Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

© Aitana Perez

Du revenu d’existence à la proposition d’État employeur en dernier ressort, de multiples propositions portant sur la distribution des revenus existent à gauche. Mais aucune de ces deux perspectives ne fait consensus, et toutes les deux présentent des faiblesses potentielles. Pour l’économiste Benoît Borrits, la mise hors marché d’une partie de la production privée, redistribuée pour garantir des revenus à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production pourrait être un axe fédérateur.

Les prochaines élections présidentielles seront marquées par une forte division de la gauche et des écologistes. S’il est convenu d’étriller cette division sur la base de conflits de personnes, cet émiettement est surtout le reflet de profondes divergences. La distribution des revenus en est un exemple frappant. Tandis que les écologistes et certains socialistes promeuvent le revenu d’existence, la gauche radicale insoumise lui préfère l’emploi garanti.

Du revenu d’existence…

Le serpent du revenu d’existence hante la gauche depuis maintenant plus de vingt ans. Benoît Hamon s’en était fait le chantre à la dernière élection présidentielle. Mal lui en a pris. Si les écologistes l’ont intégré dans leur programme depuis longtemps – sans que cela soit leur mesure phare – une autre partie de la gauche y est clairement opposée pour diverses raisons. Certains ont peur que ce revenu d’existence représente un solde de tout compte d’un chômage de longue durée que l’on renoncerait à combattre. D’autres considèrent que si l’emploi est souvent synonyme d’exploitation, il est aussi un vecteur d’intégration sociale que le revenu d’existence ne représente pas ou peu.

Le principe du revenu d’existence consiste à prélever une fraction de la richesse monétaire produite pour la distribuer de façon égalitaire à toute personne quelle que soit sa position à l’égard de l’emploi, donc de sa participation à la production de cette richesse monétaire. Les partisans du revenu d’existence défendent l’idée que toute personne apporte quelque chose à la société, qu’une personne qui n’est pas en emploi dispose de temps libre pour réaliser du bénévolat, s’occuper de ses proches – ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans une perspective féministe si cela favorise un retour des femmes à la maison – ou de ses voisins. La richesse de notre vie en commun ne peut en effet s’arrêter à la seule production monétaire.

Pour en savoir plus sur le revenu universel et ses limites, lire sur LVSL l’interview de l’économiste décroissant Denis Bayon par William Bouchardon : « Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents »

Tout ceci comporte une part de vérité mais ne peut guère être systématisée. Pour le dire autrement, instaurer le revenu d’existence ne pourra se faire que si une majorité de citoyennes et citoyens est prête à l’expérimenter car il porte sur la confiance que nous portons en nos semblables. Il est donc, pour le moins incongru, de vouloir l’imposer dans un programme politique sans passer par une consultation populaire comme cela a pu être le cas en Suisse en 2016.

… aux minimas sociaux

Dans le cadre d’une consultation populaire comme dans celui d’un programme politique, la question de l’acceptabilité du revenu d’existence est fortement dépendante de son montant car celui-ci mesure de facto le niveau de confiance de la société en elle-même. Plus son montant sera faible, plus grande est la possibilité d’une acceptation majoritaire.

C’est pourquoi les montants proposés pour ce revenu d’existence tendent à se rapprocher des minima sociaux et, dans le cas de la France, du Revenu de solidarité active (RSA). Une critique récurrente faite au RSA est d’être soumis à une démarche d’insertion, l’appréciation de cette démarche étant réalisée par des administrations départementales plus ou moins tatillonnes, ce qui entraîne souvent des radiations abusives privant les bénéficiaires de tout moyen de vivre. Une revendication récurrente de nombreuses organisations caritatives est que ce RSA ne soit soumis qu’à des conditions de ressources. Et comme le revenu universel est complexe à mettre en œuvre puisque tout le monde doit en bénéficier et que cela demande un financement énorme, on glisse alors souvent d’un petit revenu universel qui n’a guère de portée émancipatrice à un revenu minimal garanti, comme cela a été le cas avec la proposition italienne du Mouvement cinq étoiles, une fois ce mouvement au pouvoir.

Le revenu d’existence est une aspiration noble – la possibilité d’un revenu accordé sur la base de la reconnaissance de l’apport de l’individu à la société du seul fait de son existence – qui nécessite une société de la confiance en ses semblables qui n’existe pas à ce jour. Parce que cette confiance devra se construire sur le temps long, il est dès lors difficile de considérer le revenu d’existence comme une solution.

L’État employeur en dernier ressort

Une autre proposition a récemment fait surface : la garantie d’emploi. Cette proposition a été théorisée par Hyman Minsky, économiste post-keynésien, sous le nom d’État employeur en dernier ressort (1). Dans son principe, l’État s’engage à embaucher toute personne qui le souhaite, au salaire minimum, pour réaliser des tâches que les collectivités locales vont déterminer en fonction des besoins. L’économiste Pavlina Tcherneva, conseillère de Bernie Sanders et de la gauche du parti démocrate est aujourd’hui l’égérie de cette proposition qu’elle rebaptise garantie d’emploi et qu’elle inscrit dans le programme du Green New Deal (2). En France, cette proposition a été intégrée dans le programme de la France insoumise.

