Admission de l’Indonésie aux BRICS : nouveau pas vers un « capitalisme multipolaire »

Indonésie - BRICS - Le Vent Se Lève
Le chef d’État indonésien Prabowo Subianto en compagnie de son homologue brésilien Lula

L’admission éclair de l’Indonésie au groupe BRICS a renouvelé les interrogations autour de son expansion. L’attractivité de la coalition repose sur son potentiel économique et l’ambivalence de son horizon géopolitique, mais la cooptation de nouveaux membres dépend de critères « larges » dont l’application fait la part belle aux intérêts des premiers membres. Alors que la réélection de Donald Trump pourrait temporairement casser l’élan « pro-BRICS » de ces dernières années, l’adhésion de l’Indonésie au groupe constitue une nouvelle brique dans l’édification d’un monde capitaliste multipolaire. Par François Polet, docteur en sociologie et chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI).

Longue marche vers un capitalisme multipolaire

Faut-il le rappeler, les BRICS ont été créés en 2009 (par la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil) en vue de réformer un système international dominé par les pays occidentaux et intensifier la coopération économique entre ses membres. Il s’agissait en quelque sorte du pendant non occidental du G7, ce club des pays riches s’employant à coordonner leurs vues sur les grands enjeux économiques et financiers mondiaux. Pour autant, comme le rappellent les auteurs et autrices d’une livraison récente d’Alternatives Sud, en dépit du maniement d’une rhétorique progressiste, les BRICS ne visent pas la transformation du modèle de développement dominant promu par le G7, mais oeuvrent plutôt à l’avènement d’un « capitalisme multipolaire ».1

Ce forum intergouvernemental n’a pas été formé en 2009 par hasard. Ses membres ont connu une croissance telle durant les années 2000 (et les années 1990 pour ce qui est de la Chine) que leur influence sur les institutions de la gouvernance mondiale était en décalage de plus en plus flagrant avec leur poids réel dans l’économie mondiale. Une situation de moins en moins supportable pour les pays concernés. Ce, d’autant plus que la récession de 2007-2008 venait de démontrer que l’architecture internationale n’était pas seulement inéquitable, mais aussi incapable de prévenir l’apparition de crises systémiques aux effets dévastateurs pour les pays en développement. Les futurs membres se sont très tôt accordés sur la nécessité « d’une nouvelle monnaie internationale de réserve, susceptible de faire contrepoids au dollar et de stabiliser le système financier global ».2

« L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse d’un monde plus équilibré – mais aussi sur son ambivalence

Les BRICS ont poursuivi une double stratégie consistant à accroître leur influence au sein des institutions existantes et à mettre en place des structures alternatives, en particulier la Nouvelle banque de développement et l’Accord de réserve contingente (un fonds de réserve de devises) créés en 2014. Les tensions croissantes entre pays occidentaux, Chine et Russie à partir de la deuxième moitié des années 2010, avec l’annexion de la Crimée, l’affirmation des ambitions de Pékin de Xi Jinping, la guerre commerciale initiée par Donald Trump, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et enfin les sanctions occidentales contre la Russie, ont graduellement accru la dimension géopolitique des BRICS – que Pékin et Moscou s’efforcent désormais explicitement de transformer en plateforme anti-occidentale d’une « majorité globale ». Voire en embryon d’un ordre international alternatif.

Treize années séparent le premier élargissement des BRICS, avec l’admission de l’Afrique du Sud en 2010, du deuxième, en août 2023, lors du sommet de Johannesburg, où six pays ont été invités à rejoindre le groupe – Iran, Arabie saoudite, Émirats Arabes Unis, Argentine, Égypte et Éthiopie. Cette même année 2023 a aussi mis en évidence l’attractivité de la coalition parmi les pays du « Sud global » : pas moins d’une quarantaine de pays ont exprimé un intérêt à rejoindre ce forum. Plus de la moitié ont officiellement formulé une demande d’adhésion. Une nouvelle catégorie de pays « partenaires » des BRICS a été créée lors du Sommet suivant, en octobre 2024 à Kazan, à laquelle treize pays aspirants ont été invités. Parmi eux l’Indonésie, cooptée deux mois plus tard, janvier 2025, pour devenir le dixième membre effectif de la coalition3. L’intégration du pays le plus peuplé d’Asie du Sud-Est et du monde musulman donne une nouvelle envergure à la coalition, qui représente désormais la moitié de l’humanité et plus de 40% de l’économie mondiale.

Ressorts d’une attraction magnétique

Dans un texte rédigé pour l’Africa Policy Research Initiative, Mihaela Papa revient sur les ressorts de cette expansion récente de la coalition.4 « L’attraction magnétique des BRICS » repose sur la force de son idée centrale – la promesse de marchés émergents dans un monde plus équilibré – et la multiplicité des interprétations auxquelles cette idée se prête, notamment quant aux objectifs et moyens de la réforme du système international. Une force de gravité renforcée par la proactivité croissante de ses membres, Chine et Russie en tête, dans la perspective de constitution d’un bloc contre-hégémonique.

L’ambiguïté du projet contribue à son attractivité en ce qu’il permet la coexistence de motivations hétérogènes chez les candidats. La participation aux BRICS peut d’abord apparaître comme un moyen de renforcer les liens avec des économies et des institutions financières en pleine expansion : promesse d’investissements étrangers, de partenariats, d’accès à des marchés, à des crédits, à des ressources énergétiques, à des technologies… potentiellement sans passer par le dollar. Cet enjeu pragmatique est la principale motivation de la majorité des nouveaux membres effectifs et « partenaires ». Ensuite, la participation à la coalition peut être motivée par le renforcement de l’autonomie stratégique d’un pays, via la diversification de ses relations diplomatiques et commerciales – réduisant sa perméabilité aux pressions occidentales.

Enfin la participation aux BRICS porte en elle la promesse de contribuer à l’avènement d’un monde multipolaire. Celui-ci est tantôt entendu dans un sens « réformiste » d’une démocratisation de la gouvernance mondiale, offrant davantage d’espace au « Sud global ». Tantôt en un sens « radical » ou « révisionniste » de lutte contre les principes et pratiques associés à l’Occident, que l’on parle d’une géopolitique impérialiste ou d’une conception universelle de la démocratie et des droits humains (plus rarement du libre-échange, ardemment défendu par la coalition face aux velléités protectionnistes des États-Unis…). En d’autres termes, si la majorité des pays envisagent leur participation aux BRICS sous l’angle de la concrétisation du principe de « non-alignement actif » ou de « multi-alignement », incarnés par l’Inde et le Brésil 5, d’autres y voient d’abord l’expression de leur alignement sur le camp anti-occidental – cas de l’Iran, du Venezuela, de Cuba…

Critères partagés, intérêts contingents

Si ces considérations renseignent quant aux motivations, elles en disent peu sur le processus de sélection des nombreux candidats. La décision d’inviter un nouveau membre est théoriquement prise par consensus. Le pays candidat doit avoir démontré son adhésion aux principes des BRICS (dont la réforme de la gouvernance globale ou le rejet des sanctions non validées par l’ONU), avoir une influence régionale, entretenir de bonnes relations avec les membres et contribuer au renforcement du groupe. La formalisation des critères a fait l’objet de tensions entre les membres initiaux, de même que le rythme de l’élargissement du groupe. Si la Chine et la Russie poussent à l’expansion rapide de la coalition, l’Inde et surtout le Brésil craignent la dilution de leur influence et de leur statut. 6 En-deçà des principes, le processus de cooptation paraît surtout guidé par « un mélange de considérations pragmatiques, d’intérêts contingents et de souverainisme sourcilleux » souligne Laurent Delcourt.7

L’adhésion de l’Arabie saoudite et des Émirats Arabes Unis se sont imposées du fait du poids financier et de la puissance énergétique qu’ils apporteraient au groupe. La candidature de l’Argentine a été poussée par la diplomatie brésilienne, en vue de renforcer le pôle latino-américain de l’attelage, mais surtout pour éviter qu’il devienne « une source de risques en devenant un club de régimes autoritaires ayant des positions anti-occidentales ».8 Des enjeux diplomatiques du même ordre ont contribué à ce que le Brésil bloque l’entrée du Venezuela lors du Sommet de Kazan.9 La candidature du Pakistan est entravée par l’Inde pour des raisons de rivalité régionale.10 Et la non-sélection de l’Algérie est officiellement motivée par des critères économiques, mais Alger y voit la main des Émirats, avec lesquels ses rapports sont tendus, qui auraient convaincu l’Inde de mettre son veto11.

