Qui est réellement Ursula von der Leyen ?

Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.

Reproduction sociale et scandales politiques

Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.

Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.

Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction. 

À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.

Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.

Scandale Pfizer et revirements en chaîne

Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.

Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…

Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit. 

Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.

Reine du dumping social et de la concurrence effrénée

Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.

Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.

Fuite en avant militariste

L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…

Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées. 

Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.

Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…

En pleine crise du coronavirus, l’Union européenne étend l’empire du libre-échange dans les Balkans

La pandémie signerait-elle la fin de la mondialisation néolibérale ? La crise passée, les gouvernements enclencheront-ils une dynamique de relocalisation de la production des flux ? Rien n’est moins sûr. Alors que les morts s’entassent par milliers en Europe, que le vieux continent se confine à l’aide de policiers et de militaires, que l’épisode du Brexit n’a pas encore livré toutes ses conséquences, l’Union européenne, elle, se confine dans ses dogmes et son schéma du big is beautiful. Avec l’ouverture des négociations en vue de l’intégration de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, elle prévoit encore de s’élargir dans les Balkans occidentaux – une région minée par des divisions ethniques et religieuses, aux standards sociaux extrêmement faibles.


Heureux comme un technocrate bruxellois

Le coronavirus agit comme un puissant révélateur de la lourdeur et de l’apathie des institutions européennes. Ces dernières sont inexistantes dans la lutte contre la propagation du virus alors que l’Europe est à ce jour le premier foyer de la pandémie. Les dirigeants européens n’avaient pas fait preuve de la même légèreté lorsqu’il s’agissait de compliquer à l’extrême la bonne exécution du Brexit.

Mais à l’apathie se double le cynisme technocratique. Et pour cause : au moment où des pays fragilisés par des années d’austérité et de rigueur budgétaire se démènent, tant bien que mal, contre un ennemi invisible, l’institution bruxelloise, elle, pense à son élargissement vers des contrées où le droit du travail est plus favorable à sa doxa néolibérale. Le 26 mars 2020 la Commission européenne a validé l’ouverture des négociations pour l’intégration de la Macédoine du Nord et l’Albanie à l’Union, virtuellement 28e et 29e membres.

C’est par un tweet ubuesque du 25 mars que le Commissaire européen à l’élargissement, Oliver Varhelyi, a annoncé la décision de nouvelles négociations pour l’intégration de ces États des Balkans occidentaux : « Je suis très heureux que les États membres de l’Union européenne soient parvenus aujourd’hui à un accord politique sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord […]. Cela envoie également un message fort et clair aux Balkans occidentaux : votre avenir est au sein de l’Union européenne. »

On est en droit de s’interroger sur ce qui fonde le bonheur du Commissaire européen, à l’heure où les pays européens enregistrent des centaines de décès par jour – jusqu’à 1000 parfois. Ces décomptes macabres se font dans le silence assourdissant de l’Union européenne et de l’Allemagne, refusant toute solidarité avec ses voisins, notamment dans le partage de son matériel médical.

Pire, l’Allemagne a notamment fait blocage à la mise en place des fameux coronabonds, provoquant l’ire des pays de l’Europe du Sud. Le dispositif aurait permis de mutualiser les dettes européennes et d’offrir une plus grande marge d’actions aux États touchés par la crise. Il s’agit pour ces pays d’une question de vie ou de mort économique. Les prévisions de croissance sont, par ailleurs, catastrophiques : Goldman Sachs prévoit une baisse d’environ 10%[1] du PIB pour l’Italie et l’Espagne. La France quant à elle perdra 2,6 points de PIB pour un mois de confinement, selon l’OFCE[2].

« La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerre, les logiques ethniques demeurent. »

Une région instable dans une Union malade

En réalité, le processus d’intégration de la région, qu’on nomme les Balkans occidentaux, date de 1999 via le Processus de stabilisation et d’association (PSA). Ce dernier vient régir les relations entre les institutions européennes et les pays des Balkans. Par la suite, le conseil européen de Thessalonique de 2003 a admis comme candidats potentiels tous les pays issus de ce PSA. On compte parmi eux l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro et la Serbie. Ces pays de l’ex-Yougoslavie sont tourmentés par des siècles de tensions et de guerres ethno-religieuses. La position géographique de ces territoires a également été un élément de leur déséquilibre, faisant d’eux un lieu de passage pour les grands puissances : empire ottoman, URSS, Allemagne nazie, etc.

La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerres, les logiques ethniques demeurent ; couplées à la grande diversité culturelle et religieuse, elle rend les relations entre ces États extrêmement tendues. L’épisode du drone arborant le drapeau albanais, provoquant une bagarre sur le terrain durant le match de football Serbie-Albanie en 2014[3], a ramené les observateurs à cette triste réalité de méfiances ethniques toujours présente, nonobstant les mises en scène de réconciliations entre dirigeants. Plus récemment, lors de la coupe du monde 2018 en Russie, un match opposant la Serbie à la Suisse a aussi créé l’émoi, à la suite de la célébration de deux joueurs suisses, aux origines albanaises, mimant l’aigle, le symbole de l’Albanie[4].

En outre, il existe toujours des discussions sur certaines frontières qui pourraient entraîner des mouvements de populations et de vives tensions. Depuis 2018, le Kosovo et la Serbie négocient entre eux. Le marché : une reconnaissance d’un Kosovo souverain par la Serbie contre une redéfinition des frontières entre les deux pays. Une telle décision serait de nature à réveiller de vieux démons nationalistes dans cette zone d’Europe[5].

De plus, la question de la corruption dans ces États pose une véritable difficulté[6]. On pense notamment aux trafics de contrebandes et autres privatisations douteuses, comme celles de la compagnie Elektroprivreda Srbije[7], la première entreprise d’énergie en Serbie. Dans son rapport de 2019, le GRECO (Group of states against corruption) écrivait, d’ailleurs, que la corruption est sans doute le problème le plus important auquel ces pays devaient faire face. Ils indiquent également que les réformes pour lutter contre cette corruption ne vont pas assez loin et assez vite.

Concernant cet élargissement, la position de la France a évolué. Emmanuel Macron soutenait en octobre dernier que toute nouvelle négociation devait être soumise à une réforme des institutions européennes, devenues « trop bureaucratiques » et qui ne « parlent plus aux peuples ». En effet, le président français demandait des négociations réversibles afin de pouvoir sanctionner tout manquement des pays candidats dans les réformes à mener. De facto, sans unanimité le processus se trouvait bloqué par le veto français. Revirement de situation le 26 mars dernier : les 27 membres de l’Union européenne se sont mis d’accord pour l’ouverture des négociations avec les deux pays des Balkans. La France a pu obtenir gain de cause avec l’ouverture de négociations dites réversibles.

Si la Macédoine du Nord semble être en bonne voie, ce sera plus difficile pour l’Albanie. Celle-ci doit encore mener un ensemble de réformes structurelles pour satisfaire les États européens, notamment l’Allemagne et les Pays Bas. On compte parmi les réformes à mener la refonte de leur code électorale, un financement des partis plus transparent, des lois plus efficaces contre la corruption, etc. Ces évolutions structurelles devront être menées avant la conférence sur l’avenir de l’Europe, prévue normalement le 9 mai 2020.

La course vers l’Est et les Balkans : les chaises musicales de la précarité

Les élargissements successifs ou accords de partenariats depuis le début des années 2000 ont eu un effet délétère : celui d’enclencher les chaises musicales de la précarité, les pauvres d’un nouveau pays venant remplacer les anciens. Ce petit jeu n’est bien sûr pas pour déplaire au patronat européen.

Dans une union monétaire comme la zone euro, les écarts de compétitivité entre les États ne peuvent être réduits à l’aide d’une dévaluation monétaire. Pour y remédier, les États doivent opter pour ce que l’on appelle une dévaluation interne, qui consiste en une diminution des coûts salariaux dans le pays afin de baisser les coûts de production et ainsi regagner de la compétitivité-prix. C’était l’un des objectifs des politiques d’austérité menées après la crise des dettes souveraines en Europe. L’Europe du Sud – surnommée le Club Med à plusieurs reprises par certains responsables allemands entre autres -, a été la première victime de cette politique avec les baisses drastiques de salaires et de pensions de retraites, en Espagne, en Italie et en Grèce.

La baisse infinie des standards sociaux provoque bien des réactions plus ou moins violentes dans le corps social. Qu’à cela ne tienne : comme dans tout bon jeu, il y a des moyens de contourner les règles. Dans l’Union néolibérale, ces contournements ont pour nom libre circulation des capitaux, marché unique et travailleurs détachés. Ce dernier dispositif permet d’importer des travailleurs à bas prix : bien que le travailleur se déplace, son contrat reste régi par les lois de son pays d’origine.

Le cas le plus récent, avant l’ouverture des négociations pour l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine, est celui de l’Ukraine. En 2017, les accords de libre-échange entre Kiev et l’Union européenne deviennent pleinement opérationnels. Ainsi, au moment de la prise d’effet dudit accord, le salaire mensuel moyen en Ukraine se situait entre 200 et 300 euros, soit moins que son équivalent chinois. Dès lors, ces nouveaux pauvres, forts de ce beau partenariat passé avec les institutions de Bruxelles, ont émigré vers la Pologne à la recherche de meilleurs revenus. Ils ont profité du vide laissé par ces mêmes Polonais, qui avaient quitté leur pays pour rejoindre l’Ouest, en quête… de meilleurs revenus. En 2018 la Pologne a délivré 1,7 million de permis de travail uniquement pour les Ukrainiens. Un jeu de chaises musicales qui n’aura pas même pour effet de tirer les standard sociaux des Ukrainiens vers le haut, soumis à un plan d’ajustement structurel supervisé par le FMI depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement pro-européen en 2014.

C’est dans l’Est de l’Europe que l’on compte les plus bas niveaux de salaires minimums de l’Union européenne. La Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie et la Hongrie comptent parmi les derniers avec un salaire minimum inférieur à 500 euros[8] par mois. Cependant, ces salaires sont en progression sur les dernières années, notamment en Roumanie et Bulgarie. Par conséquent, il est à craindre que les ouvriers des pays balkaniques deviennent la nouvelle armée de réserve de l’Union européenne.

Au vu de ces différents éléments, il est légitime de se questionner sur les motivations à l’origine de l’ouverture de négociations avec les deux États des Balkans occidentaux – dont le salaire moyen est aux alentours de 200 à 300 euros. Les Macédoniens et les Albanais seront-ils les nouveaux pauvres de l’Union, nouvelle chair à canon aux bas salaires, maillon essentiel d’une Europe néolibérale qui a fait de l’harmonisation salariale par le bas sa marque de fabrique ?

L’Union européenne s’est toujours heurtée aux réticences des États de l’Est et du Nord dans la mise en place d’un salaire minimum à l’échelle de l’Europe[9]. Pour se convaincre du caractère chimérique d’une harmonisation salariale par le haut à échelle européenne, s’il le fallait encore, il suffit de lire la déclaration de Pierre Gattaz, ancien président du Medef et actuel président de l’organisation patronale BusinessEurope : « BusinessEurope soutient l’objectif d’une économie sociale de marché qui fonctionne pour les gens […]. La fixation du salaire minimum est une compétence nationale […]. BusinessEurope est fortement opposée à la législation européenne sur les salaires minimums [..] C’est important de rappeler que les salaires ne sont pas le bon outil pour la redistribution des richesses. »[10]

L’ouverture des négociations en vue de l’adhésion des deux premiers pays des Balkans occidentaux en pleine crise du Covid-19 montre, une fois de plus, la déconnexion technocratique des élites bruxelloises. Si d’aventure ces négociations arrivaient à leur terme, le marché unique recevrait une nouvelle garnison de travailleurs à bas prix.

L’Union européenne tousse et ne tardera pas à avoir besoin d’un lit de réanimation équipé d’un des respirateurs artificiels, qui font tant défaut à la France ou à l’Italie, mais son cerveau est d’ores et déjà en encéphalogramme plat…

Notes :

[1] https://www.telegraph.co.uk/business/2020/03/25/economic-shock-coronavirus-forces-europe-face-hamilton-moment/

[2] Observatoire Français des Conjonctures Economiques

[3] https://www.europe1.fr/sport/Serbie-Albanie-un-drone-un-drapeau-puis-le-chaos-861372

[4] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/coupe-du-monde/coupe-du-monde-2018-pourquoi-deux-aigles-mimes-par-des-suisses-ont-relance-les-tensions-sur-le-kosovo_2817351.html

[5] Une vison large sur les tensions qui existent dans cette région d’Europe https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/DERENS/60133

[6] https://euobserver.com/opinion/146614

[7]  Pour aller plus loin sur l’élargissement vers les Balkans : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-1-page-173.htm#no18

[8] Eurostat 2019 via https://www.insee.fr/fr/statistiques/2402214

[9] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

[10] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

“Il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme” – Entretien avec Guillaume Balas

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Député européen depuis 2014, Guillaume Balas vient de rejoindre le M1717, le mouvement de Benoît Hamon. Auteur d’un rapport sur le dumping social, spécialiste du travail détaché, Guillaume Balas a accepté de répondre à nos questions sur la dernière proposition de réforme sur le sujet. Il parle de grande “opération de communication” et juge que celle-ci ne résout rien. Plus largement, il en appelle à la montée d’une parole alter-européenne qui porte l’ambition d’une démocratisation de l’Union européenne pour faire face aux rouleau compresseur néo-libéral. 

LVSL : Un accord a enfin été trouvé au conseil de l’UE sur une réforme de la directive travailleurs détachés. Emmanuel Macron a obtenu une réduction de la durée des contrats de détachement des travailleurs. C’est pourtant une réforme qui ne s’appliquera pas au secteur des transports, qui est l’un des secteurs où le dumping est le plus grand…

Je ne peux que souscrire à cette analyse, mais je veux que l’on entende ce point. L’Europe sociale a beaucoup de mal à exister du fait d’une contradiction majeure : nous avons constitué un marché unique avec une liberté de circulation du capital quasi-absolue et une politique macro-économique qui se cantonne à respecter des critères budgétaires mais ne se donne pas pour ambition d’adopter une politique contra-cyclique. On a laissé se développer une concurrence entre les entreprises, les salariés, les Etats et les régions, qui s’appuie sur une asymétrie des systèmes sociaux. Les types de revenus sont différents, les développements économiques sont différents et les systèmes de protection sont différents.

Ayant à l’esprit ces éléments, la grande difficulté réside dans le fait que trouver des accords inter-gouvernementaux ambitieux dans le domaine social est quasi-impossible. Bien que l’on pourrait rêver d’autres stratégies de la part de la France, dans le cadre actuel, c’est quasiment impossible. Même si des égoïsmes nationaux le traversent, le Parlement européen reste la seule institution supra-nationale. Il a fait son travail en trouvant un accord qui est loin d’être la panacée. Ce texte rend possible des dérogations après les 12 mois, et cela pose problème. Il y a une fragilité sur le secteur des transports même si – et contrairement à celui du conseil de l’UE – le texte adopté par le Parlement intègre ce secteur dans sa réforme. Malgré ses faiblesses, ce qui a été adopté par le Parlement européen propose des avancées qui vont bien plus loin que ce que promet la Commission européenne.

Le drame, ici, c’est que l’on ne parle que de ce qui s’est passé au conseil et pas du tout de la position du Parlement européen. En conséquence, dans ce contexte de quasi-impossibilité de trouver des accords ambitieux sur le plan social au niveau du Conseil, il y a eu une opération de communication maximale de la part d’Emmanuel Macron. Elle a eu lieu en plusieurs étapes.

Laissez moi revenir un peu en arrière. Malgré ce qui m’a opposé à la politique sociale de François Hollande, il faut lui rendre hommage sur un point : les petits progrès qui ont été effectués jusque-là sur la directive ont été obtenus par le gouvernement précédent. Je pense à la question de la définition de la rémunération ou des frais afférents de détachement. A partir de cela, lors de sa campagne, M. Macron a voulu s’offrir un scalp : il a fait du passage de la durée des contrats de détachement de 24 à 12 mois son principal combat. C’est un combat avant tout symbolique et politique.  Comme la population est mal informée sur ce sujet et que les médias mainstream s’attachent plus aux symboles qu’au fond des dossiers, cela lui permet de faire une opération de communication avec son voyage dans les pays de l’Est.

D’ailleurs, à cette occasion, on a eu de nombreux témoignages qui nous poussent à penser que Macron a été plus que complaisant avec de nombreux pays de l’Est sur la question de l’immigration pour les arracher à l’influence de la Pologne. Il y a des gros risques sur ce sujet là et il faudra suivre cela de près.

Dernière étape : il arrive au conseil et arrache une majorité pour une réduction des contrats de détachement de 24 mois à 12 mois. Non seulement c’est anecdotique puisque un contrat de détachement dure en moyenne 103 jours, mais en plus, le texte prévoit un contrat renouvelable de 6 mois supplémentaires. Lorsqu’on lit le texte, on se rend compte que ces 6 mois supplémentaires seront assez faciles à obtenir. C’est de l’ordre de la notification plus que de l’autorisation.

Au-delà, deux choses me gênent dans ce dossier. Il va en faire une victoire politique personnelle, fortement appuyée par les médias mainstream. Or, comme cette histoire ne résout rien – et qu’elle complique les choses pour les travailleurs détachés français qui sont en général sur des détachements longs – la grande crainte que l’on peut avoir est que la population s’en rendre vite compte et que cela soit vécu comme une illusion de plus.

“Dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.”

Le second problème, c’est qu’on a renvoyé le traitement de la question des transports à plus tard. Or, c’est l’un des secteurs où le dumping social est le plus fort. La ministre en est tellement consciente qu’elle est venue à Strasbourg pour nous expliquer qu’elle se battra sur le paquet transport et qu’ils tiendront bon. On ne demande qu’à les croire mais cela relève du vœu pieux. D’autant plus que les Espagnols considèrent qu’ils ont obtenu des garanties. Il faut bien comprendre à quel niveau de réflexion l’Espagne en est, y compris la gauche et les syndicats espagnols. Ils disent “comme on a eu la crise, qu’on a du faire des coupes budgétaires drastiques, vous n’allez pas en plus nous embêter en empêchant nos transporteurs de travailler” en faisant ce qu’ils appellent du protectionnisme social. Vous trouvez en Espagne de nombreux syndicalistes qui défendent l’idée qu’il faut plus de concurrence dans le domaine des transports avec l’idée que c’est le seul moyen d’améliorer la situation espagnole.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Ce que vient de faire Emmanuel Macron, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire en termes de pédagogie sur l’Europe sociale. Le retour de bâton promet d’être violent. Quand il y a une telle sensibilité sur le sujet, on ne joue pas à cela.

J’ajoute que 80% des problèmes que nous avons sur le travail détaché correspondent à de la fraude. On ne respecte même pas la législation en place, même si elle est insuffisante. C’est particulièrement vrai dans le secteur des transports où il faut avancer très vite sur le développement des tachygraphes intelligents qui permettraient d’hausser le niveau de contrôle d’une manière significative. On pourrait créer une agence sur le contrôle du transport routier européen. Elle n’existe pas. Le parlement l’a voté mais cela n’a toujours pas été fait. De manière plus globale, on pourrait enfin créer cette autorité européenne sur le travail promise par Juncker lors de son dernier discours sur l’Etat de l’Union.

Ce sont des batailles essentielles, étant entendu que je ne crois pas à une bataille sérieuse contre le dumping social sans changement de politique macro-économique. Ce n’est pas vrai que dans le cadre de l’austérité, de la mise sous contrôle des budgets nationaux, de faiblesse du budget européen, de non-acceptation d’une politique macroéconomique contra-cyclique, on peut lutter sérieusement contre le dumping social. Pour une raison simple : dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.

LVSL : Arrêtons-nous un instant sur le secteur du transport justement. Que prévoit la Commission européenne dans le paquet mobilité ?

Sur le transport, il y a deux volets essentiels. Il y a le transport international et le cabotage. Sur la question du transport international, il est vrai qu’il est compliqué de changer de législation sur un transport de 24 ou 48 heures traversant plusieurs pays. Il faut donc réfléchir à des éléments de législation européenne. J’avais produit un rapport en ce sens. On s’est battu sur l’idée qu’il fallait des normes sociales européennes, notamment sur le salaire. Autant vous dire que notre affaire n’a pas duré longtemps. C’est pourtant la direction qu’il faut prendre.

Le cabotage correspond à des missons de transport comprenant de multiples opérations de chargement/déchargement sur un temps court. A la lumière de ce que je sais, rien d’ambitieux n’est prévu ni par la Commission ni par le Conseil pour changer les choses. Or, je ne vois pas pourquoi le cabotage ne tomberait pas sous le coup de la directive détachement des travailleurs. Ce n’est pas simple. Il faut des moyens techniques, des contrôles renforcés. Il faut des équipes de gens ultra-formés au niveau européen qui seraient capables de taper très fort les grandes entreprises qui organisent le dumping social ou les sociétés “boîtes aux lettres” qui s’enregistrent dans un pays pour détacher des travailleurs et payer des cotisations sociales plus faibles. Il faut leur faire payer des amendes colossales. On peut même imaginer une démarche pénale. Quant à des escrocs manifestes, leur place est en prison. Pas ailleurs. Quand vous commencez à en punir quelques uns, un message extrêmement clair est envoyé à tous les autres. Il faut organiser cela au niveau européen par une autorité européenne sur le travail.

LVSL : Le Parlement européen a adopté une position nettement plus ambitieuse, que l’accord entre les ministres vient court-circuiter. Elle n’exclut pas le secteur du transport, prévoit une application de tous les accords collectifs aux travailleurs détachés (au-delà des seuls salaires minima), ou encore renforce la directive avec une base légale plus sociale. Alors que des heures et des heures de négociations ont conduit à un compromis bâtard entre les Etats, pensez-vous encore pouvoir faire évoluer la directive ?

On entre dans un tri-logue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’UE. La négociation ne fait que commencer. Or, la rapporteuse du Parlement européen, Mme Morin Chartier (Les Républicains), a fait un très bon boulot. Elle est bien décidée à tenir le mandat que lui a donné le Parlement européen, y compris sur la question des transports. Je suis un apôtre du clivage gauche/droite au niveau européen mais je dois reconnaître que sur certains sujets, des députés de droite peuvent être plus progressistes sur le terrain social que pas mal de gens de “gauche”. C’est lié à des traditions politiques : certains gaullistes sociaux ou démocrates chrétiens sont dans une démarche plus hostile au néolibéralisme que bien des sociaux-libéraux. Je me suis battu aux côtés de députés belges, luxembourgeois ou français du PPE y compris face à des socialistes d’Europe de l’Est. Parfois, les intérêts nationaux dépassent les clivages politiques.

“Le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est, mais entre les salariés, la population qui vit de son travail, et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.”

Cependant, je pense qu’il y a une erreur commune à Jean-Luc Mélenchon et à Emmanuel Macron. C’est de croire qu’il y a “les Polonais”, “les Français”, “les Allemands”. Tout cela n’est pas homogène. Solidarnosc, qui est dans une démarche de soutien à son gouvernement, le combat rudement sur certaines questions sociales et européennes. Le syndicat polonais est en faveur d’éléments d’harmonisation de la politique sociale européenne. C’est un allié au sein de la Confédération Européenne des Syndicats au même titre que les syndicats tchèques. J’ajoute qu’en France, ceux qui organisent le dumping social, ce sont bien sûr des entreprises privées mais également des entreprises publiques. C’est le cas d’EDF. Elise Lucet l’avait montré avec Geodis qui a une filiale en Roumanie qui fait de la concurrence déloyale aux travailleurs français. C’est la raison pour laquelle je pense que le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est mais entre les salariés, la population qui vit de son travail et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Si on veut vraiment combattre le dumping social, il faut d’abord taper les grosses boîtes françaises qui l’organisent. Je suis gêné par ce nationalisme franchouillard qui dit “nous sommes les universalistes face aux méchants de l’Est qui nous volent notre travail”. C’est faux. D’ailleurs, dans le contexte austéritaire et libre-échangiste européen, quelle est la solution pour les Grecs, les Bulgares ou les Espagnols, si ce n’est la migration ou le dumping social voire l’ouverture aux investisseurs chinois ? Quand Emmanuel Macron est allé faire son discours en Grèce, Alexis Tsipras lui a demandé de ne pas contrôler les investissements chinois de manière trop importante. On peut le critiquer mais on peut aussi le comprendre. Quelle autre solution a-t-il ? Il y a urgence à reconstruire des instruments de convergence économique dans un contexte où les écarts continuent à augmenter entre les nations d’Europe et au sein même des nations européennes.

LVSL : Au fond, ces réformes ne sont-t-elles pas dérisoires tant que les cotisations sont payées dans le pays d’accueil ? Les chauffeurs routiers bulgares gagnent 200 euros par mois. Dans ces conditions, l’harmonisation sociale n’est-elle pas un vœu pieux  ?

La situation est complexe. Nous avons fait des essais d’Europe politique avec la Communauté Européenne de Défense proposée par la France puis refusée par la France. Depuis, on a décidé de construire l’Europe par le biais économique. Cela a fonctionné tant que les pays intégrés au marché commun étaient plus ou moins homogènes. Au moment de l’élargissement, je faisais parti de ceux qui disaient qu’il fallait refonder l’Europe politique avant tout élargissement. On a fait l’inverse. Très sourcilleux sur l’Allemagne, François Mitterand a accepté l’élargissement que l’Allemagne souhaitait en échange de l’euro. Pour ce dernier pays, c’était l’occasion d’avoir une immense réserve de main d’oeuvre avec des possibilités de délocalisation. Pour Mitterand, l’euro ancrerait l’Allemagne dans une dynamique européenne.

“La première réponse possible consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi.A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus.”

Ce devait être le début du processus car quand vous faîtes une monnaie sans instruments contra-cycliques, vous laissez la liberté du renard dans le poulailler. Une telle monnaie affaiblit les faibles et renforce les forts. Les investissements vont là où c’est le plus rentable. C’est la raison pour laquelle le coeur de la Rhénanie profite au maximum de l’euro. Le refus d’éléments de politiques contra-cycliques est catastrophique. La nouvelle majorité allemande ne va pas dans ce sens d’ailleurs. C’est cela qui nourrit la crise européenne. Comme elle ne permet pas la convergence, les peuples s’en détournent massivement.

Il y a trois manières de répondre à cette situation. La première consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi. A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus. On va nous dire que les dirigeants des 30 dernières années ont été nuls. Mais surtout ne vous inquiétez pas bonnes gens, la nouvelle génération de dirigeants va faire beaucoup de choses enfin pour l’Europe !  Le problème, c’est que comme ils ne toucheront pas à l’essence de la crise – l’asymétrie des systèmes sociaux et la monnaie unique sans politique budgétaire conséquente – je ne vois pas en quoi la crise ne continuerait pas. Il vont prendre une nouvelle entrée : ce sera l’Europe de la défense. C’est le seul espace où il y a de la marge, car Angela Merkel doute du protectorat américain depuis que Trump est à sa tête. Elle autorise donc cette idée. Il risque d’y avoir des avancées sur ce sujet avec des effets corollaires compliqués y compris sur le rôle des grandes entreprises européennes d’armement. Toutefois, ce sera vendu comme une grande avancée européenne.

L’autre voie possible, c’est la reprise en main des instruments de souveraineté. Admettons que l’on remette la main sur l’outil monétaire et que l’on revienne au Franc. Cela va donner une bataille de dévaluation monétaire. Autre élément : ce n’est pas parce que vous sortez de l’Europe que la compétition sociale s’arrête. Dans ce cas, soit vous acceptez la circulation des travailleurs, et l’asymétrie des systèmes sociaux conduit aux mêmes problèmes qu’avant. Soit vous bloquez les frontières et cela aboutit à une dévaluation sociale interne.

C’est ce qui s’est passé avec la filière du porc. Elle ne s’est pas effondrée parce qu’il y a eu des travailleurs détachés en France. Elle s’est effondrée parce que des indépendants de l’Est sont venus en Allemagne, ce qui a permis à l’Allemagne de baisser ses coûts drastiquement et de faire une concurrence déloyale à l’agriculture française. Cette voie là n’est pas pérenne et donne l’illusion d’une alliance des grands capitalistes français et du reste de la population. Je crois que c’est fondamentalement faux.

“Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux.”

La dernière voie, c’est l’alliance, au sein de toutes les sociétés européennes, de ceux qui veulent une Europe démocratique, écologique et sociale. C’est le vieux raisonnement de l’internationale qui a conduit à la naissance de la gauche en Europe. Je ne dis pas c’est la voie la plus facile. Je pense que c’est la seule. Il n’y en pas d’autres. Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux. On pourrait avoir un budget européen conséquent qui aboutisse à la transition énergétique en Pologne pour sortir de l’exploitation du charbon et créer de l’emploi non-délocalisable.

On pourrait enfin avancer sur un dernier sujet : le commerce international. Si on continue à être les abrutis de la mondialisation en ouvrant à tout va et en n’ayant aucune politique protégeant des secteurs essentiels sur le plan social, écologique ou sur le plan de la nouveauté, pour des acteurs économiques qui ne sont pas encore assez forts pour survivre à la concurrence mondiale, alors nous courrons à la catastrophe. On pourrait créer des instruments pour demander de la réciprocité dans les traités de libre-échange sur des critères sociaux et écologiques.

Il faut affronter durement la logique de libre-échange. On a beaucoup parlé du CETA. Même les experts nommés par Emmanuel Macron disent qu’il y a un problème écologique avec le CETA. Pensant profiter du Brexit et de l’isolement de Trump, l’UE a annoncé qu’elle allait accroître cette logique en signant des contrats avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, et le Mercosur. Je préfère ne pas imaginer les impacts néfastes sur notre secteur agricole. Vous voyez bien qu’avec de la volonté politique, on peut avancer sur des actes très concrets, pas utopiques du tout et qui conduisent à la convergence des économies et des sociétés européennes.

LVSL : Sur les travailleurs détachés, sur l’accueil des réfugiés, sur le respect des traités, nous assistons à un affrontement Est-Ouest. L’intégration de pays de l’Est aux standards sociaux considérablement différents et aux intérêts géopolitiques divergents ne condamne-t-elle pas toute Europe politique unissant l’Europe slave et l’Europe héritière de l’Empire romain ?

Je n’y crois pas du tout. En tout cas, je n’y crois pas d’une manière essentialiste. Je réfute les propos de certains hommes politiques qui affirment que si un pays appartenait à l’Empire romain, il est en droit de participer à l’Union tandis que s’il n’en faisait pas partie, il est naturellement interdit de prendre part à l’UE.  Cela va loin. Cette théorie a un nom.

Du point de vue factuel, ce n’est pas tout à fait faux. La réunification non complétée a abouti à cette situation. Par voie de conséquence, il y a une domination du grand capitalisme allemand sur le reste de l’Europe. Cela est aussi dû à des politiques imbéciles de la France qui s’est désarmée de manière unilatérale sur le terrain industriel. Par ailleurs, j’aimerais rappeler que la France profite de ce grand marché. Elle est le troisième exportateur de travail détaché. L’attachement des grandes entreprises françaises au fait qu’il n’y ait pas de lutte sérieuse contre le dumping social en est un signe.

“Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne (…) Je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.”

Mais, même si le grand capitalisme allemand domine aujourd’hui, est-ce une opposition indépassable ? Au fond, on voit de telles oppositions à toutes les échelles. Peut-être qu’un jour, les Bretons diront : “de manière indépassable, l’Etat français est mauvais pour nous. Au fond, il favorise l’Ile-de-France”, ce qui est un fait historique. Je crois que quand on est de gauche, la question qui se pose, c’est la démocratisation des espaces de pouvoir réel.  Le sujet c’est la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple contre la petite élite qui s’en sert. Si on ne se bat pour la démocratisation de l’UE, on ne se battra pas pour la démocratisation de la France et on retombe sur des logiques géopolitiques, sur des logiques qui vous font dire “Les Allemands”. Or, il y a aujourd’hui en Allemagne, un sous-prolétariat d’origine étrangère qui est exploité comme ce n’est pas permis. Il y a une jeunesse faible démographiquement qui doit accepter les réformes Hartz IV qui, malgré leur caractère indécent, inspirent des politiques dans notre pays.

Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Si on fait un détour, on restera dans le national. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne. C’est un combat idéologique. Cela paraît difficile. Mais quand vous aviez une monarchie écrasante, une aristocratie dont les privilèges se sont accrus au cours du XVIIIème siècle, cela apparaissait écrasant que d’imaginer démocratiser cet espace. Pourtant, quelque chose s’est passé. Quand je rencontre des Portugais, des Espagnols, des Allemands, des Tchèques, des Grecs, en particulier des jeunes, je ne sens pas l’idée qu’on ne peut rien y faire parce que “c’est comme ça”. Il y a de l’énergie. Il y a de la volonté, d’ailleurs indécise, sans porteur politique, mais il y a cette volonté de vouloir faire autre chose.

Certes, il y a eu des accidents industriels majeurs. Après la Première Guerre Mondiale, certains ont raisonné dans des termes chauvins. Ils disaient “Au fond, les peuples sont les peuples. Vous voyez bien que c’est impossible. Les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre et les socialistes français aussi.” Moi je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.

LVSL : Certains avancent que si on atteint ce point d’unité entre les peuples, l’Europe sociale et politique, alors l’Allemagne s’en ira. Elle préférera la dislocation de l’UE pour sauvegarder son hinterland et sa monnaie…

C’est assez mystérieux de se dire de gauche et de penser qu’il ne faut pas essayer. On a assez reproché à la sociale-démocratie d’intégrer la défaite et le compromis à bas niveau pour ne pas accepter qu’une gauche qui se dirait nouvelle et combative fasse exactement la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une contradiction fondamentale entre la position de l’Allemagne, d’une grande partie de la population allemande et toute évolution en Europe, notamment par le fait qu’ils aient indexé leurs retraites sur des pensions liées à la valeur de l’euro, parce que c’est un pays vieillissant.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Cependant, je ne crois pas que sociologiquement, idéologiquement, la gauche soit morte en Allemagne. En vérité, les trois grands partis de gauche n’ont pas joué leur rôle. Le débat électoral a été terrible pour le SPD : en acceptant d’entrer dans une coalition avec la CDU, ils se sont privés de la possibilité de déjuger celle qui la menait. Die Linke a mené une campagne incompréhensible avec deux leaders qui se contredisaient. Quant aux verts, ils ne sont pas clairs sur le néolibéralisme, et ils vont probablement intégrer la coalition Jamaïque. Or, je suis persuadé que s’il y avait un front à la fois gouvernemental et de mouvement social, l’Allemagne bougerait. Des fractures éclateraient. L’Allemagne n’est pas homogène. Vous seriez surpris par la délégation socialiste allemande au Parlement. Il y a des gens très libéraux et il y a des gens qui, sur la question sociale, sont parmi les plus combatifs. C’est le cas de la coordinatrice des socialistes au sein de la commission des affaires sociales. Elle était la plus grande pourfendeuse de l’austérité.

LVSL : Pour finir, que pensez-vous des mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et proposent des stratégies de type Plan A/Plan B ? 

La complexité de la stratégie populiste va se révéler en Espagne. Podemos va avoir des difficultés à affronter la question catalane. A force de proclamer “la patrie, la patrie, la patrie”, vous conscientisez des gens. De grandes contradictions vont être mises à jour. Plus généralement, je ne vois pas comment on peut prévoir une bataille de haute intensité sur le plan A tout en ayant un plan B aussi élaboré. C’est une question de dynamique. Je veux dire par là que s’il y a une alliance progressiste en Europe, à partir de là, on peut se poser la question de la stratégie pour surmonter les résistances. Soit on pense qu’on est assez fort, et on réunit une majorité, soit on imagine des stratégies de type plan B à quelques-uns.

“Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure.”

J’y crois peu en vérité. Imaginons une Espagne dirigée par Podemos, une France dirigée par Jean-Luc Mélenchon et – par je ne sais quel miracle – un Portugal dirigé par le Bloco. Je pense que cela ne tiendrait pas plus que la France ne tient face à l’Allemagne. Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure. Au fond, c’est une éducation politique. On met cela dans la tête des militants. Quand on met cela dans la tête de militants, c’est dur d’avoir un vrai combat sur le plan A.

Enfin, cela met à jour de fortes contradictions dans la gauche radicale et dans la gauche en général. J’ai regardé le discours de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale avec intérêt. Il y a 3 thèses en une dans ce discours. Il y a une première qui réfute l’accusation d’anti-européen, une seconde qui exprime des choses que j’aurais pu dire et une troisième qui se résume par l’expression “I want my money back”, c’est-à-dire l’inverse de ce qu’il a dit juste avant. C’est le reflet de contradictions profondes au sein de la gauche radicale sur ce sujet et au sein des mouvements progressistes en général.

C’est la raison pour laquelle je crois en la nécessité, pour faire face au rouleau compresseur néo-libéral, que ceux qui croient en une issue internationaliste donnent de la voix. La gauche, parce que j’appelle cela la gauche, ne peut gagner que si elle est unie. Pour être unie, elle doit être diverse et pour qu’elle soit diverse, il faut que cette gauche internationaliste existe.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL