Laïcité attaquée, contrôles quasi-inexistants, séparatisme social… L’enseignement privé au-dessus des lois ?

Lycée privé Notre-Dame à Valenciennes (59). © Daniel Jolivet

Vivant à 75% d’argent public, l’enseignement privé reste extrêmement peu contrôlé. La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera sur le lycée Stanislas a entraîné un regain d’intérêt pour cette question aussi vieille que la République française. Au vu des atteintes à la laïcité longtemps ignorées et du séparatisme social grandissant que permet le secteur privé, une nouvelle réforme s’impose.

Le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castera à la tête du ministère de l’Éducation nationale début 2024 a révélé un fossé profond entre l’école publique et l’école privée. À peine en fonction, la ministre a dû faire face aux révélations de Mediapart concernant la scolarisation de ses enfants en établissement privé, une information pour laquelle elle a rejeté implicitement la « faute » sur les enseignants du public, qui seraient trop souvent absents. Un commentaire qui a suscité une vague d’indignation, la plaçant en opposition directe avec les syndicats d’enseignants et une grande majorité des acteurs du secteur public.

La scolarisation de ses enfants au prestigieux lycée Stanislas a accentué les critiques, y compris au sein même de son camp, alors que nombre de macronistes sont eux-mêmes passés par l’enseignement privé. La maladresse de ces déclarations empreintes de mépris pour le travail des enseignants du public a ravivé le débat sur l’engagement des responsables politiques envers l’école publique, surtout dans un contexte où ses prédécesseurs, Jean-Michel Blanquer et Gabriel Attal, ont laissé derrière eux un bilan plus que mitigé. Depuis, le choix de Michel Barnier de nommer Anne Genetet, qui a a priori une plus grande appétence pour les questions de défense et de fiscalité, à la tête de l’Éducation nationale semble indiquer une faible priorité accordée à ce ministère qui rassemble pourtant le plus grand nombre de fonctionnaires. La question de l’avenir de l’école publique reste en suspens.

Un débat aussi vieux que la République

La question de l’existence et du degré d’autonomie de l’enseignement privé, très largement catholique, est presque aussi vieille que la République française elle-même. Sous la Seconde République, la loi Falloux de 1850 donne ainsi lieu à de vifs débats : si la liberté d’enseignement dans le primaire et le secondaire exigée par les curés est alors consacrée par le Parti de l’Ordre, la gauche, ainsi que l’écrivain Victor Hugo s’y opposent de manière véhémente, y voyant un endoctrinement religieux. Mis en sourdine sous le Second Empire, le débat resurgit dès le début de la Troisième République : dès 1879, l’État crée des Ecoles normales pour former des enseignants laïques, avant de rendre l’école gratuite, laïque et obligatoire avec les lois Ferry (1881-1882) et écarte progressivement les religieux de l’enseignement public à travers une loi de 1886. Après la loi de séparation de l’Eglise et de l’État en 1905, le clergé revient à la charge et ouvre une période de « guerre scolaire » qui durera jusqu’en 1914.

Après un fort soutien du régime de Vichy aux établissements privés catholiques, la Quatrième République suspend le financement public de l’enseignement privé, mais le clivage gauche/droite sur cette question demeure toujours vif. Finalement, face à l’afflux d’élèves et à l’incapacité de l’État d’intégrer tout le monde dans le système public, le Premier Ministre Michel Debré, qui assure alors également l’intérim du ministère de l’Éducation nationale, tranche le débat par une loi de compromis fin 1959.

Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies.

Celle-ci restaure le financement public des écoles privées, mais à condition qu’elles acceptent tous les élèves et qu’elles enseignent le programme défini par l’État. Ce dernier prend ainsi en charge les salaires des enseignants et les frais de gestion des établissements sous contrat. Les établissements dits « hors contrat » peuvent eux continuer d’enseigner comme bon leur semble, mais sont exclus des financements publics. S’ils sont souvent médiatisés, ils ne scolarisent en réalité qu’une infime minorité des élèves en France (moins de 1 %). Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies et qui consacre le rôle du privé dans le paysage éducatif français.

Une perfusion d’argent public, presque aucun contrôle

La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera début 2024, comme d’autres auparavant, a au moins permis de rouvrir le débat sur les limites de ce système vieux de 65 ans. Le rapport d’information des députés Paul Vannier (LFI) et Christopher Weissberg (Renaissance) dévoile ainsi des données préoccupantes dans le financement public des établissements privés en France. Bénéficiant de plus de 10 milliards d’euros annuels d’argent public (dont 8,5 directement de l’Etat), le secteur privé vit à 75% des impôts des contribuables.

En plus de la part de dépenses financées par l’État, il existe des dépenses difficilement quantifiables en raison de la multiplicité des sources de financement, notamment en dehors du programme budgétaire officiel (programme 139). Il s’agit de subventions facultatives que les collectivités peuvent financer, pour des travaux, l’achat d’équipements informatiques, des aides sociales. Comme le révèle Mediapart, ce sont au moins 1,2 milliard d’euros de fonds publics (entre 2016 et 2023) qui ont été versés par les régions aux lycées privés, en plus de leurs obligations légales. Les financements octroyés par les collectivités territoriales échappent largement à un suivi centralisé car ils ne sont pas compilés par la Direction générale des collectivités locales. Cette opacité budgétaire compromet, selon les auteurs du rapport, les principes de transparence et de rigueur financière, entraînant une probable sous-estimation des fonds publics versés au privé.

Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé.

Les révélations du rapport sont également alarmantes concernant les mécanismes de contrôle des établissements privés. La quasi absence de contrôles pédagogiques, administratifs et budgétaires de ces établissements suscite des questions sur l’équité et la responsabilité des politiques publiques. Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé. Un élément qui poussent les rapporteurs à conclure que « les contreparties exigées des établissements privés sont également loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation. »

Dérives pédagogiques et atteintes à la laïcité

Cette absence de contrôle pédagogique des écoles privées sous contrat suscite des interrogations croissantes, notamment pour les établissements à caractère religieux, dont 96 % sont catholiques. Ces établissements, tenus par la loi Debré de respecter les programmes de l’Éducation nationale et de garantir un accueil sans distinction d’origine, de croyance et d’opinion, semblent cependant parfois dévier de ces obligations. Une enquête récente de Libération a révélé des atteintes à la laïcité, avec des pratiques et des décisions en contradiction avec leurs engagements contractuels. Des témoignages d’enseignants et de spécialistes du sujet soulignent des cas de « re-catholicisation » de certains établissements. Ismail Ferhat, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, relève ainsi l’arrivée de directeurs plus engagés religieusement, souvent placés par des responsables de l’Église, et poussant des initiatives qui favorisent une influence catholique accrue dans l’enseignement.

Parmi les exemples rapportés figurent des refus d’intervention du planning familial en raison de ses positions en faveur de l’avortement et la contraception à Pau, ou l’organisation de cours de catéchèse assurés par des professeurs durant leurs heures de travail en Auvergne, donc financés par des fonds publics. Certaines écoles imposent même des messes obligatoires et des journées spéciales pour célébrer les saints patrons de l’établissement. Les témoignages recueillis par les journalistes de Libération viennent de sources anonymes, de Bretagne, d’Occitanie, de Paca, de Savoie, etc, soulignant le fait que ce phénomène touche tout autant les villes que les campagnes de toute la France. Ces pratiques remettent en cause les principes de laïcité et de neutralité auxquels l’école française est pourtant tenue. Les inspecteurs de l’Éducation nationale semblent préférer fermer les yeux sur ce sujet, ou ne pas s’en mêler en raison du caractère privé de l’établissement.

À la suite de cette enquête et de protestations de plusieurs syndicats en septembre 2024, le directeur de l’ensemble scolaire Immaculée Conception Beau Frêne de Pau est suspendu par le rectorat pour « atteintes à la laïcité ». Des pratiques mises en place dans cette école incluaient « des cours de catéchisme obligatoires et évalués, des censures d’ouvrages, des intervenants réactionnaires ou des entraves à la liberté de conscience ». Une décision qui s’imposait, mais qui donne l’impression de n’être que la face émergée de l’iceberg.

Deux écoles pour deux classes sociales

Au-delà d’une application encore insuffisante de la laïcité, l’enseignement privé pose un véritable problème de concurrence avec le public, au détriment de ce dernier. La controverse autour des propos d’Amélie Oudéa-Castera, qui a qualifié l’école publique d’incompétente en pointant notamment l’absentéisme des professeurs, a révélé une sorte de mépris de classe. La ministre, qui scolarise ses enfants dans le privé, avait justifié son choix en évoquant son souhait de les voir « heureux, épanouis, qu’ils [aient] des amis, qu’ils [soient] bien, qu’ils se sentent en sécurité, en confiance », induisant de fait que l’école publique n’assurerait en rien le bien-être de l’enfant. Des déclarations jugées « lunaires et provocatrices » par les syndicats d’enseignants qui y voient une attaque injustifiée et méprisante contre le service public et l’Éducation nationale. En réponse, les enseignants concernés ont précisé qu’il n’y avait aucun problème d’absentéisme dans l’établissement, et que la ministre cherchait surtout à faire sauter une classe à son fils en maternelle. Si les propos de la ministre ont pu choquer, ils sont pourtant partagés par nombre de Français, qui voient dans le privé un enseignement de meilleure qualité que dans le public.

Cette affaire met en lumière une perception de plus en plus marquée d’un « embourgeoisement » de l’école privée, décrite par les sociologues Stéphane Bonnéry et Pierre Merle dans la revue La Pensée. Selon eux, l’école privée bénéficie depuis une vingtaine d’années de mesures favorables qui contribuent à en faire un choix prisé par certaines élites, renforçant ainsi un sentiment de classe. Un effet de resserrement se crée par l’homogénéisation sociale des établissements. « Les collèges publics pauvres sont encore plus pauvres, […] le collège privé favorisé est encore plus favorisé. » Stéphane Bonnéry précise, en comparant avec un système éducatif allemand dont les constats et résultats sont similaires, que contrairement à nos voisins qui favorisent la mixité dans les établissements afin d’amoindrir les resserrements sociaux, nous faisons en France l’exact contraire. Les résultats scolaires s’en font par conséquent ressentir. Le taux de réussite au bac est de 98 % dans le privé contre 94 % dans le public (données du ministère de l’Éducation nationale pour 2022).

Là où le public a perdu 56.000 enseignants en vingt ans (- 7 %), le privé en a perdu seulement 3.800 (- 2,6 %). Le nombre d’élèves du public ayant baissé de plus de 200.000 élèves, le privé en gagne quant à lui 100.000. Les écoles privées ont donc eu la capacité de choisir leurs « clients » ce qui entraîne une « élitisation » des élèves. En 2011, les élèves du privé étaient à 35,9 % issus d’un milieu « très favorisé » et 14,4 % d’un milieu « favorisé ». En 2022, ces mêmes données sont passées à 42,5 % et 15,6 %. Au contraire, les élèves de la classe « moyenne » et « défavorisée » ont respectivement baissé de 29,9 % en 2011 à 26,5 % en 2022 et de 20 % à 15,7 %. Ainsi, les écoles privées qui sont de plus en plus dépendantes de l’argent public, créent une alternative en faveur d’une société plus fortunée, un entre-soi de plus en plus clair. Cela touche particulièrement les responsables ou élus politiques. Par exemple, les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé ont pratiquement tous eu au moins un enfant scolarisé dans le privé. C’est général à la classe politique et particulièrement visible en Île-de-France, et ce, de la gauche jusqu’à la droite la plus extrême.

Les écoles privées ont la capacité de choisir leurs « clients », ce qui entraîne une « élitisation » des élèves.

Suite à la publication de l’indice de position sociale (IPS), une mesure du ministère de l’Éducation nationale pour évaluer le statut social des élèves à partir des professions et catégories sociales de leurs parents, la rupture entre privé et public est claire. En sélectionnant les 10 % de collèges à plus faible IPS, on ne compte que 3,3 % d’établissements privés. Au contraire, en sélectionnant les 10 % à plus haut IPS, c’est 60,9 % d’établissements privés. La question de l’égalité face à l’enseignement se pose : alors que tout le monde contribue, par l’impôt, à financer l’école privée, les classes les moins favorisées ont très peu de chance d’en bénéficier. 

L’urgence d’une réforme de fond

L’État ne s’est finalement jamais pleinement engagé auprès de l’école publique en pérennisant une sorte de statu quo avec l’enseignement privé alors qu’il aurait pu absorber de plus en plus d’élèves en investissant dans le public ce qu’il donne au privé. Au contraire, il a laissé les mains libres au privé, amorçant un tri social des élèves tout en concentrant des financements avantageux. À la même heure, nombre d’établissements publics partent en désuétude comme le montraient les lycéens eux-mêmes sur les réseaux sociaux au début de l’année 2024, filmant des locaux aux plafonds effondrés ou sans chauffage.

Un amendement des députés insoumis adopté dans le budget 2025 prévoit de reporter 6 milliards d’euros du privé vers le public pour rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires.

Ne serait-il pas temps d’abroger la loi Debré et de remettre l’école de la République au cœur de l’émancipation citoyenne ? Faut-il une mesure choc au point de déséquilibrer l’entièreté du système éducatif ? Les députés Insoumis – Nouveau Front Populaire ont eu le mérite d’avoir proposé un amendement – adopté – au Projet de Loi de Finance 2025 en reportant 6 milliards d’euros destinés à l’enseignement privé du premier et second degré vers le public, afin de rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires. Si certains objecteront que, privé de cette somme, les établissements privés la répercuteront sur les tarifs facturés aux parents d’élèves, ces derniers auront toujours le choix de revenir vers le public…

Si la mesure a peu de chances d’être conservée après le passage du budget au Sénat et un probable usage de l’article 49.3 de la Constitution, elle propose néanmoins une piste pour trouver des financements éminemment nécessaires pour l’école publique, dans un contexte de disette budgétaire. Si l’option d’une suppression de l’école privée fait toujours peur à la gauche quarante ans après l’échec de la loi Savary en 1984, il ne fait aucun doute que le système actuel à deux vitesses ne peut pas perdure en l’état. A minima, un plus fort contrôle des pratiques du privé et un resserrement des financements publics pour les attribuer aux établissements qui en ont le plus besoin semble évident. Quant aux disparités sociales entre établissements, elles ne pourront être résorbées que par une contrainte forte imposée par l’État, voire une fin de l’école privée.

La défiance envers l’école, facteur clé du vote RN

Salle de classe. © Sam Balye

Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].

La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.

Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.

La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.

De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.

Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.

Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.

Dégradation de l’école publique, recours au privé

La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).

Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.

Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.

Inquiétudes éducatives et vote RN féminin

L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.

À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.

Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).

Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.

Les « donneurs de leçons »

Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».

Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.

Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».

À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.

L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.

[1] Article republié depuis The Conversation France