Equations politiques internes et coûts géopolitiques

Le retrait de l’Argentine décidé par le président Javier Milei rappelle que les logiques d’adhésion aux BRICS sont aussi tributaires d’équations politiques internes. De même, l’inclusion accélérée de l’Indonésie aux BRICS résulte également d’une alternance politique. Le président Subianto, personnalité autoritaire réputée pro-russe, a sorti son pays de la posture attentiste qui le caractérisait auparavant, dictée par l’espoir de ne pas gâcher sa demande d’adhésion à l’OCDE. Le « non-alignement » invoqué par Jakarta pour justifier ce changement d’optique devrait pencher nettement dans le sens des intérêts de Moscou12. Un tournant qui explique vraisemblablement l’insistance de Vladimir Poutine à précipiter l’accession de l’Indonésie… ignorant le moratoire sur l’élargissement du groupe annoncé par son propre ministre des Affaires étrangères six semaines plus tôt. 13

Les tergiversations de l’Arabie Saoudite, invitée à rejoindre le groupe à Johannesburg, mais qui n’avait toujours pas répondu formellement à l’invitation au début de l’année 2025, illustrent les craintes des coûts géopolitiques de la participation à une coalition dominée par des puissances hostiles à l’Occident. Les menaces de Donald Trump, un mois avant sa prise de fonction, d’imposer des droits de douane de 100% aux pays contribuant à la dédollarisation des échanges accentuent ces craintes14. Cette diplomatie coercitive pourrait casser temporairement l’élan « pro-BRICS » d’une série de pays fortement dépendants des États-Unis sur les plans sécuritaire et économique. Mais sur le plus long terme, elle a toutes les chances d’aboutir au résultat inverse – et à renforcer l’attractivité du club pour les pays en développement, en quête d’un monde plus respectueux des souverainetés et des intérêts du « Sud global ».

Notes :

1 CETRI, BRICS+ : une alternative pour le Sud global ?, Syllepse – CETRI, Paris – Louvain-la-Neuve, 2024.

2 Laurent Delcourt, « BRICS+: une perspective critique », in CETRI, Ibid.

3 L’Argentine a décliné l’invitation début 2024, tandis que l’Arabie saoudite n’a ni accepté, ni rejeté la sienne en janvier 2024.

4 Mihaela Papa, « The magnetic pull of BRICS », Africa Policy Research Insitute – APRI, 3 décembre 2024.

5 Notons que les deux nouveaux membres africains – l’Égypte et l’Éthiopie – sont les premiers bénéficiaires de l’aide états-unienne du continent.

6 Ces critères ont été précisés lors du Sommet de Johannesburg d’août 2023.

7 Dès 2017, les velléités chinoises d’élargir les BRICS ont fait craindre une tentative de mettre la dynamique au service du projet des Nouvelles routes de la soie, grande priorité diplomatique de Xi Jinping. Voir Evandro Menezes de Carvalho, « Les risques liés à l’élargissement des BRICS », Hermès, La Revue, n° 79(3), 2017.

8 Editorial d’un journal économique brésilien (Valôr Econômico) cité par Oliver Stuenkel, « Brazil’s BRICS Balancing Act Is Getting Harder », America’s Quarterly, 21 octobre 2024.

9 Dans un contexte de dégradation des relations entre les présidents brésilien et vénézuélien liée aux conditions de la réélection de ce dernier en juillet 2024.

10 Mirza Abdul Aleem Baig, « Why Did Pakistan Fail To Secure BRICS Membership At 2024 Summit? – OpEd », Eurasia review, 27 octobre 2024.

11 El Moudjahid, 28 septembre 2024. L’Algérie a néanmoins intégré la catégorie des pays partenaires et rejoint la Nouvelle banque de développement.

12 Notons que ce même principe de non-alignement motivait la présidence précédente à… ne pas rejoindre les BRICS, craignant que cela soit interprété en Occident comme un rapprochement avec l’axe Pékin-Moscou. Juergen Rueland, « Why Indonesia chose autonomy over BRICS membership », East Asia Forum, 25 octobre 2023.

13 Saahil Menon, « Why Was Indonesia’s BRICS Membership Short-Circuited? », Modern Diplomacy, 14 janvier 2025.

14 https://fr.euronews.com/2024/12/02/trump-menace-les-brics-avec-des-droits-de-douane-de-100-sils-affaiblissent-le-dollar

Le malaise de la gauche face à la République populaire de Chine

Chine communiste - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

À gauche, la République populaire de Chine (RPC) déroute toujours autant. Dans les pays émergents elle est parfois érigée en modèle, ou perçue comme une alliée, en raison de son rôle central dans la dynamique de désoccidentalisation qui s’amorce. En Europe, elle est souvent considérée avec une défiance qui rejoint parfois celle des dirigeants américains. Pour échapper à ces deux impasses, il faut appréhender la géopolitique chinoise à l’aune de transformations économiques en cours depuis la mort de Mao Zedong. Par Martine Bulard [1].

Aux yeux d’une fraction – très minoritaire – du camp progressiste, la RPC apparaît, sinon comme un phare, du moins un pôle de contestation de l’hégémonie américaine. Pour la grande majorité, c’est une toute autre vision qui prédomine, alimentée par des clichés médiatiques : nouvel empire du mal, « péril jaune », omniprésence de la main de Pékin, etc. Mais que veut exactement la Chine ? Comprendre les ressorts de sa politique étrangère implique de considérer ses ambitions à la lueur de son histoire.

L’irrésistible ascension de la Chine

Du XVIè siècle au début du XIXè, on comptait la Chine et l’Inde au nombre des puissances dominantes. Les expéditions militaires occidentales devaient changer la donne, au prix d’un dépeçage de ces pays – lequel a pris la forme d’une occupation en Inde, et d’enclaves territoriales étrangères en Chine. Si des causes internes ont également conduit au déclin subséquent de celle-ci, ce sont les facteurs exogènes que la population chinoise garde aujourd’hui à l’esprit. Ainsi, l’idée qu’aujourd’hui leur pays ne fait que reprendre sa place dans le monde demeure prégnante. Tout comme celle d’associer intimement prospérité économique et intégrité territoriale. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi le gouvernement de la RPC est aujourd’hui soutenu par la majorité des Chinois, malgré la répression et les difficultés quotidiennes.

Peut-on s’appuyer sur la Chine, sinon pour construire un bloc alternatif aux États-Unis, du moins s’en servir comme point d’appui face à la puissance américaine ? Pour répondre, il faut revenir sur la manière dont la Chine s’est insérée dans l’ordre international actuel. Et rappeler quelques faits élémentaires : à la mort de Mao Zedong, la Chine ne possède pratiquement pas d’industrie, de capitaux et de technologie. Tout juste une main d’oeuvre qui sait lire et écrire, avec un taux d’alphabétisation qui avoisine les 60 à 75 %. Il s’agit d’un acquis remarquable si l’on garde à l’esprit qu’en Inde, à l’époque, seuls 40 à 42 % de la population maîtrise la lecture et l’écriture.

On dit parfois que Pékin menace de vendre ses dollars, mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert diminuerait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs

Au sortir de la période maoïste, la Chine cherche un mode de développement, et lorgne du côté de Singapour ou du Japon – deux modèles capitalistes avec un degré variable d’autoritarisme. Elle se tourne vers l’Occident pour obtenir des investissements, mais avec une condition essentielle : elle exige des capitaux productifs, et non de simples capitaux financiers. Les Chinois deviennent ainsi rapidement en mesure d’exiger des transferts de technologie, comme ce fut par exemple le cas pour les investissements nucléaires français.

Heureuse coïncidence : cette ouverture de la Chine rencontre la vague de dérèglementation et de délocalisations qui frappe alors le « premier monde ». Pour le patronat occidental, il s’agit d’accroître ses profits par l’exploitation d’une main-d’oeuvre à bas coût et de pressurer les salaires européens et américains, contre une importation de biens chinois à prix modiques. Au fil du temps, la Chine se développe. Elle devient l’« atelier du monde », inondant la planète de produits finis. Mais elle n’en reste pas là et fabrique des biens de plus en plus sophistiqués, à « haute valeur ajoutée », comme les nomment les économistes. Au point de mettre en danger les multinationales occidentales, qui lui avaient fait la courte-échelle.

Avec cette stratégie, les dirigeants chinois ont gagné leur pari de développer leur pays, fût-ce à marche forcée, au prix d’une exploitation de la main d’oeuvre et d’un sabotage de l’environnement. Toutefois 800 millions de personnes sont sorties de la grande pauvreté, et plus personne n’y meurt aujourd’hui de faim.

Nouvelle lueur à l’Est ou « péril jaune » ?

