Analyse exclusive du rapport du GIEC sur les océans et la cryosphère

Le rapport pointe les dégâts importants et irréversibles déjà occasionnés par le réchauffement climatique sur nos océans et les parties gelées de notre planète

Ce mercredi 25 septembre 2019 paraît le nouveau rapport spécial du GIEC sur les océans et la cryosphère (le monde des glaces). Le rapport pointe les dégâts importants et irréversibles déjà occasionnés par le réchauffement climatique sur nos océans et les parties gelées de notre planète et certaines de ses projections sont particulièrement alarmistes. Cependant, les scientifiques rappellent également que des actions ambitieuses et immédiates existent pour modérer ces impacts. Le Vent se Lève vous propose un résumé des données clefs de ce rapport, ainsi qu’une mise en perspective critique par rapport aux autres travaux scientifiques et aux différents positionnements politiques. Par Anaïs Degache-Masperi et Damien Chagnaud


Les actualités climatiques sont alarmantes. L’inaction climatique est totale alors que « la maison brûle ». Une situation confirmée par le nouveau rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sur les océans et la cryosphère. Ce rapport, point final de deux ans de travail, est le fruit de la collaboration de 104 scientifiques internationaux et vient conclure la 51ème session du GIEC qui s’est tenue à Monaco du 20 au 23 septembre. Il est le dernier d’une série de trois rapports spéciaux, annoncés en 2016 lors de la 43ème session du GIEC. Les deux premiers concernaient le réchauffement à +1,5°C (2018) et les terres émergées (août 2019). Ils permettent d’aborder de manière transversale des sujets spécifiques et faire un état de lieux de la littérature scientifique sur ces sujets.

Ce rapport synthétise ainsi non loin de 7000 publications scientifiques. Son premier objectif est d’explorer les liens entre la crise climatique et les évolutions constatées dans les océans, les zones côtières et la cryosphère. La cryosphère désigne tout ce qui est relatif à l’eau à l’état solide présente naturellement sur Terre : la neige, les glaciers de montagne, les calottes polaires, ou encore les sols gelés (le permafrost, ou pergélisol). Longtemps minoré des débats politiques sur le climat, l’avenir des océans et de la cryosphère recouvre pourtant des enjeux d’une importance capitale. Véritables régulateurs du climat et indispensables à la vie sur Terre, ils évoluent fortement du fait des activités humaines et peuvent alors se révéler être des accélérateurs du réchauffement climatique. Le rapport vise à faire l’état des lieux des observations scientifiques sur ces zones, mais aussi à se projeter dans le futur en fonction de différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre – de manière à prévoir les impacts à long terme, physiques ou socio-économiques. Il compare donc systématiquement un scénario de faible élévation des températures grâce à une politique volontariste de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) (le scénario RCP2.6) à un scénario “business-as-usual”, autrement dit un scénario où rien ne serait fait pour le climat, et où les températures augmenteraient fortement (scénario RCP 8.5).

Son deuxième objectif est d’évaluer la vulnérabilité des populations concernées par ces impacts et proposer des solutions d’adaptation à un monde qui s’annonce bien différent.

Les principaux points du rapport

Océans

Les océans constituent le premier poumon de la Terre en fournissant 50% de l’oxygène que nous respirons et permettent d’absorber les émissions de gaz à effet de serre émises par le système industriel. Depuis les années 1980, les océans ont ainsi absorbé environ 20 à 30% des émissions d’origine humaine. Néanmoins, ce rôle a des conséquences :

  • Les océans perdent leur oxygène :  entre 1970 et 2010, l’océan a perdu entre 0,5% à 3% de son oxygène.  Ils deviennent aussi plus acides, moins salés. La préoccupation principale réside dans la capacité de ces océans à continuer à jouer un rôle d’absorption de nos émissions de gaz à effet de serre : avec l’acidification et la désoxygénation, les océans seraient moins capables de jouer ce rôle de poumon. Et donc, à terme, il pourrait s’enclencher un cercle vicieux accélérant la crise climatique.
  • D’autant plus que les océans se réchauffent ; c’est eux qui absorbent la chaleur additionnelle, bien plus que ne le fait l’atmosphère. Depuis 1970, les océans se sont ainsi réchauffés en absorbant près de 90% de la chaleur excédentaire dans le système climatique.
  • Ce réchauffement s’accélère : sur la période 1993-2019, le rythme du réchauffement a plus que doublé par rapport à la période 1968-1993. Tous les océans ne sont pas logés à la même enseigne : le plus rapide à se réchauffer est l’océan Arctique, qui, en surface, se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale.
  • Les vagues de chaleur marines, ou “canicules océaniques”, ont augmenté de 50% depuis 1982 et se sont intensifiées. Dans le futur, elles devraient continuer à croître en fréquence, en intensité et en étendue. La question est particulièrement préoccupante en ce qui concerne les écosystèmes marins et les récifs coralliens, dont un demi-milliard de personnes dépendent. Ces récifs ne devraient pas survivre à un réchauffement de +2°C par rapport à l’ère préindustrielle.
  • À cause de ces transformations, les réserves alimentaires dans les eaux tropicales peu profondes décroîtront drastiquement de 40%. De même, la biodiversité marine pourrait décliner de 17%, notamment à cause de la difficulté croissante des échanges entre eaux de surface et couches plus profondes, ce qui nuirait fortement à la pêche dont sont aujourd’hui tributaires entre 660 et 820 millions de personnes dans le monde.
  • Un doublement des fréquences de phénomènes climatiques extrêmes de type El Niño est à attendre si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites. Ces phénomènes modifient l’ensemble du climat mondial quand ils se produisent, décalant les moussons, favorisant l’essor de maladies et des feux de forêt.

Zones polaires et élévation du niveau des mers

Les calottes polaires et la banquise en Antarctique et dans l’Arctique réfléchissent les rayons du soleil vers l’espace, grâce à leur albédo élevé. Ainsi, une planète sans glaciers est une planète qui absorbe plus d’énergie, et donc qui se réchauffe plus vite. Les effets du réchauffement climatique sur les calottes polaires sont pointés par le rapport :

  • Les calottes glaciaires en Antarctique et au Groenland continuent à fondre, et de plus en plus en vite. Elles ont perdu en moyenne 430 milliards de tonnes chaque année depuis 2006. Le réchauffement des océans fait fondre les calottes glaciaires et augmente le niveau marin (par l’apport d’eau supplémentaire dans les océans et par dilatation thermique de l’eau consécutive à leur réchauffement).
  • Le niveau des mers va ainsi continuer à croître dans les siècles à venir et cette augmentation est inéluctable, peu importe le scénario retenu. Les prévisions ont été actualisées et revues à la hausse depuis le dernier rapport du GIEC, en 2014. Dans le scénario le plus optimiste, avec un réchauffement maintenu à +2°C, le niveau marin devrait augmenter d’au moins 59 centimètres d’ici 2100, alors que le GIEC prévoyait 43 centimètres en 2014. Au contraire, si l’on continue sur les tendances actuelles d’émissions, avec un réchauffement global de 3°C ou 4°C, il pourrait augmenter jusqu’à 1,10m, contre une précédente prévision de 45-84 cm en 2014. Cela entraînerait de vastes pertes d’étendues terrestres pour les pays à faible altitude (comme le Bangladesh qui verrait 20% de son territoire submergé) et pas seulement pour les pays insulaires.
  • Le rythme d’élévation du niveau des mers continuera à s’accélérer après 2100 : au 22ème siècle, le niveau marin pourrait augmenter de plusieurs centimètres par an, et prendrait ainsi plusieurs mètres très rapidement. Cela entraînerait des conséquences catastrophiques pour les zones côtières (inondations, érosions des côtes, pénétration de l’eau salée dans les nappes d’eau douce souterraines …).

Inondations des zones côtières

Le rapport estime que les dommages causés par les inondations pourraient augmenter de 100 à 1000 fois d’ici 2100.

  • L’élévation du niveau de la mer va avoir un effet aggravant lors des événements météorologiques extrêmes. Les cyclones intenses, comme par exemple le cyclone Irma qui a dévasté les Caraïbes en 2018, devraient augmenter en fréquence. Aujourd’hui, 280 millions de personnes vivent à moins de 10 mètres d’altitude et pourraient être obligés de se déplacer en cas d’inondations. En 2050, ce nombre pourrait augmenter jusqu’à un milliard. Ainsi, des petites nations insulaires et des mégalopoles côtières risquent d’être inondées chaque année à partir de 2050.
  • Toutes les régions du monde seront menacées, mais pas à la même intensité : les chiffres donnés par le rapport sont des moyennes, mais certaines régions sont plus exposées à l’élévation du niveau marin. Des mesures d’adaptation sont nécessaires, mais les capacités d’adaptation entre différents territoires sont criantes d’inégalités : les pays riches pourront assurer leur protection plus facilement que les pays en développement, et les plus pauvres seront donc les premiers impactés par la hausse du niveau marin. Une situation injuste, qui tendra à s’empirer si des mesures d’atténuation et d’adaptation équitables et drastiques ne sont pas prises dès aujourd’hui.
  • D’autre part, alors même que nous vivons une extinction de masse de la biodiversité, l’élévation du niveau des mers devrait causer la perte de 20 à 90% des zones humides d’ici 2100, les océans pénétrant les terres là où l’eau est déjà présente.

Permafrost et zones de montagne

  • Le permafrost (sous-sol gelé en permanence) pourrait fondre presque entièrement (à 99%) d’ici 2100 si le réchauffement se poursuit au rythme actuel. Le permafrost, qui désigne les sols gelés des zones polaires et ceux des zones montagneuses à haute altitude, représente un réservoir qui risquerait de libérer des quantités importantes de CO2 et de méthane jusqu’alors emprisonnées. Cela entraînerait un effet d’emballement du réchauffement climatique. En cas d’émissions moindres, les impacts sur le permafrost pourraient être limités.
  • Les glaciers quant à eux sont aussi des garants climatiques internationaux qui régulent le climat de notre planète. Et ils fondent à vue d’œil : ce sera en particulier le cas des glaciers situés à basse altitude. Ceux d’Europe centrale, du Caucase, d’Asie du Nord et de Scandinavie devraient perdre plus de 80% de leur volume d’ici 2100. La quantité d’eau douce disponible qui en découle va augmenter puis décliner à partir de 2100. 670 millions de personnes vivent dans des zones de haute montagne et pourraient être impactées à travers le monde, leur accès à l’eau potable étant directement liée aux glaciers.

Un changement global de système nécessaire

Ce rapport spécial du GIEC vient confirmer d’autres travaux très alarmistes. La semaine dernière, des scientifiques français ont présenté leurs projections d’évolution du climat d’ici 2100. Leurs résultats font froid dans le dos : si rien n’est fait, la température mondiale moyenne pourrait augmenter de +7°C d’ici la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle, alors même que le rapport du GIEC de 2014 prévoyait une augmentation de +4,8°C maximum dans les scénarios les plus catastrophiques. Par comparaison, pendant la dernière époque glaciaire, il y a 10 000 ans, la température moyenne globale n’était que de 3 à 4°C en deçà de la température actuelle. La France ne sera évidemment pas épargnée par ces bouleversements puisque les glaciers alpins pourraient par exemple disparaître d’ici 2100 à tendance actuelle, pour ne parler que de la cryosphère.

Cependant, pour Jean-Pierre Gattuso, chercheur au CNRS et à l’IDDRI, océanographe, spécialiste de l’acidification : “Ce rapport montre qu’un scénario d’émission compatible avec l’accord de Paris permet de stabiliser ou modérer les impacts. L’état de l’océan futur est donc entre nos mains.”

L’urgence est donc là. L’inversion de la courbe d’émissions de gaz à effet de serre ne représente pas qu’une modification à la marge de nos habitudes de production et de consommation. Lorsque Greta Thunberg affirme, dans son discours à l’ONU, que “tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle”, ses positions sont jugées par Emmanuel Macron comme “très radicales”. Pour autant, ce constat est partagé par de nombreux scientifiques : il ne faut plus une modification, mais une transformation du système. Les conclusions du rapport Unis pour la science, dévoilé le 22 septembre à l’ONU et réunissant des scientifiques de sciences naturelles et sociales, vont bien dans le même sens : le rapport souligne l’urgence d’une transformation socio-économique dans des secteurs clés comme l’utilisation des terres émergées et l’énergie afin d’atteindre les objectifs climatiques et notamment celui de l’accord de Paris. Le marché et les lobbies ne peuvent plus être seuls décideurs et il est temps que les politiques publiques s’émancipent des dogmes du néolibéralisme. En effet, pour ne pas dépasser les 2°C d’augmentation, il faudrait tripler les politiques publiques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, et les quintupler pour rester sous la limite des 1,5°C, ce qui est “techniquement encore faisable”.

Conclusion

La période 2015-2019 a été la plus chaude jamais enregistrée. Les impacts du réchauffement climatique sont ressentis plus vite et plus fort que ce qui avait été prédit il y a une décennie. Cette réalité s’accompagne en France d’une prise de conscience croissante de l’urgence climatique et des enjeux environnementaux. Nul doute que le sentiment de la vacuité des grands discours d’Emmanuel Macron – censés faire illusion – est lui aussi grandissant ; vacuité confirmée dans les faits par l’écart toujours plus important entre les objectifs climatiques et la réalité. Un autre écart se creuse donc dans notre pays, celui entre la population et ses dirigeants, entre les attentes des premiers et les actes des seconds, entre l’intérêt général et les intérêts particuliers restreints de quelques-uns. Nous savons maintenant que les sociétés qui s’effondrent sont celles où les inégalités sont les plus fortes, précisément parce que la déconnexion des élites de la réalité y est la plus importante. De ce décalage naissent des tensions et une crispation du pouvoir, dont témoigne la répression inédite de la marche pour le climat du 21 septembre, largement violentée. Les mobilisations citoyennes, et la plainte contre la France (entre autres pays), déposée par seize adolescents, dont Greta Thunberg, auprès du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, comptent mettre une des nations industrielles historiques devant ses contradictions. En attendant, l’acte 2 du quinquennat, voulu par le gouvernement comme celui de l’écologie, commence malheureusement par l’émission de beaucoup de gaz – lacrymogène cette fois…

 

Du camp climat à la naissance de l’écologie transversale

Les participants aux camp climat réunis dans la Cour. ©Julien Legast

Du 31 juillet au 11 août, se tenait la troisième édition du camp climat dans la ville alsacienne de Kingersheim. Après une année intense en mobilisations autour de l’enjeu climatique, le nombre de participants a été multiplié par trois pour atteindre plus de 1000 personnes. L’événement était organisé par les ONG Alternatiba, ANV COP21 et Les Amis de la terre. Retour sur une séquence déterminante pour l’avenir du mouvement écologiste où les discussions stratégiques se mêlaient aux nombreuses formations pratiques. Par Lenny Benbara et Pierre Gilbert.


Depuis désormais deux ans, l’ensemble de l’Europe assiste à la montée en puissance très rapide de la question écologique dans la jeunesse, y compris sur le plan électoral. C’est en particulier vrai en Europe du Nord comme l’illustrent les cas de l’Allemagne et de la Belgique. En France, quoique de façon plus modeste, la percée des Verts aux européennes est le révélateur, et non le déclencheur, d’un changement culturel profond amorcé par un mouvement climat autonome qui a rythmé l’agenda politique de l’année qui vient de s’écouler. L’enjeu semble devenu tellement central que tous les partis tiennent aujourd’hui des discours favorables à l’écologie. La démission de Nicolas Hulot avait fourni l’électrochoc nécessaire en la matière. Si on a beaucoup commenté les transformations du champ politique et les succès électoraux des partis, la réalité organisationnelle, culturelle et politique du mouvement climat a moins focalisé l’attention. Le camp climat 2019 offrait cependant une séquence de rattrapage estivale pour les esprits trop affairés le reste de l’année.

Renouvellement générationnel, diversité territoriale et culture de la transversalité

Le trait majeur de ce camp climat tient sûrement à sa composition sociologique et à l’important renouvellement générationnel des activistes présents. Les 21-30 ans étaient clairement surreprésentés parmi les participants. Alors que les structures partisanes traditionnelles peinent à attirer les jeunes, le mouvement climat est, de fait, une exception et un phénomène d’avenir. Ce constat est le même pour les cadres dont la composition est par ailleurs particulièrement féminisée : l’équipe de coordination du camp était entièrement féminine, signe que l’écologie est aussi le levier d’un changement culturel en matière de direction genrée des mouvements politiques.

Le second trait qui vaut la peine d’être mentionné est l’écrasante diversité géographique des participants à l’édition 2019. Selon les statistiques fournies par les organisateurs, 357 villes étaient représentées. On semble effectivement très loin du mouvement parisien bobo. Ce fait n’est pas à négliger, puisque cela a eu des conséquences à la fois dans la programmation du camp et dans l’ouverture culturelle du mouvement. Loin des ateliers et des conférences où on se regarde le nombril, le programme visait l’opérationnalité : formations aux actions non-violentes de désobéissance civile, à la vidéo, au cybermilitantisme, aux relations presse, etc.

L’orientation des ateliers témoigne d’un certain pragmatisme et d’une conscience aiguë que le mouvement a besoin d’une stratégie pensée et de victoires concrètes. Bien qu’on note une forte appétence pour l’horizontalité chez beaucoup d’activistes, les faits démontrent une grande discipline. La verticalité est de fait très bien acceptée, sans pour autant que des figures identifiées assument un leadership trop affirmé. Cette culture de l’efficacité se traduit en particulier par une volonté de construire l’écologie comme enjeu transversal et universel, et pas uniquement comme label identitaire de gauche.

Une « auto-organisation » organisée

Le camp climat est l’aboutissement de plus de six mois de travail. L’enjeu était de taille puisque le nombre de participants pouvait laisser craindre des défaillances organisationnelles et des difficultés à gérer une telle affluence sur une dizaine de jours. L’équipe de coordination s’est employée à nommer une centaine de référents chargés de différents aspects du camp, ce qui peut sembler proche d’une armée mexicaine. Cependant, la mise en responsabilité de personnes arrivées fraîchement dans le mouvement a permis la montée en compétence rapide des activistes les plus motivés et une dynamique d’appropriation militante de l’événement.

Un déjeuner au camp climat, photo © Quentin Jaud

Pour rendre possible une organisation si pléthorique, une application montée sur mesure par des militants, hébergé en partie grâce à framasoft l’ensemble des aspects du camp climat : programme, tâches bénévoles, calendrier, etc. Impossible de déroger aux tâches ménagères qui ont permis de maintenir le camp en très bon état de propreté : l’accueil de l’événement est chargée de vérifier si vous vous êtes inscrit à suffisamment de créneaux pour aider. La culture de la discipline est donc très forte malgré de nombreux participants fraîchement arrivés et ayant indiqué ne faire partie d’aucune organisation.

D’une certaine façon, le mouvement climat s’est transformé en école de formation accélérée, sur un plan à la fois quantitatif et qualitatif.

La question stratégique sur toutes les lèvres

De l’avis général, le mouvement climat a remporté des victoires culturelles importantes cette année en conditionnant l’agenda politique. Cependant, la surdité du gouvernement comme l’absence de victoire définitive ont engendré une frustration d’une partie des activistes, qui s’est traduite par des débats stratégiques sur la suite à donner aux mobilisations.

De ce point de vue, une grande hétérogénéité de positions existe au sein du mouvement climat. Pour une partie de celui-ci, en particulier les youtubeurs, le mouvement climat est devenu suffisamment consensuel dans l’opinion et doit désormais se radicaliser à travers une critique anticapitaliste. Pour les associations qui ont organisé l’événement, la lutte culturelle n’est pas encore aboutie, loin de là. En effet, l’écologie est encore un enjeu associé à une sociologie très précise : urbaine, diplômée, relativement aisée. Le travail pour transformer l’écologie et la faire pénétrer dans les classes populaires en est à ses balbutiements. C’est pourtant une condition importante pour permettre une articulation entre l’écologie et le social qui rende acceptable un programme de transition écologique radicale. Bref, l’enjeu est d’étendre la transversalité de l’écologie.

À côté de ces deux lignes cohabitent de nombreuses sensibilités. Néanmoins, ce qui domine chez les participants non affiliés à une organisation est une forme d’attente qu’une ligne stratégique claire soit établie au-delà des formes de mobilisation déjà mises en œuvre. Ici, le mouvement climat paie l’absence d’un leadership politique claire qui synthétise, donne une visibilité et unifie la pluralité des options internes au mouvement. Si les cadres actuels du mouvement ont effectivement une vision stratégique pour la suite, certains participants, en particulier les plus fraîchement arrivés, peinent à discerner celle-ci. C’est là que le leadership joue un rôle essentiel puisqu’il permet de créer un point de référence qui unifie le discours et transmet aux activistes une ligne d’horizon vers laquelle il faut tendre.

Ce flottement est sûrement un des défis les plus importants auxquels le mouvement climat devra répondre s’il veut capitaliser sur les nombreuses énergies à sa disposition et éviter les effets de déperdition qui ne manqueront pas de se faire sentir au moment où les victoires marqueront le pas. Le risque est que tout flottement engendre une remontée de l’hétérogénéité politique en exacerbant les divergences. Pour le moment, celles-ci sont plus ou moins contenues par la rhétorique de l’urgence et l’impératif d’efficacité politique.

Malgré ces défis, la rentrée démontre que le contexte politique est durablement favorable à l’essor des mobilisations écologiques. Le scandale des incendies de l’Amazonie est un épisode supplémentaire qui place l’urgence climatique au centre du débat politique, tout comme l’approche de la publication du prochain rapport spécial du GIEC ou encore des procès des décrocheurs de portraits. Dans cet environnement, le mouvement climat semble clairement armé pour donner une direction adéquate aux mobilisations écologistes. La grève mondiale pour le climat du 20 septembre prochain, que les ONG françaises préparent activement et qui se matérialisera par une grande marche à Paris, donnera une première idée de la température.

G7 : L’écologie est d’abord un changement d’échelle

Conférence de presse du G7 Ez, 12/08/2019

La plateforme anti-G7, G7 Ez, est un collectif d’une cinquantaine d’organisations locales, nationales et internationales constituées en plateforme. On y retrouve à la fois les acteurs traditionnels de l’altermondialisme (ONG, associations, partis politiques… ), mais aussi des syndicats et même des collectifs gilets jaunes. À partir du 19 août et pour une semaine, les activistes se réuniront autour de la ville d’Hendaye, près de Biarritz où se déroule le G7. Au programme : conférences, formations, actions et manifestations. La dimension écologique est particulièrement mise en avant par le contre-sommet, puisque l’agenda du G7 fait la part belle à la lutte contre le changement climatique. L’occasion de poser de nouveau les jalons d’une réflexion sur l’antagonisme essentiel qui existe entre néolibéralisme et préservation de la planète, autour de la question de l’échelle de l’action. Par Laurent Thieulle, membre de l’équipe de coordination de G7 Ez.


L’écologie est une science systémique. Cela veut dire que pour en comprendre les enjeux, il est nécessaire de prendre en compte chacun de ses objets d’études, mais également les interactions qui existent entre eux. Ainsi, quand un écologue est sollicité pour répondre à un problème apparemment simple, il est bien rare que les solutions qu’il propose soient autres que complexes.

Prenons le cas de la lutte contre l’érosion de la biodiversité. À ce jour, à part dans des zones sanctuarisées comme les parcs nationaux ou quelques réserves intégrales, rien n’est fait de manière réellement forte pour garantir le maintien de cette biodiversité, et encore moins son rétablissement. En cas d’atteintes aux milieux ou aux espèces, la mesure la plus contraignante consiste en France à imposer, dans certains cas seulement, des mesures compensatoires. On peut donc accepter la destruction de milieux naturels, et demander à des écologues d’en recréer d’autres dans des zones où ils sont déjà impactés ou simplement absents. Mais comment peut-on garantir que les mesures compensatoires permettront de disposer de la même complexité que le milieu d’origine en termes d’espèces, mais également d’interactions entre ces espèces ? C’est de fait impossible et souvent voué à l’échec. Pire, ce procédé permet de dénaturer d’autres espaces en les transformant en jardins artificiels. On découvre encore maintenant à quel point les relations entre espèces sont complexes, même pour des organismes apparemment bien étudiés comme les arbres : communication aérienne, communication racinaire, symbiose, mutualisme, commensalisme, avec des insectes, des champignons, d’autres plantes… Les échanges d’information et d’éléments nutritifs entre les arbres, mais également avec la faune et la flore aériennes ou édaphiques, sont immenses et peuvent couvrir des réseaux de plusieurs dizaines d’hectares. Ce n’est donc pas en replantant quelques chênes dans un climat qui ne leur convient pas qu’il est possible de retrouver la diversité écologique d’une futaie qui aura été défrichée. Que dire également du rôle de corridor biologique, de zone de repos pour des migrateurs, de l’effet du milieu sur le micro-climat, et de ses interactions avec les autres milieux naturels attenants ?… À la lueur de tout cela, il est forcé d’admettre qu’il est impossible de compenser la perte d’un milieu naturel car sa complexité est impossible à appréhender dans son ensemble.

Les réponses écologiques à des problèmes simples sont donc complexes, mais que faire alors des problèmes complexes tels que la transition écologique ou énergétique ? Première étape : affirmer que les solutions simples voire simplistes qui nous sont aujourd’hui proposées sont inadaptées et sous-calibrées. Non, la voiture électrique ne changera rien à notre impact global si nous continuons à augmenter notre dépendance aux moyens de transports individuels. Non, la simple économie d’énergie quand on éteint ses appareils en veille ne réglera pas notre surconsommation énergétique.

De même, la recherche du mouton noir, du bouc-émissaire est une perte de temps. Débattre de la responsabilité individuelle ou collective des dérèglements actuels est déjà un combat d’arrière-garde. Savoir s’il est plus important de fermer son robinet pendant qu’on se lave les dents, ou nécessaire de limiter la consommation d’eau agricole ou industrielle sont des discussions dépassées, et surtout hors-sujet. La responsabilité individuelle dans les très rares cas où elle est significative est une situation contrainte : l’augmentation grandissante des trajets en voiture individuelle est liée à la nécessité de se rendre à un travail toujours plus éloigné et à rejoindre des centres commerciaux toujours plus gros et sans concurrents de proximité. Quant aux impacts industriels et agricoles, ils atteignent de tels niveaux que leur simple réduction s’avère insuffisante et de toute façon incompatible avec nos économies écocides. Le dogme de la croissance fondé sur la consommation de biens matériels est trop ancré.

À ce jour, et les résultats des dernières élections européennes le montrent, le débat écologique n’a donc eu de réponse qu’économique sans doute parce que l’approche écologique est trop complexe et difficile à calculer. C’est également le cas parce qu’une forme d’ingénierie écologique permet de faire croire, comme dans le cas des mesures compensatoires, qu’il est possible de vivre dans des territoires impactés mais jardinés. Le principe est ainsi de calculer quels sont les atteintes soutenables – c-à-d. qui nous permettent d’envisager une continuité du système libéral à moyen terme – tout en proposant des adaptations à la marge pour limiter les dérapages les plus graves, des compensations même insuffisantes. Cette politique en place depuis désormais plus de 30 ans a montré ses limites. On constate une aggravation de l’érosion de la biodiversité, et un dérèglement climatique qui devient de plus en plus incontrôlable. Malgré tout, de nombreux courants politiques écologistes continuent à proposer ce type de démarche non-contraignante, à ne pas remettre en cause le dogme du calcul de la croissance et s’acharnent à accompagner un système moribond en espérant le rendre moins toxique. Accompagner la croissance en la rendant la moins toxique possible, mais à quelle échéance, avec quel pari sur l’avenir ?

Face à cela, il est important de comprendre que l’opposition croissance/décroissance qui permet actuellement de délégitimer une partie des théorie écologistes est également dépassée. Certes, la croissance permet de nous assurer un certain confort moderne, mais est-elle vraiment garantie ? Qui calcule le coût de la perte de certains services écosystémiques ? Par exemple, si une zone humide est détruite, qui calcule le coût du déficit de la recharge en eau de la nappe phréatique, ou la perte de production biologique des cours d’eau en aval ? Si un gisement de sable marin est surexploité, qui calcule le coût du recul du trait de côte qui n’est alors plus protégé ? Si une mangrove est détruite, qui calcule le coût des submersions marines durant les tempêtes, ou la perte de zones de fraie et de croissance de juvéniles des poissons côtiers ? Le problème, c’est que les outils économiques ne nous permettent pas de calculer le coût de cette décroissance écologique pour permettre une approche économique globale. Une approche intéressante et qui marque de plus en plus les esprits est le calcul du jour du dépassement : la date où notre civilisation moderne a consommé toutes les ressources renouvelables de la planète et où nous reportons le coût de notre développement sur les générations à venir. En 1986, le bilan était équilibré et le jour du dépassement était fixé au 31 décembre. En 2018, dès le 1er août, nous vivions à crédit. Qui peut sérieusement soutenir que nous sommes en croissance alors que nous nous endettons collectivement et à l’échelle globale 5 mois sur 12 ? À ce jour, personne. Dénoncer notre croissance illimitée n’est donc pas être décroissant, c’est au contraire avoir la conviction que cette croissance est en fait un leurre qui nous emmène collectivement vers la catastrophe. Nous sommes déjà entrés dans une phase de décroissance, mais qui est camouflée par une dette écologique non prise en compte. Il faut actuellement bien se rendre compte que nous sommes déjà en train de nous appauvrir, mais refusant ce principe, nous vivons à crédit pour reporter le coût de notre confort moderne indu vers nos enfants.

Il est donc urgent de ne plus collaborer avec ce système aveugle. Et ne plus collaborer ne veut pas dire aménager à la marge nos modes de production et de consommation, mais en changer totalement le principe. Mis bout à bout, tous les problèmes de notre mode de croissance sont d’une complexité infernale sachant que, dans une économie libérale globalisée, ils sont de plus tous interconnectés. La gestion des transports conditionne le travail qui influe sur la consommation, elle-même en prise directe avec la consommation de biens et donc de leur production, tous dépendants d’internet et des transports, etc. Il existe cependant, pour une fois, un principe relativement simple qui permettrait de répondre aux défis climatique et écologique : le changement d’échelle.

Toute notre économie est fondée aujourd’hui sur une optimisation des temps et sur une capacité de déplacement des biens et des personnes de plus en plus grande. C’est ce modèle économique qui nous rend dépendants des transports individuels pour aller travailler toujours plus loin. Il nous rend dépendants d’internet pour disposer d’information toujours plus rapide. Il nous oblige à nous approvisionner dans des centres commerciaux éloignés, mais permettant d’optimiser des coûts qui effritent les petits commerces locaux. Il crée les conditions des crash boursiers par l’explosion du trading haute-fréquence. Il permet à des yaourts de faire 8.000 km avant d’être consommés. Il crée les conditions d’existence de plateformes de vente par correspondance nuisibles sur un plan social mais également économique, etc.

Optimisation du temps et de l’espace, supply-chain associées à une économie dématérialisée, les conditions sont réunies pour faire exploser nos capacités de production et notre consommation énergétique. Aujourd’hui, internet consomme entre 10 et 15% de l’énergie mondiale et les besoins doublent tous les 4 ans. De fait, les besoins de biocarburants en France ruinent les forêts d’Indonésie. Cette optimisation temporelle et spatiale permet à ceux qui pratiquent le moins-disant social et environnemental d’écraser toute tentative d’élaboration d’une politique écologique réellement efficace. La seule solution qui permettrait de ralentir notre consommation des ressources naturelles et notre surconsommation énergétique est donc de sortir de cette optimisation, de ralentir et de diminuer nos capacités de déplacement, c’est-à-dire changer d’échelle de temps et d’espace. Pour cela, il faut redonner à l’État ses missions initiales et abandonnées ces dernières années, qui permettaient à l’origine de vivre de façon plus apaisée avec notre environnement.

Ainsi, l’aménagement du territoire doit promouvoir de nouveau les services de proximité, les commerces et la production locale. Un yaourt à 20cts produit à 8000 km du point de consommation n’est pas moins cher qu’un yaourt à 25cts produit localement : il a simplement un coût écologique qui n’est pas reporté sur le prix de vente. Ce coût n’a pas disparu, il est juste reporté dans l’avenir, et il pèse sur les milieux naturels et les ressources limitées de notre planète. Acheter aux producteurs locaux permet de refaire vivre les territoires, justifie le réinvestissement de l’Etat dans les services de proximité et garantie la dissémination des services déconcentrés.

Il est nécessaire de désinvestir dans les routes et les transports individuels pour favoriser les transports en commun et sortir du fret routier. Cela doit impérativement s’accompagner d’un changement de politique de l’emploi et de la relocalisation des secteurs d’activités dans les régions qui peuvent les soutenir tant du point de vue de la production que de la consommation. Cela permet de recréer de l’emploi local autour de productions locales, adaptées aux territoires qui les supportent. L’abandon du fret ferroviaire est à ce titre non seulement catastrophique mais incompréhensible dans le cadre d’une approche écologique de la politique des territoires. Il se justifie par les théories du supply-chain, ou la gestion à flux tendu des stocks. Mais le fret routier n’est nécessaire que pour les grands centres commerciaux, principaux promoteurs de cette approche logistique. Dans une politique de marchés locaux, qui créent plus d’emplois, plus d’échanges, qui génèrent des réseaux beaucoup plus complexes et plus diversifiés, et donc plus robustes, le ferroviaire associé à des marchés de gros a montré sa performance. C’est le modèle du train de primeur Perpignan-Rungis qui doit être déployé à l’échelle nationale au lieu d’être scandaleusement abandonné par l’État.

Il faut également se prémunir de la catastrophe à venir liée à la dérégulation totale d’internet qui permet à ce modèle économique de devenir à terme le premier poste de consommation énergétique mondial. Accepter une certaine perte d’information et de temps pour revenir à des considérations en rapport avec le monde réel, avec l’économie réelle, et non pas avec la dématérialisation qui nous emmène dans le mur. La révolution low-tech est nécessaire mais sera insuffisante si elle permet de continuer à se connecter à des serveurs qui deviennent des ogres énergétiques. Pour cela, il faut bien se convaincre que cette optimisation du temps et de la connaissance partagée a surtout permis de développer des outils dangereux et contre-productifs : le trading haute-fréquence, l’intelligence artificielle, le scandale des big-data, le fichage commercial. Le déploiement de la 5G est uniquement une vision mercantile de ce qu’est internet. À titre individuel, nous n’en avons pas besoin. Ce sont bien les entreprises multinationales qui développent les objets connectés, la surenchère technologique, qui en sont les principaux promoteurs, bien loin de la low-tech économe de ressources en terres rares…

Enfin, il est urgent de recalculer notre PIB en y intégrant les notions de coût écologique et de perte de services écosystémiques afin de disposer enfin d’un indicateur véritablement significatif de notre bien-être commun.

Théorie décroissante ? Rien n’est moins sûr. En premier lieu, nous sommes déjà dans une économie décroissante mais qui refuse de l’admettre. Et à l’inverse, un changement d’échelle de temps et d’espace nous permettrait collectivement de redonner un avenir à nos économies, à nos enfants et à nos milieux naturels. Cela s’accompagnera inévitablement d’une meilleure répartition des richesses et de création d’emploi en évitant la concentration des moyens de production et de distribution par quelques multinationales. Ce changement d’échelle permet de poser un principe simple qui est une première étape à l’intégration de la complexité écologique dans nos politiques locales et nationales. Il nous permettrait également de redessiner une économie véritablement durable, ce qu’elle n’est toujours pas malgré les déclarations d’intentions de tous nos gouvernements. Surtout, cela nous permettrait enfin de redessiner un mode de vie respectueux de nos milieux naturels, principaux supports de notre confort, et de notre survie.

“Il n’y a pas de compromis possibles avec le capitalisme” – Entretien avec David Cormand

©Léo Prévitali

David Cormand est secrétaire national d’Europe Écologie les Verts. Il est l’un des nouveaux députés européens du parti qui a créé la surprise le 26 mai dernier. Alors que l’écologie s’installe durablement dans l’agenda politique et médiatique, EELV s’impose comme une force importante Elle revient en force après la débandade de 2017 et le ralliement malheureux à Benoit Hamon. Cette percée est-elle durable ? La formation peut-elle pousser au-delà de sa base sociologique actuelle ? Entretien l’un des hommes clefs de l’écologie politique en France.


LVSL – EELV a rencontré un succès électoral lors des dernières européennes avec plus de 13% des voix. Ce n’est pas la première fois que les écologistes réalisent un bon score à cette élection qui vous est structurellement favorable. Comment comptez-vous faire pour porter un message qui puisse être entendu dans d’autres échéances électorales ?

David Cormand – C’est la première fois que les Verts, toutes élections confondues, réalisent plus de trois millions de voix en France. En pourcentage, ça fait moins qu’en 2009, mais en valeur absolue c’est beaucoup. Aux élections européennes, généralement, on fait en moyenne 8-9%. Il y avait une exception basse en 1994 où on a fait moins de 3% et une exception haute en juin 2009 où on avait fait 16%. On est plus à l’aise avec ces élections, mais ce n’est pas très courant que l’on fasse plus de 12, 13 ou 15%.

Il est vrai que les Verts ont du mal à apparaître comme des candidatures solides pour les élections nationales. En revanche, pour les élections municipales, les scores sont comparables à ceux des européennes, tout comme les départementales et les régionales. D’ailleurs, on pourrait s’interroger sur le fait que ça n’a pas augmenté au cours des décennies, mais ça, c’est un autre débat.

Traditionnellement, les Verts n’étaient pas perçus comme étant une force politique en capacité de gouverner le pays. Je pense qu’en revanche, les gens sont plutôt contents d’avoir des députés européens Verts parce qu’ils ont identifié qu’on s’y intéresse vraiment et qu’on arrivait à gagner des combats. Ils semblent également avoir davantage confiance en nous dans les élections locales. Peut être parce qu’ils se disent qu’avoir des élus écologistes pour s’occuper de la vie du quotidien, c’est un bon investissement électoral. 

La nouveauté de ces élections européennes, c’est que EELV est arrivé devant les forces de gauche traditionnelles, que ce soient PS, FI, etc., mais aussi devant le principal parti de droite de gouvernement jusqu’à maintenant, les Républicains. Cela nous donne une responsabilité supplémentaire, celle de tenter de structurer autour de l’écologie politique – je n’ai pas dit autour de EELV – une offre politique nouvelle qui puisse se poser comme une alternance au pouvoir actuel de Macron et évidemment une alternative à l’extrême droite.

LVSL – Comment construire cette alternance autour de l’écologie politique ?

D.C – D’abord en comprenant ce qui se passe. Nous sommes à un point de bascule historique. Je pense que les matrices idéologiques auxquelles nous étions habitués en Europe depuis plusieurs décennies, pour faire simple, la gauche productiviste dans toutes ses variantes (du trotskisme à la sociale démocratie en passant par le PC) et la droite libérale, sont obsolètes. Qu’on me comprenne bien. Je ne dis pas qu’elles ont perdu toute puissance ou capacité de séduction. Elles sont solidement ancrées dans les imaginaires et conservent selon les pays des potentiels électoraux variables. Mais, au fond, la période me semble marquée par l’épuisement programmé des projets politiques qui étaient construits sur l’hypothèse extractiviste, à savoir sur l’idée que les énergies fossiles permettaient une croissance illimitée. De fait, cette promesse n’est pas tenable : une croissance infinie dans un monde fini est une impasse géophysique avant d’être un impossible politique.

Pour la droite comme la gauche ancienne, l’économie domine tout et le couple croissance/ productivisme est indépassable. Elles sont donc percutées de plein fouet par l’impensé écologique. Le monde dans lequel nous devons agir est désormais celui du retour de la question de la nature. Une série de questions philosophiques, morales et politiques en découlent. Les écologistes sont les mieux armés pour y répondre. 

LVSL – Être une alternative crédible implique quand même d’universaliser votre discours, d’être identifiable sur d’autres questions que l’écologie. Allez-vous faire un travail d’élaboration d’une doctrine sur la République, par exemple ? 

D.C – Ce travail est en cours depuis longtemps. On oublie par exemple qu’il y avait un socialisme pré-marxiste, qui a été qualifié de socialisme utopique ou de socialisme romantique par les marxistes. Ce courant était plus proche qu’on ne le pense de ce que nous nommons aujourd’hui écologie. Il combinait une critique de la révolution industrielle dans ses aspects sociaux, dans ses aspects d’inégalité notamment femmes-hommes et une critique environnementale. Certains avaient très tôt identifié que l’une des conséquences de la révolution industrielle était une prédation intense sur la nature.

Quand Marx arrive, il oppose à ce socialisme – qu’il qualifie donc de romantique ou d’utopique – le socialisme scientifique qui accepte la révolution industrielle. De mon point de vue c’est une concession décisive au capitalisme car il accepte le productivisme et la croissance. Et un siècle et demi après, mon sentiment c’est qu’en ayant fait cette concession, la pensée marxiste a été inopérante pour pouvoir battre le capitalisme.

Par ailleurs, je pense que l’écologie politique est une pensée globale. Elle n’a pas besoin de mettre genou à terre pour pouvoir répondre à la question de la République, à la question de l’identité, etc. Prenons la question de la République : comment penser que celle-ci est achevée si elle ne prend pas en compte la question qui fondamentalement relie les humains entre eux, à savoir leur destin terrestre ? Pour nous, la République sera écologique ou ne sera pas. Notre vision la rend réellement universelle, non pas dans l’approche dominante qui a pu nourrir le projet colonial mais au contraire dans une vision où la question des communs et de la justice environnementale oblige à penser la multiplicité des voix du monde. La République écologique, qui revivifie l’idée républicaine par l’idée des communs naturels, est ainsi porteuse d’un projet cosmopolitique plus achevé.  

LVSL – Il y a une critique écologiste chez Marx aussi, mais il dit que le capitalisme est un progrès et une phase nécessaire vers le socialisme. Ce que ne disent pas les socialistes utopiques, c’est que pour transformer le monde, il faut s’emparer de la machine d’État et ne pas simplement faire son petit phalanstère de son côté comme Fourier. Pour vous, le capitalisme est-il un dévoiement ou une étape vers un progrès de l’humanité ?

D.C. – Pour moi, le capitalisme est un dévoiement. En fait, ce que je pense c’est qu’il n’y a pas de survie de la civilisation humaine sur terre dans un modèle capitaliste. C’est intéressant, Jean-Pierre Chevènement disait pendant notre conférence de votre université d’été : « On est passé d’un capitalisme Fordiste à un capitalisme financier, c’est encore pire… » C’est vrai que c’est encore pire, mais ils ont un point commun ces deux capitalismes-là : c’est le productivisme, la prédation sur la nature. Le capitalisme financier a été une accélération de la destruction de l’environnement. Il n’y a pas de compromis possibles avec le capitalisme si on veut maintenir la vie humaine sur terre dans des conditions à-peu-près correctes pour tout le monde.

En fait, le problème au-delà du capitalisme, c’est le productivisme : c’est l’impasse de la gauche traditionnelle qui ne sait penser la justice sociale et la redistribution que dans un modèle productiviste. Il faut changer de logique, ce que parvient parfaitement à faire l’écologie. Le problème est qu’aujourd’hui l’écologie politique apparaît trop faible pour gagner, il faut être lucide aussi là-dessus.

D’un point de vue idéologique, Je suis assez convaincu que la pensée écologiste est complète et peut suffire pour apporter une alternance, une alternative victorieuse au statu quo libéral et au risque de l’extrême droite, mais elle ne peut pas le faire seule. Nous sommes un petit parti avec de très grandes idées. Pour pouvoir être à la hauteur de ces grandes idées, nous ne pouvons pas rester le petit outil politique que nous sommes aujourd’hui.

Nous devons construire une force capable de conquérir et exercer le pouvoir. Mais dans le même temps il nous faut réinterroger la notion même de pouvoir et nous débarrasser d’une vision trop centralisée de son exercice. Il faut réhabiliter la notion d’initiative citoyenne, et en finir avec l’idée que c’est seulement en prenant le palais d’hiver que nous serons en mesure de transformer la société. 

LVSL – Pour construire cette nouvelle force politique comme une alternative à Macron et à Le Pen, quel est le clivage que vous allez mettre en avant ? avec qui comptez-vous discuter ?

D.C.C’est une question compliquée. Je ne suis pas certain que l’idée d’un clivage unique soit valide. Je ne veux pas retomber dans les ornières d’une logique qui a consisté à diviser les luttes entres luttes centrales et luttes périphériques. Les causes de nos maux sont multiples. Pour répondre cependant à votre question, je peux essayer d’expliquer comment la question environnementale redessine le paysage. L’écologie est une cosmo-politique. Elle refonde une communauté terrestre. Les ennemis de l’écologie sont celles et ceux qui divisent la communauté terrestre, mais aussi et peut être avant tout ceux qui détruisent la terre et les possibilités de la vie sur terre. Trump ou Bolsonaro, climatosceptiques et racistes refusent la perspective de notre destin terrestre. Pour raisonner comme Bruno Latour, on peut postuler que d’une certaine manière, ils ont quitté la terre comme réalité politique ou horizon de vie commune. Ils ne sont pas les seuls. Jeff Bezos, quand il dit qu’il va construire des usines dans l’espace, il a quitté la réalité terrestre. Les défenseurs de l’agriculture industrielle ont quitté la réalité terrestre, ceux qui pensent qu’on peut continuer à exploiter les énergies fossiles sans conséquence pour le maintien de la vie sur terre ont quitté la réalité terrestre. Le clivage passe donc entre ceux qui ont compris que rien ne peut s’articuler au-delà des réalités physiques du rapport à la terre et ceux qui font abstraction de cela. Là c’est l’opposition fondamentale.

Mais au-delà des ennemis, il faut surtout choisir des alliés pour construire une alternative positive, pour transformer la coalition de rejet en coalition de projet. L’écologie devrait pouvoir regrouper nombre d’alliés objectifs. Aujourd’hui par exemple, contrairement à l’impression qu’on peut avoir, quand on est paysan ou agriculteur, on a objectivement intérêt à ce que le projet qui soit mis en œuvre soit celui de l’écologie. Pourquoi ? Parce que c’est le seul qui considère qu’on a encore besoin de paysans. Le capitalisme libéral mondialisé et l’industrialisation de l’agriculture ont comme projet idéal une agriculture sans paysan. Il en va de même pour l’industrie. Aujourd’hui le projet économique du capitalisme financiarisé, ce sont les usines sans ouvrier. Il faut revenir sur terre avec un projet écolo de production, de consommation qui soit en phase avec le fait de pouvoir continuer à habiter la terre. Cette perspective peut permettre de créer un front de large rassemblement dans la société. À nous de savoir organiser ce front multipolaire, en déjouant les contradictions qui peuvent le fissurer.

Une partie de votre question concerne les alliances partidaires. Cet aspect-là est compliqué, parce qu’il y a à la fois les forces politiques issues du XXe siècle, à gauche celles d’inspiration marxiste qui existent, et je pense qu’il faut les considérer sans l’ambition d’avoir une hégémonie sur elles.

D’ailleurs, la gauche classique pose maintenant la question écologique. Ce n’était pas le cas de la sociale démocratie il y a encore dix ans. Je peux vous dire qu’en 2012, quand on rentre au gouvernement avec François Hollande, il ne disait pas que l’écologie était au cœur de ses préoccupations. On note heureusement une évolution positive. Regardez par exemple Benoit Hamon ou même la France Insoumise qui a une approche écologiste sincère. Même le PC conduit des évolutions.

Si l’on est d’accord pour que le cœur du projet soit autour de l’écologie, c’est un premier pas. On ne demande pas aux gens d’arrêter d’être sociaux-démocrates, d’arrêter d’être communistes, d’arrêter d’être insoumis… Mais je vais plus loin. L’écologie veut aussi convertir des personnes qui ne se réclament pas de la gauche et qui ont pris conscience de l’inanité d’un projet capitaliste sans limite. Il faut qu’on réfléchisse un moment à comment parler également aux gens issus de la droite. Pourquoi ces gens-là ne voteraient pas écolo si nous savons les convaincre de l’urgence écologique ?

Ce qu’on essaie de faire c’est à la fois construire un projet politique structuré et cohérent, mais aussi se positionner dans un champ de bataille politique qui ne sera plus le paysage qu’on a connu. Le périmètre des partis politiques tels qu’ils existaient jusqu’à il y a quelques années ne recouvre pas les clivages qu’il y a dans la société. Tout est à refaire, tout doit changer. Non seulement les offres politiques, mais aussi la représentation mentale que l’on a des clivages dans la société.

Dans ce grand chambardement, l’écologie politique comme pensée nouvelle a un rôle important à jouer à la fois pour réinventer ce qui s’appelait la gauche depuis un siècle et demi, mais aussi pour donner une perspective à des gens qui ne se sentent ni de gauche ni de droite mais qui se disent « je ne veux pas avoir à choisir entre Macron et Le Pen ».

LVSL – Vous dites que tout le monde a un intérêt objectif à l’écologie. Mais la politique est surtout une affaire de construction de récits. Comment pouvez-vous construire un nouveau récit qui puisse parler à la France des gilets jaunes ?

D.C – C’est tout le travail qui est devant nous et que nous avons commencé à faire pendant cette campagne des européennes. Le récit gagnant sera nécessairement celui d’une convergence. Nous devons refuser d’opposer enjeux sociaux et enjeux environnementaux. Les marches climat ont commencé avant les marches des gilets jaunes. Certains ont voulu les opposer. Ce n’est pas notre cas. Notre analyse a été de dire que ces deux mouvements sociaux, qui ont des bases sociologiques sans doute très différentes, sont les deux symptômes d’une même crise de notre modèle de développement. Ces deux mouvements expriment une crainte par rapport à notre capacité de subsistance dans les temps qui viennent. C’est une révolte contre l’ordre des priorités défini par le système actuel. 

Les lycéens en grève pour sauver le climat affirment : « à quoi ça sert que j’aille à l’école puisque quand je serai adulte je ne suis même pas sûr qu’on pourra continuer à vivre sur terre ? Vous sacrifiez notre futur pour votre présent. » Les gilets jaunes disent au fond un peu la même chose : « À quoi bon payer des taxes qui nous étouffent ? C’est bien beau de nous parler de votre futur mais c’est notre présent qui est déjà menacé. » La temporalité diffère. Mais pas le refus de voir son existence sacrifiée.

Le mouvement des gilets jaunes a des racines profondes. On leur a vendu un modèle où leur autonomie serait garantie par leur automobile. On les a poussés de plus en plus loin des centres-villes, on leur retire des services publics, on leur retire des commerces de proximité, on fragilise leur droit du travail, et tout d’un coup on leur dit « ça ne va plus être possible, le prix de l’essence augmente ». Comme par ailleurs ce sont des contribuables captifs qui n’ont aucune chance d’échapper à l’impôt grâce aux paradis fiscaux, la taxation du diesel les prend à la gorge.

Tout le monde a un intérêt objectif à l’écologie. Mais pour le gouvernement actuel, l’écologie est devenu un alibi pour fiscaliser plus ceux qui ne peuvent pas échapper à l’impôt sans changement de modèle en contrepartie. Or, l’urgence climatique l’impose, il va falloir changer de mode de vie. Pour nous, le rôle de la puissance publique est d’accomplir ce changement dans la justice. En ce sens, si l’idée de justice est portée par la gauche, une possibilité d’alliance s’ouvre ici.

LVSL – À quel point remettez-vous en cause le clivage gauche-droite ? On a tous en tête les déclarations de Yannick Jadot pendant la campagne lorsqu’il souhaitait s’en distancer. En même temps, vous parlez de concilier l’écologie avec la justice, valeur fondamentale de la gauche…

D.C : On ne remet pas en question le clivage gauche-droite comme signifiant historique, mais nous cherchons à le dépasser, parce que sur nombre de sujets il n’est pas opérant et sert au contraire à obscurcir les enjeux. Quand on regarde l’action des militants écologistes ou des élus EELV, je pense qu’il n’y a aucune ambiguïté sur les valeurs que nous portons. Mais demandons-nous s’il vaut mieux se réclamer de la gauche, comme l’on fait en France les gouvernements socialistes qui ont tant déçu et tant abandonné de leurs convictions, ou chercher à construire les coalitions victorieuses pour faire avancer nos idées dans le réel. Prenons un exemple électoral intéressant : en Bavière, le parti dominant était la CSU (partenaire de la CDU). Les Verts, entre les deux dernières élections du Land, sont passés de 10 à 20%. D’où viennent les 10 points d’augmentation ? Il y a 2 points de gens qui s’abstenaient et qui là ont voté, il y a 4 points qui viennent du SPD et il y a 4 points qui viennent de la CSU. Pourquoi avons-nous récupéré ces 4 points de la CSU ? Parce que dans la même période, la CSU, sous la pression de l’AfD (parti d’extrême droite allemand) a durci son discours par rapport aux migrants et que beaucoup d’électeurs de la CSU se sont dit « on refuse de se reconnaître dans cette dérive de la CSU. » Pourtant ils n’ont pas voté pour le SPD, ils ont voté pour les Verts. Donc des gens qui viennent de la droite peuvent voter écolo. Ce n’est pas parce que les écolos sont plus à droite, c’est aussi pour les valeurs qu’on porte et qu’on pourrait ranger plutôt du côté de la gauche. En l’occurrence, l’accueil digne des migrants.

LVSL – Yannick Jadot a fixé la barre relativement haute pour les municipales en annonçant que vous pourriez décrocher quatre grandes villes, dont Paris. Comment allez-vous préparer cette élection qui nécessite un travail de terrain de longue haleine et une implantation locale ?

D.C : Précisément, notre force c’est que nous avons cette implantation locale. Historiquement l’implication des Verts dans les élections municipales ne se traduit pas par des listes 100% vertes. Ce sont toujours des listes vertes-citoyennes. Ce n’est pas notre volonté de faire des listes 100% vertes. Chez les Verts, ce n’est pas le national qui décide des stratégies municipales. Nous allons avoir un moment de respiration démocratique qui va pouvoir se faire à l’abri des interférences des appareils nationaux. Dans beaucoup de villes, il va y avoir des listes EELV-citoyennes avec Générations, sans doute dans d’autres villes on sera avec le PS, avec le PC, j’espère avec la France Insoumise et peut-être avec d’autres d’ailleurs.

Le périmètre politique clair, c’est que le projet écologiste n’est pas compatible avec l’offre politique de l’extrême droite, l’offre politique des Républicains et l’offre politique du gouvernement actuel. Donc nous avons mis cette balise-là, mais en dehors de ça, les choses sont ouvertes.

L’échelon municipal est une occasion parfaite pour construire des projets. On va beaucoup réfléchir autour du concept de municipalisme, de territoires en résilience, de comment on construit de nouvelles solidarités. Tous ces sujets-là, la question de la pollution, la question des filières courtes, la question de l’aménagement urbain… ce sont des choses très appropriables. De quelque chose d’un peu théorique, on arrive à quelque chose de concret, on a vraiment une tradition en la matière. On n’appelait pas ça le municipalisme, mais dès les municipales de 2001 et même de 1995, on parlait beaucoup de démocratie participative. En fait, le municipalisme c’est la version augmentée de ce qu’on appelait la démocratie participative, c’est le surgissement citoyen dans la décision. 

Notre récit des municipales va être celui-ci : nous mettons au pot commun notre expérience, des éléments de projets et c’est aux gens de s’en emparer et de construire leur offre politique locale comme ils l’entendent.

LVSL – Vous nous expliquez qu’EELV est un parti qui s’inscrit assez clairement dans une ligne qu’on pourrait qualifier de décroissante. Est-ce que c’est conciliable avec le libre-marché ? On a l’impression d’un certain flou artistique autour de cette question. Êtes-vous divisés en interne ou est-ce que vous ne tranchez pas ce débat pour accueillir différents degrés de l’écologie ?

D.C. – C’est une mauvaise polémique qui nous a été faîte. Le terme prononcé ce n’est pas le « libre marché », la seule expression qui a été prononcée par Yannick Jadot c’était « économie de marché ». Jean-Luc Mélenchon lui-même, dans une interview faite à Libération pendant la campagne des Européennes se fait un peu piéger par Laurent Joffrin sur ce sujet. C’est assez révélateur. Mélenchon dit « Jadot est pour l’économie de marché » Laurent Joffrin lui répond « Vous aussi ! » Mélenchon explique alors qu’il est favorable à une « économie mixte » et Laurent Joffrin ne manque pas de souligner qu’il s’agit donc d’économie de marché, ce que Jean-Luc Mélenchon finit alors par reconnaître. Sur le fond, les Verts depuis trente ans parlent d’économie plurielle. Nous posons très clairement des limites au marché : tout ne relève pas de la sphère marchande. Les écologistes qui défendent les droits de la nature le savent bien. À Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens, avez-vous l’impression que nous avons défendu le règne du marché sans entraves ? 

Pour nous l’économie doit être régulée par deux critères simples : on ne peut pas avoir une activité économique si elle est socialement injuste et si elle détruit la planète. C’est le cadre que l’on met à l’économie de marché. Mais il y aura toujours des gens qui entreprendront. On ne va pas mettre sous une économie administrée les PME et même des entreprises plus importantes. Au fond les questions que nous posons sont les plus radicales : nous questionnons les finalités de l’économie quand d’autres ne s’attaquent qu’à ses modalités.

 

Entretien réalisé par Pierre Gilbert.

Hollywood et l’écologie : la peur bleue de la terreur verte

Une affiche du film Avengers : Infinity War/ © DR

D’Avengers à Godzilla, nombreux sont les blockbusters hollywoodiens à choisir comme antagonistes principaux des « écoterroristes », prêts à commettre des massacres au nom de la protection de la planète. L’occasion de questionner la représentation des crises écologiques à Hollywood, entre prise de conscience des drames à venir et refus des studios d’interroger les causes structurelles de ces crises.

Attention ! Cet article contient des spoilers sur les films Avengers et sur la série Game of Thrones.


La scène restera sans doute longtemps dans les mémoires des spectateurs du monde entier. D’un claquement de doigt, le tout-puissant Thanos raie de la carte de l’univers la moitié des espèces vivantes et clôture ainsi sur une note très sombre Avengers : Infinity War, troisième volet des aventures de la super-équipe de héros Marvel. Générique de fin. Le super-vilain a gagné… du moins, avant qu’une pirouette spatio-temporelle et scénaristique ne défasse son œuvre morbide, dès l’épisode suivant (Avengers : Endgame). 

Même vaincu, Thanos s’est d’ores et déjà imposé, à la faveur du colossal succès commercial des deux films (quasiment 5 milliards de dollars de recettes en tout), comme le méchant de cinéma le plus emblématique de la décennie 2010. Originaire de la planète Titan, dernier survivant d’une civilisation si gloutonne en ressources qu’elle a fini par s’éteindre, il est convaincu de la nécessité d’un contrôle radical de la démographie. Qui passe, grandiloquence hollywoodienne oblige, par l’usage d’un artefact surpuissant, le Gant de l’Infini, capable d’anéantir instantanément des milliards de vies. Le Thanos du grand écran n’a pas grand-chose à voir avec l’original des comics, plus empreint de mythologie grecque, de dialectique entre l’amour et la mort – Eros et Thanatos, dont il tire son nom. C’est donc par choix qu’un écoterroriste est mis en scène dans Avengers, une incarnation de la pensée malthusienne poussée à l’extrême. Un choix loin d’être anodin, tant cette figure de méchant motivée par des convictions environnementalistes est devenue courante dans l’industrie du cinéma américaine.

LES NOUVEAUX GÉNOCIDAIRES

On peut même parler d’un nouvel archétype, dont on retrouve des variations dans plusieurs blockbusters très récents. Dans Godzilla II, sorti en mai 2019, le Colonel Alan Jonah libère d’énormes créatures sur Terre afin de régler son compte à l’humanité, qu’il perçoit, au vue de la crise climatique, comme un virus à éradiquer. Point de vue partagé par l’excentrique milliardaire Richmond Valentine dans Kingsman (2014), le scientifique mégalo Carlton Drake dans Venom (2018), ou l’Atlante Ocean Master dans Aquaman (2018). Si tous rivalisent d’ingéniosité dans leurs plans génocidaires (diffuser un signal pour forcer les hommes à s’entretuer, se servir d’un symbiote alien à des fins eugénistes ou tout simplement engloutir l’Homo Sapiens sous les flots), ils se retrouvent dans la même intention – sauver la planète – ce qui passe à chaque fois par une « purification apocalyptique ».

Les antagonistes, à Hollywood, sont les réceptacles des craintes et des haines de l’Oncle Sam. Soviétique durant la Guerre Froide (Rocky IV), arabe après la guerre du Golfe puis le 11 septembre (True Lies), le méchant hollywoodien est le miroir hyperbolique de son époque. Que dire alors de l’occurrence de ces nouveaux bad guys, militants climatiques caricaturés et radicalisés à l’extrême ? 

L’EXORCISME DE LA RADICALITÉ

L’industrie hollywoodienne n’est pas exactement un nid de gauchistes radicaux. Ni de radicaux tout court, d’ailleurs. Les gros studios (Disney, Universal, Warner…), multinationales de l’art mondialisé, adhèrent complètement au capitalisme, au libéralisme américain et restent majoritairement proches du Parti Démocrate, sauce Hillary Clinton. Rien de surprenant donc, à les voir représenter négativement la radicalité politique. « Hollywood a besoin de convoquer des figures de radicalité pour mieux les exorciser, pour promouvoir à l’opposé une voie modérée. Quitte à faire, parfois, une association entre terrorisme et gauchisme », explique Gabriel Bortzmeyer, docteur en études cinématographiques. 

Dans cette configuration, la coloration écologiste du méchant devient secondaire, prétexte à la dualité classique et purement morale entre le gentil sauveur et le méchant exterminateur. Pratique, puisque cela évite de se poser la question des causes structurelles de la crise environnementale. Dans Avengers, il est évident pour tous les héros que Thanos doit être arrêté pour éviter le massacre, mais la question des ressources limitées dans un monde fini, qui motive Thanos, n’est jamais posée.  

Pour Gabriel Bortzmeyer, Hollywood a en effet tendance à « externaliser les causes » dans ces représentations des cataclysmes environnementaux, que ce soit en montrant une catastrophe instantanée ou, ici, en faisant endosser la catastrophe à un fou furieux d’écoterroriste. Il faut dire aussi que le spectacle reste la préoccupation première du blockbuster. Mettre en images l’effondrement soudain est plus simple et surtout plus divertissant que de filmer la pollution invisible, l’empoisonnement silencieux de l’eau et de l’air, etc. Comme le rappelle l’historien et spécialiste de la culture populaire William Blanc,

« La pop-culture n’est pas un documentaire politique. On déplace le discours dans un monde imaginaire et tout fonctionne donc par allusion. » 

CONSCIENCE VERTE A HOLLYWOOD ?

Pour William Blanc, il faut quand même voir un signal positif dans l’apparition de ces méchants : celle d’une prise de conscience par Hollywood du problème environnemental. « Ces personnages-là incarnent la crainte que la nature se venge et qu’elle finisse par engloutir l’espèce humaine”, analyse-t-il. “C’est à la fois un discours politique et une soupape cathartique”. 

Une catharsis car – vautrons-nous dans le spoil – à la fin, ce sont quand même les gentils qui gagnent. Les méchants sont éliminés, ou vaincus, ce qui est source de soulagement. Game of Thrones et le Roi de la Nuit, devenu allégorie de la menace climatique qui pèse sur les hommes, en livrent un bon exemple. Dans l’épisode 3 de la dernière saison, la jeune Arya tue le Roi de la Nuit d’un coup de couteau. « Quand vous regardez notamment les réactions en live aux Etats-Unis, où les gens regardent ça de manière collective, il y a une explosion de joie”, note William Blanc. “Il y a ce côté “si seulement ça pouvait être comme ça dans la réalité, aussi simple”. Bien sûr, contrairement au Roi de la Nuit, le réchauffement climatique ne sera pas résolu en un coup, il faudra des générations”. 

Reste à savoir si la catharsis, la purge des craintes et des passions, est une bonne ou une mauvaise chose dans le cas de l’écologie. Pour Bortzmeyer, pessimiste quant à la conscientisation politique réelle d’Hollywood, « ce procédé alimente les angoisses tout en inoculant un espoir qui les neutralise. Hollywood, loin de refléter des mentalités, administre des affects collectifs à la manière d’un anxiolytique cinématographique”.  

Tout dépend, en fait, de ce que retient le public. Surtout, de ce qu’il se réapproprie. « Prenez Game of Thrones”, observe William Blanc. “Dans les manifestations pour le climat, vous verrez des gens avec des pancartes Winter is not Coming. La pop-culture est un point d’appui pour développer un discours militant. Les figures écolos, même les méchants, participent à une ambiance et une prise de conscience politique”. Thanos et les autres super-vilains ne sont, fort heureusement, pas encore érigés en héros de la cause écolo. Mais ils contribuent indirectement à alimenter le débat : des articles très sérieux ont pu être publiés sur le mal-fondé du malthusianisme de Thanos, concluant notamment qu’un contrôle démographique, si radical soit-il, ne servirait à rien et que la clé réside dans un changement de mode de production et de consommation.  

Si Hollywood craint toute forme radicale de la politique, c’est qu’il est aussi dans son rôle : divertir le plus grand nombre et ne s’aliéner personne. Au spectateur d’être dans le sien. Libre à lui de débrancher son cerveau, d’ignorer le sous-texte politique, quel qu’il soit, ou bien de le laisser résonner avec sa propre subjectivité politique. 

Pourquoi le Portugal brûle-t-il ?

Eucalyptus forest fire, Madeira, Portugal, 3 July 2011 ©anagh

Après les incendies de 2017, les plus meurtriers de son histoire pourtant riche en événements de ce genre[1], et le grand incendie de 2018 qui a ravagé pendant neuf jours la Serra de Monchique dans le Sud du pays, le feu à grande ampleur vient de récidiver au Portugal en 2019 dans le paysage meurtri des incendies de 2017 qui avaient fait rage dans le centre du pays. Par Cristina Semblano*.


Devant l’ampleur de ces tragédies qui tous les ans se traduisent par des milliers d’hectares de forêt brûlée, de pompiers ou de civils morts ou blessés, d’animaux brûlés vifs, de maisons et d’outils de travail détruits, il n’est pas rare d’entendre soutenir la thèse de l’inévitabilité pointant « la faute de la nature », celle de la criminalité et son corollaire, l’absence d’une répression suffisamment dissuasive, ou, enfin, celle de l’insuffisance des moyens de prévention et/ou combat des incendies. Or, si l’insuffisance de ces moyens est un fait, que les politiques d’austérité sont venues renforcer, sans que le nouveau gouvernement, en place depuis fin 2015, se soit empressé d’y remédier[2], le Portugal ne brûle pas plus que les autres pays qui lui sont climatiquement comparables parce qu’il y sévit plus d’incendiaires, se plaçant, de ce point de vue, dans la moyenne européenne[3].

Reste la nature, une autre explication avancée par ceux qui préfèrent ne voir que des phénomènes exogènes[4] là où l’analyse ne peut faire l’économie de facteurs structurels qui sont à l’œuvre et empêchent de contrer l’action destructrice de la nature, voire lui fournissent des armes pour qu’elle se débride. Sur fond d’un climat en mutation, de plus en plus chaud et sec, la première de ces armes est l’eucalyptus, ce dernier pouvant compter sur un puissant allié, la désertification rurale, phénomène qui l’a précédé, mais dont il amplifie le mouvement qui frappe aujourd’hui 1/5 du territoire national.

Espèce non autochtone de la Péninsule ibérique, l’eucalyptus n’est pas adapté au climat du Portugal, méditerranéen avec une influence atlantique. Pourtant c’est dans cette zone favorable à la survenance d’incendies et figurant parmi les plus vulnérables du globe aux changements climatiques, que l’eucalyptus occupe de vastes et croissantes extensions de territoire, faisant du Portugal le cinquième pays au monde en termes de nombre d’hectares de plantation et le premier en termes de rapport des plantations à la superficie du pays, très loin derrière l’Inde, la Chine, ou l’Australie. Cette situation n’a pas toujours existé, puisqu’on est passé de moins de 99 mille ha en 1963-1966 ou 214 mille en 1966-1980, à plus de 900 mille aujourd’hui, ce qui représente 10% du territoire national.

Cette introduction à large échelle de l’eucalyptus au Portugal est grave à cause des incendies. Bowman, référé par João Camargo et Paulo Pimenta de Castro dans leur récent ouvrage consacré à la problématique des incendies au Portugal[5], est péremptoire sur la propension de l’eucalyptus à brûler. Espèce exotique, originaire de l’Australie, l’eucalyptus est hautement inflammable, vorace en eau et destructeur de la biodiversité. Par des journées chaudes, ses feuilles et son écorce brûlent comme des torches et font pleuvoir des morceaux incandescents de feuilles et d’écorce pouvant parvenir à des distances de plusieurs kilomètres. Plus grave encore, après un incendie, l’eucalyptus associe à sa plus grande capacité de régénération, une phase de diffusion naturelle pendant laquelle il va en se développant dans les territoires où les autres espèces ont une moindre capacité de survie et de diffusion.

Cela étant et si « pour la plupart des eucalyptus, le feu n’a pas été un destructeur, mais un libérateur », comme l’a écrit Stephen Pyne, dans son livre sur l’histoire du feu en Australie[6], il est à se demander pourquoi il existe un discours officiel au Portugal selon lequel il n’y aurait pas d’études scientifiques sur le caractère inflammable des eucalyptus. Au-delà du mensonge qu’il renferme, ce discours officiel contredit ce que raconte l’histoire du feu au Portugal qui établit une relation entre les plantations massives d’eucalyptus et le nombre d’incendies. Si l’on se réfère aux grands incendies de juin 2017 (Pedrógão Grande et Góis) l’aire de la forêt brûlée était constituée à 60% d’eucalyptus et il en est de même dans le grand incendie de 2018 à la Serra de Monchique, constituée à 76% d’eucalyptus. C’est aussi l’eucalyptus qui domine les aires où viennent de survenir les incendies d’il y a une semaine.

La réponse à cette interrogation réside dans la volonté de protéger les intérêts de cette industrie de la cellulose que l’on a voulu développer au Portugal dans la décennie 80 à grande échelle – malgré une forte résistance populaire, matérialisée dans les affrontements entre les populations rurales et la police[7] –  et qui représente aujourd’hui, une part importante des exportations du pays (4.7% du total en 2017). Une industrie rentable et proportionnant d’importantes marges bénéficiaires (liées au cycle de croissance rapide des eucalyptus), mais dont la rentabilité pourrait ne pas être aussi élevée qu’en apparence si elle ne bénéficiait pas des soutiens dont elle bénéficie de la part de l’Etat, d’une part, et si elle devait répercuter les coûts sociaux, économiques et environnementaux qui lui sont associés, d’autre part.

En effet, même si l’Etat portugais n’est propriétaire que d’une infime parcelle de la forêt nationale (2%)[8], et que les zones de grands incendies du Nord, Centre et Sud du pays, sont dominées par la petite propriété rurale (le minifundium) rien ne l’empêcherait de réglementer le secteur, en lui imputant les coûts externes qu’il engendre, en mettant fin aux bénéfices qu’il lui octroie et, en stimulant, le repeuplement des territoires avec d’autres espèces. Au lieu de cela, l’Etat a même libéralisé la plantation d’eucalyptus, en 2013[9], sous le gouvernement de la Troïka[10] et il a fallu attendre les incendies meurtriers de 2017, pour qu’enfin, le nouveau gouvernement se décide à revenir ou plutôt à feindre de revenir en arrière[11].

Cependant, d’une façon générale, la situation est restée pratiquement inchangée : par son absence ou parti pris au niveau de la réglementation et d’autres faveurs, l’Etat protège ce lobby, constitué en duopole, et imposant sa loi par le biais notamment du chantage à la délocalisation et à l’investissement à l’étranger, et où le pantouflage est de règle: depuis Álvaro Barreto, grand promoteur de l’introduction à large échelle de l’eucalyptus au Portugal dans les années 80, passé trois fois de ministre à administrateur de sociétés de cellulose, on a assisté depuis les dernières décennies à un jeu éhonté de chaises musicales entre la haute administration des forêts et les sociétés de cellulose, sans parler du personnel politique (ministres et secrétaires d’Etat).

Au lieu de continuer d’octroyer des pans entiers du territoire à cette espèce – qui vole l’eau, sème le feu et empêche d’autres espèces de se développer –et des faveurs aux industriels planteurs, l’Etat devrait œuvrer dans le sens de la deseucalyptisation du pays, tout en adoptant un autre modèle de développement, moins soucieux de la demande et des déficits extérieurs et plus soucieux du territoire, du climat et des populations. Un modèle basé sur l’économie agraire, reposant sur les espèces autochtones et les cultures vivrières, le commerce local et le tourisme écologiquement soutenable… capable de créer des emplois[12] et d’assurer à la population des revenus décents[13] tout en contrariant l’abandon rural et en favorisant le retour des anciennes populations ou la fixation de nouvelles[14].

Une telle politique, qui exigerait également la réouverture des services publics fermés ou l’extension de ceux ayant été réduits, n’est toutefois pas compatible avec les déficits proches de 0%[15], dont s’enorgueillit le gouvernement portugais et dont l’un des prix à payer – et non des moindres – est l’abandon de la forêt à la prédation de l’industrie de la cellulose. Le choix est donc entre deux alternatives : changer de modèle de développement ; ou laisser ce lobby, aidé par l’Etat brûler inexorablement et chaque fois davantage, le Portugal, sa forêt, ses terres, ses animaux, ses maisons, ses usines, ses machines et jusqu’à sa population.

[1] Les deux méga-incendies de juin et octobre 2017 ont fait 116 morts, des centaines de blessés, près de 150 000 ha de terre brûlée.

[2] En effet, il a fallu attendre les incendies meurtriers de 2017, pour que le nouveau gouvernement prenne des mesures en matière de renforcement de moyens de combat et de prévention du feu.

[3] Avec pour la période 1996-2000, 20% à 30% des incendies provoqués contre 25% à 29% en Grèce et 24.69% en Catalogne (1995-2016).

[4] C’est-à-dire sur lesquels il n’y a pas de prise.

[5] Camargo, J., Pimenta de Castro, P., Portugal em chamas, Como resgatar as florestas, Bertrand Editora, Lisboa, 2018

[6] Cité par J. Camargo e P. Pimenta de Castro, op.cit

[7] Dont celui, emblématique, de Valpaços, où les villageois de sept bourgades, hommes, femmes et enfants, organisés, ont résisté à la police et arraché les 200 hectares d’eucalyptus, fraîchement plantés par une entreprise de cellulose, dans la plus grande quinta (propriété agricole) de la région, là où avant il y avait des oliviers.

https://www.noticiasmagazine.pt/2017/ha-2-28-anos-um-povo-lutou-contra-os-eucaliptos-e-a-terra-nunca-mais-ardeu/

[8] Ce qui, Le Portugal est le pays d’Europe ayant la plus petite surface de forêt publique, ce qui contraste avec la moyenne de l’UE où la forêt publique représente 40% en moyenne.

[9] Par le décret-loi n° 93/2013 du 19 juillet 2013, plus connu sous le nom de Loi de l’eucalyptus, qui donne un accord tacite à la plantation d’eucalyptus dans les propriétés de moins de 2 hectares, ce qui correspond à 80% des propriétés forestières du pays.

[10] Soit le gouvernement de droite ayant appliqué le programme dit d’assistance financière au Portugal, sous l’égide de l’UE, du FMI et de BCE et qui a été au pouvoir dans le pays entre 2011 et 2015.

[11] En effet, la législation d’août 2017 (décret-loi n° 77/2017 du 17 août), présentée dans la foulée des incendies de juin, tout en suspendant l’expansion des aires arborisées avec des eucalyptus, permet l’échange de plantations d’eucalyptus non productives, par des plantations dans des aires équivalentes, non encore eucalyptisées, plus productives.

[12] Il est à noter, de ce point de vue (emploi) que l’industrie de la cellulose, qui contribue pour environ 1% au PIB (0.7% en 2017 en monnaie courante), n’emploie que 3 000 personnes.

[13] Dissuadant la population de cultiver des eucalyptus pour en faire une source de revenus (par le biais de leur vente aux industriels de la cellulose).

[14] Pour le sociologue portugais Renato do Carmo, s’ « il paraît difficile d’envisager la récupération démographique d’une partie significative des espaces ruraux portugais», il est erroné de concevoir les zones rurales uniquement comme des territoires de fixation, des recherches récentes ayant démontré qu’elles sont de plus en plus des zones de circulation et de mobilité », autrement dit, ces zones « ne vivent pas seulement des personnes qui y habitent, mais aussi des personnes qui y circulent et qui peuvent s’y fixer momentanément » (Cf Carmo, R. População, serviços públicos e propriedade, in Revista Crítica de economia social, Julho, Agosto, Setembro 2017).

[15] Le solde budgétaire devrait être de -0.2% du PIB en 2019, +0.3% en 2020 et + 0.7% en 2023, selon le Plan de Stabilité 2019-2023 présenté par le gouvernement portugais au Parlement en avril dernier.

*Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I–Sorbonne, a enseigné l’Economie portugaise à l’Université de Paris IV – Sorbonne, est conseillère municipale à Gentilly et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda (Gauche radicale portugaise).

12. L’anthropologue : Philippe Descola | Les Armes de la Transition

Philippe Descola est anthropologue, Professeur au Collège de France et titulaire de la chaire « Anthropologie de la Nature ». Il succède ainsi à Claude Lévi-Strauss. Il est notamment connu pour ses travaux sur la non-universalité du distinguo nature/culture. Nous avons donc pensé qu’il serait intéressant de l’interroger sur ce que pourrait être une nouvelle ontologie, une nouvelle philosophie de notre rapport à la nature, conciliable avec la préservation de l’environnement.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi peut servir un anthropologue dans la lutte contre le changement climatique ? Et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Philippe Descola : Je n’ai pas choisi la voie du climat stricto sensu, j’ai choisi la voie de ce que j’appelais « l’environnement ». Quand j’ai commencé ma carrière d’anthropologue, je l’ai commencée comme le font la plupart des anthropologues, en faisant du terrain comme ethnographe. J’avais choisi un sujet qui m’intéressait tout particulièrement à l’époque, parce que c’était une question qui commençait à poindre dans le débat public : le rapport entre les sociétés et le milieu au sein duquel elles se développent. J’avais choisi d’étudier cette question en Amazonie, parce qu’il me semblait que l’Amazonie présentait différents traits intéressants pour approfondir cette question, notamment le fait que les Européens, depuis le 16e siècle, c’est-à-dire depuis le début de la connaissance que l’on avait, en Europe, des populations amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud, n’avaient cessé d’insister sur le fait que les Amérindiens étaient quasiment des « appendices de la nature ». C’est une question que j’avais trouvée intéressante, et qui se prolongeait tardivement puisque jusque dans les années 1960, l’Amazonie c’était « l’enfer vert », le monde des brutes cannibales, etc. Un cliché qui a été remplacé par d’autres clichés eurocentriques un peu plus tard, à partir des années 1970, l’Amazonie devenant alors au contraire un monde de complexité écologique, de diversité biologique et culturelle, avec des Amérindiens considérés comme de fins connaisseurs de la nature. Ce qui est vrai, bien sûr, et c’est ce qui m’intéressait !

Mais ce couplage entre les sociétés amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud et la question de la nature est très ancien. C’est une des choses que j’avais souhaité étudier, et j’avais souhaité le faire comme le fait un ethnographe, c’est-à-dire en allant sur le terrain, en passant plusieurs années à étudier la façon dont une population qui vivait à la frontière de l’Équateur et du Pérou, dans les basses terres de l’Amazonie Equatorienne, s’adaptait à son environnement, établissait des liens avec les non-humains.

Le climat est évidemment une question qui est intervenue, mais beaucoup plus tard. Je me suis en revanche intéressé très tôt à cette question de la nature.

L’un des résultats de l’enquête ethnographique que j’ai menée a été de me montrer que les idées que j’avais amenées avec moi, l’approche avec laquelle j’arrivais sur le terrain, qui était d’étudier la façon dont une société s’adapte à son environnement, n’avaient guère de sens, parce que cet environnement avait en réalité été en partie façonné, sur plusieurs millénaires, par la population à laquelle je m’intéressais. En effet, mes travaux et ceux de collègues qui ont travaillé à peu près dans la même génération que moi sur ces questions, ont pu mettre en évidence que la forêt amazonienne est, en partie, le produit de transformations de très grande ampleur, mais qui sont peu visibles pour un œil non averti, et qui sont liées aux techniques culturales : l’agriculture sur brûlis, la domestication des plantes, d’abord sous couvert forestier puis par transplantation et ensuite domestication. Le résultat est que la composition floristique de la forêt amazonienne a beaucoup évolué au cours des 10.000 dernières années. Par conséquent, l’Amazonie n’est pas un grand morceau de forêt vierge occupé par des gens qui seraient descendus du ciel pour s’adapter à un environnement; c’est le produit d’une co-évolution entre des populations humaines, animales, végétales, au fil des millénaires.

C’est un premier aspect : l’idée d’étudier la façon dont une société s’adapte matériellement et idéalement à son environnement n’avait guère de sens, puisqu’il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’une co-construction.

D’autre part, le deuxième aspect, c’est que les Achuars entretenaient avec les plantes et les animaux, et avec les esprits associés à ces derniers, des rapports de personne à personne, de sorte qu’il était difficile de parler de « nature » dans un tel cas, puisque c’étaient, au fond, des interlocuteurs, dotés de qualités équivalentes à celles des humains…

J’ai donc été complètement perturbé par cette expérience ethnographique. C’est la règle :  c’est à ça, aussi, que sert l’ethnographie. J’ai été perturbé de telle façon que j’ai consacré toute ma carrière à essayer d’aller au-delà des concepts et des catégories classiques que nous employons, en Europe et dans une partie du reste du monde, pour penser le rapport entre humain et non-humain, qui consiste à envisager les sociétés humaines d’un côté et une nature extérieure de l’autre.

Et donc, le climat est venu tardivement, puisque la prise de conscience du dérèglement climatique est relativement récente. Moi, j’ai commencé ces travaux il y a 40 ans… Le climat est venu confirmer des intuitions, et même plus, des propositions que j’avais commencé à faire sur le fait que notre façon – c’est-à-dire la façon que nous avons en Europe, en Occident, depuis quelques siècles – de concevoir et de “performer”, si l’on peut dire, le rapport au non-humain, relève d’une conception assez singulière, et que cette conception n’est pas partagée par le reste du monde ou par d’autres civilisations. L’une des particularités de cette conception est de considérer les non-humains comme un système de ressources extérieur aux humains dans lequel on peut puiser… sans retenue. Avec les conséquences que l’on a commencé, peu à peu, à mesurer, notamment le réchauffement climatique.

Voilà ce que l’anthropologue que je suis peut dire, non pas sur le climat, puisque ce n’est pas mon sujet principal, mais sur la façon dont j’ai découvert, peu à peu, qu’il était nécessaire de dépasser la conception occidentale du rapport entre les humains et les non-humains, pour s’intéresser à quelque chose de plus vaste, une théorie générale des formes de perception, de continuité, de discontinuité, dont la nôtre, c’est-à-dire celle qui s’est développée en Occident, n’est qu’une variété parmi d’autres.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité d’anthropologue ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées-type, et quelle est votre méthodologie ? On peut évoquer une journée où vous êtes sur le terrain, et une journée où vous êtes ici, par exemple.

Philippe Descola : C’est assez difficile à définir, parce qu’au fond l’anthropologie c’est, au moins, autant un art qu’une science… Sur le terrain, à vrai dire, il y a des choses qu’il faut faire lorsqu’on s’intéresse aux questions que j’ai évoquées tout à l’heure. Il y a des choses qu’il faut faire, et des choses que j’ai faites. Par exemple, il faut faire une collecte des végétaux pour savoir quelles sont les plantes qui sont utilisées par une population, les identifier, ce que j’ai fait aussi ; il faut mesurer les jardins, mesurer leur fertilité en faisant des carottages… Des choses très techniques, de ce type-là, mais il faut aussi écouter ce que les gens disent, une fois qu’on a appris leur langue, ce qui peut prendre pas mal de temps, et que l’on comprend ce qu’ils disent. En fait, on les écoute, et la recommandation que je fais à mes étudiants, parce que je pense que c’est la meilleure, c’est qu’au bout d’un certain temps, quand ils pensent qu’ils sont suffisamment à l’aise et qu’ils connaissent les éléments essentiels d’une société, c’est de ne plus poser de questions, mais d’écouter ce que les gens disent. Parce que lorsqu’on pose une question, on va pré-former la nature de la réponse qui va vous être apportée.

Donc, méthodologiquement, en dehors de ces opérations que j’évoquais tout à l’heure : quand quelqu’un arrivait dans une maisonnée Achuar, de retour de la pêche, je pesais ce qu’ils avaient ramené, par exemple, pour savoir quelle était la quantité de protéines, de calories, etc. qu’on consommait, mais surtout, j’allais à la pêche moi-même, et puis je discutais avec les gens, j’écoutais leur interprétation des rêves le matin, très tôt avant le lever du jour, etc.

C’est une vieille méthodologie – enfin, « vieille », qui a un peu plus d’un siècle – qui est celle de l’ethnographie, qu’on appelle « l’observation participante ». Tout simplement, ça veut dire partager la vie des gens.

Donc, une journée type, il n’y en a pas. Personne n’a véritablement de journée type, surtout dans une société de ce type-là.

Et ça continue, j’ai été sur le terrain – je suis allé chez les Achuars il y a un an – là, j’arrive du Viêt-nam où j’ai été faire des conférences, mais en même temps, j’ai saisi l’occasion de passer quelques jours avec une population, une minorité tribale qu’on appelle « les Montagnards » (ils sont une cinquantaine de minorités tribales au Viet Nam dans le nord, près de la frontière chinoise, des Thaïs), et j’y ai passé quelques jours avec de jeunes collègues, pour regarder la façon dont ils « gèrent » le massif forestier.

C’est un micro-terrain qui vient confirmer les choses que j’avais lues, parce qu’une grande partie du travail de l’anthropologue consiste aussi à lire de l’ethnographie, pas simplement celle qu’il a menée, mais celle que d’autres ont menée, à la fois sur les populations dont il est familier, pour moi c’est l’Amazonie, mais aussi sur d’autres (je suis très intéressé par ce qui s’écrit sur l’Asie du sud-est, par exemple). Cela consiste aussi à lire d’autres choses, écrire, diriger des thèses, faire des conférences, etc. C’est le travail d’un universitaire absolument classique, c’est-à-dire à la fois se tenir au courant des dernières avancées dans sa discipline et puis, en même temps, former de jeunes chercheurs et contribuer au développement de sa discipline en encadrant des recherches et des travaux de thèses.

Voilà, grosso modo… Mais je pense que tout universitaire vous répondra la même chose.

LVSL : Quel est votre but ?

Philippe Descola : Apporter un peu d’intelligibilité à la diversité du monde et de ses usages, peut-être… Nous, les anthropologues, sommes un peu des badauds professionnels, et si on fait ce métier, c’est qu’on aime la diversité des choses. On aime observer cette diversité. Rien ne nous attriste plus que de voir cette diversité se perdre, précisément.

Mais, en même temps, nous ne sommes pas des conservateurs de musée, c’est-à-dire que notre rôle n’est pas de patrimonialiser la diversité, mais d’essayer de comprendre ses raisons. Et les raisons de la diversité ne sont pas simples, parce que les milliers d’expériences du monde que les sociétés contemporaines nous offrent – et le nombre est encore démultiplié si on revient en arrière dans le temps – présentent, à première vue, l’apparence d’un chaos indescriptible.

Et le rôle de l’anthropologie, depuis un peu plus d’un siècle qu’elle existe, c’est d’essayer de réduire ce chaos, non pas dans un point de vue surplombant pour apporter des critères de définition, des pratiques, ou de faire des typologies abstraites, mais pour essayer de comprendre les ressorts de cette diversité.

L’une des choses que j’ai essayé de faire ces trente ou quarante dernières années, c’est d’apporter une perspective nouvelle, qui était de décentrer l’approche anthropologique, en y faisant mieux apparaître le rôle des non-humains – dans un premier temps, des plantes, des animaux, des esprits, puis des machines, des institutions, etc. – de façon à rendre plus complexe le tissu des interactions entre les êtres qui composent le monde.

Et également, comme la plupart des anthropologues, je me suis efforcé de « dés-eurocentrer », si on peut se permettre cette terminologie un peu lourde, de déplacer le regard par rapport à l’eurocentrisme très caractéristique de l’approche des sciences sociales en général.

Pourquoi ? Parce que les sciences sociales sont nées dans un contexte historique tout à fait singulier, qui est celui des effets de la philosophie des Lumières et de la Révolution Française, dans lequel la notion de société est apparue comme l’élément émancipateur, et la base pour construire un régime nouveau par rapport à l’ancien régime soumis aux hiérarchies statutaires, à l’influence divine, au rôle des églises, etc. Et cette notion de société est apparue comme un instrument conceptuel et politique important, pour situer une nouvelle trajectoire historique, celle des sociétés européennes. Notamment dans leur rapport à la nature, envisagée précisément comme un domaine qui permettait la production de richesse et de bien-être. Et cette façon de voir le monde que nous avons forgée au 19e siècle, et qui a alimenté les sciences humaines et les sciences sociales jusqu’à présent, n’est pas du tout partagée.

De sorte que, lorsque nous analysons, avec ces concepts que nous avons forgés pour comprendre notre propre trajectoire historique, des civilisations qui ne sont pas du tout passées par les mêmes expériences historiques, nous transformons, nous gauchissons complètement l’analyse que nous en rendons.

C’est pour cette raison qu’il m’apparaît absolument indispensable – et l’anthropologie a un rôle fondamental à jouer – que cette diversité du monde que j’évoquais tout à l’heure ne soit pas rabattue sur des concepts et des façons de voir qui sont spécifiquement européens.

Voilà les deux choses qui m’occupent principalement, à savoir « désanthropocentriser » et « déseurocentriser » les sciences sociales, en pourvoyant des concepts qui soient, pour autant que faire se peut, débarrassés de la carapace d’anthropocentrisme et d’eurocentrisme qu’ils ont nécessairement acquis au cours du 19e siècle.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois concepts, ou plutôt trois certitudes, que vous avez élaborées au long de votre carrière ?

Philippe Descola : Je ne sais pas si vous aurez beaucoup de savants, ou de scientifiques, qui vous diront qu’ils ont des certitudes… Des concepts, alors. Les certitudes, par définition, sont infiniment révisables. Si on a des certitudes, c’est qu’on a de la foi, et qu’on ne fait pas de la science.

Alors ce sont des concepts que j’essaie de forger, précisément. Je ne sais pas s’il y en a un, trois ou mille…

Mais c’est cette idée que je développais tout à l’heure : si l’on veut progresser dans la compréhension de la diversité du monde, il faut essayer de remplacer les concepts au moyen desquels nous pensons cette diversité, et qui naissent d’une expérience historique singulière, par d’autres concepts.

Philippe Descola, photo © Vincent Plagniol

C’est notamment le cas, par exemple, du dualisme nature /culture selon lequel il y aurait la nature d’un côté et la société de l’autre – j’ai écrit un livre en partie consacré à cette question1 .Cette idée, selon laquelle les humains auraient une histoire parce qu’ils transforment la nature et recueillent les fruits de sa mise en valeur, est tout à fait singulière, parce que les idées de nature et de société sont elles-mêmes très singulièrement attachées à une trajectoire historique.

Alors, remplacer ça par quoi ? Eh bien, par des formes différentes dont il faut pouvoir faire l’inventaire, et ça c’est le rôle de l’anthropologue, mais aussi de l’historien, de penser la continuité et la discontinuité entre les humains et les non-humains. Alors ce sont des concepts qui ne sont pas du tout adéquats – « humain » et « non-humain », c’est purement descriptif – et je pense qu’on est dans une période très intéressante de ce point de vue là, de reformulation conceptuelle de grande envergure, de grande ampleur. La plupart des concepts qu’on utilisait de façon machinale jusqu’à présent doivent être mis au rebut et remplacés par d’autres.

« Mis au rebut », ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de valeur en soi, la notion de société et la notion de nature peuvent être extrêmement intéressantes, mais à l’intérieur d’un contexte historique, sociologique, anthropologique, économique, singulier, et non comme des clefs qui ouvriraient toutes les portes.

Et parmi ces certitudes que vous me demandiez de manifester, il y a celle-là : il faut entretenir un doute méthodique vis-à-vis des instruments d’analyse que nous avons forgés, et s’efforcer de proposer d’autres instruments.

Une autre certitude, morale et personnelle, celle-là : que la voie que nous avons empruntée, nous les européens, les modernes, depuis le 18e siècle et même le début du 17e, qui est celle de la mise en valeur de la nature par une exploitation systématique de ce que l’on considérait comme étant des ressources données par Dieu ou la Providence pour que les humains les exploitent, cette voie d’exploitation effrénée est une voie qui aboutit non seulement à des conséquences dramatiques (je crois qu’on a commencé à le mesurer depuis quelque temps) sur l’équilibre de la vie, et même sur la possibilité, à terme, de survie de l’espèce humaine, mais aussi, plus généralement, et c’est peut-être plus important, sur l’équilibre de la vie en général, c’est à dire même indépendamment des humains. Je suis assez biophile, ou écophile, c’est-à-dire qu’au fond, je suis plus affecté par la possibilité que la diversité de la vie disparaisse, plutôt que l’espèce humaine en tant que telle… L’espèce humaine est une espèce parmi d’autres, elle va disparaître. Si, au terme de sa disparition, elle aura contribué à transformer les conditions de vie sur la Terre de telle façon qu’elle aura considérablement appauvri la richesse de la vie sur la Terre, j’en serai fort attristé.

Voilà, ceci est plus une conviction personnelle qu’une conviction scientifique. C’est une conviction philosophique, si vous voulez…

LVSL : Ces concepts que vous venez d’évoquer, comment pourriez-vous les traduire, concrètement, en politique publique ?

Philippe Descola : C’est, au fond, un grave problème, parce que rien que de parler de politique publique suppose une certaine forme de la puissance publique, de l’organisation politique, de l’organisation de l’État, qui ne représente que le prolongement de ce qui s’est passé au cours des derniers siècles.

La « transition écologique » par exemple, qui est effectivement un objectif que nombre de politiques maintenant se fixent, est une formulation que j’ai toujours trouvée un peu bizarre, dans la mesure où une transition, on ne sait ce que c’est qu’une fois qu’elle est accomplie… J’évoquais l’importance de la Révolution Française : ce n’est qu’au terme de la Révolution qu’on a su ce qu’était l’Ancien Régime, parce que le Nouveau Régime précisément permettait de définir, par contraste, ce qu’était l’ancien. Donc, une transition écologique, on ne saura ce que c’est qu’une fois qu’elle sera accomplie. Quel est son terme ? On ne sait pas. Donc, la planifier comme ça n’a guère de sens, si ce n’est dans un langage technocratique, dans lequel on pense que proposer certaines mesures comme c’est le cas (et ce qu’il faut faire, d’ailleurs, c’est utile de supprimer progressivement les moteurs thermiques, d’isoler l’habitat, même dans mes moments de générosité intense, il me semble qu’un marché du carbone n’est pas complètement inutile…). Mais pour que les choses changent vraiment, et c’est le défi de votre génération, il faut penser des formes de collectif complètement différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés, des philosophies ou des doctrines politiques complètement différentes de celles du libéralisme au sens général, c’est-à-dire pas au sens où on l’entend trop souvent en France, comme étant une politique du « laisser-faire » économique, qui associe la liberté et l’abondance des biens. Ce qui, au fond, est la grande promesse du libéralisme politique né en Angleterre au 18e siècle, que la Révolution Française a accomplie d’une certaine façon, que les socialistes au 19e siècle ont essayé d’accomplir d’une autre façon, en rognant un peu, il faut le dire, sur les libertés politiques, dans leur manifestation concrète, comme en Union Soviétique et en Chine, après.

Je n’ai aucun conseil à donner, mais la seule chose que je peux essayer de faire, en tant qu’anthropologue, en tant que quelqu’un dont la responsabilité est de penser, précisément, la diversité du monde et d’en comprendre les raisons, c’est d’essayer de suggérer à la fois que notre système est un système qui a eu son temps, probablement, mais qui ne permet plus le couplage de la production de richesse et de la production d’autonomie ou de liberté, qui était le sien au 18e siècle et qu’il faut, sans abandonner l’idée de l’émancipation et de l’autonomie, essayer de trouver une autre façon de s’accommoder avec le monde physique, qui ne soit plus celle du pillage invétéré. Pour cela, je pense qu’il faut être attentif aux expériences, politiques, sociales, qui sont menées un peu partout dans le monde, qui ne sont pas nécessairement transposables immédiatement, mais qui fournissent matière à l’imagination pour essayer de penser des formes politiques différentes de celles dans lesquelles nous sommes, à l’heure actuelle, engagés.

Je ne suis pas un réformiste de ce point de vue là, et l’idée de pouvoir formuler des recommandations autres que celles que j’ai évoquées tout à l’heure, et qui tombent sous le sens, ce n’est pas véritablement ce que j’ambitionne de faire. Ce que je peux faire, c’est suggérer de regarder des expériences qui ont été faites et qui continuent à être faites, qui sont intéressantes. Elles n’ont pas d’effets sur les politiques publiques, elles ont des effets éventuels dans une perspective conflictuelle sur la transformation profonde du système capitaliste dans lequel nous sommes engagés, et qui a donné les effets que nous évoquions.

LVSL : Selon vous, quelle devrait être la place de votre discipline, l’anthropologie, dans l’élaboration de cette transition écologique ? Je sais que le terme ne vous convient pas, mais on doit aussi s’y tenir… Par rapport à la décision politique, à quel moment l’anthropologie devrait-elle intervenir, et avez-vous déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

Philippe Descola : Il m’est arrivé, à l’occasion, de parler avec des hommes politiques de haut niveau de responsabilité de ce que je faisais… Cela dit, ce que je peux en dire est très loin des politiques publiques, comme vous dites, c’est-à-dire que cela n’a pas d’implication immédiate dans ces politiques. Il m’est même arrivé, dans des essais d’implémentation, de voir si on pouvait faire quelque chose dans ce domaine. Par exemple, l’UNESCO m’a demandé, il y a quelques années, de réfléchir avec eux sur une transformation de la politique des réserves naturelles. Et j’avais simplement développé l’idée qu’au-delà des arguments qui relèvent d’un régime ontologique que j’appelle le « naturalisme » – en particulier la protection de la biodiversité – on pouvait très bien envisager des réserves naturelles qui répondent à certains critères d’autres régimes ontologiques, notamment ceux des populations au sein desquelles ces réserves avaient été créées. Il pouvait donc y avoir des réserves animistes, par exemple, c’est-à-dire des réserves dans lesquelles les humains et les non-humains entretiennent des rapports de personne à personne, donc tout à fait singulières par rapport à celles qui nous sont familières. J’ai été poliment écouté, mais j’ai bien compris que cela n’avait guère de pertinence à l’échelle de l’UNESCO, parce que la définition des réserves naturelles est faite essentiellement du fait des intérêts des États, qui ont intérêt à ce qu’on les constitue, ou pas. Et lorsqu’ils ont intérêt à ce qu’on les constitue, c’est assez souvent pour des raisons soit de prestige, soit de développement du tourisme…

Donc, le genre de choses que je peux dire est tellement éloigné des intérêts propres aux États qu’il est difficile de les transformer en politiques publiques.

En revanche, les populations locales ont commencé à exprimer ces demandes. Et là c’est plus intéressant, parce qu’elles ont les moyens de se faire entendre de façon plus efficace qu’un malheureux anthropologue. Et là, on commence à les écouter. Ce n’est pas pour autant qu’on va faire droit à leurs demandes, mais on va les écouter.

Et lorsque beaucoup de populations locales demanderont des choses qui semblent aller à côté de la logique des politiques publiques, précisément, probablement que les choses vont commencer à changer. Voilà ce qu’on peut dire sur ces questions de médiation.

Sur le rôle de l’anthropologie, il y en a un, néanmoins, qui à mon sens n’est pas assez développé. J’interviens beaucoup dans l’espace public, je réponds à votre entretien, je parle dans des lycées, je fais des conférences partout, je passe beaucoup de temps à faire ces choses-là. Mais il me paraît très important que l’anthropologie soit enseignée à l’échelle du primaire et du secondaire. Les deux grandes sciences de la diversité, qui sont l’écologie et l’anthropologie, ne sont pas enseignées. Au lieu d’enseigner des choses qui ne sont peut-être pas absolument indispensables – encore que tout est probablement indispensable – il me semble important que, très tôt, les collégiens soient exposés non seulement au spectacle de la diversité, parce que c’est le cas assez régulièrement, mais aux raisons pour lesquelles cette diversité se produit, et en quoi cette diversité est un atout pour maintenir la complexité du monde. Or, ni l’anthropologie, ni l’écologie, qui apportent des réponses à ces questions, ne sont, jusqu’à présent, enseignées comme cela, et c’est très dommageable.

Donc, si j’avais un souhait à formuler, et je le formule depuis longtemps d’ailleurs, c’est celui-là.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : Justement… Admettons qu’un candidat à la Présidentielle vienne vous voir, et vous donne carte blanche pour des propositions quant à son programme en matière d’écologie ou autre, que pourriez-vous lui susurrer à l’oreille ?

Philippe Descola : C’est que le programme n’est pas un programme d’écologie, c’est le programme général ! Et je ne sais pas s’il pourrait être élu par un programme général…

Encore une fois, je ne pense pas qu’un individu, ou même un groupe politique, même très décidé, même bénéficiant d’un large support de l’opinion, pourrait parvenir à mettre en action des transformations qui sont le produit de l’action de collectifs qui, ça et là, vont progressivement transformer les choses en montrant qu’une certaine forme de rapport au territoire, certaines formes d’agrégation entre humains et non-humains, certaines solutions de représentation politique qui diffèrent de celles auxquelles nous sommes accoutumés, sont des solutions qui fonctionnent plutôt bien, en tout cas à des échelles locales.

Ça, oui, c’est quelque chose qui a un effet d’exemple et d’entraînement, mais je vois mal comment je pourrais conseiller un candidat à la Présidentielle. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de déjeuner avec un candidat à la Présidentielle, qui est devenu notre président à l’heure actuelle : il m’avait écouté fort poliment et j’avais eu une discussion extrêmement intéressante avec lui, mais je me rendais bien compte que le genre de propos que je tenais n’avait guère de place dans un agenda politique traditionnel… Je vois mal comment les conseillers du Prince peuvent intervenir pour transformer profondément un système, si ce n’est pour le faire bouger à la marge. Oui, c’est important, et je le disais tout à l’heure – « Oui, pourquoi pas », « la transition écologique, oui » – mais on n’a pas besoin d’un anthropologue pour ça.

LVSL : Travaillez-vous avec des spécialistes d’autres discipline au quotidien, et si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Philippe Descola : J’ai la chance d’appartenir à une institution qui est exceptionnelle, en France, puisqu’elle est collégiale, et qu’elle regroupe des chercheurs de très nombreuses disciplines. Ceux avec lesquels je travaille le plus régulièrement, pour ceux qui sont les plus proches de moi, sont par exemple des linguistes, des historiens, et pour les plus lointains, des biologistes, des psychologues, des gens comme ça… Ce travail prend la forme d’échanges sur des expériences partagées, parce qu’on ne construit bien une interdisciplinarité que sur des objets communs. Pour cela il faut un minimum de connaissances des attendus scientifiques de la discipline de l’autre, et donc l’interdisciplinarité ça ne se décrète pas, on ne prend pas un sac pour mélanger les disciplines, il faut savoir ce que font les autres et éventuellement voir quels sont les bénéfices réciproques que l’on peut tirer, à propos d’un objet singulier, de nos échanges.

J’ai longtemps présidé le Conseil Scientifique de la fondation Fyssen, qui est une fondation très originale en France, puisque c’est une des rares fondations privées qui, très généreusement, accorde des bourses post-doctorales, dans le domaine assez général de la cognition, humaine et non-humaine, dans des domaines aussi différents que les neurosciences, l’anthropologie, l’archéologie, la linguistique et l’éthologie, bien sûr, puisqu’elle s’intéresse aussi à la cognition animale. Là, j’ai mesuré l’importance de l’interdisciplinarité, mais toujours fondée sur des objets partagés : qu’est-ce que l’apprentissage, chez les humains, chez les primates supérieurs non-humains, etc? Qu’est-ce que l’inférence ? Quels sont les moyens pour étudier l’inférence, en linguistique, en anthropologie, en psychologie, etc. ? Ce sont des objets singuliers qui comptent.

Tant qu’on n’a pas établi une expérience partagée de travail sur ces objets communs, l’interdisciplinarité reste une abstraction.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste, quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Philippe Descola : Pour vous répondre franchement, j’oscille entre le désespoir et l’espoir, et ce n’est pas tellement surprenant, je crois ne pas être le seul dans ce cas…

Il y a cette fameuse formule de Gramsci, très classique et que je répète souvent : « il faut savoir combiner le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté ».

Je pense que c’est la seule façon d’avancer, à condition que cette combinaison ait pour résultat d’essayer de penser précisément des façons, non pas de freiner la course à l’abîme, mais de ré-orienter le chemin qui mène à l’abîme afin que l’abîme ait un autre visage.

 

  1. Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005.

Retranscription : Hélène Pinet

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Marx, penseur de l’écologie – Entretien avec Henri Peña-Ruiz

Henri PENA-RUIZ (capture d’écran d’une vidéo youtube de la France insoumise)

Henri Peña-Ruiz est agrégé de philosophie et maître de conférences à l’IEP de Paris. Il a consacré plusieurs ouvrages à l’oeuvre de Karl Marx : Marx, quand même, Entretien avec Karl Marx en 2012, puis plus récemment Karl Marx, penseur de l’écologie (publié en 2018 aux éditions Le Seuil). L’entretien qu’il nous accorde est l’occasion d’aborder cette dimension méconnue de l’oeuvre marxienne, celle de la prise en compte du rapport à la nature et plus globalement d’envisager Marx comme un penseur de l’émancipation. Entretien réalisé par Sébastien Polveche.


LVSL – Vous avez consacré plusieurs ouvrages à Marx, dont le dernier, intitulé Karl Marx, penseur de l’écologie. Cette dimension de l’oeuvre de Marx peut sembler contre-intuitive. Dans quelle mesure Karl Marx intègre-t-il l’écologie et le rapport à la nature à ses réflexions politiques et économiques ?

Henri Peña Ruiz –  Il est vrai que si on s’adonne à la lecture du corpus des œuvres de Marx et Engels, il apparaît que les considérations sur le respect l’environnement naturel sont très minoritaires. Mais il faut aller au-delà de cette première impression. En effet, la pensée de Marx s’enracine dans l’étude d’Épicure, c’est-à-dire du matérialisme philosophique grec. Avant Épicure, il y a Démocrite. Et Démocrite pense qu’on peut expliquer le réel avec un seul principe explicatif qui serait la matière, dont les différenciations pourraient expliquer les différentes formes de la réalité, qu’elle soit la réalité matérielle non organique, ou la réalité organique, ou la réalité humaine. 

Couverture de Karl Marx, penseur de l’écologie Ed. Le Seuil

La lecture par Marx de la philosophie grecque et notamment de la philosophie matérialiste a été déterminante dans son cheminement. Elle est d’autant plus déterminante qu’indépendamment de la question de l’explication de la réalité, il y a la question éthique, c’est-à-dire la question de l’ethos. L’ethos est un mot grec qui signifie la façon d’être, la façon qui nous permet le mieux possible de nous accomplir. Épicure répond à cette interrogation métaphysique en suivant un principe naturel qui est celui du plaisir, hedone, d’où le nom d’hédonisme. Le plaisir est un signe d’accomplissement de l’humanité. L’homme doit apprendre à se satisfaire, non pas de peu, mais de ce qui lui est nécessaire ; ce qui implique le rejet de la démesure, de l’hubris en grec. Et on pourrait résumer ce principe par l’expression “rien de trop, juste assez”. Autrement dit, le comportement humain, qui est un comportement qui doit se régler sur la nature, doit respecter l’idée que la démesure est toujours mauvaise. Par exemple si je bois trop de vin, je serai malade, j’aurai la nausée, c’est-à-dire que j’obtiendrai le contraire du plaisir, à savoir la souffrance.

Cette pensée intéresse beaucoup Marx. De même Marx est intéressé par l’idée qu’en expliquant la nature par ces lois, on cesse de craindre les dieux. Il y a une forme de dédramatisation de la nature, qui est rendue possible par la physique épicurienne. Et en même temps, cette physique épicurienne n’est pas seulement un humanisme, c’est-à-dire une théorie de l’accomplissement de l’être humain, mais c’est aussi un naturalisme : une théorie de la nature totale, dans laquelle l’être humain est un être naturel. A ceci près que parmi tous les êtres naturels, il est celui qui est capable de penser. C’est un point de départ philosophique chez Marx qui est très intéressant. Il rédige une thèse de doctorat sur la différence entre le système de Démocrite et le système d’Épicure. Il s’inscrit déjà sur une voie qu’on pourrait qualifier de naturaliste, c’est à dire une attention portée à la nature, entendue comme la réalité totale en laquelle s’inscrit l’être humain.

Ce sont déjà de bonnes bases pour qu’émerge ultérieurement une conscience de la nécessaire protection de la nature. Il y a là tous les éléments d’un rapprochement entre naturalisme et humanisme. Le souci de l’homme ne peut pas aller sans le souci de la nature. Et donc, on peut dire que dans le matérialisme naturaliste et humaniste du jeune Marx, qui écrit Les Manuscrits de 1844, il y a une orientation qui envisage clairement de concilier humanisme et naturalisme.

le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre.

Marx est très sensible à la condition ouvrière. Il n’existe à l’époque quasiment aucune loi pour tempérer le capitalisme sauvage. Guizot disait “enrichissez vous et comme cela vous pourrez voter”, justifiant à la fois le suffrage censitaire et la maxime même d’un capitalisme qui n’est pas encore tempéré par le contrepoids des lois sociales. Enrichissez-vous quoi qu’il en coûte en somme. Quoi qu’il en coûte aux hommes, avec une espérance de vie qui, chez les ouvriers atteint à peine 50 ans. Et quoi qu’il en coûte aussi à la nature. Et là, Marx et Engels remarquent que dans sa frénésie de profits, le capitalisme ne fait pas qu’exploiter les hommes, il exploite également la nature au-delà de toute mesure. Et on aura dans Le capital de Marx cette célèbre phrase : “le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre”. Donc cette formulation est clairement une formulation pré-écologique, même si Marx n’utilise jamais le terme écologie, Engels non plus.

LVSL – Le terme n’existait pas encore, c’est ça ?

HPR – Oui, le terme est forgé par le savant allemand Haeckel. La première occurrence apparaît en 1864. Or, en 1864, Marx travaille sur son livre Le Capital. Et il essaie d’organiser la classe ouvrière au niveau international, en rédigeant les statuts de la première Association internationale des travailleurs. Il est clair que la thématique écologique, même sans le terme (Marx emploie le terme naturalisme), existe comme composante incontestable de la théorie marxiste. Elle existe comme une thématique secondaire, dominée par la thématique de l’émancipation du prolétariat. Mais en même temps, tous les éléments qui permettent de penser un lien entre la thématique sociale et la thématique écologique sont réunis.

La nature est le corps non organique de l’homme

Marx écrit ainsi dans les manuscrits de 1844 que “la nature est le corps non organique de l’homme”. Et que donc, l’homme ne peut s’accomplir indépendamment d’un lien vital avec la nature. Il y a une confluence entre une anthropologie philosophique qui solidarise naturalisme et humanisme, et les prémices d’une économie politique qui mette en évidence le lien entre l’exploitation des être humains et l’exploitation dégradante, prédatrice, de la nature.

LVSL – Marx était également un observateur averti de la condition ouvrière, des risques liés aux pollutions, des conséquences des épidémies de choléra qui touchaient les grandes villes. Cela a-t-il joué aussi dans son cheminement intellectuel ?

HPR –  Oui. Je tiens à souligner le rôle Friedrich Engels. Quand ils se rencontrent et deviennent amis, Engels est fils d’un industriel textile en Allemagne. Engels est théoriquement promis à une carrière de patron de filature. Et il est outré par la condition des ouvrières qui travaillent dans les usines textiles de son père. Son père fait de lui un fondé de pouvoir qu’il envoie en Angleterre, mais Engels est beaucoup plus préoccupé par la condition ouvrière, qui vous l’avez rappelé, vivent dans des conditions telles, qu’ils sont soumis à des épidémies, qu’ils sont à la merci des famines, … Et c’est la conscience éthique révoltée de ce jeune homme, pourtant de grande famille, qui rejoint celle du jeune Marx, qui est lui aussi d’une grande famille, fils d’avocat. 

Engels joue un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée marxienne. Lorsqu’il écrit un livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Marx s’exclame “c’est un ouvrage tout à fait extraordinaire”. L’un et l’autre remarquent la pollution de la Tamise et Marx écrit dans une lettre qu’au “lieu de jeter tous ces nutriments dans la Tamise, on ferait mieux d’en faire de l’engrais pour l’agriculture”. Il y a déjà un frémissement de conscience de ce qu’est une société du gaspillage. Marx et Engels vivant encore dans une économie de rareté, ils ne sont pas aussi sensibles que nous le sommes à la question du gaspillage, même s’ils le soulignent. Dans sa description des crises du capitalisme, Marx souligne l’effroyable gaspillage occasionné par les crises, puisqu’on se met à détruire des marchandises pour ne pas faire baisser les prix et les vendre. Et il y a là quelque chose qui est symptomatique de l’émergence d’une conscience écosocialiste, c’est-à-dire conciliant la conscience socialiste et la conscience écologiste, si on ne craignait pas de paraître faire un anachronisme.

Bien sûr, ne créditons pas Marx et Engels d’une conscience écologique, au sens qui est le sien aujourd’hui, à l’heure de la dette écologique, de la réduction dramatique de la biodiversité et du réchauffement climatique. N’érigeons pas notre impatience en théorie. Mais en même temps, il y a des éléments qui sont tout à fait forts de la conscience écologique dans le corpus de Marx.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant. Il dit que les rapports de production privés sont un carcan pour le développement de forces productives publiques. Il pointe la contradiction qui existe entre l’appropriation privée de l’outil de production et le caractère quasiment public de cette production elle-même. Et donc, il en conclut qu’il faut abolir la propriété privée des moyens de production. Mais cela ne veut pas dire que le développement des forces productives est nécessairement sans limites.  

Et d’ailleurs, il y a deux outils théoriques qui ne doivent pas échapper à notre attention. Le premier c’est la conscience que le capitalisme ne développe une branche de production que si elle est objectivement très lucrative. Et que donc, il y a une tendance à l’inégal développement des branches de production, selon qu’elles produisent plus ou moins de profits. Ce qui veut dire qu’une branche de production peut très bien être très lucrative sans avoir une nécessité sociale, alors qu’à l’inverse une branche de production peut être d’une très grande utilité sociale, mais si elle n’est pas très lucrative, le capitalisme aura tendance à s’en désintéresser. Par conséquent, la problématique n’est pas de croître abstraitement ou de décroître abstraitement ; c’est plutôt de décroître là où on croît trop par rapport à une économie de la demande, et de croître par rapport à une économie qui ne produit pas assez dès lors que ce n’est pas assez lucratif.

LVSL – En fait, il s’intéresse à la finalité de la production.

HPR – Absolument. Si la finalité de la production correspond à des besoins socialement repérables, il faut développer la production. Mais si toute une catégorie de ce qu’on appelle aujourd’hui des faux besoins ne sont pas d’une utilité fondamentale, là il faut décroître.

Il y a un deuxième point qui me paraît très important, c’est l’admirable texte qu’il produit dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, qu’il rédige en 1857. Il écrit que la production ne produit pas seulement un objet de consommation pour satisfaire un besoin qui préexiste, mais qu’elle peut produire aussi la consommation, au sens où elle peut inciter, par la présentation d’objets nouveaux le consommateur à s’intéresser à des objets dont il n’avait nul besoin auparavant. Et ça, c’est la découverte anticipée de ce qu’on appelle la société de consommation. Ce diagnostic sur la production qui produit la consommation, c’est aussi un deuxième élément qui montre que Marx nous fournit un appareil conceptuel pertinent pour critiquer l’hypertrophie de la production, l’hubris du capitalisme.

Tout cela il faut le construire en repérant tous les éléments, qui liés les uns autres, permettent, de construire une conscience écologique forte ; et non pas faible. C’est-à-dire, une conscience écologique qui n’est pas simplement descriptive, se réduisant à constater le mal que l’homme peut faire à la nature, et donc le mal qu’il peut se faire à lui-même. Marx apporte une analyse sur le système qui débouche sur cette prédation de la nature. Et évidemment, c’est le système capitaliste. Marx ne pense pas que la capitalisme peut être vert. D’ailleurs, il dit que les forêts devraient être un bien commun. Pourquoi ? Parce que le capitaliste qui s’empare d’une parcelle de forêt cherche à en tirer des profits immédiats. Or, la sylviculture est par essence un mode de production qui ne peut pas faire abstraction des cycles naturels. Il y a chez Marx une expression qui est tout à fait remarquable où il dit que l’humanité devrait apprendre à gérer la terre en boni patres familias, en bons pères de famille. C’est-à-dire qu’il y a un principe de solidarité intergénérationnel. On ne peut pas léguer la terre pour les générations à venir dans un état qui compromettrait leur survie.

LVSL – Au delà de la pensée de Marx, se pose la question de ses continuateurs, des régimes politiques qui se sont réclamés du marxisme. Quel bilan tirez-vous de l’expérience de l’URSS ou de la Chine communiste ? En quoi ce bilan invalide-t-il, ou pas, la portée écologiste de la pensée de Marx ?

HPR – La réponse est assez complexe. Parce que si prenez la révolution d’octobre 1917, beaucoup d’analystes font remarquer que pendant la première décennie, il y a eu beaucoup d’innovations, qui tenaient compte de la nature. Et avec la glaciation stalinienne, on s’éloigne durablement de la gestion de la nature en bon père de famille, telle que la prônait Marx. A partir de ce moment, on instaure une planification centralisée avec le Gosplan, cette obsession de la quantité sans tenir compte de la qualité, qui n’avait rien à voir avec l’idée d’une appropriation collective par les travailleurs à la base. Le mode de production cadré par de tels modes de production ne fut pas du tout ce que Marx recommandait.

Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

Mer d’Aral 1989 – 2008 (Wikipedia)

Si on prend un exemple d’une des catastrophes écologiques de l’Union Soviétique, le désastre de la mer d’Aral, où le Gosplan décide, sans consulter les soviets de pêcheurs, qui vivaient de l’écosystème de la mer d’Aral, de détourner l’Amou-Daria et Syr-Daria de la Mer d’Aral pour irriguer des plantations de coton. N’importe quel pêcheur consulté aurait alerté sur le risque d’augmentation de la salinité de l’eau de la mer d’Aral, et donc sur le risque de disparition de tout un écosystème, faune et flore confondue. Et on sait que la mer d’Aral a longtemps été une mer morte. Après les autorités soviétiques ont essayé de se ressaisir, mais entre-temps le mal avait été fait. Quel est le mode d’appropriation qui a produit cela ? Le contraire de ce que Marx voulait : une centralisation autoritaire, bureaucratique. Le mode de décision, à l’opposé de ce que Marx voulait, a conduit à une véritable catastrophe écologique. Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

LVSL – Ce qui s’est fait en Union Soviétique n’avait donc rien à voir ni avec l’écologie, ni avec le marxisme ?

Proclamation de la Commune de Paris (Wikipedia)

HPR – Sur le plan politique, Marx disait bien dans La guerre civile en France que le grand mérite des communards, c’est d’avoir innové dans la régulation politique. C’est-à-dire qu’ils ne se contentent pas de prendre la machine d’État et de la faire tourner à leur profit ou au profit du prolétariat. Ils brisent cette machine d’État pour lui substituer d’autres formes de régulation, avec le mandat impératif, avec la révocation possible des dirigeants, … L’expérience soviétique est une rupture, non seulement avec ce que Marx disait de la révolution socialiste, mais également avec ses intuitions écologiques, avec ses recommandations en matière de rapports de production, d’appropriation collective.  

LVSL – A vous écouter, on comprend que Marx est un penseur de l’émancipation : émancipation par l’appropriation collective des moyens de production, émancipation par l’instruction. Vous vous êtes également beaucoup intéressé à la laïcité. Est-ce que cette dimension universaliste est présente dans son œuvre ?

HPR – A l’égard de l’émancipation, il y a trois grands registres dans l’œuvre de Marx : il y a l’émancipation politique. Elle est indispensable, il suffit de lire les textes qu’il consacre à la révolution française. Puis, il y a l’émancipation intellectuelle et culturelle : par l’école, par le développement de l’instruction. Et cela, c’est très important pour Marx. Et enfin, il y a le registre de l’émancipation, qui a le plus intéressé Marx : l’émancipation économique et matérielle. On comprend pourquoi. Marx ne voulait pas d’une république bourgeoise. La république bourgeoise se satisfait de droits formels. La revendication populaire doit permettre de remplir ces droits formels avec des droits matériels qui donnent chair et vie à ces droits formels. C’est ce fameux passage du “droit de” au “droit à”. Le droit de partir en vacances peut être proclamé pour tout le monde, mais sans les congés payés qui permettent aux prolétaires de partir tout en étant payé, le droit de pouvoir prendre des vacances reste lettre morte.

L’émancipation s’articule au travers de ces trois registres : conquérir des droits politiques et juridiques, conquérir les moyens matériels de remplir ces droits et conquérir la culture et l’instruction, qui permettent aux prolétaires d’accéder au même niveau que les fils de bourgeois. Marx a cultivé ces trois registres d’émancipation. Il fait, par exemple, l’éloge de la Commune de Paris, d’avoir édicté une loi de séparation de l’école et de l’Église, et même de l’Église et de l’État.

Marx est universaliste. Il suffit de lire l’admirable texte des statuts de l’Association Internationale des Travailleurs. Marx conçoit la révolution à venir en terme éthique et universaliste. Il ne s’agit pas, pour la classe ouvrière de substituer sa domination à la domination de la bourgeoisie, mais de faire advenir une société où il n’y aura plus de domination. Bien sûr, il y aura encore des dirigeants de société, d’usines, des gens qui auront une position technique de régulation, mais plus de position politique de domination. Et effectivement, Marx n’a jamais prétendu que l’on pourrait se passer d’une forme de hiérarchie intégrée. C’est une hiérarchie technique et fonctionnelle, mais qui n’instaure pas de domination de certains hommes sur d’autres. C’est en ce sens là qu’il y a un universalisme de Marx. Et d’ailleurs il y a de très beaux textes de Marx où il recommande aux ouvriers d’incorporer dans leurs revendications la destruction du racisme.

LVSL – C’est une pensée qui tranche par rapport à que l’on peut constater dans la société française. On se souvient des déclarations du Président Macron appelant à réparer le lien entre l’Église et l’État, ou des revendications communautaristes portées ici et là. Quelle est votre approche par rapport à cela ?  

HPR – Mon approche, vous pouvez la déduire de tout ce que je viens d’expliciter. Par rapport à cette mouvance qui cherche à raciser les choses, et qui organise des réunions en non-mixité raciale, parce que les gens qui sont victimes de la domination raciste auraient besoin de se battre eux mêmes, pour eux mêmes et qu’il ne faudrait pas les mélanger aux autres. C’est une vision que je récuse. Marx ne pensait pas que l’émancipation du prolétariat devait être seulement l’affaire des prolétaires. Il disait que des bourgeois, pour des raisons éthiques, politiques, ou juridiques, peuvent très bien ne pas supporter l’existence de l’exploitation de l’homme par l’homme, et donc s’allier aux ouvriers pour les aider à s’émanciper. Parce qu’à travers l’émancipation du prolétariat se joue l’émancipation de toute l’humanité.  

Traité de libre-échange UE-MERCOSUR : la liberté de tout détruire

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Déforestation et destruction des terres indigènes dans la forêt amazonienne ©Ibima

Plus rien n’arrête la Commission européenne. Depuis la conclusion de l’accord commercial avec le Canada (AECG/CETA) en 2016, elle en a déjà signé un autre avec le Japon (JEFTA) en juillet dernier et vient d’annoncer victorieusement, après deux décennies de négociation, la signature vendredi 28 juin, d’un nouveau traité de libre-échange qui lie l’Union européenne et les pays du MERCOSUR (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay). Une course effrénée qui semble insidieusement occulter les préoccupations écologiques, démocratiques et sanitaires que recèlent ces traités.


Le nouvel accord commercial UE-MERCOSUR, aux allures historiques, est jugé comme faisant contrepoids au protectionnisme du président Trump[1]. La Commission européenne est fière d’annoncer qu’il prévoit des baisses de tarifs douaniers de 4 milliards d’euros annuel en faveur de l’UE faisant de lui le « traité le plus important jamais négocié par l’UE ». En effet, les taxes sur ses importations de voitures, pièces détachées, produits chimiques, vins ou encore de spiritueux en direction de l’hémisphère Sud devraient disparaître. Cependant, la création de ce marché intégré de 780 millions de citoyens-consommateurs sud-américains comme européens, a un coût.

En contrepartie, Bruxelles a notamment concédé au marché commun du Sud l’importation massive sur le territoire européen de denrées bovines en provenance de l’Argentine et du Brésil, tous deux grands producteurs d’OGM.

De surcroît, alors même que les négociations se sont déroulées dans l’opacité, le texte intégral demeure encore indisponible. Pour l’instant, il faudra se contenter d’éléments essentiels sur l’accord[2].

L’agriculture traditionnelle à l’épreuve d’une forte concurrence et d’importants problèmes sanitaires

Ce ne sont pas moins de 99 000 tonnes/an de bœuf (55% de produits frais et 45% de produits congelés), 180 000 tonnes/an de volaille et 25 000 tonnes/an de porc, qui devraient inonder le marché européen, venant fortement concurrencer les agriculteurs français, déjà accablés. Scandalisés, les agriculteurs des réseaux FNSEA et Jeunes agriculteurs se sont rassemblés mardi 2 juillet au soir dans toute la France, pour dénoncer les profondes distorsions de concurrence qu’ils craignent de subir avec l’importation de denrées agricoles d’Amérique latine produites selon des standards de moindre qualité et à moindre coût[3]. Une crainte justifiée concernant la teneur de ces denrées en hormones, antibiotiques et pesticides.

Le Brésil a homologué 239 pesticides en 6 mois, dont une forte proportion de produits classés toxiques ou hautement toxiques pour la santé et l’écologie et dont 31% sont interdits dans l’UE. Même si l’on pourrait espérer que les pays du MERCOSUR seraient obligés, au moins concernant les produits à destination de l’UE, de se conformer aux standards européens, en aucun cas l’accord incite l’UE à diminuer sa propre utilisation de ces produits et ce malgré la récente alerte de l’IPBES – Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques – sur le déclin de la biodiversité et ses recommandations quant à la réduction de l’utilisation des pesticides.

D’autant plus qu’aucun mécanisme de traçabilité des produits n’a encore été révélé. Pourtant, une aussi grande quantité de produits importés nécessite un important contrôle de la part de l’UE afin d’assurer que les produits circulants sur son territoire soient soumis aux mêmes degrés de vigilance sanitaire. Cela aurait dû faire partie des points dits essentiels de l’accord.

Après le CETA et avec l’accord EU-MERCOSUR, quoi de plus savoureux pour nous mettre en appétit que d’avoir conscience qu’il sera bientôt plus probable que l’on retrouve dans nos assiettes une viande étrangère nourrie aux hormones dont les conditions d’élevage nous seront inconnues et ayant parcouru des kilomètres plutôt qu’une viande de pâturage issue de l’agriculture française ?

La prétendue protection de l’environnement grâce au commerce, un alliage qui ne convainc plus.

A l’heure où la Commission européenne devrait s’afférer à préparer la transition écologique, l’urgence climatique ne semble pas être la priorité de son agenda. A contrario, elle imagine encore que la conclusion d’accords de libre-échange œuvre à la protection de l’environnement, énonçant sans rougir que « cet accord aura également des effets positifs sur l’environnement ». Même un paragraphe intitulé Trade and Sustainable Development figure dans la liste des éléments essentiels de l’accord[4].

Le concept de développement durable comme logique de conciliation du développement économique et protection de l’environnement, est assez ancien puisque déjà l’OMC considérait en 1994 « qu’il ne devrait pas y avoir, et qu’il n’y a pas nécessairement, de contradiction […] entre la préservation et la sauvegarde d’un système commercial multilatéral ouvert […] et les actions visant à protéger l’environnement et à promouvoir le développement durable ».[5]

« Le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. »

Ce discours qui tend à légitimer la libéralisation du commerce international doit désormais être révolu. Accroître la production nécessite l’accroissement des activités industrielles. Ainsi, le recours aux transports pour l’acheminement des marchandises fabriquées augment autant que l’utilisation de combustibles fossiles comme le charbon et le pétrole. Cela a pour conséquence d’aggraver la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre, ce qui concourt considérablement au réchauffement climatique.

La méprise a trop duré. Comme l’a confié Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie, au journal le Monde : « le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. Il faudra d’ailleurs comprendre un jour qu’une des premières obligations va être de relocaliser tout ou partie de nos économies. »

Si la Commission européenne affirme que l’accord UE-MERCOSUR devra être conditionné au respect de l’accord de Paris sur le climat, aucun objectif concret visant à décarbonner les procédés et méthodes de production pour répondre aux objectifs de l’article 2 de l’Accord de Paris[6] n’est précisé dans les points essentiels.

Par ailleurs, tout comme le CETA, la procédure de règlement des différends relatifs à l’environnement et le travail prévoit seulement des « recommandations publiques » en cas d’une violation de leurs obligations en la matière. La procédure est différente de celle régissant les conflits commerciaux, qui prévoit des sanctions économiques. Cette hiérarchie de valeur fait une fois de plus prévaloir la protection du commerce sur celle de l’environnement et des conditions de travail.

Une politique de l’autruche face aux actes anti-démocratiques et écocides du Brésil

La situation démocratique et écologique au Brésil depuis l’investiture en janvier du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro inquiète autant les ONG environnementales que celles qui militent pour le respect des Droits de l’Homme. Greenpeace soulignait à quelques heures de la signature de l’accord que l’arrivée au pouvoir du gouvernement Bolsonaro a conduit au démantèlement de protections environnementales, toléré les incursions d’hommes armés sur les terres des peuples autochtones et supervisé une augmentation spectaculaire du taux de déforestation en Amazonie.

La participation du Brésil à cet accord de libre-échange rend complices les autres parties par leur inertie face à sa politique anti-démocratique et écocide.

Néanmoins cela ne semble pas ébranler notre président Emmanuel Macron qui a salué la conclusion de ce traité en déclarant samedi dernier en marge du G20 que « cet accord est bon à ce stade, il va dans la bonne direction ».

Et ce, tout en fustigeant la politique criminelle de Bolsonaro ou après avoir certifié en février 2018 devant l’inquiétude des agriculteurs qu’« il n’y aura jamais de bœuf aux hormones en France » ni « aucune réduction de nos standards de qualité, sociaux, environnementaux, ou sanitaires à travers cette négociation ». Encore une posture hypocrite, pourtant décriée depuis plus de 8 mois par les Gilets jaunes.

Même si l’accord UE-MERCOSUR doit encore être validé par le Conseil européen, le Parlement européen et les parlements nationaux, permettra-t-on une fois de plus que le bien commun soit sacrifié sur l’autel du libre-marché ?

[1] Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : « Je pèse soigneusement mes mots lorsque je dis qu’il s’agit d’un moment historique. Dans un contexte de tensions commerciales internationales », Communiqué de presse de la Commission Européenne, vendredi 28 juin, 2019.

[2] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf

[3] AFP, le 2 juillet 2019

[4] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf, pt. 14.

[5]  Décision sur le commerce et l’environnement, adoptée par les ministres à la réunion du Comité des négociations commerciales du Cycle d’Uruguay qui s’est tenue à Marrakech le 14 avril 1994.

[6] Article 2, §1 a) : « Contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C »

« La pensée du développement est née d’un imaginaire de la domination » – Entretien avec Jacques Ould Aoudia

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Jacques Ould Aoudia est chercheur indépendant en économie politique du développement[1], chargé de mission au ministère des Finances à la Direction de la Prévision puis à la Direction générale du Trésor. En 2003, il rejoint l’Association Migrations et Développement (M&D), créée par des migrants marocains vivant dans le Sud de la France pour soutenir des projets portés par les villageois dans leurs régions d’origine. Aujourd’hui son action se poursuit autour de trois axes : le développement local des régions du Souss Massa et Drâa Tafilalet, l’intégration des migrants dans leur pays d’accueil et le renforcement du lien entre territoires marocains et français. LVSL a souhaité l’interroger sur sa perception des grands enjeux de développement, des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial et évoquer avec lui l’écologie et les questions de genre qui reconfigurent la problématique du développement. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dominique Girod.


LVSL – Comment qualifieriez-vous les problématiques du développement et des rapports Nord/Sud dans le contexte mondial actuel ? À l’heure de la montée en puissance des revendications des femmes et d’un défi écologique majeur, faut-il changer de paradigme pour penser le développement ?

Jacques Ould Aoudia – Mille fois oui. Mais d’abord, vu du Sud, ce ne sont pas les questions de l’écologie et de revendications des femmes qui sont les plus brûlantes. Ce sont massivement les questions de l’emploi de jeunes et notamment des jeunes femmes, et, dans certaines zones, l’insécurité, la faim… Bien sûr, les enjeux écologiques qui frappent tout spécialement les deux rives de la Méditerranée restent présents mais avec une conscience collective encore inégale. Il en est de même avec la montée des revendications de femmes.

Avant tout, je voudrais préciser les termes que j’utilise pour partitionner le monde : Nord et Sud. La partition claire proposée par Alfred Sauvy dans les années 1950, à savoir les pays industrialisés, le bloc soviétique et le Tiers monde, n’a plus cours avec l’émergence au Sud de pays puissants, l’effondrement de l’URSS et la désindustrialisation des pays riches. Cette désignation Sud-Nord a pour moi le mérite d’être parlante, même si elle est imprécise.

Aujourd’hui, le changement climatique est devenu une question incontournable grâce à la prise de conscience et à la mobilisation des sociétés, surtout au Nord. C’est un magnifique facteur d’espoir porté par les plus jeunes. L’école publique en Europe a fait un bon travail en sensibilisant en profondeur les nouvelles générations. Quant à la question du genre, je vais y venir, mais je voudrais d’abord évoquer deux autres phénomènes importants qui bouleversent les relations Nord-Sud. D’abord le basculement du monde, c’est-à-dire la modification des rapports de force internationaux avec l’arrivée à la table où s’écrivent les règles du monde de nouveaux acteurs qui jusqu’à présent n’y étaient pas invités[2]. Je pense à la Chine mais aussi aux autres pays d’Asie du Sud-Est et à des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Il y a donc émergence de nouvelles voix et une reconfiguration des rapports de force, laquelle provoque de fortes réactions des dirigeants des États-Unis aujourd’hui.

Apparaît un autre phénomène dont on parle moins : en quarante ans, les populations ayant reçu une éducation moderne[3] ont connu une croissance exponentielle. Des personnes capables d’avoir une voix qui porte, avec les moyens numériques, au-delà du quartier, de la famille. Si au Nord la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est amorcée depuis longtemps, les régions du Sud, avec d’importants écarts entre elles, connaissent une croissance fulgurante de ces effectifs. Le monde en devient totalement différent, en raison de l’évolution qualitative de la population : plus urbaine, plus instruite, largement connectée. Et cela signe l’émergence de l’individu au Sud, là où la soumission était la règle : soumission aux aînés, aux pouvoirs, aux traditions, ce qui n’empêche d’ailleurs pas des crispations identitaires. Les conséquences sur la gouvernance des sociétés sont immenses : les pays qui resteront attachés à des gouvernances autoritaires et centralisées verront des difficultés à gouverner des territoires où émergent des centaines de milliers de gens qui sortent désormais de la culture où l’on baisse les yeux devant l’autorité. Des personnes capables et volontaires pour agir comme individu ou citoyen, pour s’encapaciter : c’est-à-dire pour revendiquer une place dans la société, sur le plan social, culturel, politique. Parmi ces personnes, – avec des variations entre régions et cultures – les femmes ont une place décisive. L’entrée des femmes dans l’espace public est à la fois signe et cause de changement.

Au plan de la gouvernance, même si le système patriarcal[4] perdure, il n’est plus exclusif, et se trouve traversé, contrarié et enrichi par d’autres façons d’exprimer des préférences individuelles, et, plus difficilement, collectives. Cela crée du trouble, car cohabitent deux systèmes, y compris au sein des individus. Les multiples émergences dont j’ai parlé obligent à revoir en profondeur la pensée du développement. Celle-ci a été conçue au Nord dans un imaginaire de domination. Les pays du Sud allaient rattraper ceux du Nord et converger vers son système de démocratie et de marché. C’est cela qui craque aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Changeons d’échelle. L’association Migrations et Développement (M&D) a mené une opération intitulée « Jeunes des 2 Rives ». Qui sont ces jeunes, quelles sont ces deux rives ? Pour vous, membre sénior de M&D, quel enseignement en tirer ?

JOA – M&D mène de nombreux projets au Maroc et en France. Elle s’est engagée dans le projet « Jeunes des 2 Rives » qui vise à prévenir les dérives vers l’extrémisme violent de jeunes des deux rives de la Méditerranée. Le projet est né dans l’émotion des attentats de 2015, il a mûri pendant des mois avant d’être proposé à l’Agence française de développement. Par son soutien, l’AFD a permis de déployer le projet au Sud de la France – où est implantée notre association autour de Marseille – ainsi qu’au Maroc dans la région de Souss-Massa et en Tunisie. Nous voulions amorcer une recherche-action sur la prévention des dérives violentes à partir du constat suivant : les pouvoirs publics au Nord comme au Sud passent à côté de mutations profondes portées par les jeunesses. Sur la rive sud de la Méditerranée, comme partout dans le Sud, on l’a vu, on assiste à l’émergence de l’individu. Mais j’y vois une émergence contrariée : les jeunes ont acquis un niveau d’éducation bien plus élevé que celui de leurs parents, mais ces capacités nouvelles ne rencontrent pas d’opportunités en termes de travail, de reconnaissance sociale, citoyenne ou culturelle. Une forte tension s’exerce dans la jeunesse entre les opportunités promises ou rêvées et la réalité.

Un autre phénomène, mondial, concerne les mutations dans le travail. Si, pendant les deux siècles derniers, le Nord a eu comme horizon le salariat et l’a organisé, le Sud suit une autre voie. Voici quelques chiffres saisissants : au Maroc, sur 12 millions d’actifs, deux millions sont salariés formels, dont 0,8 millions travaillent pour l’État[5]. La très grande majorité est donc en dehors d’un système formel de relation au travail. Le salariat inventé à la fin du XIXe siècle en Angleterre était un progrès qui rompait la relation de dépendance personnalisée entre travailleur et patron. Le salariat a produit du droit et le syndicalisme a permis de l’enrichir. Désormais la pensée libérale rompt le lien entre travail et salariat pour promouvoir des formes nouvelles : l’ubérisation en est le symbole. Cela détruit la sécurité salariale qu’offrait le salariat, faisant de chaque individu un entrepreneur de lui-même.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Comment définissez vous la gouvernance[6] ? Migrations & Développement a le souci d’accompagner les acteurs de terrain pour le changement. Pouvez-vous nous en parler ?

JOA – Je voudrais d’abord poser le fondement même de l’action de M&D : notre action vise à soutenir le désir de changement des acteurs sur le terrain, un désir prêt à passer à l’action. C’est finalement une position confortable, qui consiste à soutenir la volonté de changer de nos partenaires. On est dans un espace de responsabilité réciproque, on quitte une position de surplomb. C’est cela qui m’a fait rejoindre, en 2003, cette association créée en 1986 et dirigée par des acteurs de la diaspora.

Concernant la thématique de la gouvernance, n’oublions pas que dans le discours dominant, le mot gouvernance est là pour évacuer le politique et réduire la conduite d’une société à des dispositions techniques. En réalité, ce qui nous importe c’est le politique, c’est-à-dire comment les sociétés, à tous les niveaux (village, quartier, ville etc.), gèrent la chose publique notamment grâce aux nouvelles capacités dont on a parlé. Prises dans ce sens, les questions de développement ont une dimension de gouvernance majeure.

Par exemple, M&D s’est lancée dans le soutien à l’agroécologie[7] dans trois espaces de la grande région du Souss-Massa, au centre-sud du Maroc. L’agroécologie suppose la formation de paysannes et de paysans, il y a une partie technique, mais il n’y a aucun espoir de diffuser ces expériences si on néglige la dimension collective et le travail sur le sens de ce changement de pratique. En Amérique latine, des organisations paysannes puissantes portent le discours de l’agroécologie. La dimension collective y est très forte, et c’est par elle que se modifie le rapport à la culture, à la commercialisation, à l’alimentation. Ce sont des thèmes hautement politiques. On ne peut pas seulement les aborder sous l’angle technique. Il faut formaliser l’expression collective qui émane de l’agroécologie, créer des organisations, pour accompagner son extension. Et là, on est dans la gouvernance de l’extension de l’agroécologie.

LVSL – On sait que les problématiques de genre sont devenues maintenant incontournables dans tout appel à projets. Est-ce une opportunité ou une injonction ? Comment la question de la condition des femmes ou du féminisme résonne-t-elle pour vous ?

JOA – C’est une injonction, un point de passage obligé. Tout appel à projet requiert désormais un volet sur l’environnement et un volet sur les femmes. C’est par ces voies que les bailleurs essaient d’influer la transformation du réel qu’ils financent.

M&D s’attache au changement dans des sociétés traditionnelles qui vivent dans des conditions rudes sur les plans social, climatique, dans des villages de montagne haut perchés. Ces sociétés très enclavées tiennent grâce aux traditions, par nature ambivalentes : c’est grâce à elles qu’elles ont résisté dans un univers hostile, et elles sont aussi un frein au changement. On doit donc être prudents quand on soutient le changement, dans des sociétés qui ont élaboré des solutions sophistiquées pour vivre avec la rareté en terre, en eau, en énergie. Notre intuition, corroborée par nos observations mais pour lesquelles nous manquons encore d’outils de formalisation, est que le rôle des femmes dans le changement est central. Les femmes ont un rôle à jouer différent, y compris et peut-être surtout dans ces sociétés traditionnelles, pour bouger et faire bouger les choses.

Au fond, nous cherchons à soutenir les dynamiques qui émergent du terrain, empiriquement. Dans les sociétés traditionnelles, les conditions sont dures, les familles nécessairement soudées autour des nécessités vitales, et il n’est pas simple de poser les questions en termes d’exploitation. Ainsi, dans la région de Souss-Massa, on cultive le safran depuis 300 ans. Vu du Nord, on aime à penser que cette culture est une activité de femmes. Elles font en effet la cueillette et le recueil des pistils à la récolte, en novembre, après que les hommes ont travaillé les champs pendant dix mois sur douze. En réalité la culture du safran est un travail de famille.

LVSL – Manuela Carmena[8], l’ancienne maire de Madrid, voit une évolution dans la gouvernance, l’innovation, le développement, à travers l’expertise et les compétences propres aux femmes. En se libérant, en se formant, en se professionnalisant, elles acquièrent et forgent des compétences nouvelles propres à revitaliser l’action. Qu’en pensez-vous ?

JOA – Historiquement, dans les villages du monde entier, ce sont les hommes qui ont eu le pouvoir de décider : hommes, âgés, riches. Il y a 30 ans, le fondateur de M&D a proposé : « On soutient les projets des villageois, (d’électrification), en passant par une association villageoise formalisée dans laquelle les jeunes pourront avoir leur place, les migrants et les pauvres ». Les femmes ont pu être progressivement intégrées en tant que présidentes d’association, mais pas en tant que villageoises. Aujourd’hui, elles font leur chemin dans la gouvernance villageoise. Et le problème se pose maintenant au niveau des communes (de 30 à 80 villages). Là, l’État a posé des quotas d’élues. Mais cela reste encore formel, elles siègent mais ne parlent pas. Nous travaillons avec celles qui veulent prendre la parole dans ces enceintes. En tout cas il faut continuer d’élargir les espaces mixtes tout en respectant les traditions qui font tenir les sociétés.

© Ulysse Guttman-Faure/Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Le renouvellement de la pensée féministe s’est fait notamment par le développement des studies[9] et avec le déploiement de l’écoféminisme[10]. Comment cela peut-il inspirer votre action et peut-être redéfinir certaines problématiques ?

JOA – J’y vois l’avenir de M&D, un chantier qu’il faut ouvrir. Les bailleurs sont demandeurs de renouvellement de l’approche du genre, trop bureaucratisée et quantitative. Sur la question des studies, je pense que ces nouvelles pratiques sur le terrain ont besoin d’être conceptualisées. En retour, les recherches académiques nourriront les pratiques. Notre travail doit amorcer l’innovation, mais il faut que l’innovation puisse se diffuser. Pour essaimer, il faut travailler et trouver des mises en mots recevables et signifiantes pour une large variété d’acteurs sociaux, et leur transmettre aussi des outils et des méthodes.


[1] Ses publications : – SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Ed. L’Harmattan, 2018. – « Jeunesses et radicalisation sur les deux rives de la Méditerranée » (avec Aouatif El Fakir), Gallimard, Le Débat n°197, 2017. – « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n°94, 2015/3. – « Captation ou création de richesse ? Une convergence inattendue entre Nord et Sud », Gallimard, Le Débat n°178, janvier-février 2014.

[2] Voir Bertrand Badie : Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[3] Par opposition à l’éducation dans les systèmes traditionnels, essentiellement ruraux.

[4] Pour le Maroc, voir Mohamed Tozy : Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999

[5] Haut-Commissariat au Plan, Maroc.

[6] Jacques Ould Aoudia définit la gouvernance comme étant un « système de décision pour la conduite d’un groupe (au niveau national par exemple ) ou d’une organisation (hôpital, entreprise, club de foot..). Voir à ce sujet « La bonne gouvernance est-elle une bonne stratégie de développement ? » https://jacques-ould-aoudia.net/introduction-du-texte-la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement-jacques-ould-aoudia-avec-la-collaboration-de-nicolas-meisel-publie-en-no/    Et « Le miroir brisé de la bonne gouvernance »  https://jacques-ould-aoudia.net/le-miroir-brise-de-la-bonne-gouvernance-quelles-consequences-pour-laide-au-developpement/

[7] L’agroécologie est un ensemble de théories et de pratiques agricoles inspirées par les connaissances écologiques, scientifiques et empiriques. Elle concerne l’agronomie, mais aussi des mouvements sociaux ou politiques.

[8] Parce que les choses peuvent être différentes, Manuela Carmena, 2016, éditions Indigènes. On peut aussi se référer à l’essai Three Guineas, de Virgnia Woolf, qui dès 1938 soulignait la situation d’outsider des femmes vis-à-vis du pouvoir, du savoir et de l’action politique ; cette situation donnerait aux femmes une responsabilité et des appuis particuliers pour s’impliquer de façon novatrice dans la vie sociale.

[9] Les studies (cultural-, postcolonial-, gender-, subaltern-studies) se caractérisent par le fait que les populations minorisées, exploitées, dominées s’emparent des outils intellectuels, critiques et transformants, pour mener par elles-mêmes leur émancipation.

[10] L’écofémisme s’attache à préserver et articuler les différentes vulnérabilités (écologiques, économiques, psychologiques…), à construire une vision intégrée de ces problématiques et à trouver un mode d’intervention global et transversal.