Europe puissance : aux origines de l’illusion

Europe puissance - Le Vent Se Lève

« Europe puissance » : tel est le mot d’ordre dans les sphères dirigeantes du Vieux continent, à droite et à gauche, depuis la réélection de Donald Trump. Le 7 novembre 2024, Emmanuel Macron déclarait : « Le monde est peuplé d’herbivores et de carnivores. Si l’on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront ». Ou bien les Européens choisissent la voie de l’égoïsme national, ou bien ils font le pari d’une défense européenne suffisamment unie pour contrer les impérialismes américain, russe et chinois. Cette idée n’est pas neuve. Elle fut portée par les « pères fondateurs » de la construction européenne des décennies durant. Elle ne connut jamais un semblant de réalisation. Derrière la chimère d’une défense européenne, c’était une défense américaine qui était à l’ordre du jour.

Rêves continentaux, réalités nationales

Dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry déclare : « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige ». Jean-Pierre Chevènement rapportera dans son livre, La France est-elle finie ?, un propos analogue du président Mitterrand : « Je ne pense pas qu’aujourd’hui la France puisse faire autre chose que passer à travers les gouttes ».

C’est par un lugubre mois d’octobre que sont nés à quarante-cinq années d’écart Paul Valéry et François Mitterrand. Lugubre pour le premier car en cette approche de la Toussaint, il ne s’agissait pas de commémorer les défunts mais de regretter amèrement que la France n’eût pas triomphé de la terrible guerre franco-prussienne de 1871 survenue quelques mois plutôt. Lugubre pour le second car c’est en octobre 1916 (l’année de Verdun) que sa mère lui infligea la vie. Paul Valéry et François Mitterrand, outre l’amour de la langue française, ont en commun d’être nés en plein milieu d’un grand traumatisme et d’avoir atteint la force de l’âge (43 ans en 1914 pour Valéry et 24 ans en 1940 pour Mitterrand) en plein déroulement d’un second. C’en était fini de la génération décrite par Alfred de Musset dans ses Confessions d’un enfant du siècle, avide de guerres napoléoniennes, du panache de la révolution et d’une France fière et victorieuse. Désormais, la patrie de 1789 connaissait l’horreur des tranchés puis de la collaboration, s’effondrant et entraînant avec elle toutes les autres nations d’Europe.

Ces deux témoignages sont riches d’enseignement sur les traumatismes de l’entre-deux-guerres, nés de la certitude que les nations étaient responsables des carnages, et que désormais la France seule ne compterait plus dans le jeu des grandes puissances. Ce choc accoucha, dans les années 1930, d’une vision du monde qui, par de nombreux aspects, contient les germes de la pensée européenne qui lui succédera après 1945. Car si l’Union Européenne puisé sa source dans l’oeuvre dé Robert Schumann et de Jean Monnet, il faut remonter à l’entre-deux guerres pour comprendre son insignifiance géopolitique. À lire Aristide Briand, Otto de Habsbourg-Lorraine ou Richard Coudenhove-Kalergi, ardents paneuropéens, un même paradigme lé droit et le « doux commerce » permettront de brider les États-nations. Intrinsèquement belliqueux, ceux-ci ne parlent que la langué de la force.

« L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis » (le Général de Gaulle, cité par Alain Peyreffite)

En 1923, dans Paneuropa, le comte Richard Coudenhove-Kalergi, issue d’une grande famille d’aristocrates polyglottes, commente en ces termes l’emblème de l’union paneuropéenne qu’il appelle de ses voeux : « La croix rouge des croisades du Moyen Âge est le symbole le plus ancien d’une union européenne supranationale. Aujourd’hui, elle est l’emblème de l’humanitarisme international. Le soleil figure l’esprit européen dont le rayonnement éclaire le monde entier ». « Supranational » : le terme n’est pas lâché au hasard. Cette hostilité au principe de souveraineté des nations accompagne les premiers théoriciens d’une « union européenne ».

Ces idées ont acquis une certaine prééminence au sein des élites en raison de plusieurs événements historiques. D’abord, la boucherie de 1914-1918 et la popularité du « plus jamais ça » les imprègnent d’un pacifisme intra-européen. Ensuite, la révolution bolchevique d’octobre 1917 – et ses émules européennes – apparaît comme un traumatisme. Il devient urgent de souder un bloc occidental face au danger communiste. Otto de Habsbourg-Lorraine, fils aîné de Charles Ier, ira même jusqu’à discuter avec Frankin D. Roosevelt d’une confédération danubienne anticommuniste. Confronté au péril rouge, il devient urgent d’oublier ses intérêts nationaux.