A lire également sur LVSL, l’interview de Pavlina Tcherneva par Politicoboy, « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Sur le fond, cette proposition conteste que la montée en puissance de la robotisation rendrait impossible le plein emploi. Elle met en évidence le fait qu’il existe de nombreux besoins des collectivités locales auxquels le marché ne peut répondre. La garantie d’emploi propose donc un partage des rôles entre l’État qui embauche au Smic toute personne qui le souhaite et les collectivités locales qui vont déterminer ce que les personnes payées par l’État réaliseront. À l’appui de ce partage des rôles, Pavlina Tcherneva cite l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée, ce qui est pour le moins discutable car celle-ci fonctionne sur un principe assez différent.

La proposition de l’État employeur en dernier ressort part d’un postulat : « seul le secteur public peut offrir une garantie d’emploi. Il n’est ni possible ni souhaitable d’obliger les entreprises à le faire ». À aucun moment, Pavlina Tcherneva ne démontre en quoi il n’est ni possible, ni souhaitable d’obliger les entreprises à embaucher. Ce faisant, l’État est positionné en éternel pompier du marché et ce, dans une optique très keynésienne : « l’embauche des entreprises est procyclique, la garantie d’emploi est contracyclique ». Lorsque le marché ne produit pas assez d’emplois, le rôle de l’État serait alors d’embaucher les personnes qui le souhaitent de façon à les maintenir employables par le secteur privé lorsque la conjoncture se retournera favorablement. Dès lors, deux critiques peuvent être adressées à cette proposition : le risque d’un salariat à deux vitesses et la possibilité d’une étatisation mal cadrée de l’économie.

Pour une présentation du concept d’Etat employeur en dernier ressort, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon : « L’emploi garanti, solution au chômage de masse ? »

Comme le rôle de l’État est d’être employeur en dernier ressort, à savoir d’embaucher celles et ceux que les entreprises rejettent, le salaire qui leur est proposé pour réaliser des tâches d’intérêt général est alors forcément le Smic. Pourquoi donc les tâches d’intérêt général seraient-elles moins payées que celles proposées par des entreprises dont la production n’est pas forcément pertinente d’un point de vue écologique et/ou social ? Est-ce que nous n’allons pas créer un salariat à deux vitesses entre celui que les entreprises choisiront et qui auront des salaires supérieurs au Smic et celui qui est rejeté et condamné à travailler à ce montant ? Dualité difficilement tenable pour une gauche transformatrice.

La seconde critique porte sur une étatisation mal contrôlée de l’économie. L’État peut se décharger de cette tâche sur les collectivités locales, mais à l’inverse de l’expérience des Territoires zéro chômeurs de longue durée qui partent de l’initiative des collectivités locales, celles-ci n’ont rien demandé et il est tout à fait possible qu’elles rechignent ou ne trouvent pas d’activités réelles. Ajoutons à cela le fait que de nombreux indépendants, notamment dans le domaine de l’agriculture, peinent à obtenir l’équivalent d’un Smic, on a alors un risque réel d’éviction des emplois et de gonflement artificiel d’une sphère publique dont l’efficacité sociale et écologique serait douteuse. C’est la raison pour laquelle la proposition d’État employeur en dernier ressort peut difficilement être intégrée en l’état par ce qu’il est convenu d’appeler la « deuxième » gauche, plus souvent attirée par le revenu d’existence du fait du caractère universel de celui-ci.

Les Territoires zéro chômeur de longue durée

Ces expériences diffèrent fondamentalement de l’État employeur en dernier ressort au sens où l’employeur n’est pas l’État mais une structure ad hoc.

Cette initiative part du constat que le chômage de longue durée coûte cher à la société : 18 000 euros par an par personne qui se répartissent entre les minima sociaux versés, les cotisations sociales manquantes, les frais induits de santé et les politiques de l’emploi. Plutôt que d’imposer à ces personnes de survivre avec des minima sociaux insuffisants, ne vaudrait-il pas mieux les employer pour réaliser des tâches qui répondent à des besoins écologiques et sociaux non satisfaits ? Une loi « d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée » a été adoptée en mars 2016 pour 10 premiers territoires qui seront progressivement étendus à 50 à partir de 2021.

Les collectivités territoriales candidatent auprès des pouvoirs publics pour participer à l’expérimentation. Si elles sont retenues, elles pourront alors créer une entreprise à but d’emploi (EBE) qui bénéficiera d’une subvention annuelle de 18 000 euros par chômeur de longue durée embauché au Smic. Comme l’équilibre économique de la structure est estimée à 23 000 euros par personne, l’EBE doit donc générer 5 000 euros de chiffre d’affaires par personne employée. Un comité local de l’emploi, réunissant les collectivités locales, des entreprises du territoire et des bénévoles, a pour tâche de recenser les travaux dont le besoin se fait sentir sur le territoire. Comme l’EBE est subventionnée par l’État, une règle extrêmement stricte veut que les activités de cette structure ne rentrent jamais en concurrence avec des entreprises et des emplois existants. Le comité local pour l’emploi doit vérifier le respect de ce principe. Dans les faits, l’EBE propose essentiellement des services à des structures ou personnes qui sont dans l’incapacité de payer un Smic pour ces services. Le film Nouvelle cordée de Marie-Monique Robin (3) portant sur l’expérience de Mauléon dans les Deux-Sèvres nous donne un bon aperçu de la diversité de ces activités qui, toutes, ne peuvent se réaliser que parce que l’emploi est subventionné pour assurer à chacun un Smic.

Si ces expériences sont des succès (4), notamment parce qu’elles ont sorti de la misère des personnes longtemps exclues de l’emploi et leur ont redonné confiance en elles-mêmes, il apparaît que ces EBE peinent à résorber totalement le chômage sur un territoire du fait de cette règle de non concurrence. On peut aussi apporter la même critique que celle que nous avancions pour l’État employeur en dernier ressort : pourquoi les personnes qui seraient rejetées par les entreprises devraient-elles se contenter du Smic ?

Le point fort de ces expériences par rapport à l’État employeur en dernier ressort est le fait que les créations d’emplois se font sur la base de besoins socialement exprimés qui ont été satisfaits du fait de la subvention. C’est donc la subvention de l’emploi qui est la source de la création d’emploi : sans subvention, les emplois n’auraient pas été créés. Mais le caractère discrétionnaire de cette subvention – réservée à la seule EBE – est aussi sa faiblesse puisqu’elle la restreint dans ses activités. Ne devrions-nous pas, dès lors, généraliser le principe de la subvention de l’emploi à toutes les entreprises, travailleurs indépendants compris ? Le montant de cette subvention est un objet de débat politique dont le maximum est le coût total du Smic. Comme pour les EBE des Territoires zéro chômeurs, la subvention permet aux entreprises de répondre à des besoins qui ne seraient pas solvables sans celle-ci.

La mutualisation partielle des revenus d’activité, une troisième voie

Si nous généralisons le principe de la subvention à l’ensemble des entreprises, il est probable que le budget de l’État soit alors insuffisant. L’alternative consiste à faire financer ces subventions par les entreprises elles-mêmes : il s’agit de construire un régime obligatoire à laquelle toutes les entreprises participeront comme l’est actuellement la Sécurité sociale. Le principe de base consiste à ce qu’une partie des flux de trésorerie d’activité (schématiquement, les encaissements de factures et de subventions moins les paiements de factures et d’impôts) soit affectée à payer ces subventions. C’est la proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité (MPRA) dans laquelle toutes les entreprises font leur déclaration en fin de mois et pratiquent l’autoliquidation : si une entreprise doit plus (la partie mutualisée des revenus d’activité) que ce à quoi elle a droit (une allocation par personne en équivalent temps plein), elle paye alors cette différence au régime ; dans le cas contraire, elle recevra la différence grâce au paiement des entreprises contributrices.

Dès lors, si le niveau de mutualisation est suffisamment élevé, le plein emploi est à portée de main. Supposons qu’il se fasse de façon à garantir un Smic pour chaque emploi. Ceci signifie que toute personne qui se déclare en indépendant se verra garantir un revenu au moins égal au Smic. Une entreprise qui embauche sait que la partie du salaire inférieure au Smic n’est plus payée par elle mais par l’ensemble des entreprises. Si elle embauche au Smic, il n’y a alors plus aucun coût salarial et la partie non mutualisée de ce que le salarié réalisera formera le profit de l’entreprise. Si, dans ces conditions, on peut penser que les entreprises proposeront de nombreux emplois au Smic, les individus auront en contrepartie un grand choix d’emplois et exigeront alors plus que le Smic, ce qui diminuera les profits. Le plus petit salaire deviendra alors supérieur au Smic, alors qu’il est le lot de 13 % des salariés aujourd’hui, pourrait concerner une plus grande part des salariés dans l’hypothèse de la mise en œuvre de l’État employeur en dernier ressort.

Répartition schématique des revenus de 10 entreprises employant chacune une personne avant et après la MPRA. La partie en orange est mutualisée. On constate une nette diminution des écarts de rémunérations après cette redistribution. © Benoît Borrits via Pleinemploi.org

Le niveau de mutualisation est un débat politique. On pourrait considérer qu’une mutualisation au niveau du Smic est excessive : ne va-t-elle pas conduire à faire subventionner par des entreprises prospères des emplois qui ne devraient pas exister ? Il est, bien sûr, possible de moins mutualiser … à la condition que ce soit suffisant pour apporter le plein emploi. Pour le dire autrement et pour faire l’analogie avec les Territoires zéro chômeurs, il faut que le niveau de contribution par subvention soit tel qu’un maximum de besoins écologiques et sociaux soient couverts en ayant permis l’embauche de toutes les personnes qui le souhaitent.

Stopper le dumping sur les cotisations sociales

Une grande partie des politiques de l’emploi de ces dernières années se sont concentrées sur les baisses de cotisations sociales sur les bas salaires. La gauche non gouvernementale a, en son temps, vilipendé le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place par Hollande et transformé en baisse de cotisations par Macron, comme un cadeau fait aux entreprises.

Pourtant, aucun des candidats de gauche à l’élection de 2022 n’a placé dans son programme la restauration des cotisations sociales sur les bas salaires. Ceci se comprend aisément : en rajoutant en gros 50 % de cotisations sociales patronales sur un Smic brut aujourd’hui à 1589 euros, ceci fera un coût salarial minimum de 2383 euros impossible à tenir pour de nombreuses activités économiques. Ceci induira des faillites dans de nombreuses PME avec une brusque remontée du chômage.

Et pourtant, le bilan des exonérations sociales sur les bas salaires est catastrophique autant sur le plan économique que social. Outre le fait qu’elles ont coûté en 2019, 66 milliards d’euros au budget (soit plus que le produit de l’impôt sur les sociétés et légèrement moins que celui de l’impôt sur le revenu), elles sont à la fois une aubaine pour des sociétés qui pourraient payer ces cotisations et une trappe à bas salaires qui dissuadent les entreprises d’augmenter les salaires.

La mise en place de la MPRA permettra de revenir sur ces exonérations en exigeant que ces cotisations sociales soient payées par l’ensemble des entreprises, en opérant des transferts des entreprises riches vers les entreprises qui ont du mal à payer le Smic et légèrement au-delà.

Un combat historique pour la gauche

La proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité adaptent les diverses propositions qui existent à gauche de façon à les rendre acceptables dans l’opinion. On peut ardemment souhaiter un revenu d’existence mais l’inconditionnalité de ce revenu est loin de faire majorité. La MPRA s’appuie sur le même principe qu’une partie de la rémunération soit garantie hors-marché mais la soumet au fait d’être en emploi dans un contexte dans lequel le plein emploi sera possible. Cette MPRA ne serait-elle pas alors pas un pas en direction du revenu d’existence ? Si demain, une majorité de la population souhaite expérimenter le revenu d’existence, alors tout ou partie de l’allocation de la MPRA pourra être versée directement aux individus, ce qui fera de celle-ci un outil de financement adéquat.

Il en est de même de l’État employeur en dernier ressort. Il faut convenir que l’extension de la shère économique de l’État ne fait plus l’unanimité et que l’initiative économique doit être individuelle ou collective et en tout état de cause, au plus près des citoyennes et citoyens. Pour le dire autrement, l’heure est à la démocratisation de l’économie dans la perspective du commun. En tout état de cause, si le champ d’intervention économique de l’État doit s’étendre, c’est pour répondre à des besoins précis plébiscités par la population, pas pour palier les défaillances du secteur privé. De même, un salariat à deux vitesses n’est pas acceptable surtout lorsqu’il existe d’autres solutions plus universelles pour résoudre le chômage tout en rétablissant les cotisations sociales sur les bas salaires.

La démarchandisation de l’économie est un combat historique de la gauche. La mise hors-marché de certains secteurs de l’économie en a été un axe. La Mutualisation partielle des revenus d’activité met hors-marché une partie de la production privée pour la répartir de façon égalitaire entre toutes celles et ceux qui l’ont réalisé. Ne serait-ce pas un nouveau combat historique pour la gauche ?

Notes :

(1) Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein emploi permanent » dans L’économie post-keynésienne, Histoires, théories et politiques, Seuil,
2018, p. 335.

(2) Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, La Découverte, 2021. Les citations suivantes sur l’emploi garanti sont également tirées de son ouvrage.

(3) Marie-Monique Robin, Nouvelle cordée, M2R Films, 2019

(4) Dares, Expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, Rapport final du comité scientifique, Avril 2021

« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

Garantie publique d’emploi : défendre les communs contre l’individualisme du revenu universel

Depuis plusieurs années, l’idée d’un revenu universel suscite l’enthousiasme des électeurs de droite comme de gauche, recouvrant alors des réalités bien différentes. De l’outil d’accentuation du néolibéralisme à l’utopie émancipatrice de gauche, ce dispositif protéiforme ne propose toutefois pas de solution au problème politique et psychologique du chômage de masse qui traverse notre société. À l’inverse, la garantie publique d’emploi propose d’orienter ces dépenses publiques vers la création d’emplois utiles à la société et préservant l’autonomie des travailleurs.

L’idée du revenu universel, popularisée depuis une vingtaine d’années et mise en lumière lors de la dernière campagne présidentielle, n’est pas nouvelle. À gauche, cette idée de verser une somme à tous les citoyens sans condition et cumulable avec une autre source de revenu est régulièrement évoquée dans les agendas politiques. Pourtant, ses sources d’inspiration idéologiques et ses implications sont rarement définies. Les origines idéologiques du revenu universel, et en particulier ses racines néolibérales, méritent donc l’intérêt.

Déconstruire le mythe de la fin du travail

Les racines du revenu universel sont plus anciennes qu’il n’y paraît : certains chercheurs présentent Thomas More comme l’auteur de la première mention au revenu universel. Dans son ouvrage éponyme datant de 1516, More imagine une île nommée Utopie, dont l’abondance des ressources permettrait à tous ses habitants de disposer de moyens de subsistance indépendamment de son travail. Dans son sillage, plusieurs auteurs de premiers plans ont ensuite évoqué cette idée, certains mettant en avant l’impérieuse nécessité de garantir l’accès aux biens de première nécessité, d’autres considérant la lutte pour le plein emploi comme un objectif devenu irréalisable, notamment en raison du remplacement à venir du travail par la technologie. 

En effet, lors de la dernière campagne présidentielle, les chantres du revenu universel venus de la gauche ont surtout avancé l’idée selon laquelle le progrès technique et la robotisation des tâches ‒ parfois désigné par le terme abstrait d’intelligence artificielle ‒ conduirait à la « fin du travail » (1). Nombre de prévisionnistes se sont même aventurés dans des exercices de chiffrages des pertes d’emplois résultant de l’automatisation des tâches (2). Cette idée sous-entend que les gains de productivité exponentiels du capital sont inéluctables dans un avenir proche, faisant ainsi s’éroder les besoins des processus productifs en facteur travail. L’intelligence artificielle emporterait alors tout avec elle, consacrant ainsi l’ère du « post-workism », celle de la société sans travail, où les revenus d’activité seraient, pour les plus optimistes, mutualisés pour permettre la subsistance précaire des post-travailleurs.

Quoique le progrès technique ait de réelles conséquences sur l’évolution des processus productifs, son implication dans la hausse du chômage sur le long terme est difficilement établie. D’un point de vue historique, les périodes de fortes hausses de la productivité ont aussi été celles des plus faibles niveaux de chômage : chaque révolution technique s’est accompagnée d’un élargissement du spectre de consommation des ménages, créant de nouveaux emplois qui se substituent à ceux détruits par le progrès technique. Ce processus a été décrit très tôt par Alfred Sauvy dans sa théorie du déversement (3), ainsi que par Joseph Schumpeter dans son concept de destruction créatrice.

En somme, il est probable que les théories de la fin du travail relèvent davantage de l’ancestrale anxiété à l’égard des transformations économiques induites par la technologie, comme l’a démontré Joel Mokyr en 2015 (4). Thomas Mortimer et David Ricardo expriment d’ailleurs déjà leurs inquiétudes au XVIIIe et XIXe siècle de voir la mécanisation industrielle prendre démesurément le pas sur la condition ouvrière. Si les prévisions alarmistes ont toujours exagéré la disparition des emplois existants, elles ne mettent pourtant jamais en exergue la création de nouvelles tâches et des nouveaux besoins de consommations à venir : la théorie économique, de son côté, privilégie plutôt l’idée selon laquelle l’innovation contribue à la croissance économique et pèse in fine à la baisse sur le chômage. Peu d’études statistiques ont par ailleurs établi de lien causal entre développement technologique et disparition du travail. Une étude prospective des économistes Frey et Osborne est parfois citée, mais celle-ci est largement critiquée, notamment pour le caractère arbitraire de ce qu’ils désignent comme étant des emplois automatisables (5). Dès lors, nos appréhensions quant à l’avenir du travail méritent d’être relativisées.

Le revenu universel : utopie émancipatrice de gauche ou artefact néolibéral ?

Les défenseurs de gauche considèrent également le revenu universel comme un moyen, outre de compenser la mécanisation du travail, de s’émanciper de ce qu’ils considèrent comme intrinsèquement aliénant, à savoir le travail dans les sociétés modernes. La fin du travail salarié serait, en plus d’être une fatalité, un besoin anthropologique. Monotone en raison de la division extrême du travail et du manque de diversité des tâches effectuées, dénué de sens et d’unité, le travail dans les sociétés industrielles et post-industrielles est loin d’être épanouissant pour les individus, comme en témoignent d’ailleurs la prolifération des bullshit jobs et sa conséquence psychologique directe, le bore-out, décrites par Graeber. Cette idée d’une perte de sens du travail suite à une division du travail extrême était déjà évoquée par Marx et Engels en 1845 : 

“Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou “critique critique”, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance.” Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande 1845-1846 “L’intérêt individuel” Paris : Nathan, 1989, p.56/58

D’une part, la division du travail empêche les individus de s’approprier pleinement le fruit de leur travail et les condamne à la pénible répétition de tâches spécialisées. D’autre part, comme le montre la fin de l’extrait, le salariat contraint les individus à travailler, sous peine de ne plus pouvoir assurer leur survie matérielle et instaure ainsi un rapport de subordination entre travailleurs et employés. C’est pour cette raison que certains intellectuels, comme Bernard Friot et, plus récemment, Frédéric Lordon (6), proposent de décorréler le salaire de la productivité et de verser à chacun un salaire à vie, afin de libérer les travailleurs de ce rapport de force défavorable. 

Tout un courant de la gauche s’accorde donc à dire que, le travail salarié étant rarement une source d’émancipation ou de bien-être, il serait bon de s’en libérer. Si ces critiques sont évidemment légitimes et prennent sens lorsqu’elles s’inscrivent dans un projet socialiste plus général, l’idée spécifique du revenu de base est également défendue par la droite qui a su la redéfinir de manière à ce qu’elle s’intègre parfaitement à la doctrine néolibérale.

Pour les néolibéraux, cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi, cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945.

Au cours du XXe siècle, le revenu universel a en effet trouvé ses plus ardents défenseurs chez les économistes d’inspiration néolibérale, au premier rang desquels figure Milton Friedman pour qui l’allocation prendrait la forme d’un crédit d’impôt négatif (7) : selon ce mécanisme, l’État attribuerait à chaque citoyen une allocation fixe accompagnée d’un taux d’imposition proportionnel unique, faisant ainsi varier la différence entre le prélèvement et l’allocation suivant le niveau du revenu. Selon cette configuration, l’État instituerait les règles d’un jeu qui assurerait au citoyen l’obtention d’un revenu de subsistance à l’intérieur d’un système concurrentiel, se préservant de la même manière de toute critique quant au fonctionnement de l’économie de marché. Cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi (8), cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945. L’expérimentation finlandaise (9) montre d’ailleurs la filiation idéologique entre revenu de base et néolibéralisme. Mis en place en 2015 par un gouvernement de centre droit, le revenu de base a été défendu comme un moyen de flexibiliser davantage le marché du travail ‒ les individus pouvant, avec un revenu régulier, se permettre d’accepter plus aisément des emplois flexibles ‒ et de faire l’économie de fonctionnaires chargés de gérer les différentes aides sociales qui existaient auparavant. Adopté par un gouvernement favorable à l’austérité budgétaire, l’extension de ce dispositif pourrait en fait reposer sur la coupe des dépenses publics et s’accompagner d’un retrait de l’État des services publics. 

Certes, le revenu universel n’a pas uniquement été pensé par la droite. Mais il a toujours été largement soutenu par une partie de cette famille politique : dès 1974 (10), des conseillers du président Giscard d’Estaing s’étaient déjà affairés à promouvoir le dispositif friedmanien, tandis qu’un dispositif similaire est aujourd’hui activement soutenu par le think-tank libéral Génération libre trouvant à l’occasion des relais politiques chez Nathalie Kosciusko-Morizet, Fréderic Lefebvre ou Christine Boutin, abandonnant par la même occasion le barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Que se passerait-il concrètement pour les travailleurs s’ils touchaient un revenu de base dans l’état actuel de notre société ? Ils seraient, par définition, moins pauvres ‒ si la version de gauche parvient à être adoptée ‒ mais certains continueraient d’être au chômage et d’en subir les conséquences psychologiques. Les plus chanceux, eux, auraient la liberté de se délester de quelques-uns des emplois précaires qu’ils cumulaient jusqu’alors, tout en subissant la dégradation de leurs conditions de travail. Cela ne résoudrait pas non plus le problème de sous-investissement dans les services publics qui conduit toujours davantage à leur déliquescence. Un peu plus riches, les plus pauvres resteraient, enfin, toujours des pauvres relatifs puisque le revenu universel n’a que peu d’effet redistributeur ‒ en raison précisément de son caractère universel.

La garantie publique d’emploi, double solution au chômage et à la tragédie des communs

Quand bien même la prophétie du remplacement de certains métiers par la technologie adviendrait, est-ce le rôle de l’État que de contempler la dislocation du marché du travail en ne proposant que d’en réparer les conséquences économiques ‒ à savoir la pauvreté ? Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter. Certains resteraient au chômage ou précaires, pendant que d’autres jouiraient d’un emploi stable, et la stigmatisation des perdants de ce marché de l’emploi dual en resterait inchangée. Les effets du chômage sont pourtant bien documentés : dégradation de la santé physique et psychologique, anxiété non seulement de l’individu au chômage mais également de l’ensemble de sa famille (11). L’expérience de France Télécom en est d’ailleurs la sombre illustration. Maigre compensation donc, pour ces travailleurs précaires ou inemployés, que de recevoir un revenu qui ne soignent pas les maux du manque de reconnaissance et d’intégration sociale du chômage. 

Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter.

Si la masse d’employés précaires ou chômeurs augmente constamment, les besoins d’emplois non-satisfaits en matière de services sociaux et d’écologie sont nombreux. D’où l’idée, défendue par plusieurs économistes de renom tel que Stéphanie Kelton (12) et Pavlina Tcherneva (13) ou des organismes comme le Levy Economics Institute, de la garantie à l’emploi : il serait bénéfique, pour les individus et la société, d’employer des individus pour la reconstruction que le contexte impose, plutôt que de laisser le marché saboter le travail et les biens communs. En effet, aujourd’hui, tous les chantiers de la reconstruction écologique (rénovation thermique des habitations, transports, énergie, agriculture durable…) post-COVID nécessitent indubitablement la mobilisation d’une force de travail conséquente pour la réalisation de projets collectifs et durables. C’est précisément l’objectif du Green New Deal défendu par une partie de la gauche américaine : combiner enjeux écologiques et sociaux pour bâtir une industrie non polluante fondée sur des énergies propres, et relancer par-là même l’économie. 

L’origine historique de ce projet avait d’ailleurs porté ses fruits aux États-Unis après la Grande Dépression dans les années 1930. Afin de reconstruire une économie sévèrement abîmée par le chômage de masse, l’administration fédérale des États-Unis élabore différents programmes dans le sillage du New Deal (Work Progress Administration, The Civilian Conservation Corps, the National Youth Administration) employant plusieurs millions de travailleurs dans des domaines divers tel que la reforestation, la conservation des sols, la rénovation d’espaces publics et la création d’infrastructures. Ces programmes ont par exemple permis la construction de 700 parcs nationaux, 46.000 ponts, la rénovation de milliers de kilomètres de digues et de routes, la plantation de 3 milliards d’arbres et la rénovation de milliers d’écoles (14). Cette expérience a aussi permis de former par la pratique des millions de jeunes américains à la recherche d’un emploi décent et porteur de sens.

Enfin, si l’une des forces du revenu universel est de n’imposer aucune contrepartie productive et d’être versé à toutes et tous, c’est également une faiblesse du point de vue et des inégalités, et du financement de la mesure. La libre contribution à l’activité économique du revenu universel, quoique séduisante quant au pouvoir de négociation qu’elle procure au travailleur, astreint ce dispositif à engager des sommes importantes (576 milliards d’euros selon l’Institut Jaurès, soit  31% du PIB), dont on peut interroger les possibilités de financement dans une société où, potentiellement, les individus diminueraient leur participation à la sphère productive. À l’inverse, garantir un emploi aux individus permet de dégager un profit aux entreprises (16) créées à cet effet, comme le montre l’expérience Territoires Zéro Chômeur que nous développons plus bas. Ce dispositif de création d’entreprises potentiellement excédentaire rend davantage soutenable la mise en place d’un tel dispositif par rapport à une allocation de près de 1.000€ sans condition. La garantie publique d’emplois présente donc le double intérêt de proposer une solution aux inactifs – là où le revenu universel entérine le statu quo du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi – et aux chantiers qu’exigent les transitions sociale et écologique. Loin de laisser le travail aux mains du marché et du secteur privé, la solution de garantie publique d’emplois réaffirme le rôle de l’État en tant que pourvoyeur d’emplois. Cette solution nécessaire collectivement n’est pas incompatible avec les intérêts individuels, sous certaines conditions concernant la modalité des emplois proposés.

« Libérer le travail plutôt que se libérer du travail » : l’expérience des Territoires Zéro Chômeur

Certains pourraient néanmoins objecter que la garantie d’emploi, si elle bénéfique pour l’État, ne correspondrait pas nécessairement aux intérêts des individus. Les défenseurs de gauche du revenu universel mettent d’ailleurs souvent en avant sa dimension émancipatrice pour les travailleurs. C’est en écho à ces critiques du travail que le projet de garantie d’emploi a été pensé, et l’expérience des Territoires Zéro Chômeur (TZC) de laquelle il s’inspire en donne un aperçu. Ce dispositif, mis en place sur une dizaine de territoires en France, a redonné un emploi décent à près de 700 personnes qui étaient jusqu’alors en période prolongée d’inactivité. Ces emplois garantissent par ailleurs l’autonomie et la sécurité des travailleurs : CDI payé au SMIC, tâches choisies par les individus en fonction de leurs compétences et des besoins locaux dans les domaines sociaux et écologiques, volume horaire conventionnel.

L’intégrité des travailleurs est également préservée par le caractère non obligatoire de l’emploi garanti : ceux qui ne souhaitent pas y prendre part continuent de percevoir des aides sociales. Cette expérience de petite échelle a donc, jusqu’alors, montré sa capacité à associer enjeux écologiques, progrès social et conditions de travail décentes afin de garantir l’autonomie des travailleurs qui, en plus de posséder les moyens de production, sont relativement libres de choisir les tâches qu’ils souhaitent effectuer. Elle a par exemple permis la création de garages et d’épiceries solidaires, ou encore la transformation de jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court. À défaut de proposer une émancipation totale des travailleurs, la garantie d’emploi propose au moins de libérer les individus de la dépendance au secteur privé avec son lot de techniques managériales oppressives et de conditions matérielles d’existence précaires. Surtout, ces emplois sont au service d’une cause utile, la préservation des biens communs, permettant ainsi d’éviter la trappe à inconsistance des métiers du privé actuels. Ainsi, la garantie publique d’emploi, contrairement au revenu universel vise à « libérer le travail plutôt que de se libérer du travail » (17).

Organiser le travail dans une perspective de planification

Enfin, l’utopie de gauche sur laquelle repose le revenu universel est celle de la libération des individus de la contrainte de spécialisation inhérente au travail moderne. Pour certains penseurs marxistes, l’origine de l’aliénation des travailleurs se trouve en effet dans l’émergence de la division du travail, comme le souligne André Gorz : « Il fallait séparer (les ouvriers) de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes. » (André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988). L’émancipation des individus passerait donc par l’abolition de la division du travail et la réappropriation de leur travail par les travailleurs : décision de produire, conception de l’objet, contrôle de l’ensemble du processus de production, et surtout autonomie.

