Scandale des dîners : la classe dominante fait bloc

Le déjeuner de chasse, Jean-François de Troy, 1737. Musée du Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais

Ce mois d’avril s’ouvre par un nouveau scandale. Un reportage de la chaîne de télévision M6 aura mis le feu aux poudres : il dévoile des restaurants clandestins continuant de servir de luxueux dîners à un public privilégié, en dépit de toute considération sanitaire et en violation flagrante du cadre légal. Les réactions ayant suivi jettent une lumière crue sur l’abîme divisant la population.

Des tables richement décorées, des statues et portraits impériaux, et des convives de marque. Ces éléments frappent immédiatement l’imagination en évoquant une France d’Ancien Régime n’ayant pas encore aboli ses privilèges. Il faut dire que le collectionneur Pierre-Jean Chalençon, organisateur de ces soirées mondaines vite reconnu suite au documentaire diffusé le 2 avril, entretient la confusion. Ce passionné de Napoléon vante ses relations avant de se rétracter puis d’être contredit à plusieurs reprises par d’autres sources. Un ministre aurait participé, ou peut-être aurait-il été simplement invité ? Qu’importe, au fond, qui était réellement présent, quel était le prix du champagne, ou comment étaient espacées les tables. L’enjeu n’est pas là. Ou plutôt, il n’est plus là, au regard des réactions.

Un dîner (presque) parfait

La première réaction a été une indignation légitime, mêlée d’une ironie mordante. Les images diffusées en ont appelées d’autre – il faut dire que nombre de convives n’ont rien fait pour se cacher, affichant sur Instagram leur présence en bonne compagnie. Le contraste est violent. Côté face, une population confinée, ballotée entre le travail et le domicile, subissant contrôles et amendes quand elle s’écarte un instant de la règle. Et côté pile, cet entre-soi continuant comme si de rien n’était, comme si « le Covid n’existait pas », pour citer l’un des organisateurs filmé en caméra cachée. Une injustice aussi criante a suscité des commentaires acerbes et indignés. Ils étaient attendus.

Mais la seconde réaction, répondant à la première, est peut être encore plus parlante. Celle-ci a eu pour canal privilégié les plateaux télévisés. On y a vu défiler éditorialistes, ministres et personnalités publiques. Des membres du gouvernement ayant mis en place le cadre sécuritaire le plus liberticide qu’a connu la France depuis des décennies dénoncent une insupportable « ère du soupçon ».  Julie Graziani attaque sur BFM TV la « délation » – pourtant encouragée jusqu’alors comme valeur civique quand il s’agissait de soirées clandestines. Une position compréhensible puisque Le Canard enchainé révélait dans son édition du 3 mars qu’une vingtaine de journalistes de sa chaîne avaient été pris en flagrant délit attablés dans un restaurant clandestin… Quant à Eric Zemmour, il s’émeut de la « violence des réactions » et de la « méchanceté » des Français.

Deux visions irréconciliables d’un même évènement

Il serait possible de multiplier les exemples. On l’aura compris, ce qui unit ces personnalités, c’est une même position sociale. Il faut se sentir spontanément proche des invités du palais Vivienne pour exprimer son incompréhension, pour minimiser et s’indigner des critiques. La position de classe ici visible n’est pas motivée par le hasard. Elle n’est pas due non plus à une conspiration maléfique. Il s’agit du reflet cru d’une position dominante, considérant que les règles communes sont édictées à son profit. Les dirigeants ne seraient nullement tenus par les lois qu’ils édictent et promeuvent. En l’espèce, le confinement ne concernerait que les classes populaires, ces classes dangereuses soupçonnées de tous les maux. Cette arrogance se retrouve dans d’autres « affaires » récentes et se décline parmi ceux censés faire appliquer la loi : fête dans le commissariat d’Aubervilliers, vice-procureur et commissaire surpris en plein déjeuner à Carpentras, cluster suite à un barbecue policier dans les Yvelines…

Les incohérences du discours officiel au cours de l’année écoulée révèlent alors autant de failles béantes. Si « nous sommes en guerre », comme l’annonçait Emmanuel Macron en mars 2020, où sont les réquisitions, et que penser des profiteurs de guerre… ? Si la carotte et le bâton doivent être utilisés pour garder chez eux (ou au travail) des français accusés d’indiscipline toute gauloise, comment expliquer l’application très sélective des mesures répressives ? Comment célébrer ici ce que l’on traque ailleurs ? La solidarité face à la catastrophe s’accommode mal du retour des privilèges. Ceux-ci prospèrent dans les interstices d’un cadre légal soumis aux tâtonnements incertains du gouvernement. Le refus d’assumer une gestion politique démocratique de la crise sanitaire et de ses multiples conséquences conduit aujourd’hui à un aveuglement irresponsable nourrissant une colère toujours croissante.


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