Tandis que ces réflexions théoriques suivent leur cours, des mutations géopolitiques bien réelles surviennent, et notamment l’érosion de la puissance britannique, au profit de sa cousine nord-américaine. Celle-ci souhaite étendre son hégémonie sur le continent européen, et veille à ce qu’aucune super-puissance n’y soit trop dominante. C’est ainsi qu’un axe Berlin-Washington se développe dès l’entre-deux guerres, visant à affaiblir la France, grand vainqueur de la Première guerre. En 1923, le président français Poincarré est contraint de céder sur l’occupation par la France de la Ruhr, suite à la pression du secrétaire d’État américain Hughes. En 1927-1928, le Plan Young liquide définitivement les réparations de guerre de l’Allemagne. En 1938, le patronat américain se félicite des accords de Munich et craint une nouvelle guerre faite à l’Allemagne.

Longtemps, Washington a des yeux de Chimène pour Berlin et vice-versa. Scinder l’Allemagne de la Russie apparaît comme une priorité aux diplomates américains – cette crainte d’un Heartland géopolitiquement uni, théorisée par Harold Mackinder, sera reprise par Zbigniew Brzezinsky dans son Grand échiquier. Suite à la défaite de l’Allemagne nazie, les États-Unis peuvent reprendre leur lune de miel interrompue avec l’Allemagne – et pour de bon.

« The United States is a European Power »

Jean Monnet écrit dans ses Mémoires : « En 1944, j’étais parvenu à des conclusions qui n’ont cessé depuis de guider ma conduite. Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale, avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique […] Cette prospérité et les développements sociaux indispensables supposent que les États d’Europe se forment en une fédération, ou une entité européenne. » Le 5 août 1943, à Alger, il notait déjà : « la paix ne renaîtra pas en Europe si les nations se reconstituent à partir de la souveraineté. Il faut que les peuples fassent une fédération portant un socle économique commun ».

Citons encore cet ancien industriel qui fit sa fortune dans le Cognac, à la fin de ses Mémoires : « Ais-je assez fait comprendre que la communauté que nous créons n’a pas sa fin en elle-même ? Les nations souveraines du passé ne peuvent rester et devenir le cadre des problèmes du présent. La communauté elle-même que nous créons n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » Une simple étape ? Le propos est clair : Jean Monnet n’a jamais souhaité que la Communauté européenne naissante devienne un État-nation. Aux nationalismes d’Europe, il ne voulait pas substituer un nationalisme continental. Il ne souhaite nullement qu’une Europe avec des intérêts propres et une géopolitique propre émerge ; et moins que tout face aux États-Unis.

Comme l’écrit le chercheur Boris Hazoumé dans un article sur Jean Monnet : « l’Europe [pour ce dernier] ne peut être que fédérale, dans le cadre d’un partenariat euro-américain […] À ses yeux, la notion d’Europe indépendante ne fait pas sens et les États-Unis sont un partenaire incontournable de son intégration »[1]. Des documents récents, issus des archives fédérales américaines déclassifiées, viennent à l’appui de son propos.

On y trouve notamment une lettre de la banque Chase Manhattan adressée à Jean Monnet, qui témoigne d’une correspondance entre le futur Commissaire général au Plan et un certain Dean Acheson – Secrétaire général du président Truman de 1949 à 1953. Si la lettre de la Chase Manhattan rappelle que Monnet fut détenteur d’un compte de 200 000 dollars dans ses coffres, régulièrement approvisionné pour financer des « opérations d’influence », le document le plus évocateur demeure le courrier de Dean Acheson intitulé « The United State is a European Power »[2].

Dean Acheson y fait ainsi état de la nécessité de concevoir « un marché annexe néo-américain pour écouler les sur-capacités productives de l’après-guerre », avec à sa tête une « commission exécutive » en vue de former « un seul ensemble géopolitique » entre les États-Unis et l’Europe.

La Communauté européenne de Défense, sous-marin des États-Unis ?

Sa correspondance tend à démonter que derrière Jean Monnet, ce sont les États-Unis qui sont à la manoeuvre. Dans une note du 6 mai 1943 provenant des archives déclassifiées, adressée au secrétaire d’État américain Harry Hopkins, Monnet s’emporte et déclare : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec de Gaulle, qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés, qu’il est un ennemi de la construction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français »[3].

Derrière la vision européenne de Jean Monnet, une américanophilie dirigée contre l’URSS, dans le cadre d’une Guerre froide naissante. De Gaulle, à ses yeux, pêchait par mollesse vis-à vis de l’URSS. Si Monnet appelait à « détruire » le Général, l’homme du 18 juin ne le tenait pas en haute estime – il suffit de lire les pages que son ministre Alain Peyrefitte, dans C’était de Gaulle, lui consacre : « L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis ».

Ce lien organique entre construction européenne et tutelle américaine, les débats autour de la Communauté européenne de Défense (CED) devaient le mettre en lumière. De 1951 à 1954, de sérieuses négociations visaient à fusionner les armées d’Europe de l’Ouest sous commandement de l’OTAN. Entamées à Washington, les discussions en faveur de la CED visaient originellement à permettre le réarmement de l’Allemagne afin de protéger le continent européen d’une supposée menace soviétique. Devant le refus de l’allié français, la mémoire vive des douloureuse années d’occupation, les États-Unis proposèrent un réarmement dans le cadre de l’Alliance atlantique.

Que Washington soit à l’origine du projet n’a pas empêché que l’on présente la CED comme une initiative « européenne ». L’indignation fut vive à Paris. Des communistes à de Gaulle, on dénonçait le retour de la Wehrmacht sous pavillon américain. La presse de l’époque, et plusieurs historiens contemporains, n’hésitent pas à évoquer une « affaire Dreyfus de la IVè République ». Les chrétiens-démocrates du MRP et une majorité de socialistes soutient la CED par crainte de Moscou, tandis que gaullistes et communistes se retrouvent alliés objectifs.

De Gaulle conçoit l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les grands empire

Face à la pression populaire, le gouvernement centriste repousse le vote à de nombreuses reprises. C’est seulement en 1954 que Pierre Mendes-France tranche le nœud gordien et autorise l’Assemblée à se prononcer. Le résultat est sans appel : le 30 août, 319 voix rejettent la CED – contre seulement 264 en sa faveur. La France torpillait ainsi l’Europe de la Défense. Le Traité de Rome, trois ans plus tard, se gardait bien d’esquisser la moindre perspective de fédéralisation de la Défense. Et lorsqu’en 1992 le Traité de Maastricht est adopté, s’il pose les jalons d’une monnaie fédérale, la chose militaire demeure prérogative nationale.

Chant du cygne de l’indépendance française

Ce cri français d’hostilité devait perdurer. Le second retournement intervient avec le retour au pouvoir du Général de Gaulle en 1958. S’il ne sortit jamais du Traité de Rome, il n’en fut pas moins adversaire résolu des velléités fédérales de la CEE et de son premier commissaire, Walter Hallstein. Le cadre européen d’alors est restreint (six États-membres), protectionniste (tarif extérieur commun) et dirigiste (quotas laitiers). Monnaie unique et règles supranationales de Maastricht sont encore loin. Une vision nationale de l’Europe est affirmée par le Général à plusieurs reprises ; le 15 mai 1962 : « Il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors des mythes, des fictions, des parades. ». La messe est dite.

Toutefois, en matière européenne, de Gaulle connut quelques fluctuations. Il reprit même, brièvement, la rhétorique de l’Europe puissance. Dès son célèbre discours à l’Université de Strasbourg, le 22 novembre 1959, il conspue l’Europe américaine au profit d’une Europe dite européenne, allant « depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural ». Un paradigme qui s’éloigne des visées américanophiles d’un Jean Monnet. Cette idée d’une Europe-puissance se précise lors des deux plans Fouchet que propose la France à l’Allemagne en novembre 1961 et janvier 1962. De Gaulle espère voir les six acheter du matériel militaire français et se fondre dans la politique étrangère de la France. À Peyrefitte, il confie concevoir l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les deux empires américain et soviétique. Le Traité de l’Élysée était né.

C’est à Jean Monnet, cette fois, d’éructer, et de mener un lobbying intense auprès des parlementaires allemands pour faire avorter ce projet. Une fois ratifié en France, le traité doit l’être par le parlement allemand pour entrer en vigueur. Et contre l’avis d’Adenauer, le Bundestag intègre un préambule dans le Traité de l’Élysée qui stipule de l’appartenance indéfectible de la RFA à l’OTAN. Le traité est subitement vidé de sa substance. Monnet a gagné : l’Europe européenne ne verra pas le jour.

Américanisation de l’Europe

Les présidences de Valery Giscard d’Estaing et de François Mitterrand devaient acter l’intensification de la construction européenne, puis l’abandon de nombreuses prérogatives nationales. Le coeur industriel de l’Europe était ouvert aux quatre vents de la mondialisation, et n’en ressortirait pas indemne.

De nombreux processus devaient rendre le continent européen dépendant des États-Unis en matière de Défense. Les élargissements de l’Union européenne de 2004 à 2007 actent l’intégration de pays prompts à s’armer auprès de Washington depuis la Chute du Mur. Leur forte tradition anticommuniste devait en faire des alliés structurels des États-Unis. Mais plus largement, le cadre européen issu de Maastricht mettait en péril la résilience et l’autonomie des secteurs productifs européens, y compris dans la Défense. Sanctuarisation de la rigueur budgétaire et libre-échange obéraient toute politique industrielle de grande échelle.

Leur impact sur le secteur de la Défense fut sans appel : de nombreux pays durent se résoudre à abandonner toute velléité d’indépendance en la matière, se fournissant directement auprès des États-Unis. La tutelle américaine permettait aux Européens de déléguer leur protection à l’OTAN, et de se plier à l’austérité voulue par l’Allemagne. Le vieil axe Washington-Berlin était plus vivace que jamais. Ce protectorat honteux, Donald Trump devait le mettre au centre du débat, protestant (en 2016 comme en 2024) contre le coût financier de l’OTAN. À l’idéalisme du langage diplomatique européen, il opposait le plus froid réalisme.

Cette nouvelle présidence Trump actera-t-elle enfin la constitution d’une « Europe puissance », autonome des États-Unis ? La protestation des chancelleries est vive. Pour autant, on imagine mal les gouvernements baltes, polonais ou allemand s’autonomiser, pour de bon, du maillage militaro-industriel des États-Unis. Du reste, il est douteux que ceux-ci souhaitent réellement se retirer du Vieux continent. Toute la rhétorique isolationniste de Donald Trump ne calme pas sa frénésie de vente de F-35. Et l’Europe a-t-elle cessé d’être aux yeux des États-Unis, selon le mot de Dean Acheson, « un marché annexe néo-américain pour écouler les surcapacités productives » ?

Notes :

[1] Boris Hazoumé, « Jean Monnet, “l’inspirateur” », Inflexions, 33, 2016

[2] Éric Branca, L’ami américain : Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Perrin, 2017

[3] Ibid.

Guerre en Ukraine : l’Europe de la défense contre le non-alignement ?

Suite à l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, l’Europe découvre son impuissance après des décennies de dépendance à l’égard des États-Unis. Dans cet extrait, William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, revient sur les raisons de l’abandon de l’Ukraine par Donald Trump, l’inféodation de l’Europe à Washington et les pistes pour en sortir. Alors que « l’Europe de la défense » est sur toutes les lèvres, elle soulève de nombreuses questions.

Du « pacifisme intégral » au réarmement de l’Allemagne : le tournant des « Verts »

Verts allemands - Le Vent Se Lève
La ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock.

Si l’Allemagne a longtemps entretenu des relations cordiales avec la Chine et la Russie, un tournant s’est produit avec la coalition dirigée par Olaf Scholz depuis 2021. Un parti, plus que tout autre, y fait pression pour rompre la bonne entente avec les « régimes autoritaires » : les « Verts » (Die Grünen). Une attitude que l’invasion de l’Ukraine n’a fait que renforcer. L’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, issue des « Verts », est à l’avant-garde du réarmement de l’Allemagne, de son intégration dans l’OTAN et du soutien militaire à l’Ukraine. Un positionnement aux antipodes de la doctrine initiale du parti, fondé sur un « pacifisme intégral » dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam.

