« Le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres » – Entretien avec Delphine Batho

Delphine Batho © Clément Tissot

Delphine Batho est députée indépendante, présidente du parti Génération Écologie et ancienne ministre de l’Environnement. En janvier dernier, elle a publié “Ecologie intégrale, le manifeste” et a récemment lancé la liste “Urgence Écologie” pour les Européennes, avec le philosophe Dominique Bourg. Cette liste ambitionne de proposer une réponse à la hauteur de l’urgence climatique, sans pour autant se positionner en fonction du traditionnel clivage droite/gauche. Au cours de cet entretien, nous revenons à la fois sur des questions de constat et de stratégie politique, mais aussi sur ce que sous-entend l’écologie intégrale en termes de changements dans notre rapport à la politique, et à des questions telles que le droit des femmes. 


 

LVSL : Vous avez écrit le manifeste de l’écologie intégrale, paru en janvier dernier. Pourquoi le choix de ce terme « intégrale » plutôt que « radicale », par exemple, ou un autre terme ?

Delphine Batho : Ce n’est pas la même chose. L’écologie intégrale signifie qu’on intègre l’écologie dans tous les choix. À partir du moment où ce qui est en cause aujourd’hui c’est l’effondrement du vivant, la destruction accélérée de tout ce qui rend la planète habitable et vivable pour l’espèce humaine, l’écologie est l’enjeu qui prime sur tout. La vie, le vivant, est la valeur première avant l’argent, avant tout le reste. Tous les choix politiques dans tous les domaines, en matière de politique économique, de politique étrangère, de choix culturels, éducatifs etc. doivent procéder de cet impératif écologique : c’est ça le propos de l’écologie intégrale.

Elle a une dimension de radicalité parce qu’elle entraîne une rupture avec la civilisation thermo-industrielle actuelle. L’écologie intégrale implique la rupture avec le paysage politique tel qu’il est installé et avec les anciens clivages entre la Gauche et la Droite. Mais si on disait simplement « écologie radicale » et non pas « écologie intégrale », on entretiendrait l’idée fausse qu’il ne s’agit que d’un problème de degré, qu’il faut avoir un programme écolo qui ne serait pas « mou » – parce qu’il y a une écologie molle, des faux semblant, il y a du greenwashing politique. Mais notre propos ne consiste pas à dire qu’il faut faire plus fort, qu’il faut aller plus vite, c’est de dire qu’il faut faire complètement différemment. Et différemment veut dire qu’il faut en finir avec une vision qui considère l’écologie comme un sujet parmi d’autre. Non, ce n’est pas un sujet parmi d’autres : c’est la cause du siècle.

LVSL : Dans votre manifeste, vous parlez de la fin du clivage Gauche/Droite, transcendé par l’urgence écologique : pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écologie intégrale n’est pas de Gauche ?

DB : Ce n’est pas seulement que l’ancien clivage serait transcendé par l’urgence écologique, c’est le fait que ET la Gauche ET la Droite nient les limites planétaires. L’une comme l’autre sont dans une forme de déni de l’anthropocène et des limites planétaires, parce qu’en fait la Gauche et la Droite conditionnent leur projet de société à la croissance économique.

L’idée libérale c’est qu’il faut produire plus pour s’enrichir plus et par ruissellement tout le monde finira par en bénéficier. Le propos classique de la social-démocratie c’est de dire il faut produire plus pour qu’il y ait de la croissance économique afin qu’on puisse redistribuer les richesses. Mais dans les deux cas, on conditionne un projet de société à la croissance économique, or cette croissance économique est assise sur la destruction de la nature : elle est la cause du problème aujourd’hui. Donc voilà pourquoi nous sommes en rupture avec les deux, c’est-à-dire avec le libéralisme comme avec le socialisme. Le nouveau clivage oppose ce que nous appelons les Destructeurs et les Terriens, c’est-à-dire ceux qui savent que nos conditions d’existences dépendent de la nature, et du fait de préserver une planète habitable pour le vivant et pour l’humanité.

LVSL : Pourtant il semble que l’idéologie productiviste et le dogme de la croissance du PIB soient dépassés dans le logiciel politique d’au moins 4 listes aux européennes : la France Insoumise, Génération.s, Place Publique et Europe écologie les verts. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

DB : Hélas non, au-delà des apparences ce logiciel inspire encore ceux que vous venez de citer, je vais les prendre un par un.

Concernant la France Insoumise, il y a mention dans leur programme du l’idée qu’il y aurait un nouvel espace d’expansion de l’humanité : les océans. Ils proposent d’aller chercher ce qu’ils appellent « l’or bleu » des océans. Donc en fait, c’est une nouvelle manière de contourner les limites planétaires, d’imaginer qu’il y aurait un nouveau relais de croissance dans l’exploitation des océans.

Génération.s  se situe comme une liste traditionnelle de la gauche de la gauche, donc ils ne sont pas dans la compréhension de la nouvelle période politique qui s’ouvre et du nouveau clivage qu’elle implique. Ils ne sont pas en rupture avec ce que je disais sur le socialisme et les grilles d’analyses marxisantes.

Place Publique ? Ils prétendaient faire du neuf mais ils sont sur une liste avec le Parti Socialiste qui soutient Europa City, le Center Parc de Roybon, le Lyon-Turin, le grand contournement Ouest de Strasbourg… J’ai pris la décision définitive de quitter le PS le jour où ce parti a refusé de signer mon amendement à l’Assemblée nationale pour l’interdiction du glyphosate. Donc en fait on est très loin de la conscience de l’urgence écologique. On est dans la superficialité, voire la publicité mensongère. La vérité d’une orientation politique, on la voit dans les actes concrets : refuser de signer un amendement pour l’interdiction du glyphosate, c’est un acte concret. Soutenir le Lyon-Turin, ou le grand contournement Ouest de Strasbourg, sont des actes concrets. C’est là qu’on voit la vérité en politique.

Quant à Europe Écologie les Verts, leur programme est essentiellement daté et obsolète. Il est grosso modo le même qu’il y a 10 ou 5 ans, mais on n’est plus il y a 10 ans ou il y a 5 ans. Aujourd’hui, le GIEC dit qu’il reste 12 ans. L’IPBES dont le rapport vient d’être publié atteste d’un effondrement violent du vivant. Je vais prendre un exemple : dans ses propositions pour les élections européennes, EELV préconise la sortie des pesticides en 15 ans. On ne peut pas attendre 15 ans avant d’arrêter la pollution chimique de l’agriculture et de la santé humaine, parce qu’il y a des enjeux de santé considérables derrière les enjeux liés aux pesticides. Nous n’adhérons pas à l’idée que l’écologie est un enjeu de long terme, qu’on aurait encore du temps devant nous. Nous considérons que le concept de « transition » lui-même entretient l’ambiguïté de reporter l’écologie à plus tard. Non, si on s’appelle Urgence Écologie ce n’est pas un hasard, c’est qu’il y a la nécessité absolue de prendre des décisions maintenant et d’organiser des changements rapides et radicaux.

LVSL : Pourquoi est-ce que vous avez choisi de lancer une liste aux Européennes, est-ce que c’est dans un objectif de témoignage, une tribune pour l’écologie ? Pourquoi n’avez-vous pas fait cela depuis l’intérieur de mouvement déjà existant ?

DB : Nous présentons cette liste pour agir, tout de suite. Effectivement, nous tirons toutes les leçons des périodes passées. Pour ma part, j’ai essayé pendant 20 ans et j’ai cru, comme d’autres, que l’on pouvait faire évoluer les formations politiques traditionnelles pour les amener à s’emparer des enjeux écologiques ou féministes qui me tiennent particulièrement à cœur. D’autres qui sont sur la liste Urgence Écologie ont fait le même type de parcours, mais dans d’autres formations politiques. Moi, c’était au Parti Socialiste, vous avez des gens qui sont passés par Europe Ecologie les Verts, ou par le Modem, par En Marche, par le PC, par l’UDI, qui ont eu des parcours politiques divers. Tous, on arrive au même constat : les organisations du système politique en place s’avèrent incapables de porter cet enjeu à la hauteur de ce qu’exige la nouvelle période qui commence avec la publication du dernier rapport spécial du GIEC, qui dit qu’il reste 10 ans.

Notre liste rassemble surtout plein de gens dont c’est le premier engagement politique, à l’image de Dominique Bourg, qui franchit le pas de l’engagement politique pour la première fois. Jusqu’à présent il a été un philosophe qui a pensé la cause de l’écologie. Qu’il s’engage aujourd’hui sur le plan politique est significatif. Il ne le fait pas pour lui, mais parce que cette cause en a besoin et qu’un nouveau projet politique doit être articulé à la connaissance scientifique. S’il y va, c’est parce qu’il y a un vide terrible. Les orientations de l’écologie intégrale n’existent pas dans le paysage politique actuel.

Le sens de notre démarche c’est de vouloir construire pas à pas une nouvelle force, donc de faire entendre ce propos sur le plan démocratique à l’occasion des élections européennes, mais aussi des suivantes. Ce qui commence aux élections européennes n’est pour nous que le début.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe entre dire que l’écologie intégrale doit être portée par un maximum d’acteurs politiques et le fait de vouloir l’incarner seuls ?

DB : On ne prétend pas l’incarner seuls ! Mais qui défend une politique d’écologie intégrale pour l’instant à part nous ? A travers les propositions que nous portons notamment dans le document « Fondations », nous sommes les seuls à être dans une volonté de cohérence par rapport à l’état des connaissances scientifiques sur l’accélération du changement climatique et de la destruction de la biodiversité. Je peux prendre une multitude d’exemples, notamment sur tout ce qui implique un changement des comportements individuels : le fait de supprimer les liaisons aériennes entre Paris et Marseille à partir du moment où existe le train, d’introduire des quotas carbone individuels, de réduire la vitesse etc.

LVSL : Est-ce que vous considérez être un recours institutionnel pour la jeunesse qui se mobilise pour le climat dans les rues ?

DB : Je dirais un débouché, plutôt qu’un recours. Ces mobilisations signifient l’émergence d’une nouvelle génération politique, qui attend du neuf, qui est en révolte et à juste titre. Et moi je partage cette révolte contre le système politique en place, où règnent tant d’incapables. Que ce soient des jeunes de 14 ou 16 ans, qui manifestement ont davantage lu le rapport du GIEC que les gouvernements actuels, qui sont obligés de faire une grève scolaire pour faire entendre l’urgence dans laquelle on est, voilà qui en dit long sur le monde des adultes. Et ce sont les jeunes qui ont raison. Nous souhaitons favoriser l’émergence de cette nouvelle génération et l’aider : pas lui dire ce qu’elle doit penser, mais l’aider à s’organiser, s’exprimer et à trouver dans la démocratie un relais à son combat.

LVSL : Quelle est votre stratégie pour capter la demande électorale écologiste ? Quelle est votre stratégie pour rendre hégémonique l’écologie intégrale au-delà de la sociologie du vote écologiste habituel, c’est-à-dire grosso modo classe moyenne urbaine éduquée. Comment est-ce que vous chercheriez par exemple à convaincre un gilet jaune ?

DB: Ce que laissent entendre les médias, ou votre question telle qu’elle est posée, c’est qu’un ouvrier ou une personne aux conditions de vie modestes ne seraient pas capable de comprendre la gravité des enjeux sur le climat, ni le fait que la nature est en train de mourir. C’est profondément insultant et derrière il y a une forme de mépris social.

La deuxième chose, c’est qu’en fait, les inégalités environnementales sont une inégalité sociale supplémentaire. L’autre jour, j’étais dans les Bouches du Rhône, à l’Etang de Berre. Autour de celui-ci, les hommes ont 34% de cancers de plus que la moyenne nationale, et ces victimes de la pollution ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Quand vous allez à Paris, dans les logements sociaux qui sont le long du périphérique et où vous avez un nombre considérable d’enfants asthmatiques, ce ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Donc en fait, le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres. C’est ne pas comprendre qu’il y a des gens qui subissent le fait d’être dépendants de la bagnole pour aller bosser tous les jours, ou d’avoir des transports en commun complètement pourris alors qu’on va mettre des milliards d’euros dans le Grand Paris express pour les touristes, ou dans le Lyon-Turin : c’est une inégalité et une injustice sociale supplémentaire.

J’ai passé du temps sur les ronds-points avec des personnes qui étaient mobilisées pour les gilets jaunes, que je ne confonds pas du tout avec la dérive violente, xénophobe, antisémite, de plusieurs composantes de ces mobilisations. Et je considère que le mouvement des gilets jaunes est en fait un mouvement politique contre les lobbies, et contre la technostructure qui confisque la décision démocratique depuis des décennies en France. Ceux qui bloquent un changement pour l’écologie sont les mêmes que ceux qui confisquent les décisions dans tous les domaines depuis des décennies. Les gouvernements passent et les problèmes restent, quelles que soient les promesses de campagne électorale, parce que ce sont les mêmes intérêts qui influencent les décisions en coulisses. Il y a quelque chose aujourd’hui de pourri dans la très haute fonction publique en France, qui sert les intérêts d’un certain nombre de très grandes compagnies.

LVSL : Votre liste aux Européennes, « Urgence Ecologique », conduite par le philosophe Dominique Bourg, est supportée par trois partis : le vôtre, Génération Écologie, mais aussi celui de Robert Hue, le Mouvement des Progressistes, et celui d’Antoine Waechter, le Mouvement écologiste Indépendant. Allez-vous former un nouveau mouvement à terme ou bien fonctionner en cartel de partis ? Où vous voyez vous dans un an ?

DB : Ce à quoi j’aspire, c’est faire émerger une nouvelle génération politique et une nouvelle forme d’organisation politique. Qui du coup ne peut pas se résumer à une sorte de cartel à l’ancienne. Je suis très heureuse du rassemblement qui s’opère pour les Européennes, mais ce rassemblement est au service d’une cause. Cette cause, c’est le fait de soutenir une liste citoyenne conduite par quelqu’un qui n’est pas issu d’un de nos partis politiques. Et de la même façon, sur cette liste, on trouve plein de personnes dont c’est le premier engagement et qui ne sont membres d’aucun des partis politiques que vous venez de citer.

Notre rôle à Génération écologie c’est justement de favoriser cela. Je suis convaincue que cette démarche se prolongera au-delà des élections européennes. Non comme une addition de partis, mais vraiment comme un processus nouveau appelant beaucoup de personnes qui ne sont pas membres de nos formations politiques à s’engager. Je souhaite qu’il y ait une nouvelle dynamique et une nouvelle force politique pour l’écologie intégrale en France. C’est cela notre projet. Et la question des organisations en tant que telle est secondaire par rapport à cet objectif. Donc quelle que soit la forme que cela prendra, que ce soit un collectif citoyen, une fédération des organisations existantes, peu importe. Ce qui compte c’est le fond, c’est la sincérité de la démarche et le fait qu’elle implique plein de gens pour qui c’est la première fois.

LVSL : Vous parlez dans votre manifeste d’écoféminisme. Pourquoi le droit des femmes est-il si important pour la transition écologique, que ce soit dans les pays du Sud ou en Occident ?

DB : Premièrement, il y a quelque chose de commun dans le mécanisme de domination des femmes par les hommes et la domination de la nature par l’humanité. Une humanité qui s’est crue supérieure à la nature, de la même façon que la masculinité s’est prétendue supérieure à la féminité. Ce n’est pas un hasard si le mot « nature » est féminin. Du coup, il n’est pas concevable que l’on puisse être écologiste sans être féministe. Il n’est pas concevable d’envisager une nouvelle relation entre l’humanité et la nature, beaucoup plus harmonieuse, tout en persévérant dans l’oppression des femmes. Il n’est pas possible de lutter contre ce pouvoir de destruction sans la complète égalité entre les hommes et les femmes. Les deux vont ensemble.

La deuxième chose c’est qu’à l’échelle mondiale, l’émancipation des femmes, leur accès à l’éducation, au travail, à l’égalité sociale complète avec les hommes, à la contraception, est un des leviers majeurs de la transformation écologique des sociétés. Elle entraîne la transition démographique. Ce n’est pas par des solutions autoritaires que l’on va maîtriser la croissance démographique, c’est par l’émancipation des femmes. C’est la seule voie démocratique pour y parvenir.

La notion d’écoféminisme a une histoire. C’est un concept imaginé en France dans les années 70, mais qui s’est surtout développé dans les pays anglo-saxons, notamment dans les luttes contre le nucléaire. L’oppression des femmes a conduit à leur marginalisation, les cantonnant aux sphères domestiques dont la gestion de la nourriture, de la maison… et le lien avec la nature dans beaucoup de pays à travers l’agriculture. De ce fait, les femmes ont développé un ensemble de savoirs et de compétences – pas pour une raison génétique, mais parce qu’elles ont été cantonnés dans ces sphères des activités humaines qui leur donnent des compétences qu’il faut désormais partager avec tout le monde.

On pourrait faire l’analogie avec ce qu’il s’est passé en politique quand on a commencé à avoir en France des femmes politiques, on leur a demandé en gros de s’occuper de la santé, de l’environnement, de l’éducation : des sujets qui n’étaient pas très importants pour ces Messieurs, donc ce n’était pas très grave pour le système dominant de les confier à des femmes. Sauf qu’en fait aujourd’hui, l’environnement est fondamental, tout comme la politique énergétique, qui est stratégique sur le plan économique. Et donc les compétences politiques que les femmes ont développées sur des sujets, qui étaient considérés comme de second ordre, leur donnent aujourd’hui une place au premier plan, au cœur du débat politique. En somme, un mécanisme d’oppression se retourne en une capacité pour les femmes de jouer un rôle majeur. Et ce n’est pas un hasard si Greta Thunberg est une femme. Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde, dans les luttes, on voit souvent des femmes. Pas que des femmes, ce n’est pas le sens de ce que je dis. Mais on voit souvent des femmes au premier plan parce que les deux, écologie et féminisme, fonctionnent ensemble.

 

Photo à la Une : Delphine Batho, photo © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Ian Brossat : « Nous sommes populaires, pas populistes »

Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris. ©Vidhushan

Ian Brossat est tête de liste du PCF pour les élections européennes. Une tâche compliquée dans un contexte de morcellement des candidatures considérées comme étant de gauche, après des élections difficiles et un congrès tumultueux pour sa formation. L’aisance médiatique et la prestation remarquée de cet ancien professeur de français redonnent pourtant le sourire aux militants communistes puisqu’il a pratiquement remporté un premier pari : redonner un peu de visibilité au PCF. Atteindre 5% des suffrages semble cependant encore difficile alors que la liste du PCF ne récolte dans les intentions de vote qu’entre 2 et 3% des voix. Un score qui signifierait pour la première fois l’absence de députés communistes Français au Parlement européen… Entretien retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Dans le cadre des élections européennes, il y a toute une série de candidats classés à gauche : Jadot, Hamon, Aubry ou encore Glucksmann. Quelle est la particularité de votre candidature par rapport à ces différents candidats ? Dans les débats on ne voit pas forcément de démarcation franche.

IB – D’abord, ce ne sont pas des candidatures, ce sont des listes. Ce sont des listes qui sont constituées de 79 noms, d’hommes et de femmes. Personnellement, je conçois cette campagne comme une campagne collective. Pour le reste, j’ai d’abord une première remarque. Il y a effectivement beaucoup de dispersion à gauche avec une multiplication du nombre de listes, sans doute liée au mode de scrutin. C’est un scrutin proportionnel, à un tour, et c’est le seul scrutin national de ce type. Ceci ne favorise pas les rassemblements.

La deuxième remarque, c’est que la particularité du Parti communiste dans cette campagne, c’est sa cohérence sur la question européenne. Le PCF a rejeté tous les traités européens sans exception. C’est une constance que personne ne pourra nous enlever. Nous avons voté contre l’Acte unique en 1986. Nous avons voté contre le Traité de Maastricht. Nous avons voté contre le Traité constitutionnel européen. Pour nous c’est une position constante, non pas par refus de l’Europe mais parce que nous avons perçu très tôt l’ADN libérale de cette Union européenne. Ainsi sur cette question européenne, nous n’avons jamais menti, jamais fait croire que l’on pourrait construire une Europe sociale avec des traités européens qui disent tout l’inverse, de manière explicite.

Troisièmement, c’est le choix de présenter une liste à l’image de la société française : 50% d’ouvriers et d’employés, avec une représentation très forte du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons en deuxième position de notre liste une ouvrière textile, Marie-Hélène Bourlard ; des ouvriers en lutte comme Franck Saillot, de la papeterie Arjowiggins, ou Nacim Bardi d’Ascoval ; et puis aussi des secteurs ubérisés que l’on voit peu dans le monde politique comme Arthur Hay, qui est livreur à vélo et qui a créé le premier syndicat des livreurs ; ou encore un salarié d’Amazon Khaled Bouchajra. Nous avons eu la volonté de représenter le monde du travail sur notre liste pour une raison simple : depuis trop longtemps maintenant, l’UE est la propriété des banques et de la grande bourgeoisie. Il nous semble important d’envoyer au Parlement des combattants et des hommes et femmes qui sont très différents des personnes qui ont l’habitude de siéger au Parlement européen.

LVSL – Le PCF a connu des mouvements récents avec l’élection de Fabien Roussel. L’analyse habituelle du dernier congrès est qu’il a confirmé la volonté du PCF d’exister par lui-même. Partagez-vous cette analyse ?

IB – Oui. Le PCF a vocation à exister dans le paysage politique. Il a souffert ces dernières années de n’avoir pas été suffisamment investi. On peut ne pas aimer l’élection présidentielle, mais c’est l’élection structurante de la vie politique française. Le fait d’avoir été absents à deux reprises de l’élection présidentielle nous a compliqué la tâche. Je suis militant communiste depuis l’âge de 17 ans. Dans le cadre de cette campagne, je parcours le territoire. J’ai fait plus de 5 ans de déplacements dans des centaines de départements et à chaque fois que je suis au contact des militants de notre parti, je me dis que le PCF mérite mieux que l’image que beaucoup de gens en ont. C’est un parti d’une richesse incroyable composé d’hommes et de femmes désintéressés, généreux, qui se battent pour leurs idées, qui ne cherchent pas à faire carrière. Dans un monde politique où chacun pense d’abord à lui, j’ai une admiration sans bornes pour ces militantes et militants. Ce que nous souhaitons effectivement, c’est que cette force militante là puisse se voir à l’échelle nationale. Cela suppose que le PCF soit présent aux élections nationales.

LVSL – Cela implique donc une candidature du PCF seul…

IB – Seul, je n’en sais rien. En tout cas le PCF a vocation à être présent à toutes les élections nationales et a vocation à retrouver sa place dans le paysage politique. Ça j’en suis convaincu. Je ne le dis pas avec un raisonnement opportuniste. Mais je suis convaincu que le PCF peut être utile pour la période que nous traversons. C’est une période politiquement très confuse. Le PCF peut être un repère, car composé d’hommes et de femmes fiables qui ne changent pas d’avis comme de chemise, qui n’ont pas de convictions à géométrie variable. L’autre jour, je me suis fait la réflexion lorsque j’étais au débat de France 2. J’étais entouré de gens qui appartiennent à des partis qui, soit n’existaient pas il y a quelques mois, ou soit ont changé de nom. Finalement, j’étais le seul à être représentant d’un parti qui n’est pas né hier et qui ne disparaîtra pas demain. Le PCF défend ses convictions dans la durée.

LVSL – À propos de ce débat, une grande partie des français vous a découvert. Les observateurs ont signalé une bonne prestation de votre part. On sait que l’aisance médiatique a longtemps fait défaut au PCF, du moins ces dernières années. On l’a vu aussi au dernier Congrès, avec une bifurcation stratégique qui consiste à vouloir remettre un peu d’incarnation dans votre projet. Quelle a été votre stratégie auprès des grands médias audiovisuels ?

IB – Ce serait prétentieux de dire que l’on a élaboré une stratégie pour être médiatisés. En l’occurrence pour France 2, on s’est surtout battus pour être présents, ce qui n’était pas prévu au départ. Or j’étais convaincu qu’il fallait qu’on y soit et que ce débat serait structurant puisque même s’il a été peu regardé, c’était le premier débat des élections européennes. Si nous avions été absents de ce premier débat, cela aurait engendré une multiplication de débats dont nous aurions été absents par la suite. La stratégie que nous avons eue à ce moment-là a été de le traiter par l’humour plus que par l’agressivité, notamment par des vidéos avec des chats qu’ont diffusées les militants communistes. Cela a été une stratégie payante. Nous avons bien fait de faire comme ça.

LVSL – Jusqu’alors, il y avait au PCF un certain refus de la personnalisation. Or aujourd’hui il y a un retour de la visibilisation par l’incarnation du projet, ce qui semble être une rupture vis-à-vis des dernières années…

IB – C’est une question redoutable. Le PCF se bat pour que le pouvoir soit partagé entre un nombre de mains plus important. Marier cette conviction avec la nécessaire incarnation politique, cela vous confronte à des contradictions importantes. Je pense que l’on est contraint de tenir compte des règles du jeu. On ne joue pas au tennis avec un ballon de football. Il faut tenir compte des réalités. Moi j’assume la part d’incarnation qu’il y a dans la politique. Parce que la politique est ainsi faite aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de cette réalité-là si on veut changer la société.

LVSL – Sur des aspects plus programmatiques, nous avons noté lors du débat sur France 2 que vous aviez déclaré que la pratique libérale de l’Union européenne n’était pas compatible avec les traditions et les valeurs françaises. Selon vous, il ne faut pas que l’UE entraîne les peuples sur une voie qu’ils n’ont pas choisie en matières économique et sociale. Et dans un tout autre domaine, c’est justement un argument qui est employé aussi par des gouvernements d’extrême-droite, lorsqu’ils refusent d’accueillir des migrants. Est-ce que le droit européen est à géométrie variable sur les questions économiques et non sur les droits fondamentaux ?

IB – Tel que je le conçois moi, oui bien sûr. Je dirais qu’on ne peut pas traiter la question des droits fondamentaux de la même manière que les questions économiques. Mais surtout je voudrais insister sur un point. La France, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, a élaboré un modèle économique différent avec un secteur public puissant adossé à des entreprises puissantes qui disposaient d’un monopole dans certains secteurs. Dans le domaine de l’énergie, dans le domaine du transport ferroviaire et dans le domaine des télécoms, par exemple. Parce que, à l’époque, le gouvernement, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, avait considéré que ces secteurs n’avaient pas vocation à être livrés aux marchands, parce que ce sont des réponses à des besoins fondamentaux. À partir de là, on a considéré qu’il appartenait aux pouvoirs publics de prendre en charge ces secteurs. Ce système donnait satisfaction : il permettait un – relatif – égal accès à ces droits fondamentaux ; il permettait un maillage territorial. Et là-dessus est intervenue l’Union européenne. De manière dogmatique, l’UE nous a contraints à mettre en concurrence ces services publics. Elle va au bout de cette démarche puisque d’autres secteurs qui avaient jusque-là échappé à cette mise en concurrence risquent d’y être confronté, notamment les barrages hydrauliques.

Cela pose une question : est-ce que nous acceptons que l’UE nous fasse entrer de force dans un moule libéral ? Je me dis que c’est insupportable. Tout pays dans ce cas-là devrait faire valoir une clause spéciale de non régression. C’est-à-dire que nous devrions pouvoir dire à la Commission européenne : « vous nous pourrissez la vie avec vos directives, nous avons un système qui fonctionne bien et donc laissez-nous développer notre propre modèle économique ». En somme, l’UE doit accepter l’idée qu’en son sein puissent cohabiter des modèles économiques différents. Et je pense que l’UE se meurt aujourd’hui d’être incapable d’accepter cette diversité. La voie que nous proposons est donc la plus pragmatique. J’insiste sur un point. Ça ne peut marcher qu’à une seule condition, c’est que nos entreprises publiques ne doivent pas elles-mêmes, dans le modèle que je propose, aller chercher à récupérer des marchés dans d’autres pays de l’UE. C’est ça qui doit cesser. Le cœur de métier de ces entreprises doit être de s’occuper de ces services publics, en France. Si nous faisons valoir ce système de clause de non régression, il faut évidemment qu’il y ait une réciprocité. C’est-à-dire que la SNCF devrait pouvoir disposer d’un monopole en France mais ne doit pas elle-même concurrencer des entreprises publiques ailleurs. J’en viens à l’autre question qui pointait une éventuelle contradiction. Comment peut-on, dans ce contexte, dire à la Pologne qu’elle doit prendre sa part à l’accueil des réfugiés ? La Pologne reçoit 12 milliards d’euros chaque année de l’UE. Dès lors elle ne peut pas considérer que les pays du Sud devraient assumer seuls la charge d’accueillir les réfugiés. Là encore le principe qui s’applique est celui de la solidarité. Elle fonctionne dans les deux sens : si l’UE verse 12 milliards d’euros à la Pologne, la Pologne se doit en échange d’assumer sa part de l’accueil.

LVSL – À propos de la possibilité de développer un modèle différent au sein de l’Union Europénne, outre les services publics, quels domaines pourraient être concernés ? En termes de directives, nous pensons par exemple aux travailleurs détachés ou à la question du protectionnisme ; les GAFA, les investissements chinois ou américains… quel est le modèle que vous proposez ? À quelle échelle envisager le protectionnisme ?

IB – Le PCF s’est longtemps battu autour du slogan Produisons français. J’assume parfaitement ce slogan. Et je veux que la France reste une terre de production agricole comme de production industrielle. Or force est de constater que le fonctionnement de l’UE conduit au fait que la France risque d’être, demain, un pays sans usines. Et nous voyons bien à quel point les règles qui s’appliquent à l’échelle de l’Union, par exemple la règle de la concurrence libre et non faussée, conduisent à une désindustrialisation de notre pays en l’absence d’harmonisation sociale. Je suis donc favorable à ce qu’au moins dans les marchés publics, nous puissions instituer une clause de proximité. Il devrait être possible de choisir de privilégier les entreprises qui produisent en France. Typiquement, j’ai rencontré en début de semaine les salariés de Saint-Gobin, en Meurthe-et-Moselle, cette entreprise ne fonctionne que par la commande publique (ils fabriquent des canalisations d’eau), et aujourd’hui dans les marchés publics ils sont mis en concurrence avec des entreprises qui produisent en Inde ou en Europe de l’Est. Or, pour le moment nous n’avons pas la possibilité d’instituer des clauses de distance. Idem dans les cantines scolaires où on ne peut pas privilégier des produits alimentaires issus d’exploitations à proximité du lieu où ils vont être mangés, ce qui est absurde. Ce serait, à mon sens, juste et légitime de rompre avec ces règles de libre-concurrence non-faussée.

LVSL – Et sur les travailleurs détachés par exemple ?

IB – Sur les travailleurs détachés, il y a eu un certain nombre d’avancées malheureusement trop timides bien que le principe « à travail égal salaire égal » soit censé être respecté. En revanche la question des cotisations sociales n’est toujours pas réglée puisque l’ouvrier polonais qui travaille en France paie ses cotisations sociales à la mode polonaise, comprendre moins élevées qu’en France. Donc il y a toujours une forme de concurrence déloyale qui s’applique. Le principe auquel je suis favorable est le suivant : un travailleur polonais qui travaille en France devrait être protégé de la même manière qu’un travailleur français.

LVSL – Vous n’êtes donc pas pour l’abolition du travail détaché tout court ?

IB – Je suis favorable au principe suivant : travail en France, contrat français. Ce qui revient à son abolition.

LVSL – Est-ce que la clause de distance s’appliquerait au niveau intra-européen ou au-delà ?

IB – En intra-européen. Parce que j’ai bien vu la gigantesque arnaque de la proposition de Macron, dans sa lettre aux citoyens d’Europe. Non content de s’être adressé aux citoyens français, dans le cadre du grand débat national, il s’est aussi adressé aux citoyens d’Europe dans une belle missive. Il dit qu’il faut une préférence européenne dans les marchés. Mais ça ne règle rien puisque, aujourd’hui, notre industrie se délocalise en Pologne ou en Roumanie. Vous pouvez instituer une préférence communautaire, mais ça ne change rien.

Ian Brossat, dans son bureau de la mairie de Paris. ©Vidhushan Vikneswaran pour LVSL

LVSL – C’est probablement parce que c’est plus facile à faire passer qu’en intra-européen…

IB – C’est logique. Dès lors qu’il ne veut pas rompre avec les traités européens, il est logique qu’il dise cela. Mais cela ne règle rien. Quand je vois que les rames de métros et de RER qu’on vient de lancer dans le cadre d’un marché public confié à Alstom, vont en réalité être fabriquées en Pologne et en Tchéquie, c’est du délire. L’argent du contribuable devrait permettre de développer ceci en France. D’un point de vue environnemental, quel est le sens de promener des rames de métro de Pologne en France, et inversement ?

LVSL – Ces élections européennes ont lieu dans un contexte qui est un peu inédit. On voit du côté des américains des signaux très protectionnistes avec Trump qui veut taxer le vin, le fromage, les voitures… qui met des freins à la mondialisation telle qu’elle s’était construite jusqu’ici d’une certaine façon. D’autre part la situation au Royaume Uni avec le Brexit qui a encore été reporté. Ce report a provoqué une montée de Farage qui est donné à plus de 25% dans les sondages pour les européennes. Enfin, on voit l’Italie faire un virage illibéral après la Pologne et la Hongrie. Il y a une vague réactionnaire très forte qui touche un certain nombre de pays européens. Ce sont des nouvelles menaces d’instabilité qui se généralisent partout dans le monde. Dans ce contexte de demande de protection, quelle doit être l’attitude des parlementaires européens, mais aussi de la France ?

IB – D’abord je partage l’idée que nous vivons un moment particulier avec une remise en cause de la fable de la mondialisation heureuse. Ceux qui chantaient les louanges de la mondialisation ont bien du mal aujourd’hui à continuer sur ce ton-là, parce que cela ne convainc plus personne. Cela dit, Macron continue malgré tout à défendre son modèle libéral. Face à Trump, le cœur du message qu’il a développé, c’est la défense du libre-échange. La manière dont Macron cherche à structurer le débat en vue des élections européennes, avec d’un côté l’extrême droite qu’il désigne comme son principal adversaire, et de l’autre lui et ses amis libéraux, me laisse penser que c’est une alternative un peu faussée. Disons que la remise en cause de la mondialisation heureuse peut conduire au pire comme au meilleur. La voie que nous propose Trump est une voie réactionnaire. En même temps, cette remise en cause pourrait ouvrir la voie à une autre idée, celle que nous devons défendre un nouveau modèle de société à l’échelle de la France et de l’Europe. La souveraineté européenne défendue par Macron est quand même une vaste fumisterie à mes yeux. Il ne propose rien d’autre que la soumission au marché.

LVSL – La France a pourtant récemment voté contre l’ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis…

IB – Oui enfin la France continue de négocier tous les jours des accords de libre-échange. C’est le principe même du libre-échange, qui est d’ailleurs contraire à la défense du climat. Il faudrait renoncer à ces traités avec l’ensemble des pays et non pas seulement avec les pays qui refusent de signer les accords sur le climat.

LVSL – Revenons à la campagne. Vous avez dit tout à l’heure que votre candidature était plus une liste qu’une candidature. De votre côté, vous êtes un urbain et un lettré qui a fait l’ENS, et vous êtes adjoint à la Mairie de Paris. Tandis que Marie-Hélène Bourlard, numéro deux sur la liste, est une ouvrière du Nord. Comment comptez-vous parler à ces deux électorats très différents ?

IB – Tout simplement, parce que les couches moyennes sont elles aussi les victimes des politiques libérales. Ce qu’on appelle les couches moyennes urbaines ce sont les enseignants, les agents de la fonction publique, les intermittents du spectacle. Et donc à mon sens la grande question qui se pose à nous, à gauche, une question stratégique qui n’est pas nouvelle, est l’alliance entre ces couches moyennes et les catégories populaires. Moi je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner à construire un mur entre les catégories populaires et les couches moyennes urbaines. Je ne partage pas l’analyse selon laquelle ces deux électorats seraient incompatibles. Parce que nous sommes confrontés au même ennemi, aux mêmes politiques libérales. Nous devons au contraire tout faire pour construire une alliance !

LVSL – Mais comment ? Si l’on part du postulat que les demandes de ces catégories de population sont a priori différentes… Par exemple la question de l’arrêt de la taxation de l’essence est une revendication qui parle moins aux classes urbaines qu’aux classes populaires des périphéries.

IB – Certes, mais les deux catégories ont intérêt à ce qu’on développe des transports publics qui fonctionnent et que ceux-ci soient moins chers. Je ne dis pas que les réalités sont les mêmes. Mais je ne pense pas pour autant que l’on puisse considérer que leurs sorts sont antinomiques.

LVSL – En parlant des tensions éventuelles entre ces deux catégories, on a vécu des mois exceptionnels avec le mouvement des gilets jaunes, qui a remodelé le champ politique. Parmi les revendications, il y a eu le RIC, une remise en cause de la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et un rejet du clivage gauche-droite. À l’inverse, vous êtes très attachés à votre identité de gauche. Ne craignez-vous pas justement que cela ne vous empêche de vous adresser à cette France qui ne supporte plus la politique institutionnelle ?

IB – Le terme de gauche a été évidemment galvaudé et sali au cours des dernières années parce que certains ont appliqué une politique qui n’avait rien de gauche, tout en se présentant comme tels, notamment au cours du quinquennat Hollande. Dans ce contexte, deux stratégies sont possibles : soit on décide de renoncer à ce terme, considérant qu’il est mort à jamais ; soit on considère qu’il est de notre devoir de lui redonner vie. Cela ne veut pas dire que je pointe du doigt ceux qui ont une autre stratégie, mais celle du PCF est qu’il faut redonner du sens à la gauche. Ceci n’est possible qu’à la condition de renouer avec les catégories populaires. Ma ligne est que nous sommes populaires pas populistes. Il nous faut nous adresser aux ouvriers, aux employés, à ceux qui souffrent de ces politiques libérales appliquées à l’échelle de l’UE et de la France depuis 30 ans. Cela passe forcément par une représentation de ces catégories, y compris dans les institutions. Le PCF a ceci de particulier qu’il a été le premier dans l’histoire de France à permettre à des ouvriers d’entrer à l’Assemblée nationale, au Sénat, de devenir ministre. Nous cherchons à renouer avec cette tradition. Notre liste a été conçue comme cela. J’ai dit un peu vite que Marie-Hélène serait la première ouvrière à entrer au parlement européen. En réalité, ce serait la deuxième puisqu’il y a eu Jackie Hauffman qui a été élue au Parlement européen en 1979. Ce serait donc la deuxième fois. Je suis convaincu que le rôle du PCF c’est de travailler ça.

LVSL – Dans le numéro spécial du Monde Diplomatique sur la caractérisation des populismes, il y a une citation de Maurice Thorez en 1936 qui dit : « nous sommes le parti du peuple français », et non pas « de la gauche en France ». Ne trouve-t-on donc pas dans les origines mêmes du PCF l’ambition de dépasser ce clivage ?

IB – Le PCF a fait les deux, parce que la construction du Front populaire a rassemblé jusqu’au parti radical de gauche. Il était basé sur l’idée du rassemblement de la gauche. On peut faire les deux. Je ne vois pas pourquoi on renoncerait à l’idée que la gauche a vocation à rassembler le peuple.

LVSL – Au Parlement européen, pour l’instant, il y a un groupe qui s’appelle GUE-NGL dans lequel siège le PCF, aux côtés notamment d’autres partis européens comme SYRIZA ou la France Insoumise. Est-il possible et souhaitable de continuer dans un groupe commun avec ces deux formations politiques ?

IB – Si elles le souhaitent, oui ! Ce groupe est un groupe qui compte 52 membres, et qui a été long à construire. C’est le résultat d’un travail acharné de Francis Wurtz [ndlr, ancien député européen PCF de 1979 à 2009, président de la GUE-NGL]. Ce n’est pas facile de rassembler des formations de la gauche radicale qui ont des cultures, des identités et des positions diverses. Malgré tout, ce groupe a mené des batailles cohérentes comme sur le dumping social. Certaines batailles ont été couronnées de succès, comme par exemple sur la question des travailleurs de la honte. Notre combat a fait avancer des choses permettant d’éviter le pire. Donc ce groupe doit continuer à exister. Je préfère faire de la politique par addition plutôt que par soustraction. Malgré notre grande diversité, je pense qu’il est souhaitable que ce groupe continue d’exister.

LVSL – Souhaitable, oui, mais possible ?

IB – Cela je n’en sais rien. C’est en tout cas une question importante. Que gagnerait-on d’une dispersion supplémentaire à l’intérieur du Parlement européen ?

LVSL – Certaines personnes pensent qu’il y a un manque de cohérence au sein de ce groupe…

IB – Peut-être mais on est déjà tellement faibles au sein de ce Parlement – ceci va peut-être évoluer suite aux élections, mais enfin aujourd’hui on est 52 sur 751 eurodéputés ! Que pèserions-nous si au lieu d’être 52 dans un groupe nous étions 52 dans deux groupes ? L’attachement à la cohérence ne doit pas conduire à un affaiblissement important face aux rapports de force présents dans le Parlement européen.

LVSL – Une de vos propositions consiste à réorienter l’investissement monétaire de la BCE des banques vers le financement public et l’écologie. Le fait est que la BCE est indépendante, et que le Parlement n’a aucun poids sur elle. Comment reprendre la main sur ce type d’institution ?

IB – C’est une honte. Notre argent échappe totalement au contrôle démocratique des citoyens d’Europe et même des parlementaires. Que peut faire le parlement ? Seuls, les parlementaires ne peuvent pas reprendre le contrôle sur la BCE. C’est un combat politique à mener. Ce doit être une revendication populaire. Cela doit devenir une question politique et que les députés européens de notre groupe ne soient pas les seuls à en parler au Parlement. On parle de 3000 milliards d’euros qui ont été prêtés aux banques privées au cours des 10 dernières années, sans aucune condition. On est dans un système fou avec une BCE qui continue avec les mêmes recettes qu’avant 2008. Il faut faire en sorte que cette question-là soit connue par d’autres. Mais on a quand même quelques expériences de batailles portées par nos députés européens, au départ minoritaires, et qui ont finies par devenir des batailles dont se sont emparés d’autres gens – l’évasion fiscale par exemple. C’était une question au départ assez limitée au cénacle d’experts. Cette question, portée par des députés et sénateurs français comme Éric et Alain Bocquet, et portée par des députés européens, est aujourd’hui une bataille dont on parle sur les ronds-points et dans les manifestations. Tout le monde en parle. Cela a conduit la Commission européenne, qui n’était pas toujours combative sur le sujet, à faire en sorte qu’Apple rende de l’argent aux Irlandais.

LVSL – Il y a deux façons d’aborder la question de la démocratie au sein de l’Union européenne : est-ce que l’on considère que c’est au Parlement de prendre le pouvoir et de contraindre la Banque centrale européenne, ou est-ce que c’est aux États membres d’avoir plus de pouvoir démocratique et donc de restreindre les marges de manœuvre de la BCE ? En d’autres termes, la question est celle-ci : faut-il renforcer le pouvoir du Parlement ?

IB – Nous sommes favorables à un renforcement du pouvoir du Parlement. Il faudrait que la BCE soit sous le contrôle démocratique du Parlement européen.

LVSL – À propos de votre vision de l’Europe. Le Parti communiste parle « d’une union des nations et des peuples souverains, libres et associés ». N’y-a-t-il pas une contradiction dans ce slogan avec le fait de refuser une sortie des traités ? Quelle est votre stratégie ?

IB – Nous sommes favorables à une sortie des traités. Le PCF n’a voté aucun des traités européens. Aujourd’hui nous avons une stratégie en deux temps : premièrement il faut s’affranchir des traités européens. Les États devraient conduire leurs politiques indépendamment des contraintes contenues dans ces traités européens…

LVSL – Mais sortir des traités, n’est-ce pas sortir de l’Union européenne ?

IB – C’est plutôt mener notre propre politique. Je suis convaincu que si la France pouvait mener sa propre politique, personne ne ferait sortir la France de l’UE. Nous devons mener notre propre politique. Si la France décidait de s’affranchir de ces traités européens, la question de la renégociation des traités irait de soi. Mais il faut quand même partir d’un constat : jamais les dirigeants français n’ont choisi d’emprunter la voie du rapport de force vis-à-vis de l’UE. Parce que les politiques européennes leur allaient comme un gant. C’est le cas pour Nicolas Sarkozy, c’est le cas pour François Hollande, et c’est le cas pour Emmanuel Macron qui est très favorable aux politiques libérales. Donc si nous nous sommes soumis à l’UE depuis plus de 20 ans, ça n’est pas parce que l’UE est puissante, c’est parce que nos chefs d’État étaient faibles. Ils ne cherchaient même pas à imposer leurs objectifs.

LVSL – Quand on regarde les négociations entre la France et l’Allemagne sur le Brexit, qui ont eu lieu au dernier Conseil le 10 avril, Emmanuel Macron a été extrêmement ferme. On sait aujourd’hui que les rapports entre la France et l’Allemagne se sont dégradés au Conseil. D’un côté E. Macron voulait un report qui soit le plus court possible, voire même pas de report du tout puisqu’il est partisan du No Deal. De l’autre côté, l’Allemagne veut vraisemblablement faire annuler le Brexit. Malgré sa volonté, Macron a dû reculer alors que la position de la France était soutenue par plusieurs États dont l’Espagne, la Belgique et l’Autriche. Comment envisager une nouvelle construction de l’UE, qui semble très difficile à faire bouger ?

IB – La position que défendait Macron, c’est-à-dire pousser à une sortie rapide sans deal, n’était de mon point de vue pas la bonne. C’est une bonne question. Sa stratégie à lui est de punir les britanniques. Je suis favorable à un Brexit avec deal. Je suis favorable à ce qu’on respecte le vote des Britanniques mais je ne suis pas favorable à ce qu’on les punisse, en faisant tout pour que le Brexit ait des conséquences catastrophiques.

LVSL – Mais les brexiters appelaient Macron à mettre son veto, le comparaient à De Gaulle…

IB – Lorsqu’on défend de telles positions, on n’est pas défendu par le peuple. Du coup, il ne crée pas un rapport de force qui est soutenu par tout le monde. Alors que si l’on avait en France un Président qui menait une belle politique de justice sociale – augmentation des salaires, retour des services publics, envoyer balader la Commission européenne avec sa règle des 3%, instituer une clause de proximité dans les marchés publics… – il aurait un soutien populaire formidable. Il aurait alors un rapport de force vis-à-vis de la Commission européenne qui n’aurait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.

LVSL – Si on prend le cas italien, le gouvernement a voulu négocier sur son budget à l’automne avec un appui dans les sondages d’environ 60%, parce que la coalition a essayé de vendre, du moins médiatiquement, des dépenses budgétaires supplémentaires, des investissements dans les infrastructures… ils se sont aussi cassés les dents ! Ils ont réussi à grappiller 1,2 point de PIB de déficit supplémentaire, mais doivent rester sous les 3%. Finalement, qu’est-ce que construire un rapport de force ?

IB – D’abord l’Italie n’est pas la France. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce n’est pas Macron qui institue un rapport de force, c’est bien le peuple français. Certes, on aurait pu aller plus loin. Mais l’Allemagne aussi s’est un peu écrasée.

LVSL – Nous voulions juste mettre le doigt sur la dureté des relations à l’intérieur de l’Union européenne et donc sur la difficulté de subvertir une telle construction…

IB – Si la France menait une bonne politique, nous serions soutenus par une partie des Allemands.