Édouard Louis : « Toutes les grandes littératures ont été des littératures de la réalité »

Copyright : Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la mise en scène au Théâtre de la Colline de son texte “Qui a tué mon père ?” LVSL a rencontré Édouard Louis. Éminemment politique, son œuvre possède une acuité particulière à l’heure des gilets jaunes. Aussi, cet entretien a été l’occasion de revenir sur le rapport entre les dominants et les dominés, le champ politique et ce que sa littérature comporte d’engagé. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Pierre Migozzi, retranscrit par Tao Cheret.


LVSL – Concernant votre pièce de théâtre, pourquoi avoir fait ce choix du passage de l’écrit au théâtre ? Ce monologue est-il selon vous un format adapté pour exprimer ce que vous aviez voulu dire en écrivant Qui a tué mon père ?

Édouard Louis – J’avais envie d’écrire un texte sur mon père. Il s’agit du point de départ du livre. Il y a quelques années maintenant, j’ai revu mon père, que je n’avais plus revu depuis que j’étais parti du petit village dans le nord de la France, duquel j’avais fui, pour me réinventer comme gay, comme écrivain à Paris. Je suis revenu vers mon père et, quand je l’ai vu, j’ai vu son corps totalement détruit. Mon père était pourtant quelqu’un de très jeune. Il n’avait pas de maladie importante.

J’ai eu envie d’écrire sur ce qui avait produit l’état de son corps et ce qui avait mené à cela, en ayant à l’esprit que c’est par sa place dans le monde, que c’est parce que c’est un homme des classes populaires qu’il a ce corps-là aujourd’hui. J’ai essayé d’écrire et je n’y arrivais pas, je butais sur l’écriture du livre. Et un jour, Stanislas Nordey a organisé une lecture d’Histoire de la violence au Théâtre National de Strasbourg, qu’il dirige.

J’y suis allé, et là-bas on s’est rencontrés, on a mangé ensemble – avec Falk Richter, d’ailleurs – et on a discuté. Il m’a dit que si un jour je souhaitais écrire quelque chose pour la scène, lui il aimerait alors beaucoup en faire quelque chose. Quand Stanislas m’a dit ça, ça m’a donné l’impulsion d’écrire ce texte sur mon père, justement parce que je ne trouvais pas la forme appropriée, que je ne trouvais pas le ton approprié.

J’ai alors écrit ce texte pour la scène, pour l’oralité. L’écrire me permettait aussi de trouver une autre forme pour parler des sujets dont j’avais envie de parler : la violence sociale, le racisme, l’exclusion, la domination. C’est comme cela que l’écriture du texte est partie.

“Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses.”

LVSL – Qui a tué mon père était donc secrètement une pièce de théâtre à l’origine ?

Édouard Louis – Oui, lorsque je l’écrivais je pensais au théâtre pour Stanislas. C’était très clairement un texte pour lui et pour la scène. Et même avant que je décide d’écrire pour le théâtre, je pensais déjà à cela. Quand j’ai publié En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je parlais déjà des sujets dont j’avais envie de parler ; de la pauvreté, de l’exclusion sociale, du racisme, de l’homophobie, de la violence de la police, etc. Mais j’avais l’impression que très souvent, dans le champ culturel, beaucoup de personnes qui lisaient mes livres s’acharnaient à ne pas voir ce que j’essayais de dire, de montrer.

Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses. La meilleure critique qu’on peut vous faire, par exemple pour un film ou pour un livre, c’est qu’on vous dise que tout est suggéré, que rien n’est dit, que ce n’est pas du tout didactique. Il y a cette façon de valoriser le fait de ne rien dire. Le fait de ne pas s’affronter au monde social, à la réalité, à la violence. Pour écrire des livres qui s’affrontent pourtant directement à ces sujets-là, je ressentais toujours une sorte de frustration avec ces gens qui me disaient que mes livres parlent de violence sociale, de racisme, d’homophobie mais que ce qu’ils ont aimé c’est le style, la construction.

Je me suis dit que ce n’était pas anecdotique et que ça révélait cette façon du champ culturel de fonctionner. Et cette manière de toujours dénier cette réalité devant laquelle on est mis. Je me suis demandé comment il était possible d’inventer une forme littéraire qui empêcherait la lectrice ou le lecteur de ne pas ne pas voir ce qui est directement dit. La forme théâtrale m’a permis cela, de produire quelque chose de plus direct, de plus court, de plus confrontationnel.

Quelque chose qui met la lectrice ou le lecteur plus directement en face de ce qui est dit. Il y a aujourd’hui, et je l’ai beaucoup dit au moment de la sortie de Qui a tué mon père – c’était important pour moi –, beaucoup de stratégies qui sont mises en place dans le monde pour ne pas voir. De là, j’en suis vite venu à la conclusion que l’idée de littérature engagée est une idée qui n’est aujourd’hui plus suffisante. La littérature engagée telle que Sartre ou Beauvoir l’ont portée pendant leur vie. Car la situation dans laquelle on est n’est plus la même. Les livres ne sont plus censurés comme l’étaient les livres de Jean Genet et Violette Leduc ; des chapitres entiers coupés, qui ne pouvaient pas être publiés, des textes qui étaient empêchés d’exister. Or aujourd’hui, c’est possible de publier à peu près ce que l’on veut.

Si on a le droit de dire à peu près tout, à partir de ce moment-là les gens inventent des stratégies pour ne pas être confrontés à ce qui est dit. Il s’agit donc de se trouver une forme littéraire, poétique et esthétique qui va au-delà de cela. Quand Sartre parle de littérature engagée, il dit quelque chose comme « Je présente une réalité » – par exemple le racisme, par exemple la domination masculine –, « et au moment où je fais cela je fais appel à la liberté du lecteur ou de la lectrice car je le ou la confronte à la liberté de faire quelque chose ou de ne rien faire ».

Je me suis dit que c’est le contraire qu’il faut faire : ce n’est pas confronter la personne à la possibilité de voir ou de ne pas voir, c’est trouver une forme qui force la personne à voir ce que vous êtes en train de dire. Ce n’est donc pas produire un moment de liberté, c’est suspendre la liberté pendant un moment donné pour faire en sorte que la personne qui est en train de vous lire ne tourne pas la tête, ne détourne pas le regard. Pour moi, c’est l’idée d’une littérature de confrontation, qui viendrait après la littérature engagée. Je pense que le théâtre m’a permis cela encore plus que les romans.

LVSL – Effectivement, à moins de sortir de la salle, au théâtre ce que l’on voit et ce que l’on entend nous est imposé. C’était bien ce que vous souhaitiez, qu’on soit confrontés directement.

Édouard Louis – À partir du moment où on est face au texte, on doit s’affronter à ce que le texte dit. Et même si on n’est pas d’accord, le texte nous force à dire qui on est. C’est en finalité cela l’enjeu. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est quand il y a des réactions au texte de Stanislas qui disent que la pièce parle de la réalité, de la réalité sociale, alors que l’art n’a rien à voir avec la réalité sociale, que l’art c’est la fable, la narration, l’histoire.

Ainsi, même quand ils ne sont pas d’accord ils sont forcés à dire ce qu’ils sont vraiment. Pour moi, un geste littéraire important doit être comme un geste politique important : c’est un geste qui consiste à forcer les gens à dire qui ils sont. Un peu comme le mouvement des gilets jaunes qui force une partie des classes dominantes à dire qui elles étaient, à dire clairement tout leur mépris des classes populaires, leur haine des classes populaires, leurs pensées moqueuses, méprisantes à leur égard. Toutes les choses qui existaient déjà mais qui n’étaient pas dites.

Et tout d’un coup le mouvement apparaît et produit une sorte d’effet de psychanalyse sociale qui fait que les individus sont forcés à dire qui ils sont. Cependant je ne pense pas qu’un mouvement, un texte, une œuvre littéraire, un mouvement politique, un mouvement social puisse transformer tout le monde. Mais au moins il met dans une situation où l’on doit dire qui l’on est. À partir du moment où l’on voit qui les gens sont, il est plus facile de les affronter, d’affronter le monde. Il y a une dimension confrontationelle au théâtre qui est peut-être plus grande que dans un livre.

LVSL – Il y a une sorte de vérité profonde de votre texte qui émerge d’un coup et qui illustre ce que vous aviez pensé comme un texte de théâtre. Ce n’est plus seulement un écrit mais une parole qui est portée par un corps, une présence physique à laquelle on ne peut pas échapper.

Édouard Louis – Exactement, il y a quelque chose d’important dans le fait de confronter les gens à la réalité sociale, à la réalité mauvaise du monde.

LVSL – Peut-on considérer que la pièce est un prolongement de l’expérience de lecture originelle ou est-ce un rapport nouveau à l’œuvre, ou encore est-ce sa vraie existence ?

Édouard Louis – Il y a forcément une part d’interprétation puisque c’est une adaptation de Stanislas Nordey. Mais c’est ce que je voulais. Pour moi, il y a quelque chose de très beau, de presque poétique dans le fait d’être adapté par quelqu’un. Au moment où vous êtes adapté, c’est quelqu’un d’autre qui vient prendre votre histoire à votre place, qui vient porter votre histoire à votre place. C’est quelque chose que j’avais thématisé au moment de la sortie d’Histoire de la violence. Pour moi, il y a quelque chose de très émancipateur à voir son histoire portée par les autres.

Dans Histoire de la violence, je parle d’un viol, d’une agression sexuelle, d’une situation violente, et je raconte qu’après, quand je suis amené à devoir parler de cette histoire encore devant la police, devant des médecins, devant des juges, devant des avocats, qu’il faut en parler encore et encore, à ce moment-là je demande pourquoi est-ce moi qui doit porter cette histoire alors que je n’ai pas choisi de la vivre. Que j’ai le droit au repos. Il y a un droit presque ontologique et politique au repos.

“On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies.”

Je pense que, plus généralement, nous n’avons pas choisi ce qu’on a vécu dans nos vies, nous n’avons pas choisi les souffrances qu’on a vécues. On ne choisit pas d’être femme, on ne choisit pas d’être juif, on ne choisit pas d’être arabe, on ne choisit pas d’être gay. On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies. Si on pense en ces termes-là, on peut penser qu’il y a quelque chose de très beau quand quelqu’un vient porter nos histoires à notre place, nos souffrances à notre place, nos discours à nos places. Pour moi, c’est cela qui se passe au moment où je vois la mise en scène de Stanislas Nordey.

Je me dis : « Là, ce n’est plus mon problème, c’est le sien ». Évidemment, il a des interprétations différentes et des manières de penser et d’être, d’incarner le texte de manière différente, mais il y a quelque chose d’émancipateur dans le vol. Ce n’est pas un discours qui est très employé aujourd’hui. On a plutôt tendance à penser la violence de l’appropriation, la violence de parler à la place des autres, mais je pense qu’on peut aussi articuler cela à cette question-là, de penser les choses comme ça. Je me souviens que quand Thomas Ostermeiera adapté Histoire de la violence à Berlin, des gens l’avaient critiqué parce qu’il est hétérosexuel. Des gens avaient dénoncé qu’un hétérosexuel porte les problèmes d’un gay.

Moi j’avais répondu que ça ne me posait pas de problème. La question que je me pose est la vérité. Ce qu’il dit est-il vrai sur ce que c’est que d’être gay, sur la violence que les personnes LGBT subissent ? Ou est-ce caricatural, ou cela produit-il de la violence sur eux et sur elles ? La question pour moi n’est pas qui parle mais qu’est-ce qu’on dit. Est-ce du progrès et de l’émancipation ou est-ce du côté de la violence ? Cela devrait être un des seuls axes pour résoudre cette question.

LVSL – Si vous deviez écrire Qui a tué mon père aujourd’hui, écririez-vous la même chose avec le contexte des gilets jaunes ?

Édouard Louis – C’est difficile à dire, je ne peux pas savoir comment le projet littéraire se mêlerait à ce que j’essaie de faire, de penser. Ce qui est sûr, c’est que quand on écrit il faut savoir être interpellé par la réalité. Cela ne veut pas dire forcément écrire sur la réalité, sur exactement ce qui en train de se passer, mais se confronter au monde, confronter sa pratique artistique au monde.

Avant les gilets jaunes, avec Qui a tué mon père et mes livres d’avant, je me posais toujours cette question-là. Étant donné le corps de mon père, étant donné le niveau de violence sociale, étant donné le niveau de violence raciste envers les migrants et les migrantes en France aujourd’hui, étant donné ce que vit la communauté LGBT, je me demandais comment et quoi écrire par rapport à cela. Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il y a beaucoup d’auteurs qui écrivent sans avoir honte de ce qu’il se passe dans le monde.

“Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ?”

Il y a tout un pan de la littérature qui se consacre à une petite fraction de la bourgeoisie culturelle, qui parle de petits problèmes de la bourgeoisie blanche, culturelle, des villes. Je me demande toujours comment on peut écrire sur cela sachant ce qu’il se passe pour les migrantes et les migrants, sachant ce qu’il se passe pour les personnes LGBT, sachant ce qu’il se passe pour les Noirs en France. Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ? C’est pour moi un mystère. Cela me fait penser au début de La douleur de Marguerite Duras.

Elle reprend les notes qu’elle a prises pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui parlent de la guerre, de la violence, du retour de l’homme qu’elle aimait, qui revient des camps de concentration. Elle a cette phrase très belle : « La littérature me fait honte ». Il faut savoir interroger sa pratique littéraire à partir du monde. Quand on y pense, tous les livres qui restent sont les livres qui ont fait cela. Claude Simon écrit sur la guerre, Marguerite Duras écrit sur la colonisation, Faulkner a écrit sur les pauvres blancs des États-Unis, etc. Pour moi, toutes les grandes littératures ont été des littératures comme ça, de la réalité.

LVSL – A la fin de Qui a tué mon père, vous faites du « name and shame ». Cela fait penser à ce que François Ruffin avait fait à l’Assemblée nationale, et qui lui avait été reproché par certaines personnes. Beaucoup de vos références sociologiques sont anglo-américaines. Avez-vous l’impression que toutes ces références sont bien perçues en France, tant dans le champ universitaire que dans le champ politique?

Édouard Louis – Je ne sais pas. Je sais que pour les gens qui lisent, la référence ne se pose pas de manière aussi frontale. Après, ce qui m’a beaucoup frappé, et je m’y attendais, c’est quand j’ai publié Qui a tué mon père et qu’on me reprochait de nommer des gens. On disait que c’était le retour des listes, que c’était violent. J’ai l’impression d’avoir dit cette phrase dix fois dans ma vie, mais c’est vraiment ici la perception différentielle de la violence. Les gens sont violents et, si vous les dénoncez, c’est vous qui êtes violent plutôt qu’eux.

C’est exactement ce qu’il se passait avec « Balance ton porc » ou « Me too ». Des femmes ou des personnes LGBT – majoritairement des femmes – dénonçaient des violences sexuelles. Or, ce qui était violent était de dénoncer et non pas les violences sexuelles elles-mêmes. En publiant Histoire de la violence et En finir avec Eddy Bellegueule, où je parlais en grande partie de la violence dans les classes populaires de mon enfance, où je parlais d’homophobes, de racistes, de personnes qui ont voté pour le Front National, je disais qu’à travers ces livres j’essayais de comprendre pourquoi.

Pourquoi les gens étaient racistes, pourquoi une grande partie des gens votaient pour le Front National, pourquoi il y avait de l’homophobie, et on me disait : « Ah mais tu essaies de comprendre, et si tu essaies de comprendre tu veux excuser alors qu’en fait, quand on est homophobe on est responsable, quand on est raciste on est responsable, quand on commet un acte de violence sexuelle on est responsable ».

Quand Qui a tué mon père est sorti et que j’ai parlé de la violence des décisions de Macron, de Chirac, de leurs décisions politiques et la manière dont elles ont impacté le corps de mon père, les mêmes personnes du champ culturel me disaient que c’était plus complexe que cela, que ce n’est pas de leur faute, qu’ils sont pris dans un système, que les décisions que prennent les femmes et les hommes politiques ne sont pas vraiment leurs décisions, etc.

Il y a un double système dans lequel il y a des excuses sociologiques pour les dominants, mais jamais pour les dominés. Les dominés sont toujours responsables et les dominants sont pris dans un système. Si vous dites, comme je l’avais dit à un moment avec Geoffroy de Lagasnerie dans un texte que j’avais publié avec lui, qu’au moment où il y avait eu la série d’attentats en France il fallait comprendre quel système était à l’origine de cela, on nous a attaqués en nous disant que nous voulions excuser les terroristes. Alors que moi, quand je dis que quand un gouvernement supprime une aide sociale cela produit une violence sur le corps des gens, le corps de mon père, on me rétorque que c’est plus complexe que cela.

L’idée de complexité est ici utilisée pour masquer quelque chose, pour ne pas penser. Une pensée complexe peut être une pensée qui mène à dire quelque chose de simple. Le travail demandé à Simone de Beauvoir pour pouvoir dire que la société est structurée par la domination masculine peut paraître simple, mais en fait le travail demandé pour mettre cela à jour est quand même quelque chose de complexe. Et on peut penser le contraire : plus les gens ont du pouvoir et plus ils sont responsables.

Avoir de l’argent, du capital culturel, du capital symbolique, du capital institutionnel c’est avoir la possibilité de faire des choses ou de ne pas faire de choses. Il y a une forme de misérabilisme des dominants, qui parviennent à faire croire aux autres que ce n’est pas de leur faute. Hier, après la pièce, je prenais un verre avec des amis dans un bar. On parlait politique avec le serveur, que l’on connaît. Il disait qu’il n’aimait pas Macron mais que, de toute façon, il ne peut rien faire. On voit bien que ce système bénéficie aux personnes qui ont le pouvoir, de faire croire qu’elles ne l’ont pas.

C’est très bizarre, cette fable du pouvoir, de faire qu’on n’a jamais le pouvoir. Il y a des moments dans l’histoire où l’on voit pourtant très bien qu’ils ont le pouvoir. Par exemple, quand Angela Merkel accueille un million de migrants en Allemagne. Tout le monde aurait dit que c’est impossible. Un autre exemple est Donald Trump, qui fait toutes les choses que l’on aurait pensées impossibles avant. Qui casse tout, qui prend toutes sortes de décisions possibles et improbables. C’est d’ailleurs assez inquiétant, cette idée que l’extrême-droite, ou la droite, a compris cela.

LVSL – Aller au théâtre, cela coûte de l’argent et en l’occurrence la pièce est plutôt jouée à Paris. En plus, dans vos livres il y a pas mal de référence à des auteurs, donc il faut un certain capital culturel pour y avoir pleinement accès. Les personnes que vous décrivez ne sont pas celles qui lisent vos ouvrages.

Édouard Louis – C’est un peu le paradoxe éternel. A partir du moment où vous écrivez pour les dominés, pour les gens qui sont la cible de la violence sociale, il y a toutes les chances pour que ces personnes-là ne vous lisent pas. Justement parce que la violence sociale les exclut du champ de la culture. Je pense qu’il ne faut pas renoncer à une forme d’exigence littéraire, une forme d’exigence théorique, à une forme d’exigence dans le propos quand on fait une œuvre, parce que la réalité est complexe et qu’elle a souvent besoin d’un discours assez complexe pour l’analyser.

Si l’on renonce à cette complexité, on renonce à analyser le monde. Et si on renonce à analyser le monde, on ne comprend pas comment il est et on ne le change pas. Je pense que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé beaucoup de choses dans la vie de ma mère et justement parce que c’est un livre exigeant, qui repensait à ce moment-là tous les rapports hommes-femmes, les rapports du genre, de domination et de violence masculine. Peut-être que si Simone de Beauvoir avait essayé de faire un livre plus facile d’accès, cela n’aurait pas marché parce qu’elle n’aurait pas eu ce pouvoir d’analyse du monde social.

Après, pour ce qui est du prix, on peut toujours le voler ! (rire) Les libraires vont me tuer si je dis ça, parce que la plupart d’entre eux galèrent. Ce qui m’a beaucoup frappé c’est que beaucoup de gens qui ont lu Qui a tué mon père n’avaient pas lu les livres d’avant, qui étaient peut-être plus intimidants par leur taille tandis que celui-ci était fait pour la scène, donc plus petit. Ce sont des choses qui paraissent toujours trop triviales et pratiques, mais il faut toujours se poser cette question.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier dit toujours qu’il ne peut pas faire des pièces de cinq heures parce qu’il sait qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont un travail dur et qui vont au théâtre, et que s’il fait des pièces de cette longueur-là il limite encore plus la possibilité pour ces gens-là de venir. Cela paraît presque anecdotique alors qu’en termes de rapports sociaux, de violence sociale, c’est très important.

Je m’en suis rendu compte avec Qui a tué mon père. Quand je vais manifester, quand je vais dans des mouvements sociaux, je vois des gens qui ont lu ce livre et pas les autres. La question du format des textes est donc aussi une question qui est importante car elle permet de s’adapter à différents publics. Je pense que Sartre, quand il écrit L’être et le néant, n’a pas le même public que quand il publie L’existentialisme est un humanisme. Ces questions-là ne doivent pas être trivialisées. Quand on est une auteure ou un auteur, on doit avoir cette responsabilité de pouvoir produire plusieurs types de textes pour avoir plusieurs types de publics.

LVSL – Votre création adopte les codes d’un art qui est quand même majoritairement à destination des dominants. Ou, du moins, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain. Pensez-vous que ceux qui vous lisent comprennent nécessairement la dimension politique de votre œuvre et que cela agit sur leur conscience ?

Édouard Louis – Je pense que ce n’est pas tout à fait juste. Le théâtre, par exemple, c’est un lieu où des personnes viennent en groupes scolaires, donc il y a quand même des publics hétérogènes. En tous cas pas aussi homogènes qu’on ne le croit. Mes premiers contacts avec la littérature ont été des contacts par le théâtre, parce que le collège et le lycée m’y emmenaient. Tout à coup, je voyais et j’entendais des textes que je n’aurais jamais entendus ou lus parce que personne ne lisait dans ma famille. Et puis, comme je le disais, il y a une sorte de paradoxe duquel on ne peut pas sortir. Il ne faut pas poser les questions en ces termes-là.

Mais en même temps je crois qu’il est aussi possible de produire un art – cela peut prendre du temps – qui permette aux gens de se reconnaître. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère qui ne lisait pas de livres, qui n’a jamais eu la chance et la possibilité de faire des études, disait toujours qu’elle savait qu’Emile Zola était de son côté. C’était bizarre, mais quand je rentrais avec un livre de Zola à la maison, elle disait : « Ah, lui il était de notre côté ». Du côté de l’ouvrier. C’était des auteurs qui avaient réussi à créer des images qui faisaient que les gens se sentaient défendus, représentés, exister. Cela passe par plein de choses, notamment des interventions. Il y a beaucoup de gens qui m’écrivent et qui me disent qu’ils enseignent mes livres dans un lycée professionnel, en Picardie ou en région PACA.

Je pense qu’il y a beaucoup plus de canaux qu’on ne le pense pour la transmission des livres. Le fait que tout le monde ne lira pas un livre est un paradoxe indépassable et que je n’entends pas dépasser parce que personne ne le dépassera jamais. Il s’agit seulement d’essayer d’aller le plus loin possible dans l’adresse à un public auquel d’habitude on ne s’adresse pas. Quand j’écris, je ne m’adresse pas au champ culturel. Je pense beaucoup plus aux mouvements sociaux, je pense beaucoup plus à mon père qu’à la critique que je vais avoir d’un grand journal. Si j’avais pensé en ces termes-là, je n’aurais jamais écrit Qui a tué mon père. Je me serais dit qu’on ne doit pas parler politique dans un livre, que la littérature n’est pas la politique. C’est d’ailleurs une critique que j’ai eue.

LVSL – Pensez-vous que cette dimension politique est comprise ? Est-elle comprise mais ignorée ou pensez-vous que finalement, notamment sur la jeunesse, elle a une certaine emprise, que votre littérature participe à une prise de conscience ?

Édouard Louis – Ce n’est pas à moi de le dire parce que ce serait arrogant. Je suis allé plusieurs fois à la pièce de Stanislas, et je vois bien que la réaction d’un public jeune est différente de celle d’un public plus âgé. Les jeunes se sentent plus connectés. Il y a aussi des gens plus âgés qui sont réceptifs au texte – je ne crois pas du tout à la valeur absolue de l’âge. Je pense par exemple que Bernie Sanders est politiquement beaucoup plus jeune que plein de gens jeunes biologiquement qui sont à La République En Marche ! et qui ont des idées thatchériennes, des années 80.

Je pense que très souvent la littérature est en retard sur les autres arts. Quand j’ai commencé à créer Qui a tué mon père, je me suis demandé ce que ça voudrait dire d’écrire le nom de Macron et de Sarkozy dans un livre. C’est vrai que ça me gênait aussi un peu. Je suis comme beaucoup de gens, je suis pris dans un état du champ et des idées de ce que doit être une œuvre littéraire. A ce moment-là, j’écoutais beaucoup de rap et je me suis dit qu’en fait, quand on pense au rap, c’est quand même un genre musical qui n’a pas peur du présent. Il parle du présent, le plus instantané, le plus urgent.

Je me suis demandé pourquoi la littérature ne le faisait pas. De la même manière que des écrivains comme James Baldwin ou Toni Morrison qui ont été influencés par le jazz. A un moment, toute une partie de la littérature américaine a été influencée par le jazz. C’est important, ces moments où la littérature se connecte à d’autres arts. Je me suis dit que si le rap le faisait, pourquoi la littérature ne pouvait pas ne pas le faire. Cela m’a donné un sentiment d’autorisation, de m’intéresser à ce que font d’autres formes d’art. Il y a un paradoxe qui est qu’à la fois c’est un livre qui peut être considéré comme très politique, mais en même temps il y a eu une forme de surpolitisation de ce livre à sa sortie.

Moi, ce je voulais dire, c’est qu’une décision de Macron, de Sarkozy, ou une non-décision, fait partie de l’histoire intime du corps de mon père autant que son premier baiser, autant que la première fois qu’il a fait l’amour. Qu’une aide sociale en moins, que 5€ en moins qui l’empêchent de se nourrir correctement, qui aurait pu interrompre cela à part Macron ?

En France, dans un régime assez pyramidal, il y a peu de gens qui auraient pu bloquer cela et faire que ça n’arrive pas. Ce que je voulais montrer, c’est que tout ceci fait partie de la vie intime de son corps. Ce n’est pas grave si dans cent ans on ne sait plus qui est Macron ou Sarkozy. Peu importe, au fond, car c’est l’histoire du corps de mon père.

Et l’histoire du corps de mon père a été déterminée par des rencontres avec des gens, des rencontres non-choisies avec des politiques qu’il n’a pas choisies. Je montre cela dans le livre. On n’est pas obligé d’avoir connu Raskolnikov pour pouvoir lire Crime et châtiment de Dostoïevski. Ce n’est pas l’enjeu. Ce qui m’importait était de raconter une histoire. Si on surpolitise le livre, on oublie alors son principe même, qui est d’intégrer la politique comme une dimension intime de mon père.

LVSL – Vous évoquez beaucoup l’auto-persuasion au sein des classes populaires. On le voit notamment dans la séquence de Noël, où votre père dit qu’il n’aime pas Noël, qu’il n’aime pas les cadeaux, mais que vous comprenez des années plus tard qu’il s’est préparé à détester la joie et le bonheur, comme si cette dimension politique qui le broie, qui va lui broyer le dos après, était quelque chose qui le faisait s’auto-convaincre que c’est son choix s’il n’est pas heureux.

Édouard Louis – Exactement. Dans le monde de mon enfance, et chez les gens des classes populaires en général, l’illusion de liberté est une des plus grandes violences. L’illusion qu’on est libre, qu’on peut faire ce que l’on veut, que l’on est maître de son destin fait qu’à la fin la vie qu’on nous a imposé, que le monde nous a imposé, nous appartient et qu’on a tout décidé. Alors qu’il est en fait beaucoup plus émancipateur de se dire que l’on n’est pas libre et qu’il faut se libérer. Pour moi, tous les mouvements sociaux – le mouvement féministe, le mouvement antiraciste – c’est ce geste-là qu’ils ont posé.

“La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale.”

On dit qu’en tant que femme vous êtes aliénée, qu’en tant que gay vous êtes aliéné, qu’en tant que noir vous n’êtes pas libre et qu’il faut se libérer. C’est pour cela que j’ai toujours été très méfiant et même hostile à toutes les formes de philosophie d’exaltation du peuple, dont on trouve une forme des plus contemporaine chez Rancière, qui consiste comme ça à exalter la liberté du peuple, la liberté des classes populaires, etc. alors qu’en fait je me rends compte que chez ma mère et chez mon père, dont je pensais qu’ils étaient libres, c’était une des manières de ne pas se libérer. Mon père pensait que tout ce qu’il avait fait il l’avait choisi. Que l’usine était son choix, qu’être meilleur était son choix, qu’arrêter l’école était son choix, alors qu’en fait c’était la société qui lui avait imposé tout cela.

Cette exaltation de la liberté, cette forme d’égalité dans les connaissances en soi, cela me paraît violent. Parce que ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’égalité dans les connaissances. La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale. Dans le village de mon enfance, comme je le dis toujours, on pensait que c’était l’épicière du village qui était une grande bourgeoise, on pensait que c’était elle la privilégiée. C’était l’équivalent de la mère d’Annie Ernaux. Pour moi, Annie Ernaux c’était une bourgeoise. Vous imaginez ? Comment pouvez-vous construire une analyse du monde social si votre vision du monde social est aussi biaisée.

Nous n’étions jamais allés à Paris, nous n’étions jamais allés dans une grande ville. Plus je me suis éloigné du monde mon enfance, et plus j’ai eu affaire à différentes sphères, différents mondes du monde social. Je me suis alors dit que le monde social est infini. Je suis arrivé à Amiens et j’y voyais des enfants de professeurs du secondaire : j’avais l’impression que c’était l’immense bourgeoisie par rapport à mon enfance. Et puis après, je suis arrivé à Paris et là j’ai vu les enfants d’architectes à l’École Normale Supérieure. Et puis après, je suis allé à New York et j’ai vu des personnes qui ont une maison entière dans les quartiers chics de New York.

Dans  ma trajectoire, j’ai ressenti comme ça une forme d’étonnement à constater que le monde social est sans fond et que les inégalités sont sans fin. Quand vous êtes enfermé dans un village depuis plus de dix générations, comment voulez-vous pouvoir percevoir cela ? Il n’y pas d’égalité de compétence. Non, il y a une violence sociale qui fait que vous êtes privé d’un certain nombre de choses. Cela me semble beaucoup moins radical de dire cela que d’adopter une posture bourgeoise qui consisterait à dire qu’on est au fond tous à compétences égales et qu’il y a juste des compétences qui sont valorisées plus que d’autres. Non, moi je ne le crois pas et je pense que c’est très violent de dire cela. Cela participe de l’exclusion sociale.

LVSL – On voit avec le mouvement des gilets jaunes qu’il y a un peuple, qui vient de tout en bas, qui s’est dressé et qui a amené avec lui des classes qui étaient un peu au-dessus, des classes populaires voire même la classe moyenne, paupérisée. Il y a donc tout un peuple qui s’est dressé contre un État qualifié de macronien, d’État voyou, d’État corrompu. Il a nommé à sa façon l’oligarchie et, aujourd’hui on voit aussi qu’une jeunesse se dresse pour le climat et réclame la justice climatique. Il y a ainsi deux blocs sociaux extrêmement importants qui se placent contre l’oligarchie. Pensez-vous que ces deux mouvements peuvent se joindre ou y a-t-il un antagonisme générationnel qui pourrait servir l’oligarchie en divisant ce peuple ?

Édouard Louis – Je pense que tous les moments où l’on a parlé de convergence des luttes, c’était plus de la synchronisation plutôt que de la convergence. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Chaque mouvement permet à d’autres d’émerger. Chaque mouvement incarne la possibilité de se soulever. Un mouvement porte toujours deux choses : à la fois ses revendications – sociales, féministes, sexuelles, etc. – et l’image de la possibilité d’un mouvement social. Au milieu du XXe siècle, le mouvement LGBT n’aurait pas été aussi fort sans le mouvement antiraciste, par exemple. Chaque mouvement porte avec lui la possibilité d’un mouvement.

On ne peut donc qu’espérer cela : la synchronisation des mouvements, la multiplication des luttes. Il y a le mouvement Justice pour Adama, il y a les gilets jaunes, il y a le mouvement climatique, etc. Chaque mouvement porte la possibilité de l’autre. On ne peut pas se sentir concerné par tous les mouvements, c’est humainement impossible. Si on disait qu’on se sentait concerné par tous les mouvements, on commettrait déjà un geste de violence sociale en pensant que l’on sait tout. Le principe de l’histoire des mouvements sociaux, c’est toujours la recréation de nouveaux mouvements sociaux, qui émergent de manière inattendue. On ne peut pas faire partie de tous les mouvements sociaux car on ne peut pas tous les connaître, il y en a toujours qu’on ignore.

Moi, j’aurais envie de participer à tout. Quand on est une personne de gauche, on est toujours confronté à cela, au fait qu’on voudrait toujours faire plus. On voudrait être à la fois avec les migrants, à la fois avec les SDF, à la fois contre les violences policières, à la fois avec les antifascistes, à la fois dans le mouvement féministe, etc.

“Plus les mouvement sont spécifiques et plus ils sont puissants.”

Mais on ne peut pas être partout. En revanche, on peut porter un mouvement si loin qu’il peut provoquer l’émergence d’autres mouvements. Quand j’écris Qui a tué mon père, j’étais déjà dans le comité Adama et cela a fait partie de ce qui m’a donné de l’énergie pour écrire ce livre. J’ai vu ce que portait le comité, la puissance au sein de ce mouvement. Je m’en suis imprégné. Je ne crois pas du tout aux mouvements qui essaient de tout synchroniser. Par exemple, une partie du mouvement féministe dit qu’il faut combattre et l’impérialisme, et le capitalisme, et le racisme, etc.

Ces mouvements qui essaient de tout faire font, je pense, à la fin pas grand-chose. Plus les mouvements sont spécifiques et plus ils sont puissants. Assa Traoré dit qu’elle se bat pour son frère, qu’elle se bat pour la justice de son frère. Et qu’à partir de là elle critique ce qui se passe pour les Noirs et les Arabes dans les banlieues, les violences policières, les scènes de ségrégation. Son mouvement est avant tout celui de son frère.

Je pourrais dire que, parallèlement, mon mouvement c’est celui du monde de mon enfance, des classes populaires, de mon père. J’écris Qui a tué mon père, pas « Qui a tué la classe ouvrière », « Qui a instauré le capitalisme », « Qui a instauré le néolibéralisme », etc. Si c’était possible, de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, je serais le premier à vouloir cela. Quand on essaie de tout mettre ensemble, à la fin c’est toujours la même chose. Il y a une cause qui s’impose et les autres deviennent périphériques.

C’est beaucoup ce qui a été dit dans le mouvement antiraciste en France : « Venez dans le mouvement social général et on parlera aussi de ça ». Mais finalement on n’en parle jamais, on le fait à la toute fin du meeting, lorsqu’il ne reste plus que deux minutes pour parler. Alors que si on s’axe sur des luttes beaucoup plus spécifiques on permet l’émergence de pensées spécifiques et l’émergence d’autres mouvements. Plus il y a de mouvements et plus il y a de mouvements. C’est ça qui est beau, dans l’idée du mouvement social.

À la recherche d’une littérature populaire

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J’accuse, Zola / Wikimedia Commons

De la profondeur, du souffle, de l’empathie, de l’éloquence et surtout : de la politique. Le lecteur saura certainement trouver, au sein de la création littéraire récente, les éléments d’une littérature populaire.


Émerge en France, et dans d’autres démocraties occidentales, un sujet politique dont l’importance va croissante au fil des scrutins : le peuple. Peuple volontiers contestataire et relativement divisé, mais qui formule parfois le sentiment d’une condition largement partagée : celle d’évoluer dans un jeu économique et institutionnel qui fait désormais une majorité de perdants. Poussées par les enjeux des politiques publiques et les surprises électorales, les sciences sociales se sont saisies de la question il y a déjà plusieurs années, et ont fait fleurir une terminologie adéquate. France périphérique, précariat, déclassés, oubliés de la mondialisation – des mots amplement repris dans le débat public.

Qu’en est il sur le plan littéraire ? La création s’est elle saisit de ce sujet nouveau ? N’ayant pas à se soucier outre mesure des conséquences électorales de la situation sociale du pays, la littérature a peut-être l’opportunité d’aborder la question d’un point de vue plus vaste. Et bien que toujours soumise aux contraintes de la fiction et du récit, elle n’en garde pas moins une formidable puissance de description sociale. Plus encore, elle donne au champ politique ce qu’il a perdu depuis un certain temps : une consistance humaine.

Au cours de diverses lectures, nous avons retenus quelques romans qui se saisissent de l’enjeu : le très médiatisé Vernon Subutex de Virginies Despentes, une découverte de rentrée littéraire Fief de David Lopez, et l’iconoclaste Qui a tué mon père d’Édouard Louis. Trois auteurs de talent, d’horizons et d’âge divers, qui ne sauraient résumer à eux seuls l’immensité des possibles en la matière, mais dont les succès en librairies attestent que même en se limitant aux têtes de vente, on y découvre déjà son bonheur. Les quelques éléments d’analyse qui suivent reflètent pour beaucoup un enthousiasme certain à la lecture de ces ouvrages et ne constituent, au fond, qu’un long et vibrant conseil de lecture.

Dans son Vernon Subutex, Virginie Despentes nous fait le portrait d’une France en ébullition. Au travers des pérégrinations d’un ancien disquaire devenu chômeur, puis SDF, elle croque l’extraordinaire diversité de ceux que ce début de siècle laisse amers, déçus, lésés, révoltés. Roman vocal, rythmique, où l’évaporation cruelle des idéaux collectifs fait écho aux souvenirs des années mythiques de la culture rock. À l’image de son héros venu d’un autre âge – celui où l’on rêvait à l’hédonisme pop d’un monde d’amour et d’audace – toute une galaxie de personnages se heurte à la dureté et la froideur d’un ordre socio-économique qui les rejette, les phagocyte ou les ignore. Il ne reste alors à cette foule de marginaux que la jouissance des corps, la musique et la danse, qu’ils érigent en bastion d’une contre-culture en germe. Et le groove, le beat, se hissent au-dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.

Fresque pessimiste et sans concessions, Vernon Subutex est cependant bien plus qu’un simple cris de colère littéraire. Et s’il peut se lire comme un guide d’introduction à la pop culture – les références musicales y foisonnent – le roman s’aventure également sur le terrain politique. En multipliant les points de vues et les trajectoires croisées, Virginie Despentes balaye la quasi totalité du spectre sociologique français – du chômeur au trader, du militant identitaire à l’actrice porno transgenre – nous livrant avec une fidélité étonnante le tableau d’une société criblée d’antagonismes. Une plongée dans un labyrinthe d’intimités clivées où se jouent les mystères des passions collectives les plus profondes. Terrorisme, guerre des classes, destin national, les diagnostiques et les convictions s’engendrent, s’affrontent, se transforment au sein d’une population aussi hétérogène que conflictuelle.

“Et le groove, le beat, se hissent au dessus du simple plaisir festif pour accéder au statut de quasi spiritualité.”

Un tableau noir et caustique donc, au dessus duquel on s’élève pourtant, porté par le souffle lyrique et l’écriture mordante de l’autrice. Car la force de Vernon Subutex réside, au-delà de son style populaire et soigné, dans sa construction. En superposant les expériences existentielles, en donnant une voix singulière à chacun de ses personnages, Virginie Despentes suscite curiosité et empathie pour chacun d’entre eux. Au contact de « la bande à Subutex » qui lutte activement contre l’isolement et la désintégration sociale, on s’y découvre des camarades, des voisins, des frères et sœurs, tant la profondeur et le détail du récit nous renvoient aux ressorts primaires de la vie commune.

Aux embardées d’un système socio-économique en roue libre, aux périls civilisationnels et aux bulldozers de l’Histoire, Virginie Despentes oppose l’esquisse d’une compassion publique, aux accents parfois délibérément bibliques. Servi par une intrigue originale et un vrai sens de la mise en scène, Vernon Subutex nous donne ainsi l’expérience littéraire de l’amour moderne du prochain, ce subtil élan par lequel on saisit les causes tragiques de la faiblesse humaine.

D’une facture et d’un ton très différent, Fief nous projette dans une atmosphère nouvelle. Si l’on retrouve comme chez Despentes le souci d’écrire dans une langue actuelle, orale, à l’image de ses locuteurs contemporains, David Lopez lui donne une place bien plus fondamentale. Loin des odyssées christiques et des grandes fresques, il développe au contraire son premier roman autour d’un microcosme : celui d’une bande de jeunes hommes, perdus dans une ville moyennes entre la banlieue et la campagne, dont il nous décrit la vie stagnante et incertaine. L’intrigue ? Un jeune homme tente vainement de vivre sa vie avec conviction. L’Amour, l’Ambition, la Victoire, lui sont autant de sommets inaccessibles tant il intériorise le poids des déterminismes sociaux. Dans cet ailleurs aux allures de nulle part, tout est vu sous le prisme d’une sorte de nonchalance résignée ; on se fait une raison, on vit à l’écart de la vie sans trop s’en faire, on se laisse couler dans l’ordre des choses. Le salut viendra, pour cette équipe de choc aussi attachante que paumée, du pouvoir des mots et des plaisirs de la conversation. Roman d’un jeune boxeur versé dans le rap, l’écriture y est en effet précise, incisive, scandée par les éclats et jeux d’esprit de la bande. Entre argot péri-urbain, idiome de banlieues et trouvailles personnelles, la langue est leur ultime territoire, leur refuge, leur fief, où il se créent de toutes pièces une mythologie collective.

“Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.”

Rédigé dans un style qui sonne et qui détonne, le roman de David Lopez est un bijoux d’exploration sociologique autant qu’une ode à la créativité linguistique de son milieu social. À la première personne du singulier, l’auteur nous donne à voir un groupe traversé par un réseau d’affects complexes – mélange de naïvetés éclairées, d’amertumes tranquilles, de fiertés flottantes – à partir desquels se constituent une culture et une dignité que la société leur refuse. Retournant le sens de leurs stigmates – une mémorable scène de dictée devient un concours du plus grand collectionneur de fautes d’orthographes – la petite troupe s’approprie ainsi l’anonymat social pour en faire une joie de vivre. Assez éloigné des grands sujets politiques, le roman a cependant l’immense mérite de décentrer sociologiquement la création littérature, d’ouvrir une fenêtre sur une réalité voisine mais parallèle, potentiellement étrangère au lecteur (de l’aveu même de l’auteur, ses personnages n’achètent ni ne lisent de livres). Le charme de Fief, c’est de tenter le portrait littéraire d’une génération qui lutte sans trop savoir contre quoi, qui se sent oubliée sans vraiment savoir par qui, et qui se cherche, dans les mots, un horizon.

Décentrer sociologiquement la littérature… Un projet que n’aurait certainement pas renié Édouard Louis, dont la vocation créatrice se revendique comme la volonté franche et simple de « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ». Avec son nouveau texte Qui a tué mon père, il entreprend ainsi l’histoire brève et fatale d’un corps, celui de son père. Un corps broyé par le poids écrasant de l’ordre socio-économique moderne, mais également le corps d’un homme épris des signes extérieurs de la virilité et qui doit élever un fils gay.

“La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement, de leur violence.”

Sujet banal en soi, la relation de l’auteur à son père nous est cependant restituée avec une rare intensité, qui tient à la manière et au style adopté par Édouard Louis pour rendre compte de la vie de son père par le prisme du pamphlet politique. Car c’est justement les diagnostiques tranchés, la clarté des accusations, la netteté des évidences qui donnent au récit sa force et sa profondeur. La politique pour certains est une question esthétique, pour d’autres elle est une question de vie ou de mort, elle imprime ses marques dans les corps. En quelques pages, tout est dit des fractures de la société française, de leur enracinement et de leur violence.

Fractures de classes, fractures de genres. Esquissé chez David Lopez, le thème de la construction genrée est ici abordé de plein fouet, à travers les destins si différent des deux hommes. Un père irascible et dépassé, un fils qui s’échappe dans les temples parisiens du savoir. Et la mécanique implacable des passions tristes. Détrônés par la performance scolaire, les attributs de la force physique deviennent l’arme et le talisman du faible, du perdant, du relégué au bas de l’échelle méritocratique. Touché par la débâcle d’un homme qui se définit uniquement par ce qu’il n’est pas, et saisissant les ressorts de son homophobie existentielle, Édouard Louis redécouvre le corps de son père et désigne des responsables.

En faisant le choix de nommer ce que la politique fait souffrir aux corps, Édouard Louis s’inscrit dans la filiation d’une littérature qui dénonce et fustige au risque de se perdre en hyperbolisme. Pourtant, si les mots sont forts, la rage est contenue et le geste sincère. Pas de fantasmes romantiques, rien qu’une réalité humaine, impitoyable et glacée.

Ainsi se dessine peut-être – au regard des trois exemples cités, certes loin d’être exhaustifs – ce qu’on pourrait appeler un “populisme de lettres”. Sans se limiter aux seuls regards politiques, souvent sombres, qu’ils développent, nos trois auteurs partagent en effet une aspiration à incarner des vies, complètes et denses, dans lesquelles se retrouve spontanément le politique, comme l’une des expériences existentielles des personnages. Le talent des fictions commentées ici est de donner une voix entière et pleine à ceux qui d’ordinaire ne sont écoutés que pour leurs souffrances, ou tout simplement oubliés de la représentation symbolique. Plus que porter les difficultés ou les infortunes d’individus, elles portent leurs préoccupations, leurs convictions, leurs visions du monde, nous invitant par là à parcourir tous les stades et les nuances psychologiques qui les constituent. Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal. Il n’est plus l’élément périphérique ou accessoire du monde social, mais le cas général, l’individu moyen.

De telles qualités ne pouvaient cependant que faire planer l’ombre des grandes plumes du réalisme littéraire sur les frêles épaules de ses héritiers. Mais là aussi, notre nouvelle littérature parvient à dépasser les monuments d’un Zola, d’un Hugo ou d’un Flaubert. À chaque siècle sa littérature et sa sociologie. Chez Virginies Despentes, la France est un carnaval de marginaux qui finissent par prendre conscience de leur majorité sociale. Chez David Lopez ou Édouard Louis, l’oppression c’est l’indifférence.

“Et la littérature, par sa magie et sa puissance, nous fait entrevoir un rapport politique nouveau aux classes populaires : l’oublié, le perdant, le précaire n’est plus simplement une personne à plaindre mais un miroir, un être multiple, un égal.”

En partant d’une France contemporaine, actuelle, nos auteurs participent aussi à l’élaboration quotidienne de sa langue – sans doute plus caustique, plus lapidaire que son aînée du XIXè siècle mais si bien adaptée au récit de son époque ! Et, par d’autres moyens esthétiques et stylistiques, perdure toujours l’idéal d’une littérature populaire : celui de donner à un peuple la faculté de se représenter soi même.

Les gilets jaunes : le retour du corps des pauvres

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.


Le gilet jaune… et le corps qui le revêt

Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.

Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.

Corps à corps

La spectaculaire irruption des corps populaires se joue ensuite sur les plateaux de télévision : le contraste éloquent entre gilets jaunes, députés et ministres ne réside pas seulement dans les discours mais aussi dans les attitudes, les postures, les vêtements, les manières de se tenir, d’intervenir. Si bien qu’en une telle arène, les corps des gilets jaunes apparaissent toujours déplacés, dans le sens le plus littéral du terme. Ces corps ne sont plus à leur place, c’est-à-dire à la place – souffrante, soumise, réifiée – que leur a assignée le capitalisme néo-libéral. Ils ne sont plus à leur place d’objets : objets de reportages, de commentaires ou de statistiques savamment décryptées. Le scandale vient de ce que les corps des pauvres sont désormais « invités » à la table des experts et des éditorialistes. Et les pauvres, hélas, se tiennent souvent mal, obligeant parfois les journalistes à leur donner quelques leçons de maintien. L’entre-soi feutré et le jeu bien réglé des discussions entre belles personnes s’en voient singulièrement perturbés. La confrontation des habitus fut, avant même celle des idées, la démonstration la plus flagrante de ce corps à corps entre classes sociales que les gilets jaunes ont imposé.

Le corps à corps recherché dès les premières expressions du mouvement lui confère un caractère indéniablement insurrectionnel. Le corps à corps occupe le vide inquiétant laissé par des « corps intermédiaires » méprisés et disqualifiés, parfois par le pouvoir lui-même[1]. C’est que les gilets jaunes, lassés des formes galvaudées d’une démocratie représentative qui ne tient plus ses promesses, ont d’emblée souhaité s’approcher directement du corps et du cœur du pouvoir, tout particulièrement de son incarnation présidentielle. Dès le 17 novembre, les chaînes d’information en continu diffusent à l’envi les images des manifestants attroupés devant l’Élysée. Ce désir de confrontation physique, qui s’assouvit parfois en simulacres d’exécution d’Emmanuel Macron, a quelque chose de troublant. Il explique l’obstination des gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées, place de la Madeleine ou de la Concorde, jamais très loin du Palais. Corps contre corps : la violence qui se déchaîne certains samedis rappelle à tous, comme l’explique Juan Branco[2], que la politique n’est pas un simple jeu, une lutte des places ou une partie d’échecs entre gens de bonne compagnie. Les tenants de l’ordre sociopolitique qui défait les corps, les marque et parfois les détruit, comprennent alors que la violence qu’ils imposent, lorsqu’elle devient trop insupportable, risque de se retourner contre eux.

Le corps dérobé d’Emmanuel Macron

Mais dans ce corps à corps, l’un se dérobe. Les gilets jaunes exhibent des corps maltraités ou épuisés, traversés d’affects et de soubresauts. Aux convulsions du corps social, ils attendent que le pouvoir réponde de manière incarnée. Non pas seulement par les mots et les concepts, mais par l’action et le geste, quelque chose qui montrerait que le pouvoir lui-même est touché, dans son corps, par ce qui se déploie sous ses yeux. Or, le pouvoir continue de lui présenter un corps sur papier glacé. La théorie des deux corps du roi élaborée par Kantorowicz est bien connue : le roi est doté d’un corps physique, terrestre, mortel et d’un corps mystique et immortel symbolisant la communauté politique. Emmanuel Macron a surinvesti le corps mystique dès le soir de son élection et son apparition dans l’obscurité de la cour du Louvre, au risque de se couper de la réalité du corps social. Lorsque le président va « au contact », comme aiment le dire les conseillers en communication, les gestes et les mots sont souvent maladroits, perçus comme hautains et méprisants.

La réception de l’allocution du 10 décembre est de ce point de vue très intéressante. Les signes physiques de fatigue ou de nervosité, les indices d’un trouble qui pouvaient manifester l’émotion du corps touché, ont été scrutés avec autant d’attention que les annonces politiques. Les mains du président, ostensiblement posées à plat sur la table, ont suscité l’interrogation et la raillerie. Le geste, quelle que soit son intention, rate son objectif, semble faux et affecté. L’été dernier, Emmanuel Macron a pourtant lui-même mis en scène un corps à corps avec le peuple (« qu’ils viennent me chercher ») exposant, du moins verbalement, son corps physique mais en le dérobant dans le même temps puisqu’un tel défi, opportunément filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, était lancé depuis la cour de la maison de l’Amérique latine devant un aréopage de ministres. Paradoxalement, le corps du président s’exposait faussement pour protéger son propre garde du corps… C’est sans doute dans ce double retranchement du corps présidentiel, dans cette inaccessibilité jupitérienne et bravache qu’une partie du mouvement des gilets jaunes prend ses racines.

Un épisode apparemment anodin et superficiel de cette crise politique majeure révèle la mesure de ce qui se joue au niveau du corps présidentiel et de sa difficulté à s’incarner. Un article du Monde daté du 22 décembre rapporte les paroles d’un député de la majorité affirmant qu’Emmanuel Macron « ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué » et ajoutant : « il se maquille même les mains ». Si l’information fut reprise par la presse people comme par la presse la plus sérieuse, c’est que l’on sent bien qu’elle est grosse d’une vérité plus profonde qu’il n’y paraît et qu’elle dépasse de loin l’anecdote de communicant. Ce maquillage permanent et intégral qui recouvre « même les mains », soit l’outil de travail des classes les plus modestes, est l’ultime signe d’un corps présidentiel faux et lisse incapable d’être touché ou de toucher. Isabelle Adjani, dans un article qui là encore a largement débordé les pages de la presse légère, parle d’une « impossibilité tactile […] avec le corps du pauvre »[3]. Alors que les gilets jaunes exposent sans fard des corps que l’on a longtemps voulu enfermer dans la honte, « se met[tent] à nu »[4] selon les mots de l’une des figures du mouvement, le pouvoir continue d’exhiber le corps artificiel et distant qui a pourtant miné sa légitimité et qui « accuse », pour reprendre le terme d’Édouard Louis, la distance glacée de sa politique au service des dominants. Il y a peu, le président a prononcé ses vœux debout face aux Français, optant pour une verticalité frontale qui met en scène un corps inébranlable, qui ne fléchit pas. Alors que les gilets jaunes, physiquement et métaphoriquement, exhibent marques et empreintes, blessures et fêlures, le pouvoir s’en tient à l’apparente impassibilité, aux illusions de la surface. La révolte des gilets jaunes est fondamentalement une protestation contre cette négation toute néo-libérale de ce qui est fragile et précaire et qui s’inscrit à même la peau, celle qu’on essaie de sauver quand tout semble perdu, celle qu’on laisse parfois quand on n’en peut plus.

[1] Sur ce point, voir la tribune de Guillaume Le Blanc (« Les deux corps de la manifestation ») parue dans Libération le 6 décembre 2018.

[2] “Là-bas si j’y suis”, 21 décembre 2018, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Juan-Branco-desosse-Macron.

[3] Interview donnée dans Elle, paru le 28 décembre 2018.

[4] Ingrid Levavasseur, aide-soignante, intervenait dans La Grande explication le 29 novembre 2018.