« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.

La bataille des lobbies européens autour de la directive copyright

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La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique sort de sa phase de négociation et aborde sa dernière ligne droite : celle des adoptions par les deux co-législateurs que sont le Conseil européen et le Parlement européen. Depuis sa création, la proposition de directive cristallise les passions. État des lieux des jeux d’influence et des tractations européennes opérées sur ce texte depuis son entrée en négociation en septembre 2018.


Il est des actes législatifs européens qui cristallisent enjeux et luttes d’influence à travers le continent. La directive copyright, objet d’intensives batailles rangées entre lobbyistes, centralise autour d’elle de fortes crispations. La cause ? Une altération de plusieurs droits et principes fondamentaux européens et de l’Internet : la liberté d’expression, le partage/l’échange libre et ouvert des connaissances et informations à travers le continent.

L’actuelle proposition de directive copyright

Initialement conçue pour moderniser et harmoniser les cadres applicatifs des droits d’auteurs et du droit voisin sur Internet, la proposition de directive prétendait « favoriser l’innovation » ou l’« émergence de nouveaux acteurs ». La « proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » dans sa version actualisée souhaite provoquer un renversement paradigmatique des droits d’auteur et du droit voisin – ayants-droits – sur Internet ainsi que des principes fondamentaux du World Wide Web. Et cela de deux manières :

[1] L’article 13 propose de revoir le système de « Notice and take down », filtrage a posteriori où les plateformes en ligne sont considérées comme simples hébergeurs de vidéos. À la place, le texte prévoit d’imposer le système de filtrage a priori des contenus postés sur internet en incitant les plateformes en ligne à avoir recours aux nouvelles technologies de robocopyright (censorship machine comme le Content ID pour YouTube, Signature pour l’INA et Dailymotion, Audible Magic) par l’implémentation de filtres de téléchargement. Il s’agit d’un bouleversement majeur visant à entraîner la responsabilité des plateformes en ligne dans la détection de contenus contraires aux droits d’auteur-droit voisin et à contourner ainsi la jurisprudence SABAM depuis l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2011 qui concluait que les droits d’auteur ne sont pas supérieurs à la liberté de recevoir et de communiquer des informations.

[2] L’article 11 propose la taxation des agrégateurs d’information – Google Actualités, Digg, Reddit – qui exploitent ou référencent des articles de presse (titre, résumé, lien URL). Le dispositif, qui existe en Espagne depuis 2014 et qui a failli être mis en place en Allemagne (Google Lex), met en cause les principes fondamentaux à l’origine de l’Internet et du web. Un système de taxation actif en aval mais qui n’évoque pas l’idée d’une taxation plus générale du portefeuille d’activités des plateformes en amont comme par exemple, taxer Google Actualités sans taxer Alphabet Inc., société-mère de l’ensemble des applications de Google.

En entrant dans une phase de négociation inter-institutionnelle également appelée trilogue, entre septembre 2018 et février 2019 la proposition de directive copyright est discutée entre plusieurs représentants du Conseil, du Parlement européen et de la Commission européenne dans des conditions opaques. Au cours de cette phase, trois campagnes de lobbying intensives et antagonistes ont eu lieu autour du texte.

Une campagne de lobbying anti-directive intensive

Les entreprises de rang mondial comme les GAFAM se sont très vite lancées dans la bataille contre cette proposition de directive qui va à l’encontre du business model de leurs plateformes en ligne qui vise à fournir aux utilisateurs un maximum de contenu tout en redistribuant une part modeste des bénéfices générés aux auteurs et aux ayants droit. De nombreux lobbies du secteur se sont engagés dans la bataille. Le CCIA, Digital Europe, l’EDiMA (association commerciale représentant de nombreuses plateformes en ligne : Google et Facebook notamment), le think tank français Renaissance numérique (qui a pour partenaires les filiales françaises de Google, Microsoft et Facebook), des entreprises plus directement comme Alphabet Inc. (Google, YouTube) ont lancé une campagne de lobbying intense et quasi-inédite dans l’histoire du Conseil et du Parlement européen. La célèbre plateforme en ligne YouTube fut l’un des fers de lance de cette activité de lobbyisme. Le lundi 22 octobre 2018, Susan Wojcicki, CEO de YouTube, envoie un message à tous les créateurs de la plateforme pour leur demander de s’engager contre le projet de directive européenne : « Expliquez, sur les réseaux sociaux et sur votre chaîne, pourquoi l’économie créative est importante et comment vous serez affectés par cette directive ». Objectif : transformer les youtubeurs en militants anti-article 13 en faisant miroiter la supposée fin de YouTube.

En novembre 2018, Axel Voss, député européen et rapporteur général de la proposition de directive pour le Parlement, invita Susan Wojcicki à Strasbourg afin de débattre du texte. Une rencontre qui permit à des équipes de la plateforme d’opérer un lobbying intensif au sein même des locaux du Parlement européen qui ne fut pas au goût d’une partie des députés. Samedi 19 janvier 2019, changement d’échelle et de public. Google lance une campagne d’affichage de certains résultats de son moteur de recherche en appliquant supposément la proposition du projet de directive européenne. Le résultat : une page d’accueil caviardée-tronquée, sans titres d’articles, sans images ou snippets qui sont des résumés de liens internet ou d’articles, non-référencement des articles des sites Le Monde/Le Parisien/BFMTV avec comme seul affichage des résultats de Wikipédia. Le mardi 22 janvier 2019, Jennifer Bernal, responsable des relations publiques pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique, surenchérissait et mettait une nouvelle fois en garde dans une interview accordée à Bloomberg sur l’option visant à supprimer Google Actualités du territoire communautaire en cas d’adoption de l’article 11 en l’état. Des demandes de révision et clarification du texte que renouvellent aujourd’hui l’entreprise au travers de son Senior Vice-President of Global Affairs, Kent Walker, sur une note de blog du 3 mars 2019 après l’adoption du texte en trilogue. Une campagne globale qui a lancé le hashtag #SaveMyInternet, et appuyé une pétition majeure regroupant actuellement 4,93 millions de signatures « Stop the censorship-machinery ! Save the Internet ! ».

Les ONG de l’internet libre et ouvert, consommateurs et les universitaires : une société civile face à la fragilisation des droits et principes fondamentaux

Les ONG de défense des libertés sur internet, programmeurs, de défense des consommateurs et certains universitaires se sont également très vite lancés dans la bataille contre cette proposition de directive. Le réseau European Digital Rights (EDRi) composé de 39 ONG, la fondation Mozilla, la fondation Free Software Foundation Europe, le think thank  OpenForum Europe, la Quadrature du Net, l’APRIL, Public Knowledge, Creative Commons, Syntec Numérique, le Comité National du Logiciel Libre ou encore l’Electronic Frontier Foundation, ONG majeure de la défense des libertés numériques ont ainsi élaboré différentes stratégies d’information du public et de lobbying. Ont été mises en place des veilles juridiques, législatives et parlementaires, des lettres ouvertes comme le 16 octobre 2017 par Liberties et l’EDRi et le 29 Janvier 2019 par l’EDRi et 87 ONG appelant au retrait des articles 11 et 13. Il y a eu également le lancement des campagnes Savecodeshare.eu, Saveyourinternet.eu, #SaveYourInternet, #SaveOurInternet, #SaveTheLink. De son côté, l’association européenne des consommateurs BEUC évoque une difficulté supplémentaire pour les usagers de partager en ligne leurs propres musiques-vidéos-photographies sans but lucratif et dénoncent une réforme déconnectée des réalités vécues de l’Internet. Il est à noter que ces deux premiers types d’acteurs, bien qu’opposés au texte, ne font pas bataille commune. Les ONG de défense des libertés sur internet se sont ainsi immédiatement désolidarisées des entreprises de rang mondial avec qui elles ne partagent que peu de valeurs et qu’elles combattent quotidiennement, de par leurs pratiques jugées non-éthiques et leurs positions monopolistiques dans le secteur numérique.

Du côté des universitaires, de nombreux travaux ou lettres ouvertes faisant état d’un scepticisme sur la proposition de directive ont été publiés. C’est le cas d’un article universitaire co-signé par six enseignants-chercheurs dans la European Intellectual Property Review. À l’intérieur, ces chercheurs des universités de Stanford, Cambridge, Amsterdam, Oslo et de l’Institut Max Planck remettent notamment en cause les principes de filtrage a priori de l’article 13 et du considérant n°38. Ils proposent ainsi plusieurs alternatives permettant de préserver l’intégrité des droits fondamentaux de l’Union européenne comme la liberté d’expression et certains principes majeurs de l’Internet. Des réserves également exprimées depuis Genève par le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression, David Kaye, en juin 2018. Concernant la taxe sur les liens et résumés sur internet, une centaine de pionniers de l’Internet, dont Vint Cerf et Tim Berners-Lee, ont pris une position publique mettant en avant les risques de contrôle et de censure des réseaux de l’Internet par une poignée d’ayants droit majeurs comme les grands éditeurs, majors de disque etc.

Les organisations de médias et grands éditeurs : un lobbying pro-directive important mais discret

En revanche, les organisations de médias et grandes maisons d’édition dans les domaines de la musique, de la télévision et du cinéma ainsi que les entreprises de filtrage se sont engagées de façon plus discrète et selon des calendriers très différents en faveur de cette proposition de directive.

Étrangement, les organisations de médias et grandes maisons d’édition comme la European Magazine Media Association, la European Newspaper Publishers’ Association, le European Publishers Council, News Media Europe ou encore le Syndicat de la presse quotidienne nationale en France ont agi de façon bien plus discrète en coulisses, se distinguant des deux types de lobbying précédents en médiatisant peu leurs positions. Seul un communiqué de presse de la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe du 4 décembre 2018 dénonce une « campagne de désinformation massive » venant de plusieurs plateformes numériques en ligne.

Les organisations d’ayants-droit furent plus actives à travers des acteurs comme la SAA Authors EU, la SACEM en France ou encore la SABAM en Belgique. Demandant à ce que l’article 13 conserve sa dureté, ils mettent en avant depuis les débuts du trilogue la nécessité que l’article ne soit pas vidé de sa substance pour obliger les plateformes en ligne à rétribuer correctement les grands éditeurs. Alors que les négociations au sein du Conseil bloquaient, une action de lobbying majeure fut tentée le 7 février 2019 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique – l’un des plus importants lobbies pro-article 13 – qui tenta un coup de bluff en menaçant de ne plus soutenir le projet de directive si aucun accord en faveur du texte n’était trouvé en Conseil.

Les entreprises spécialisées dans l’élaboration et la vente de technologies de filtrages sont quant à elles actives depuis l’élaboration du brouillon de la proposition de directive copyright en 2016, et ceci dans l’objectif de faire inscrire leurs produits dans la législation européenne.

Pour les groupes politiques à l’origine de la directive copyright le temps manque et l’étau se resserre. À quelques mois des élections européennes 2019 et des perspectives d’une nouvelle mandature aux équilibres politiques plus complexes, la proposition de directive n’a que deux issues : s’imposer ou exploser.