“L’ordre de la dette” : Pourquoi la dette est financée par les marchés financiers

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©William Murphy

L’Etat se finance en émettant des titres de dette publique sur les marchés financiers, mais cela n’a pas toujours été le cas : d’autres mécanismes ont existé auparavant, et la mise en marché de la dette publique est le résultat d’une volonté politique.

photo-ordre-de-la-detteBenjamin Lemoine est un sociologue qui s’intéresse aux questions d’économie et notamment de dette publique. Dans son livre L’ordre de la dette, il s’attache à faire une socio-histoire de la mise en marché de la dette publique française.

Si le débat public se concentre largement sur les causes et les solutions du problème de la dette publique, la question de la technique du financement de l’État a elle complètement disparu. L’émission régulière de dette publique par l’Agence France Trésor sur les marchés financiers n’est jamais remise en question. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, loin de là. D’autres techniques de financement ont émergé à la suite de la 2nde guerre mondiale, lesquelles ont été progressivement évincées au profit de l’endettement sur les marchés.

Des mécanismes hétérodoxes d’après-guerre…

1/ Le circuit du Trésor :

Au lendemain de la 2nde guerre mondiale, l’État doit s’assurer un financement sécurisé pour la reconstruction du pays. C’est ainsi que va être mis en place ce qu’on appelle le « circuit du Trésor ». Les « correspondants du Trésor » (institutions publiques bancaires et non-bancaires, entreprises nationalisées, certains fonctionnaires) ont alors l’obligation de confier leur trésorerie et épargne au Trésor.

Ainsi, on peut dire que le Trésor fonctionne comme une banque : il draine la trésorerie de ses correspondants et l’utilise à court terme pour régler les paiements de l’État. Ce circuit du Trésor s’articule alors parfaitement bien avec les nombreuses nationalisations de l’économie française de l’après-guerre. Il permet surtout à l’État de mener des politiques économiques ambitieuses sans se soucier de la dette publique.

2/ Souscription obligatoire des banques :

Un deuxième mécanisme est « la souscription forcée de bons du Trésor par le système bancaire ». Créé en 1948. Ce dispositif instaure un système de planchers : les banques sont obligées de détenir un certain pourcentage de titres de dette publique. En outre, les taux d’intérêt de ces bons forcés sont dictés par l’État. Ce mécanisme permet à l’État de lever des fonds par création monétaire automatiquement et sans surpayer de taux d’intérêt.

Grâce à ces deux mécanismes de financement hétérodoxes, l’État s’assure donc un flux régulier et continu de ressources, ce qui le dispense de devoir s’endetter auprès des marchés de capitaux. On se trouve donc dans une situation où l’État et le politique maîtrisent l’économie et la finance.

Mais déjà, dans les années 1960, ces techniques ne font plus l’unanimité, parce qu’elles sont soupçonnées de favoriser une inflation élevée [NDLR : de faire monter le niveau des prix]. Il faut cependant bien voir qu’à cette période, la récession est vue comme une menace pire que celle de l’inflation. Une hausse du niveau général des prix est donc tolérée tant que la croissance économique suit.

A la fin des années 1960 et encore plus dans les années 1970, l’agenda politico-médiatique et la montée en puissance du courant monétariste (mené par Milton Friedman) vont alors placer la lutte contre l’inflation au centre des débats. C’est à partir du moment où celle-ci devient obsessionnelle, que le circuit du Trésor (1) et la souscription obligatoire aux titres de dette publique (2) vont être attaqués.

Au tournant de la mise en marché de la dette

L’adjudication au profit du système des planchers

L’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au Ministère des Finances en 1962 va représenter un premier tournant. Dès mars 1963, il réintroduira des séances ponctuelles de vente aux enchères pour l’émission des titres de dette publique à court terme. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode de l’adjudication et qui domine actuellement : les titres de dette sont vendus à l’investisseur qui offre le taux d’intérêt le plus faible, comme une vente aux enchères inversée.

Parallèlement, le taux plancher des bons obligatoires passera de 20% en 1960 à 5% en 1965, preuve de la volonté de faire primer les mécanismes de marché. Finalement, le système des bons obligatoires sera définitivement enterré en 1967.

L’argument avancé est que l’État doit se confronter au jeu de l’offre et de la demande des marchés financiers pour ses titres de dette publique. Le taux d’intérêt déterminé de cette sorte sera « juste », il devra permettre de canaliser la volonté dépensière de l’État. En d’autres termes, l’État doit apprendre à vivre comme les autres acteurs économiques. On se retrouve dans un paradigme nouveau, où l’économie n’est plus encastrée dans le politique mais où le politique est encastré dans l’économie.

Quand les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, les fonctionnaires du Trésor craignent le pire. L’administration trésorienne va faire front pour empêcher de bousculer l’orthodoxie financière et monétaire alors installée depuis les années 1970. Les propositions alternatives des socialistes sont évacuées et mises de côté par la bureaucratie. Finalement en 1983, la thèse du Trésor selon laquelle le financement de la puissance publique doit se faire par l’adjudication devient naturelle, indiscutée et indiscutable.

Le développement des marchés de capitaux comme conséquence de la mise en marché de la dette

A force de faire pression auprès de l’Elysée, les hauts fonctionnaires orthodoxes réussissent à imposer l’idée que pour relancer l’économie, la seule solution consiste à soutenir le développement rapide des marchés de capitaux. Ce mouvement doit alors s’accompagner d’un État aux finances publiques maîtrisées avec un faible taux d’inflation.

C’est cela qui va marquer le passage d’une économie d’endettement à une économie de marchés financiers. Alors que dans la première configuration, le crédit bancaire était massivement utilisé pour répondre aux besoins des agents et de l’État, dans la deuxième configuration on cherche à développer l’épargne et les marchés de capitaux pour éviter tout risque de tensions monétaires. D’où la nécessité d’une inflation plus faible, afin de ne pas peser sur les intérêts perçus par les nouveaux créditeurs de l’État.

En conclusion, ce livre s’avère riche et passionnant. Benjamin Lemoine montre très bien que le choix de recourir aux marchés financiers pour financer les dépenses publiques résulte avant tout d’une volonté politique qui n’a rien de naturelle. D’autres alternatives ont existé auparavant, et d’autres alternatives existent toujours aujourd’hui. Le débat sur les techniques de financement de l’Etat mérite d’être ouvert, parce que derrière cette problématique se jouent des questions plus larges de système économique. Au final, Benjamin Lemoine nous propose ici une véritable sociologie politique des mutations financières qui ont eu lieu depuis l’après-guerre. Une belle preuve qu’il n’y a nul besoin d’être économiste pour parler de sujets économiques de manière pertinente.

Pour aller plus loin :

http://www.liberation.fr/debats/2016/04/01/benjamin-lemoine-en-voulant-plaire-aux-marches-financiers-l-etat-fait-de-leurs-priorites-les-siennes_1443423

http://www.laviedesidees.fr/Dette-publique-debat-confisque.html

Crédit photo :

http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-L_ordre_de_la_dette-9782707185501.html

 

©William Murphy

 

Nationalisons pour rétablir la souveraineté et réduire le chômage

©Pieter van Marion. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license.

Dans le contexte de la mondialisation néolibérale qui dissout la souveraineté des peuples, les nationalisations sont devenues une urgence à la fois économique et démocratique. C’est un des moyens, pour les peuples, et à travers leur État, de peser sur leur destin.

Nous vivons un « moment souverainiste ». Depuis les attentats en effet, l’État est de retour : état d’exception, police et armée sont au cœur des discours et des actes politiques. Mais quid des questions économiques, l’État ayant déserté la sphère économique qu’il a laissé à des actionnaires privés focalisés sur la rentabilité à court terme ? En effet, refuser l’intervention de l’État dans le domaine économique, c’est refuser d’être pleinement souverain tout en actant la domination de l’économique sur le politique. C’est comme marcher sur une seule jambe. Alors que depuis 1995, les candidats promettent tous de résorber la « fracture sociale » et de réduire le nombre de chômeurs, on assiste à une hausse de la pauvreté, du chômage et au recul généralisé de la puissance publique dans les sphères de création de richesse.

C’est d’ailleurs l’un des traits caractéristiques des gouvernements successifs : privatiser toujours plus, céder des fleurons de l’économie à des actionnaires privés et étrangers, et après regretter avec des trémolos dans la voix la montée du chômage. On se contentera de rappeler les choix de la “gauche gouvernementale” qui privatisa pour 210 milliards de francs sous Lionel Jospin, battant les records des gouvernements de droite. Aussi, évoquer les nationalisations, qu’elles s’effectuent dans un cadre d’économie semi-dirigée de type keynésien ou dans un cadre visant à rendre aux travailleurs la propriété effective des moyens de production et d’émission monétaire, revient en grande partie à définir ce que signifie concrètement une politique de rupture. Il faut pour cela faire un bref détour historique.

L’Etat aime tellement les entreprises qu’il les préfère dans son giron :

Si la première nationalisation à caractère économique en France remonte à 1907, 3 dates sont essentielles pour comprendre l’importance de ce processus dans l’histoire économique française, coïncidant avec des victoires électorales de la gauche: 1936, 1945 et 1982. Vainqueur des élections législatives de 1936, le Front Populaire nationalise des entreprises d’armement par la loi du 11 aout 1936, puis des entreprises de transport, ce qui abouti en 1937 à la création de la SNCF dont l’Etat possède au départ 51% du capital. Mais c’est à la Libération que vient se mettre en place des nationalisations massives afin de « gagner la bataille de la production » comme le disait l’un des slogans en vogue à l’époque.

Le programme du Conseil National de la Résistance impliquait en effet « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ». Charbonnages de France, Renault, onze grandes compagnies d’assurance ainsi que la Banque de France et les quatre plus grandes banques françaises sont ainsi nationalisées. Le cas des nationalisations est en outre intéressant en matière de procédure, surtout lorsque l’on nous parle sans cesse des « longueurs » de l’administration et de la procédure législative qui rendraient impossible toute nationalisation bancaire sans fuites massives de capitaux.

Le projet de loi de nationalisations du secteur bancaire fut déposé le vendredi 30 novembre 1945 au soir après fermeture de la bourse, voté le 2 décembre et publié au Journal Officiel le lendemain. Parfois ces nationalisations sont aussi des sanctions vis-à-vis de patrons compromis dans la Collaboration comme Louis Renault dont les usines jouèrent un rôle important dans l’effort de guerre nazi. Renault devient ainsi régie publique (sans compensation, ce qui donne lieu à des débats sur le caractère de « nationalisation » de cette mesure qui s’apparente plutôt à une « confiscation » car la nationalisation implique compensation financière selon la juriste Sophie Nicinski).

Le retour de la gauche au pouvoir en 1981 amorce la dernière grande vague de nationalisations avec la loi effective le 13 février 1982 qui touche de nombreux secteurs de l’économie : dans l’industrie avec Thomson , Rhône-Poulenc ou Usinor (qui fusionne ensuite avec Sacilor) ; dans le secteur bancaire avec le CIC et le Crédit du Nord. L’État accroit de surcroit son poids dans le secteur en récupérant le capital des entreprises qu’il ne détenait pas encore totalement comme la Société Générale, le Crédit Lyonnais ou la BNP. Ainsi en 1983, 25% des salariés travaillaient dans une entreprise publique. Cette politique fut contestée par une droite qui avait définitivement rompu avec le gaullisme et l’esprit du CNR, qui saisit le Conseil Constitutionnel, lequel autorisa les nationalisations en donnant un cadre juridique précis, rendant cette procédure très encadrée mais possible en régime capitaliste.

La nationalisation est possible en système capitaliste, mais il faut y mettre le prix.

Dans sa décision du 16 janvier 1982, le Conseil Constitutionnel a certes reconnu « le caractère fondamental de la propriété privée » mais a admis que celle-ci « admet des limitations exigées par l’intérêt général » afin par exemple de « combattre le chômage et de faire face à la crise économique ». Mais la contrepartie réside dans la compensation des actionnaires qu’il ne faut pas « spolier », cette compensation pouvant s’élever à la somme des valeurs boursières et dividendes majorés de 14% – cas de 1982.

Nationaliser a un coût mais porte aussi des bénéfices en termes de souveraineté économique et sociale. Bien entendu l’UE considère selon Joaquin Almunia que si les traités « ne prévoient pas de définition de la propriété dans chaque État membre », il convient que l’État « se comporte comme un investisseur privé tant en ce qui concerne le prix d’acquisition que la gestion de l’entreprise ». On voit que la contrainte des propriétaires privés peut ainsi vite devenir une juteuse opération pour les actionnaires privés. L’argent que l’État investit dans la nationalisation, est de surcroit de l’argent en moins pour investir ensuite dans ces entreprises publiques. Aussi, la question centrale porte sur le modèle économique dans lequel s’effectue la nationalisation et sur son but.

Toute politique progressiste passe nécessairement par la nationalisation d’entreprises :

On nationalise à la fois pour juguler le chômage et pour empêcher la captation par des particuliers de « biens communs » comme les ressources naturelles. De même, nous l’avons vu, l’outil monétaire, ne saurait être soustrait à la Nation sans amputer la capacité du peuple français à se saisir de son destin économique. Aussi la nationalisation doit être un postulat pour toute politique de rupture. Mais là où la solution keynésienne peut dépenser des sommes astronomiques pour récupérer des entreprises, une alternative peut consister en la confiscation pure des actifs des actionnaires privés d’entreprises stratégiques dans certains cas très précis, c’est-à-dire d’entreprises dont les activités sont essentielles au développement de la Nation, et dont les objectifs doivent relever de la décision démocratique. Par exemple via la planification publique, planification dont usent d’ailleurs déjà tous les capitaines d’industrie.

On peut lier en effet la question des nationalisations à celle du développement de l’emploi, le tout de manière précise : si le conseil d’administration d’une entreprise X s’engage à ne pas licencier voire à embaucher sur une durée Y, la puissance publique ne pourra nationaliser, si elle le juge nécessaire, que sous le régime compensatoire. La rupture de cet engagement entre État et CA pourrait entrainer à l’inverse une prise en main pure et simple de l’appareil productif, surtout si la décision de licencier résulte d’une opération de maximisation du taux de profit et non d’une véritable phase de recul de l’activité de l’entreprise. L’État pose ainsi des critères de développement social de l’activité comme critères d’évaluation d’une nationalisation et de sa forme. La possession par l’État d’un vivier d’entreprises permet également la baisse significative du chômage par le recours au droit opposable à l’emploi.

Si le secteur privé ne peut proposer un emploi à qualification égale à un chômeur après une durée X que fixerait la loi, c’est l’État qui deviendrait employeur de facto de ce privé d’emploi en l’intégrant au sein d’une entreprise publique (on se rapporte aux travaux d’Hyman Minsky). Même le secteur privé y trouverait une aubaine car le pôle public constitué par fusion forcée des grandes banques privées pourrait par exemple prêter aux PME à un taux préférentiel. Bien entendu, la question du contrôle des activités économiques nécessitera une bonne coopération entre les salariés, leurs représentants légitimes et l’État. Cela exige des formes de participation démocratique dans l’entreprise, afin que les nationalisations soient aussi des socialisations, et pas uniquement des étatisations.

Pour aller plus loin :

 

Crédit photo : ©Pieter van Marion. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license.