, qui n’est pas encore un pouvoir pour soi (comme retour vers la source du pouvoir qu’est le peuple), connaît trois déterminations qui, si elles ne sont pas respectées, viendront éroder le pouvoir de la potestas. La première relève de la matérialité, elle s’énonce ainsi : tout pouvoir politique se doit de respecter la « volonté-de-vie » de chacun des membres du peuple. Relevant de la légitimité, la seconde détermination établit que le pouvoir doit s’appliquer avec le consensus de tous et toutes. La dernière n’est autre que la faisabilité, c’est-à-dire faire ce qui appartient empiriquement au domaine du possible.

Le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Ces trois déterminations peuvent s’apprécier dans l’histoire de France. Les deux premières déterminations ont été dans une large mesure respectées par le gouvernement de la Commune de Paris de 1871 mais pas la troisième : les mesures qui étaient prises permettaient d’améliorer les conditions de vie des Parisiens et de renforcer la démocratie avec un consensus assez large mais elles n’ont pas pu être prises en tenant compte du rapport politico-militaire extrêmement désavantageux pour les communards8. L’épisode des Gilets jaunes, quant à lui, démontre l’importance du consensus, de la seconde détermination. Enfin les politiques libérales appliquées avec constance depuis le tournant de la rigueur de 1983, que ce soit par la droite traditionnelle, par le Parti socialiste et maintenant par les Marcheurs et leurs alliés du MoDem, ont frappé durement le peuple français et celui-ci rejette désormais profondément les acteurs et institutions politiques : le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Le pouvoir en-dehors-de-soi, la potestas, n’est donc pas nécessairement un pouvoir pour soi. En réalité, deux cas de figures sont possibles. Le premier est le cas où les mandatés, les représentants agissent en suivant les volontés des représentés et en leur obéissant. Le pouvoir en-dehors-de-soi est alors véritablement un pouvoir pour soi. Un cercle vertueux opère ainsi : le pouvoir politique est un pouvoir obédientiel ; les représentants, des serviteurs du peuple qui exercent la politique comme vocation.

Le second est le cas où les représentants agissent en pensant que le fondement de leur pouvoir se situe dans les institutions ou dans leur propre personne et ignorent ainsi la potentia, qui fonde leur pouvoir. Le pouvoir politique est alors “fétichisé”9, les représentants sont “corrompus” car ils croient être la source de leur pouvoir politique : ils agissent à l’encontre de la formule zapatiste10, car ils commandent en commandant, au lieu de commander en obéissant. De cette forme de corruption du principe ontologique du pouvoir politique se trouvent légitimés les détournements d’argent public, la répression à outrance et la conception de la politique comme profession.

L’hyperpotentia comme réponse à la corruption du politique

De manière empirique, Dussel constate que lorsque des nouvelles potestas sont mises en place, elles répondent au début aux aspirations populaires. Le nouvel ordre dans la communauté politique est alors qualifié d’hégémonique. C’est par exemple le cas au début de la Révolution française : l’abolition des privilèges, la suppression de la dîme et la publication de la première Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen constituent des mesures indéniablement populaires. Cependant, le moment où l’ordre hégémonique devient dominant arrive irrémédiablement : le pouvoir politique se fétichise, la contestation surgit et le système politique ne se maintient que grâce à la répression11. C’est le moment du 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Club des cordeliers, qui demandent la déchéance du roi et la proclamation de la République, sont fusillés par la garde nationale.

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Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l’autel de la patrie au Champ de la Fédération. Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

Dans la seconde partie de l’œuvre, le philosophe théorise le moment de la contestation dont l’aboutissement est l’élévation du peuple au rang d’hyperpotentia. Cette dernière notion signifie pour Dussel tant le pouvoir que la souveraineté et l’autorité active du peuple, qui, à la fois, submergent les institutions, les acteurs dominants et donnent naissance à un nouvel ordre.

Dès le début de cette nouvelle phase, les opprimés, les non-écoutés, souffrent dans leur chair de la domination et se trouvent ainsi confrontés à la tâche de la construction d’une contre-hégémonie. Celle-ci passe par une articulation d’une pluralité de demandes hétérogènes. En France et dans la période actuelle, se manifestent par exemple la demande d’égalité portée par les mouvements féministe et antiraciste, mais aussi la demande de justice sociale portée par les syndicats et par les Gilets jaunes, ou encore la demande de renouvellement du système démocratique français, ainsi que la demande de transformation des modes de vie et de production dans une perspective écologique. Dussel expose les deux démarches actuelles qui tendent à concilier ces diverses aspirations : la première est celle de la « chaîne d’équivalence » décrite par la théorie populiste d’Ernesto Laclau12 ; la seconde consiste quant à elle en l’analyse locale des cas de superposition des différentes formes de domination, telle que la proposa Kimberley Crenshaw à travers le concept d’« intersectionnalité »13.

« Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia. »

Selon Dussel, plus l’articulation entre les différentes demandes sera solide, plus le bloc des opprimés le sera et pourra ainsi mieux résister aux changements de conjoncture du champ de bataille politique. Dit autrement, le pouvoir du bloc des opprimés est déterminé par son consensus critique. En suivant Dussel, deux autres déterminations s’adjoignent au pouvoir des exclus : « Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation14 […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia »15. Si celles-ci sont réalisées, le peuple entre en “état de rébellionet use de sa souveraineté pour refonder sa potestas. Ce fut le cas le 10 août 1792 et le peuple français parvint à prendre les Tuileries.

Si cette journée a pu être décrite comme violente par une certaine tradition historiographique, il convient d’analyser précisément le statut de cette violence. La violence n’existe pas de manière abstraite, mais seulement dès lors qu’elle s’applique à un sujet tant humain que politique. Or, le sujet de la violence révolutionnaire n’est ici que l’ordre monarchique faisant régner l’inégalité entre les individus en fonction de leur origine sociale. Suivant Dussel, il ne convient pas dès lors de parler de violence, mais plutôt de contrainte : la contrainte étant définie comme une action légitime (pouvant donc être légale ou illégale) tandis que la violence est définie comme une action illégitime (exercée soit par le pouvoir en place, et Dussel parle alors de répression, soit par une frange ultra-minoritaire du peuple que Dussel qualifie dans ce cas d’action anarchiste).

Quelles boussoles pour guider l’action politique ?

En définitive, le politique connaît, dans la pensée de Dussel, trois phases distinctes : le moment de la mise en place d’institutions et d’un nouvel ordre hégémonique, le moment où l’ordre hégémonique devient dominateur et enfin le moment où l’ordre dominant est renversé et remplacé par un ordre contre-hégémonique qui devient dès lors hégémonique. Rompant avec la philosophie de l’histoire prônée par une conception orthodoxe du marxisme, Dussel ne pense pas que le politique puisse atteindre une forme d’aboutissement, de terminus ad quem. Les communautés politiques sont capables, conformément à leur nature, de faire et de défaire indéfiniment les institutions. Cependant, l’action de ces communautés peut être orientée et Dussel propose pour ce faire, à la manière des idéaux régulateurs kantiens, quatre postulats :

  1. Postulat politique au niveau écologique : « Nous devons agir de telle sorte que nos actions et institutions permettent l’existence de la vie sur la planète Terre pour toujours, de manière perpétuelle ! »

  2. Postulat économique : « Agis économiquement de telle sorte que tu tendes toujours à transformer les processus productifs à partir de l’horizon du travail zéro (T°) »16

  3. Postulat de la paix perpétuelle

  4. Postulat de la dissolution de l’État : « Agis de telle sorte que tu tendes à l’identité de la représentation avec le représenté, de manière que les institutions de l’État deviennent à chaque fois les plus transparentes possibles, les plus efficaces, les plus simples, etc. »

À l’image des postulats kantiens, ces derniers ne sont bien sûr jamais atteignables empiriquement. Ils demeurent cependant des boussoles indispensables pour orienter l’action politique de notre temps.

Notes :

1 Collectif de pensée critique regroupant des intellectuels de divers champs (sociologie, pédagogie, philosophie) qui analyse les relations de dominations mises en place à partir de 1492, moment de la “conquête de l’Amérique” (et non « découverte », ainsi que le souligne le groupe Modernité/Colonialité en analysant la différence fondamentale entre ces deux concepts), et critique l’idée faisant coïncider fin de la domination coloniale et indépendance. Il faut cependant garder à l’esprit que ce collectif, issu d’une perspective décoloniale, n’est pas homogène, en particulier en ce qui concerne le projet politique : l’importance de la nation n’est pas rejetée par Dussel et il ne revendique pas le retour à un passé pré-européen mais encourage un « dialogue trans-moderne » entre les cultures.

2 MORENA (pour “Movimiento Regeneración Nacional”) est un parti politique fondé en 2011. Il porta l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador au pouvoir en 2018.

3 Disponible gratuitement en espagnol ici :

https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56-2.20_tesis_de_politica.pdf

En français voir : Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Traduit par Martine Le Corre-Chantecaille et Nohora Cristina Gómez Villamarín, Paris, L’Harmattan, 2018.

4 Il est connu pour avoir lancé la guerre meurtrière contre le narcotrafic et fait aujourd’hui face à d’éventuels procès pour corruption. Voir notamment le livre de la journaliste argentine : Wornat, Olga. Felipe, el obscuro. Secretos, intrigas y traiciones del sexenio más sangriento de México. México : Planeta, 2020.

5 Thèse 3.2.3 dans Dussel, Vingt thèses de politique, p. 32

6 Thèse 2.1.5 Ibid, p. 42

7 Ce pouvoir appartient proprement au peuple. C’est la raison pour laquelle Dussel critique l’expression « prendre le pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir du peuple qui est “à prendre”, mais les institutions.

9 Dussel se réfère ici au mouvement de retournement décrit dans le concept de « fétichisme de la marchandise » marxiste et ayant lieu lorsqu’une valeur est attribuée à des objets produits au détriment de l’acteur de la production, l’être humain vivant qui investit sa vie dans le processus de production ; de même ici, on parle de fétichisation du pouvoir  car la source du pouvoir politique n’est plus pensée comme étant dans le peuple mais dans les institutions ou dans les acteurs politiques. (Voir Thèse 5. La fétichisation du pouvoir).

10 « mandar obedeciendo », commander en obéissant.

11 Dussel explique cela via le second principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie, étant comprise comme la quantité mesurant le manque d’information, ou le désordre, d’un système isolé ne peut qu’augmenter au cours du temps. (Voir Thèse 3.33)

12 Cf La raison populiste. Voir aussi pour une première approche https://lvsl.fr/le-populisme-en-10-questions/

13 Crenshaw Kimberley « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, 43(6), 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (traduction française Oristelle Bonis).

14 Dussel renvoie ici à la notion de Veränderung de Marx, utilisée notamment dans ses Thèses sur Feuerbach.

15 Thèse 12.3.1, Dussel, op cit, p.141

16 C’est ce que Marx a formulé comme étant le « Royaume de la liberté ». Le temps libre est donc le but visé et celui-ci est rempli par des activités culturelles. L’action politique, si elle suit ces postulats, doit donc, en plus de transformer l’économie, transformer la culture. En particulier, pour Dussel, il s’agit de critiquer puis d’éliminer la domination exercée par la culture occidentale pour établir un rapport d’égalité entre les différentes cultures permettant un dialogue interculturel respectueux.

Yaël Benayoun et Irénée Régnauld : « Le progrès technique n’est pas nécessairement synonyme de progrès social »

Technologie partout démocratie nulle part

De la vidéosurveillance à l’automobile, des caisses automatiques à la 5G, chaque choix technologique est un choix de société. Alors que la décision nous échappe, nous en subissons les conséquences de plein fouet. De la smart city sécuritaire à l’ubérisation du travail, des conséquences environnementales à la surveillance diffuse, voilà un certain temps que la marche de l’innovation n’a pas de quoi faire l’unanimité. Comment s’emparer de la trajectoire du progrès, intervenir dans ces décisions technologiques et peser dans ces rapports de force qui décident de notre vie en commun ? Petit précis de techno-critique et de démocratie technique avec Yaël Benayoun et Irénée Régnauld, cofondateurs de l’association le Mouton Numérique et auteurs de Technologies partout, démocratie nulle part, publié chez FYP cet automne 2020. Propos recueillis lors de la présentation du livre à la librairie l’Attrape-Cœurs par Maud Barret Bertelloni.


LVSL – Vous commencez votre livre en vous attaquant à ce lieu commun qui voudrait que les technologies soient un donné à l’égard duquel nous ne pourrions que nous adapter. C’est un motif récurrent : le service public doit se mettre au pas des nouvelles technologies, les citoyens doivent suivre, la compétition mondiale presse… Qu’est-ce que cela a à voir avec notre conception de la technologie ?

Yaël Benayoun et Irénée Régnauld – Le mot technologie historiquement est né pour décrire une science de la technique, comme un regard posé sur les objets techniques et la façon dont on les construit. À certaines époques, la technologie a été enseignée comme une science politique. Il se trouve qu’on est aujourd’hui dans une période où la technologie a acquis la forme d’objet : quand on dit technologie, on pense à un iPhone, à une fusée spatiale… Alors que si l’on repart de l’étymologie : techno+logos, c’est le discours sur la technique. C’est essentiel dans la mesure où la plupart des gens qui font des technologies, qui sont souvent des ingénieurs, prennent ça comme des artefacts absolument neutres, qui ne revêtent aucune dimension politique. Or ce qu’ils font, à titre individuel comme collectif, est de l’ordre du politique.

Tout l’enjeu du début du livre, c’est de revenir sur le discours véhiculé sur la technique que l’on entend beaucoup dans les médias dominants : tous les « la technique est neutre », « ce n’est que l’usage qui compte », « on n’arrête pas le progrès »… Cette notion de progrès est sous l’emprise d’une vision très positiviste de la société, qui part du principe que le progrès technique est nécessairement synonyme de progrès social et que ce progrès est inéluctable et n’est donc pas questionnable. Comme si le développement technologique n’était pas le fait de choix et de stratégies et d’un jeu d’acteurs. Pour prendre un exemple : le réseau de tramways était bien installé aux États-Unis au début du XXe siècle. Les constructeurs d’automobiles ont alors développé des stratégies de rachat massif des compagnies de tramway pour démanteler les réseaux de transport concurrents. L’avenir de la mobilité et des transports aurait pu être différent que le tout automobile américain.

« Pour chaque choix technologique, il y a un rapport de forces et il faut peser sur ce rapport de forces pour l’orienter différemment. »

C’est ce qui passe aujourd’hui avec la « high tech ». Le terme de technologie de « pointe », de high tech est un terme qui introduit une hiérarchie entre ce qui n’est pas « high », à savoir occidental ou chinois, et le reste. Ces technologies occultent toute une série d’autres choix qui auraient pu être faits et qui ne l’ont pas été. C’est valable à la fois au niveau d’une réflexion globale sur la technique dans une civilisation, mais aussi pour n’importe quel objet technique. Pour chaque choix technologique, il y a un rapport de forces et il faut peser sur ce rapport de forces pour l’orienter différemment.

LVSL – Deux chapitres du livre illustrent ce en quoi les technologies constituent des choix de société. Il y a un premier chapitre consacré à la smart city comme politique de la ville sécuritaire ; un autre sur l’automatisation au travail et toutes ces technologies qui réduisent les travailleurs à de simples rouages dans un monde de machines. Mais en quoi les technologies elles-mêmes constituent des choix de société ?

YB et IR Les choix technologiques structurent la société et l’amènent dans une direction précise qui, sans la déterminer totalement, posent des infrastructures et des cadres dans lesquels on va évoluer. L’exemple typique est la 5G : c’est prendre la direction de l’explosion des équipements numériques et de leurs usages, ce qui porte à une augmentation des capteurs, qui mène vers une ultra-numérisation de la société…  Et il y a des acteurs dominants qui, par leurs investissements, par leurs moyens, par leurs efforts de lobbying, orientent massivement les choix de société. Les efforts de l’industrie de l’automobile ont conduit à la société de la voiture et donc à l’étalement urbain. Il en va de même avec l’introduction de certaines technologies qui brisent les collectifs de travail ou de l’introduction de la surveillance qui diminue la propension de chacun à aller manifester. C’est très concret.

LVSL – Revenons sur un exemple dont vous faites mention : s’il y a d’une part le logiciel et toute la technique d’organisation d’une plateforme de livraison comme Uber ou Deliveroo, qui soumettent les travailleurs à des conditions de travail dégradantes et d’exploitation, il y a aussi l’exemple d’une contre-ingénierie : le logiciel des livreurs de CoopCycle, dont les fonctionnalités sont en main aux travailleurs…

YB et IR – Pour remettre un peu de contexte, CoopCycle c’est une coopérative de livreurs créée en réponse au système de Uber, de Frichti, etc. pour fournir une alternative coopérative. Effectivement, ils utilisent aussi une plateforme logicielle pour organiser leur logistique. Mais précisément, ce n’est pas la même application : ils n’ont pas cherché à faire de la food tech, à livrer très rapidement le moins cher possible, mais de réorganiser la livraison sur un mode coopératif.

Dans le livre, nous ne partons pas du principe que toute technologie est mauvaise. Ce n’est juste pas le sujet. Ce qui est intéressant quand on regarde les deux applications de livraison, c’est que dans l’une vous avez les livreurs tracés, surveillés, notés, qui doivent rendre compte de leur temps et aller le plus vite possible, alors que dans l’autre le temps est discuté de manière coopérative. La technologie qui est développée n’a pas les mêmes caractéristiques, car elle incarne alors d’autres valeurs et d’autres objectifs. Notre problématique, au fond, concerne ces choix technologiques faits à différentes strates de la société (la ville, le travail, l’État, etc.) mais surtout les effets de ces choix sur la démocratie.

LVSL – Pour arbitrer entre ces technologies, leurs formes et leurs valeurs, on invoque souvent une approche « éthique » à la technologie : éthique de l’intelligence artificielle, éthique du design, etc. Quel est le problème avec ces approches ?

YB et IR – Il y a eu un retour de bâton à l’égard des technologies ces dix dernières années, notamment depuis l’affaire Snowden, et depuis les tentatives de manipulation électorale comme Cambridge Analytica. Et c’est précisément le moment où l’on voit apparaître un grand nombre de chartes éthiques des entreprises, qui arrivent pour réguler des projets technologiques. Malheureusement, cela n’advient qu’une fois qu’ils ont été créés, sans jamais – ou rarement – repenser la manière dont sont fabriqués les objets, touchant à la rigueur la façon de les déployer à la fin, un peu comme des cases à cocher. Alors, on regarde si l’objet fini est juste, s’il ne discrimine pas, etc. Mais, d’une part, on n’interroge jamais le bien-fondé de l’objet, pour savoir si celui-ci est utile. Et d’autre part, jamais vous ne trouverez mention des chaînes de production technologique dans ces chartes : rien sur les micro-travailleurs ou les travailleurs du clic qui entraînent les intelligences artificielles, rien sur les travailleurs à la chaîne, qui sont une fois de plus invisibilisés sous couvert d’éthique.

Et au même moment où apparaissent ces chartes éthiques, on constate un flétrissement des procédures démocratiques traditionnelles et un certain glissement du droit vers l’éthique. En termes de démocratie, c’est un problème. Un exemple très simple : dans l’État de Washington, aux États-Unis, Microsoft a fait du lobbying pendant des années via un salarié qui était simultanément congressman – pantouflage éhonté, conflit d’intérêts. Il a fait voter une loi qui encadre la reconnaissance faciale dans l’État de Washington, suivant un cadre « éthique », de telle sorte que les systèmes doivent reconnaître aussi bien les personnes noires que les personnes blanches. Pourtant, dans une ville comme Portland, les technologies de reconnaissance faciale ont bien été interdites, tant en ce qui concerne leur usage par les forces de police, que par les commerces. Plutôt que d’interdire, l’éthique a donc permis à Microsoft de plaquer des règles pour éviter les régulations. L’éthique, ce n’est pas contraignant, c’est une profession de foi.

« L’éthique, ce n’est pas contraignant, c’est une profession de foi. »

C’est pour cela qu’on a ironiquement intitulé une section : « Une 5G éthique est-elle possible ? » La 5G est en préparation depuis dix, quinze ans : il y a eu des brevets, des recherches, des investissements chez les opérateurs… Là ça arrive et on fait semblant d’avoir un débat sur quelque chose qui est déjà joué, sans jamais qu’on se soit posé collectivement la question des réseaux du futur. On pose une fois de plus la question à la fin… Et puis on va demander aux consommateurs d’être, eux, éthiques en faisant le bon choix. Mais quand il va en grande surface pour acheter une balance et il n’y a que des balances connectées, on ne peut pas responsabiliser le consommateur en lui demandant de se faire une balance tout seul.

LVSL – Outre cette perspective technocritique, votre livre porte un véritable projet lié à la démocratie technique. Celui-ci comporte plusieurs aspects : réinvestir le champ du progrès, introduire un contrôle démocratique, investir les instances nécessaires à ouvrir un débat de société sur les technologies… Comment les articuler ?

YB et IR – L’idée n’est pas de fournir un programme mais de montrer qu’il y a des initiatives et des projets qui sont déjà là. On n’est pas du tout aussi démunis qu’il n’y paraît. L’avenir technologique tel qu’on nous le vend n’est pas inéluctable. Toute une partie du livre recense justement tout un ensemble de luttes, des ingénieurs à la société civile, tous ces mouvements qui ont donné lieu à une première réponse : les entreprises font de « l’éthique » aujourd’hui parce qu’elles ont du mal à recruter ; le RGPD n’aurait pas eu lieu sans l’affaire Snowden.

La logique du projet est simple : pour chaque choix technologique, il y a des stratégies d’acteurs, la majorité de ces choix se font sur le long terme, à huis clos, avec des industriels et des politiques qui malgré toutes leurs bonnes intentions ont l’exclusivité sur ces décisions. Le rapport de force bascule clairement d’un côté. Il faut alors rééquilibrer ce rapport de forces pour avoir une vraie discussion sur la société qu’on veut. Et selon la société qu’on veut, on peut faire les technologies qui vont avec. Pour chacun de ces choix, il faut rajouter des acteurs dans la boucle de décision. A minima, c’est la société civile organisée, comme on le retrouve par exemple dans toutes les propositions de forums hybrides dans les projets de démocratie technique. Cela voudrait dire que vous ne mettez pas dans les groupes d’experts seulement des représentants du monde industriel et politique, mais aussi des représentants du monde associatif, avec le même poids que les autres, ce qui rééquilibre les décisions.

« Pour chaque choix technologique, il faut rajouter des acteurs dans la boucle de décision. »

Un exemple dont on a beaucoup parlé ces derniers temps est celui de la Convention citoyenne sur le climat. Cela consiste à mobiliser des personnes tirées aux sort, concernées par les projets et les technologies en question selon ses enjeux spécifiques (l’automatisation des caisses ou la 5G), qui vont interroger les experts, ce qui inclut les associations, les juristes, les journalistes spécialisés. Une fois que ces personnes sont informées et formées sur le sujet, elles formulent des recommandations. Nous proposons d’aller un cran plus loin que ce qui existe déjà actuellement et de faire en sorte que leurs recommandations ne soient pas seulement consultatives mais décisionnelles pour qu’elles aient un effet direct sur les politiques industrielles et l’orientation des investissements.

Cela fait vingt ans que de tels dispositifs participatifs existent, et les sociologues et les politistes qui étudient ce genre de procédés remarquent que ces dispositifs sont efficaces. Quand la méthodologie est bien respectée, les recommandations qui émergent sont de très grande qualité. Le problème relève plutôt du fait qu’il n’y a presque jamais d’effets par la suite, parce que ces instances de délibération sont déconnectées des instances de décision. Il y a des groupes qui travaillent pour produire ces recommandations, mais elles ne sont finalement pas écoutées. Le cas de la Convention citoyenne devait au départ être un peu exceptionnel, parce qu’elle était au reliée à une instance de décision : les recommandations devaient passer sans filtre soit par le parlement soit par référendum. Aujourd’hui on voit que tout est détricoté. La 5G est un bon exemple : les citoyens de la Convention ont demandé un moratoire et il n’y aura pas de moratoire. Or, si ces dispositifs peuvent fonctionner, il faut les systématiser et surtout leur donner un vrai rôle.

Il y a aussi des outils, comme le principe de précaution, qui permet de s’arrêter pour documenter, pour produire du savoir. Sans le principe de précaution, on n’aurait pas stabilisé le trou dans la couche d’ozone, on n’aurait pas documenté la maladie de la vache folle, on n’aurait pas avancé sur la construction du GIEC [Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, NDLR]. Bruno Latour résume tout ça par une belle formule selon laquelle le principe de précaution sert à « moderniser la modernité ». Notre livre promeut un principe de précaution beaucoup plus vaste, qui ne concerne pas exclusivement le climat ou la santé, mais qui inclut aussi la manière avec laquelle les technologies nous affectent, notamment dans notre rapport à la démocratie.