La Chine a choisi le capitalisme – un capitalisme d’État, certes, mais un capitalisme tout de même, avec ses inégalités et ses crises cycliques. Elle n’a accouché d’aucun « modèle » alternatif. Et si elle peut faire figure d’exemple pour de nombreux pays en voie de développement pour la vitesse à laquelle elle s’est industrialisée, elle demeure fortement dépendante du reste du monde. Les États-Unis et l’Europe ne peuvent vivre sans marchandises chinoises, de même que les Chinois ont besoin des technologies occidentales.

Le degré d’interdépendance financière sino-américaine est tout aussi parlant. La Chine demeure le deuxième acheteur de la dette américaine, derrière le Japon. En janvier 2024, on comptait dans les caisses chinoises près de 800 milliards de dollars. On dit parfois que Pékin menace de les vendre mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert baisserait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs. Ainsi, les Chinois financent les Américains, lesquels achètent des produits chinois, qui permettent en retour aux Chinois d’acheter de la dette américaine. Cette chaîne perverse, la RPC n’a pas réussi à la rompre, même si l’affrontement sino-américain actuel risque d’accélérer le découplage.

La Chine s’est ainsi insérée dans le système international sans barguigner, et ne souhaite nullement le remettre en cause : elle veut y avoir toute sa place, ce qui n’est pas la même chose. Retournement de situation : ce sont les États-Unis qui ne veulent plus de cet ordre international. Les Américains multiplient les mesures protectionnistes, ainsi que les subventions pour encourager les capitaux délocalisés à revenir sur leur territoire. De manière tout à fait extraordinaire, alors que pendant des années les États-Unis ont dénoncé le montant des subventions chinoises – supposément en contradiction avec les règles de la libre concurrence -, aujourd’hui ce sont eux qui, avec l’Inflation Reduction Act (IRA) financent la relocalisation de leur économie !Ils veulent y consacrer 369 milliards de dollars !

La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste »

Sur le plan des mesures protectionnistes, on a vu les Big Tech américaines s’allier à Donald Trump pour interdire ou taxer les produits de haute technologique venus de Chine. En plus, Washington brandit la dimension extraterritoriale du droit américain qui est une arme létale : il suffit, par exemple, qu’un produit français ait utilisé un seul composant chinois, dans une série de secteurs de haute technologie, pour que l’entreprise coupable tombe sous le coup des sanctions. Ou à l’inverse que cette société utilise un élément américain ou même un morceau de logiciel pour qu’elle ne puisse plus exporter son produit en Chine sous peine d’amende. Et l’on sait à quel point elles peuvent être sévères : BNP-Paribas a été condamnée à payer 9 milliards d’euros au Trésor américain en 2013 pour avoir commercé en dollars avec des pays sous embargo américain (et non de l’ONU), sans protestation notable des élites françaises…

Les États-Unis veulent garder leur avance technologique et bloquer les produits novateurs sur lesquels la Chine possède un avantage comparatif. Ils ont donc organisé un blocus total des semi-conducteurs de la dernière génération auquel participent Taïwan, le Japon et les Pays-Bas. Du jour au lendemain, les entreprises chinoises doivent se rabattre sur des semi-conducteurs moins performants. Dès 2019, le numéro un chinois des smartphones et de la 5G, Huawei, a vu son marché occidental s’effondrer, faute de puces performantes. Il s’est depuis requinqué au moins en Chine et dans le reste du monde, mais le coup fut rude. Si d’une façon plus générale, l’industrie chinoise est touchée par cet embargo, l’État a lancé un vaste plan de recherche-développement dans le domaine des semi-conducteurs et dans celui de l’intelligence artificielle, pour tenter de combler son retard et acquérir son indépendance. Gagnera-t-il son pari ? Trop tôt pour le dire

Porte-avions à Formose et explosion des budgets militaires

Autre noeud des affrontements américano-chinois : Taïwan. Les États-Unis, sur cette question, agitent le chiffon rouge – ce qui ne veut pas dire que, dans ses rapports avec l’île, Pékin est blanc comme neige. Dans le Détroit de Formose, assez étroit, les médias parlent souvent des incursions d’avions et de navires chinois ­— réelles — mais rarement des avions militaires et porte-avions américains, et même un porte-avion français, qui y circulent régulièrement. Imagine-t-on la réaction américaine si un porte-avion chinois bordait les côtes américaines, entre la Floride et Cuba ? Ou si les Chinois installaient un système de surveillance à proximité à cet endroit, comme les Américains l’ont fait à Formose ? Ils ont même établi un contingent de forces spéciales sur la petite île taïwanaise de Kinmen (ou Quemoy) qui se situe à 4,5 kilomètres de la Chine continentale.

On ne peut que regretter l’alignement européen sur ces manoeuvres américaines. Reconnaissons au président Emmanuel Macron la justesse de sa position diplomatique lorsqu’il a rappelé la doctrine officielle de la France (qui est aussi celle de l’ONU) : il n’existe qu’une seule Chine – il est même allé plus loin, rappelant que Taiwan n’était pas une affaire française ni américaine.

Des provocations américaines de cette nature constituent un jeu dangereux, dans une région qui compte trois puissances nucléaires : Inde, Pakistan, Chine – et presque une quatrième, la Corée du Nord. Cet accroissement des tensions conduit à une escalade sans fin des budgets militaires. Rappelons que le Japon – à la Constitution « pacifiste » depuis 1945 – est en passe de multiplier son budget de défense par deux, essentiellement pour alimenter l’industrie américaine de défense. Il est de bon ton de s’extasier devant la croissance outre-Atlantique… en oubliant de rappeler le rôle qu’y tient l’armement, lui-même alimenté par les commandes des alliés des États-Unis.

Cette dynamique d’accroissement des tensions conduit à un rapprochement entre Russie et Chine. Ces deux pays ne sont pourtant pas des alliés naturels : gardons simplement à l’esprit les conflits sino-soviétiques qui ont failli dégénérer en guerre en 1969. C’est l’agressivité américaine actuelle qui les conduit au rapprochement.

La Chine et les BRICS, au-delà des fantasmes

La Chine souhaite-t-elle construire un bloc anti-occidental ? Les BRICS sont l’objet de tous les fantasmes. La dernière réunion de ce groupe a généré des commentaires médiatiques particulièrement fournis – et hostiles. On peut le comprendre : que ce groupe informel parvienne à se structurer, et à intégrer cinq nouveaux membres – Arabie Saoudite, Iran, Émirats arabes unis, Éthiopie et Égypte – mérite que l’on s’y arrête [NDLR : l’Argentine devait rallier les BRICS, mais cet agenda est devenu lettre morte depuis l’élection de Javier Milei].

Ce nouveau bloc possède de 45 à 55% des réserves pétrolières du monde, et près de la moitié des réserves de métaux rares. Ces matières premières s’échangent en dollars mais les BRICS souhaitent dé-dollariser le monde ou en tout cas commencer à s’en émanciper.

Il faut dire que la politique de sanctions tous azimuts des États-Unis conduit plutôt à fragiliser l’empire du billet vert. Que les États-Unis aient gelé les fonds souverains de Russie et expulsé ce pays du système SWIFT – une première mondiale – ont fait paniquer de nombreuses grandes fortunes. Personne ne se sent à l’abri – et certainement pas les pays qui carburent aux pétro-dollars, comme l’Arabie Saoudite. On comprend donc l’intérêt, pour les BRICS, de la Nouvelle banque de développement impulsés par Pékin, qui permet de commercer en monnaies nationales. Pour la Russie, la possibilité d’échanger sans dollar est fondamentale.

Certes, on est encore loin d’une dédollarisation, telle que la réclamait le Brésil lors du sommet des BRICS d’août 2023. Mais ces dynamiques ne devraient pas être balayées d’un revers de la main. Rappelons simplement que les BRICS, s’ils se coalisent, ont un droit de veto au FMI. Pour l’heure, cette condition n’a bien sûr rien d’évident : elle nécessiterait qu’Inde, Chine et Arabie Saoudite s’entendent pour défier les États-Unis… Les BRICS ont-ils le pouvoir d’édifier un nouvel ordre ? Non. Les BRICS ont-ils un vrai pouvoir de bousculer certaines règles ? Oui. Ce qui les unit, c’est simplement la volonté de se faire une place au soleil dans un système international conçu au temps où ils n’étaient que des nains économiques et politiques.

La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire – et c’est assez rare pour être souligné. Elle ne possède qu’une seule base à l’étranger, à Djibouti. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste » et de sa militarisation. Elle cite souvent l’Organisation de Shanghai, qui réunit la Russie, la Chine, les pays d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan, etc, comme le modèle de sa conception du monde. Ces pays qui ne sont pas des alliés et sont parfois en conflits plus ou moins larvés, se parlent pourtant régulièrement dans ce forum et peuvent même faire avancer des dossiers communs. De plus, Pékin s’inscrit dans un temps long. C’est ainsi qu’il faut entendre la vision « multi-civilisationnelle » évoquée par Xi Jinping – ce qui ne manque pas de sel, lorsqu’on considère ce qu’il fait de la diversité culturelle au sein de son propre pays…

La Chine ne cherche pas à remplacer les États-Unis, comme puissance dominante. Elle veut offrir un modèle alternatif suivant de nouvelles normes de relations internationales, et retrouver la place qui était la sienne avant l’ère coloniale – si possible au centre du monde…

Note :

[1] Martine Bulard est journaliste, spécialiste de la région asiatique. Cet article est issu de son intervention à la conférence « Occident : fin de l’hégémonie » co-organisée par LVSL et l’Institut la Boétie. Martine Bulard y est intervenue aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, Christophe Ventura et Didier Billion – ces deux derniers étant auteurs du livre Désoccidentalisation paru chez Agone (2023).

Accepter la fin des logiques de blocs géopolitiques

© Joseph Edouard pour LVSL

Après la Guerre froide et l’ère de la domination américaine, sommes-nous entrés dans un monde apolaire ? Alors que le XXe siècle a été structuré par des affrontements entre « blocs » antagonistes, notre siècle voit-il la disparition des alliances militaires et des logiques d’alignement ? C’est l’une des thèses que défendent Didier Billion et Christophe Ventura dans Désoccidentalisation (Agone, 2023). Ils appellent à prendre conscience du moment « contractuel » en cours : une majorité de pays refuse de s’inscrire dans le sillage d’une puissance dominante, au bénéfice d’une diplomatie qui se veut « non-alignée » ou « multi-alignée ». Avec une exception, de taille : l’Union européenne [1].

Désoccidentalisation, Sud global, Occident collectif, The West versus the rest : ces notions sont rabâchées à longueur de plateaux télévisuels, de séminaires ou de colloques. S’il est indéniable qu’elles renvoient à des dynamiques bien réelles, elles ne laissent pas d’être insatisfaisantes.

La « désoccidentalisation » est un concept qu’il faut manier avec prudence. D’une part, pour ne pas tomber dans le piège d’une définition étroitement géographique ou culturelle. D’autre part, parce qu’il ne s’agirait pas, pour reprendre le mot d’un intellectuel africain, de « juger le monde et ses évolutions en fonction de l’Occident ».

C’est donc avec une approche historique que l’on comprendra la signification du processus de désoccidentalisation en cours. Et d’abord en gardant à l’esprit que les puissances occidentales ont imposé au reste du monde, par la force la plus brutale, un mode de production bien déterminé : le capitalisme. Ainsi, la désoccidentalisation n’est pas un concept éthéré : il s’articule au déploiement et à la généralisation d’un système économique, qui profite dans un premier temps aux pays européens et aux États-Unis.

La Conférence de Bandung préfigure-t-elle les BRICS ?

Pour comprendre le processus actuel, il importe donc de garder à l’esprit les premières tentatives de rupture avec cet ordre capitaliste dominé par quelques puissances impérialistes. Et d’abord d’en revenir à une date clef : 1917. Elle marque une révolution qui a pour but de renverser ce mode de production, comprise comme un processus qui d’emblée tente de se décliner au niveau international. Trois ans plus tard, les dirigeants soviétiques convoquent ainsi un « congrès des peuples d’Orient » où l’on voit la dimension profondément politique, et non culturelle, que le concept « d’Occident » revêt en miroir.

À l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux.

Les mouvements de décolonisation sont tout aussi instructifs, sinon davantage, pour comprendre la dynamique en cours autour des BRICS – avec certes des différences majeures qu’il ne s’agit pas d’occulter. Pourquoi rapprocher ces deux processus ? Parce que la plupart des participants à la Conférence de Bandung cherchaient moins à défier le mode de production dominant qu’à conquérir une meilleure place en son sein [convoquée en 1955, cette conférence marque l’émergence diplomatique du « tiers-monde », qui refuse l’alignement sur l’Union soviétique ou le bloc euro-atlantique NDLR]. Ni Gamal Abdel Nasser, ni Soekarno ne souhaitaient opérer une rupture révolutionnaire avec le capitalisme. Pour autant, le simple fait qu’ils aient tenté d’initier une rupture politique et géopolitique avec un ordre dominé par des puissances impérialistes n’a pas été insignifiant dans l’histoire du XXe siècle.

Émergence des BRICS dans un monde apolaire

Les BRICS n’émergent pas dans le monde bipolaire de la Guerre froide. Mais ils n’apparaissent pas non plus à l’ère de « l’hyperpuissance américaine » – pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine -, qui n’aura réellement duré qu’une dizaine d’années après la Chute du Mur. Ce moment unipolaire prend fin avec la débâcle américaine en Irak et, quelques années plus tard, plus encore en Afghanistan.

Nous vivons dans un monde apolaire, où les rapports de force sont fluctuants et les alliances volatiles. Un seul exemple suffit à l’illustrer : celui de l’Arabie Saoudite. Souvenons-nous de l’assassinat de Jamal Khashoggi, et de la condamnation américaine subséquente. Joe Biden avait alors mis à l’index l’Arabie Saoudite comme un État « paria ». Les choses devaient évoluer : avec l’invasion de l’Ukraine et l’exclusion (théorique) de la Russie du marché pétro-gazier, Joe Biden s’est rendu en Arabie Saoudite pour requérir un accroissement de la production pétrolière. Le royaume lui a opposé une fin de non-recevoir. Dans le cadre de l’OPEP+, l’Arabie Saoudite devait même décider, conjointement avec la Russie, de baisser la production pétrolière ! Washington a donc essuyé un échec cuisant face à un pays qui n’est pourtant pas un farouche opposant…

Qu’est-ce que cela nous dit ? Qu’à l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux. Et que les alliances, telles qu’on les entend généralement, n’existent plus.

Avec une exception, et non des moindres : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). À contre-courant de l’histoire, cette survivance s’explique par la volonté de l’impérialisme américain de continuer à subsister : maintenir cette alliance est un moyen de pérenniser la vassalisation du Vieux continent par Washington.

Introuvable horizon des BRICS et autisme de l’Occident

Pour autant, les membres des BRICS souhaitent-ils changer l’ordre du monde ? Il est permis d’en douter. Sont-ils unis ? C’est tout aussi contestable. La Chine et l’Inde ont-ils un horizon commun, si l’on met à part leur volonté de se ménager la meilleure place possible dans le cadre du système dominant actuel ? De même, il est permis de questionner la compatibilité des horizons géopolitiques respectifs des Émirats Arabes Unis, de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, trois nouveaux entrants au club des BRICS. Leur plus petit dénominateur commun se trouve dans la volonté de contester à l’Occident sa prédominance. Non sans succès : le recul de l’hégémonie européenne et nord-américaine est net.

L’avenir demeure cependant ouvert. Si la désoccidentalisation est déjà bien amorcée, les pays occidentaux cherchent à freiner ce processus. Les affrontements autour de la Cour internationale de justice (CIJ) cristallisent par exemple ces antagonismes géopolitiques [saisie par l’Afrique du Sud, la CIJ est chargée de se prononcer sur la dimension génocidaire des bombardements israéliens sur Gaza ; son premier arrêt, qui évoque l’existence d’un « risque de génocide », constitue un revers pour Israël NDLR].

Que l’Afrique du Sud ait saisi la Cour confère à ce procès une forte charge symbolique : l’African National Congress (ANC, le parti au pouvoir) bénéficie de l’aura issue de la lutte contre l’apartheid, et s’en sert d’étendard pour dénoncer l’alignement occidental sur Israël. Les avocats sud-africains incarnent le point de vue d’une majorité de pays sur le conflit ; la décision rendue par la Cour, qui reflète cet état des choses, leur a donné raison.

Pour autant, la partie n’est pas gagnée : si les arrêts de la Cour sont juridiquement contraignants, le gouvernement israélien ne compte pas s’y soumettre. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la campagne lancée contre l’UNRWA qui, toute grossière qu’elle soit, n’a pas été dénuée d’efficacité [l’agence onusienne chargée d’apporter de l’aide aux réfugiés palestiniens, accusée par Israël d’employer des membres du Hamas – allégation réfutée à maintes reprises NDLR]. La décision de la CIJ a-t-elle affaibli l’intensité des bombardements ? Aucunement. Ici, le politique est en retard sur le juridique. Preuve s’il en fallait que le nouvel ordre des choses n’émergera pas de lui-même : il sera le fruit d’une lutte politique.

Note :

[1] L’article qui suit est issu d’une intervention à la conférence organisée par l’Institut la Boétie et LVSL le 30 janvier 2023 : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Didier Billion y est intervenu aux côtés de Martine Bulard, Jean-Luc Mélenchon et Christophe Ventura.

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.