Bureau de planification de l’État du Maine (SPO) créé en 1968 pour guider le Gouverneur dans ses choix de politiques économique et environnementale. Source: Wikipedia

L’abolition de la division du travail a également pour vertu de permettre aux individus de consacrer leur temps à travailler dans les domaines qu’ils désirent. Or, la division du travail fait sens dans le cadre d’une société de grande échelle : elle permet de maximiser la production et donc d’assurer l’approvisionnement en besoins matériels des individus. À quoi ressemblerait notre liberté dans un monde dans lequel il faudrait produire nous-même le moindre outil ? La division du travail permet non seulement de garantir un niveau de vie convenable, mais également de faire gagner du temps aux individus – temps qui peut, par ailleurs, être dédié aux loisirs. 

Afin d’armer un pays pour faire à la transition écologique, il est par ailleurs nécessaire que les tâches soient intelligemment réparties pour optimiser l’efficacité de cette reconstruction. C’est d’ailleurs tout l’objectif du Green New Deal : décider d’objectifs de moyen termes et organiser leur réalisation via la planification de la production. Si l’on souhaite modifier rapidement nos infrastructures et notre énergie pour assurer une production écologiquement soutenable, il est donc nécessaire d’organiser collectivement le travail et de se coordonner à l’échelle nationale. Cette organisation requiert inévitablement une forme de contrainte étatique et de division du travail, deux aspects malheureusement incompatibles avec l’idée d’un travail diversifié et entièrement choisi par les individus. 

Si le revenu universel se décline donc en une variété de modalités, aucune n’envisage la possibilité d’améliorer les conditions de travail afin de concilier intérêts individuels et besoin collectif d’engager la transition écologique. Malgré sa diversité, il conserve un fond idéologique libertaire qui s’accommode assez mal de la nécessité d’organiser le travail dans un société de grande échelle. La garantie publique d’emploi, à l’inverse, inscrit l’État au cœur de la lutte contre le chômage et de la reconstruction écologique et sociale. 

Notons pour finir que la garantie publique d’emploi n’est pas un dispositif révolutionnaire : son financement repose sur l’impôt et a donc moins d’impact sur les inégalités de revenu primaire qu’un dispositif financé par cotisations. Toujours soumis à la contrainte étatique, les travailleurs ne sont par ailleurs pas pleinement libres. Sans être la promesse de la fin des luttes sociales, l’emploi garanti n’est cependant pas irréconciliable avec une critique plus radicale du système capitaliste si l’on considère différentes temporalités d’application. La première propose une solution directement applicable à l’urgence climatique – priorité absolue et condition de possibilité de tout système économique, quand la seconde se charge d’une réflexion de plus long terme sur l’amélioration des conditions de travail et la lutte contre les inégalités dans une économie reconvertie au vert.

(1) Rifkin, J. (1995). The end of work (pp. 3-14). New York : Putnam.

(2) https://www.oecd.org/fr/innovation/inno/technologies-transformatrices-et-emplois-de-l-avenir.pdf
Frey, C. B., & Osborne, M. (2013). The future of employment

(3) Sauvy, A. (1981). La machine et le chômage.

(4) Mokyr, J., Vickers, C., & Ziebarth, N. L. (2015). The history of technological anxiety and the future of economic growth: Is this time different?. Journal of economic perspectives, 29(3), 31-50.

(5) Coelli, M. B., & Borland, J. (2019). Behind the headline number: Why not to rely on Frey and Osborne’s predictions of potential job loss from automation.
Arntz, M., Gregory, T., & Zierahn, U. (2017). Revisiting the risk of automation. Economics Letters, 159, 157-160.

(6) Lordon, F. Figures du communisme, 2021

(7) Milton Friedman, Capitalism and freedom,1962

(8) Jean-Eric Branaa, Le revenu universel, une idée libérale ? The conversation, 2016

(9) Monti, Anton. « Revenu universel. Le cas finlandais », Multitudes, vol. 63, no. 2, 2016, pp. 100-104.

(10) Stoléru Lionel. “Coût et efficacité de l’impôt négatif“. Revue économique, volume 25, n°5, 1974. pp. 745-761.

(11) Pour une revue des effets psychologiques du chômage, voir le premier paragraphe de https://lvsl.fr/territoires-zero-chomeur-ou-les-chantiers-dun-projet-politique-davenir/

(12) L. Randall Wray & Stephanie A. Kelton & Pavlina R. Tcherneva & Scott Fullwiler & Flavia Dantas, 2018. “Guaranteed Jobs through a Public Service Employment Program”, Economics Policy Note Archive 18-2, Levy Economics Institute.

(13) Tcherneva, P. R. (2020). The case for a job guarantee. John Wiley & Sons.

(14) Leighninger, Robert D. “Long-range public investment: The forgotten legacy of the New Deal.” (2007).

(15) Thomas Chevandier, “Le revenu de base, de l’utopie à la réalité”, Institut Jean Jaures, 2016

(16) Les Entreprises à But D’emplois sont les entreprises créées dans le cadre du dispositif des Territoires Zéro Chômeur afin d’employer en CDI des chômeurs de longue durée dans des secteurs du social et de l’écologie

(17) Contre l’allocation universelle de Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Montréal, Lux Éditeur, p. 47-80 (chapitre rédigé par Jean-Marie Harribey)