En octobre 2022, les Grünen se réunissent en Congrès à Bonn, alors que le parti participe depuis 2021 à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, avec le SPD, (social-démocrate) et le FDP (libéral-démocrate et pro-business). En son sein, les Verts occupent notamment le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie. La guerre en Ukraine et ses conséquences géopolitiques sont l’un des principaux thèmes à l’ordre du jour. Il s’agit, pour les Verts, de discuter des modalités de l’aide militaire à l’Ukraine et du « fonds de défense spécial », qui vise à combler les nombreuses lacunes de l’armée allemande, tant en termes d’équipements que de personnel. Le débat est bref, les dissensions mineures, le soutien à l’armée ukrainienne et le fonds de défense sont largement plébiscités. Depuis, ce soutien ferme a été régulièrement réitéré par l’ensemble de ses membres.

Une telle ligne tranche significativement avec la tradition du parti, qui s’est fondé au début des années 1980 sur un pacifisme dit « intégral », envisageant la paix comme objectif mais aussi comme moyen. Pour cette doctrine, l’emploi de l’appareil militaire n’est jamais légitime, comme le résume le slogan plus jamais la guerre.

De plus jamais la guerre à plus jamais Auschwitz

À l’époque, cette vision se fondait sur la certitude d’une destruction mutuelle qui prévalait dans le contexte de Guerre froide. Elle devait lui survivre. À la fin des années 1990 encore, on débattait chez les Verts de la sortie de l’OTAN et de l’abolition de la Bundeswehr (forces armées allemandes).

Malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres en critiquant leur posture isolationniste.

Cette époque voit cependant une première inflexion, dont les conséquences devaient être durables. Elle se produit à l’occasion de la première expérience gouvernementale des Verts, de 1997 à 2005, comme partenaires minoritaires du SPD. Cette période coïncide avec l’aggravation des tensions ethniques en ex-Yougoslavie, qui suscite une vive interrogation en Allemagne sur l’attitude à tenir face à un conflit qui débouche sur des nettoyages ethniques.

En réponse aux massacres, Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères issu du parti, promeut en 1999 l’envoi d’un contingent de la Bundeswehr au Kosovo, sous mandat OTAN. Une rupture non seulement par rapport à la doctrine des Verts, mais vis-à-vis de la tradition isolationniste de l’Allemagne, qui n’avait jamais envoyé de troupes à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale. La classe politique allemande concevait alors l’outil militaire comme un instrument purement défensif, et se refusait à le déployer en dehors du pays. Chacun des cinq partis de gouvernement s’est longuement interrogé sur la pertinence d’un tel déploiement.

Au sein des Verts, l’activisme de Joschka Fischer en faveur du contingent a suscité des débats particulièrement intenses. Fischer lui-même fut hué et aspergé de peinture rouge lors du Congrès du parti à Bielefeld en 1999. Malgré tout, l’intervention a été actée. Cette inflexion s’est justifiée par le caractère supposément nouveau du conflit en Yougoslavie. Il n’était plus question d’une guerre inter-étatique qui risquait de déboucher sur un conflit nucléaire, mais bien de nettoyages ethniques. Non seulement l’emploi de l’outil militaire ne risquait pas de détruire le monde, mais il était en mesure, pour ses promoteurs, de stopper un génocide5. Au slogan plus jamais la guerre, un autre devait succéder : plus jamais Auschwitz.

Plus qu’une parenthèse, un tournant. Par la suite, le parti devait également soutenir un nouvel engagement de l’armée allemande, en Afghanistan cette fois, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom coordonnée par l’OTAN. Les Verts développent un concept spécifique d’intervention, la « sécurité interconnectée ». Il implique que l’engagement militaire doit systématiquement être associé à des moyens civils, à la diplomatie, à l’aide humanitaire, à la coopération au développement et à la prévention des crises.

Les débats internes s’en sont pas moins demeurés vifs, et bientôt deux courants ont émergée au sein du parti : celui des Fundis, attaché aux fondamentaux du parti, et celui des Realos, plus pragmatique. Un clivage que l’on retrouvait d’ailleurs aussi bien sur les questions internationales qu’économiques.

Quant les Realos prennent l’ascendant

Si la première expérience de pouvoir des Verts a constitué une inflexion majeure, Fischer pensait qu’elle ne constituerait qu’une parenthèse. Pourtant, malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres partis en critiquant, avec une intensité croissante, leur posture isolationniste. Durant les seize années d’opposition qui suivent la défaite de 2005, les Verts fixent progressivement une ligne en rupture avec leur pacifisme initial, mais aussi avec celle qui prévaut chez les deux autres partis de gouvernement majeurs, le SPD et la CDU (chrétienne-démocrate).

Les gouvernements successifs d’Angela Merkel – dont trois en coalition avec le SPD – ont entretenu des relations cordiales avec des pays peu appréciés du bloc euro-atlantique, Chine et Russie en tête, pour des raisons d’approvisionnement énergétique et de débouchés commerciaux. À l’inverse, les Verts, dans leur programme législatif de 2021, conçoivent une rivalité globale entre « régimes autoritaires » et « démocraties libérales ». Ils appellent à privilégier les « valeurs » aux impératifs économiques, mettant en avant le concept de « démocratie des droits de l’homme », et celui, nouveau, de « diplomatie féministe ». À ce titre, les Verts se montrent particulièrement critiques envers les atteintes aux droits humains en Chine, et méfiants à l’égard des « Nouvelles routes de la soie ». Similairement, ils regrettent la dépendance allemande au gaz russe.

Une critique des « régimes autoritaires » et de la violation des droits humains qui se fait plus discrète lorsqu’il s’agit de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Azerbaïdjan ou d’Israël. Ainsi, initialement critique du régime saoudien, l’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock a finalement levé son veto à l’exportation de chasseurs Eurofighter au royaume wahhabite. Sur le dossier israélo-palestinien, elle s’est vue reproché son soutien au gouvernement de Benjamin Netanyahu – au point que l’Allemagne a fait l’objet d’une plainte menée par le Nicaragua auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), comme « potentielle complice de crime de génocide ». Quand bien même elle reconnaissait en privé, lors d’une visite en Israël d’avril 2024, que Netanyahu « [menait] Gaza tout droit à la famine »…

Une vision du monde – en phase avec celle de la plupart des partis « verts » européens – dont la proximité avec celle des États-Unis ne peut que frapper. Pourtant, les Verts allemands se sont longtemps défendu d’un alignement trop prononcé sur Washington, et ont cherché à affirmer leur singularité – et les vestiges de leur pacifisme – sur la question de l’OTAN. Alors que la plupart des partis se satisfaisaient du parapluie américain (dans le cadre de l’Alliance atlantique) pour assurer la défense de l’Allemagne, les Verts appellaient à le « réformer » en raison des perspectives stratégiques trop floues des États-Unis.

Au pouvoir, la ministre Annalena Baerbock a souligné la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, et d’approfondir ses investissements en conséquence.

Surtout, ils s’opposaient à la règle des « 2% », impliquant que chaque membre de l’Alliance dépense au moins 2% de son PIB dans sa défense, afin de partager avec les États-Unis, le « fardeau » de la défense européenne. Ils rejetaient également le pré-positionnement de missiles nucléaires américains en Allemagne, dans le cadre du système de partage nucléaire entre les États-Unis et plusieurs membres de l’OTAN. Les Verts lui préféraient l’approfondissement de la coopération européenne en matière de Défense ; une thématique sur laquelle le parti se voulait à l’avant-garde lors des élections de 2021.

Sur les exportations d’armes, les Verts ont longtemps exprimé d’importantes réserves, et s’y sont opposés lorsqu’elles étaient destinées à des régimes « autoritaires » ou des forces impliquées dans des conflits. Ainsi, en 2014, une majorité du parti rejetait la livraison d’armes aux Pershmerga kurdes. En conséquence, le programme législatif de 2021 impliquait l’approfondissement de la régulation de ces exportations.

Les divergences entre Realos et Fundis durant toute cette période d’opposition ne sont pas à négliger, des débats houleux ayant fracturé le parti. Si l’équilibre entre les deux courants est initialement recherché, les Realos prennent l’ascendant sur les Fundis. Et en 2018, pour la première fois, la co-présidence du parti était assurée par deux Realos, Annalena Bearbock et Robert Habeck.

Europe de la Défense ou Alliance atlantique ?

En 2021, les Verts participent à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, aux côtés du SPD et du FDP. Ils obtiennent, entre autres, le ministère des Affaires étrangères, occupé par Annalena Bearbock, ainsi que celui de l’Économie, occupé par Robert Habeck.

Sur le plan des relations avec les « régimes autoritaires », leur action correspond à leur programme législatif. Dans un contexte d’une rivalité globale entre Chine et États-Unis, la ministre Baerbock représente la ligne la plus dure du gouvernement envers la Chine. Reprenant l’expression d’Ursula von der Leyen de « partenaire, compétiteur et rival systémique », elle est particulièrement critique envers ses atteintes aux Droits de l’homme, qu’elle n’hésite pas à dénoncer lors d’entretiens avec des officiels chinois.

Sur le plan économique, sans appeler à une rupture des relations commerciales avec le pays, elle dénonce la naïveté dont auraient fait preuve les précédents gouvernements allemands, qui espéraient que son ouverture commerciale favoriserait sa démocratisation. Elle promeut ainsi un rééquilibrage des relations commerciales avec la Chine afin de faire cesser la « concurrence déloyale ». Robert Habeck a, quant à lui, enjoint l’industrie allemande à restreindre sa dépendance à l’égard de la Chine, en diversifiant ses sources d’approvisionnement et sa chaîne de valeur.

En matière de défense, en revanche, la politique des Verts diverge de leur programme, et acte l’abandon intégral de leur pacifisme initial. Dès sa campagne, Annalena Bearbock, alors tête de liste, avait nuancé certains points du programme, notamment concernant l’hébergement d’armes nucléaires sur le sol allemand, déclarant qu’il s’agissait d’une question à régler « entre alliés », et non d’une perspective à exclure a priori. Au pouvoir, elle a souligné à plusieurs reprise la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, dont le partage nucléaire, et d’approfondir ses investissements en conséquence. Elle l’a récemment réaffirmé dans une tribune avec ses homologues français et polonais publiée par Politico.

Ainsi, le parti accepte désormais l’objectif d’une contribution des membres de l’OTAN à hauteur de 2% de leur PIB. Il a dans son ensemble a massivement soutenu le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros de modernisation de la Bundeswehr et l’envoi d’armes à l’Ukraine. Ainsi, en avril 2022, le groupe des Verts au Bundestag s’était prononcé pour la livraison d’armes lourdes avec seulement deux abstentions. Le premier congrès du parti post-invasion russe qui s’est tenu à Bonn en octobre 2022 a confirmé le soutien du parti à cette politique, qui n’a pratiquement souffert d’aucune critique.

De quoi frapper les observateurs allemands, à l’image du Süddeutsche Zeitung, qui rappelle qu’un tel consensus était inimaginable il y a seulement quelques années. Ce soutien a été largement réaffirmé au Congrès de 2024 et au cours de la campagne du parti pour les élections européennes. En outre, le parti a soutenu les exportations allemandes d’armes, permettant à l’année 2023 d’atteindre un niveau élevé, en augmentation de 40% par rapport à 2022. Dans la foulée, Annalena Baerbock devait même lever son veto à l’exportation d’avions de combat Eurofighters à… l’Arabie Saoudite.

Actant ce tournant, les Verts ont défini un nouveau concept de politique étrangère et de sécurité : la « sécurité intégrée », censée articuler l’ensemble des dimensions de la sécurité, militaire, sanitaire, alimentaire22. Impliquant un abandon définitif de la posture non-interventionniste. Quant à la « Défense européenne », au coeur du programme des Verts, et malgré des discours proactifs, elle n’a connu aucune avancée significative. Impossibilité structurelle, ou produit de la focalisation d’Annalena Baerbock sur l’Alliance atlantique au détriment du Vieux continent ?

Face à l’OTAN et aux réticences allemandes, l’impossible autonomie stratégique européenne

Emmanuel Macron avec le chancellier allemand Olaf Scholz lors d’un sommet de l’OTAN en 2022. © OTAN

Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le « couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une « Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.

Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde. 

La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…). 

Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN. 

Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).

Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.

Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.

Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.

S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays. 

Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes. 

En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).

Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe. 

Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune. 

Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère. 

France, une diplomatie déboussolée, Editions L’inventaire, 2024.

La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.

Notes :

[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.

L’Europe de la défense dans l’impasse

Emmanuel Macron et Angela Merkel lors d’un sommet de l’OTAN en juillet 2018. © OTAN

Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une « Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.

Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée

Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.

Le retour de l’Allemagne frugale

Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».

Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).

Le programme FCAS ne convainc pas

Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.

En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.

Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.

Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.

L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande

En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.

La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.

Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.

À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.

Note : cet article a également été publié en anglais par la New left Review et en espagnol par El Salto.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

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Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense.