Alma Dufour, Vincent Jarousseau : le RN, Marine Le Pen et les classes populaires

Percée de RN dans les classes populaires, sentiment d’abandon par les représentants politiques et besoin de protection étatique : l’analyse des affects politiques conduisant de nombreux Français à voter pour le Rassemblement national (et à s’en remettre à la figure de Marine Le Pen) paraît plus que jamais importante. Pour analyser cette dynamique électorale sans verser dans une grille de lecture moralisatrice, nous accueillons deux personnalités dont les travaux et le parcours militant jettent un regard singulier sur ce phénomène :

👤 Alma Dufour, militante politique engagée à gauche et députée France insoumise

👤 Vincent Jarousseau, Photojournaliste et documentariste, auteur du livre Dans les âmes et dans les urnes (Les Arènes, 2025)

L’axe Budapest-Tel-Aviv : au-delà des convergences idéologiques

Orban Netanyahou - Le Vent Se Lève
Visite de Benjamin Netanyahou à Budapest, 5 mars 2025

L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. Il avait d’abord été testé sur les Palestiniens, cobayes d’une surveillance étendue sur plusieurs continents. Au-delà des convergences idéologiques évidentes entre Benjamin Netanyahou et Viktor Orbán, c’est un échange de bons procédés que révèle la consolidation de l’acte Budapest-Tel-Aviv [1].

Viktor Orbán a convié son homologue israélien en dépit des accusations qui pèsent contre lui : usage de la famine comme arme de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. En vertu du droit international, cela n’aurait pas dû survenir. État-membre de la Cour pénale internationale (CPI), la Hongrie était tenue d’arrêter Benjamin Netanyahou dès son arrivée sur le sol hongrois. Or, avant même l’atterrissage du Premier ministre israélien, le gouvernement d’Orbán fait savoir qu’il ne respecterait pas ces obligations légales. En accueillant un criminel de guerre, la Hongrie affiche une fois de plus son mépris des droits humains et de la justice internationale.

Orbán avait annoncé dès novembre dernier son intention d’inviter Netanyahou, qualifiant les mandats d’arrêt de la CPI d’« honteux » et « absurdes ». Ce séjour — de deux — est le deuxième voyage international du Premier ministre israélien depuis la publication des mandats d’arrêt, après l’ovation debout qu’il a reçue au Congrès américain pour ses crimes contre l’humanité.

Péter Magyar, le visage de l’opposition à Orbán, a évité de condamner la visite de Benjamin Netanyahou

Ce n’est pas une première. En 2023, le chef de cabinet d’Orbán avait déjà confirmé que la Hongrie n’arrêterait pas Vladimir Poutine si celui-ci venait à se rendre dans le pays, bien qu’il soit lui aussi recherché par la CPI pour crimes de guerre en Ukraine. Tout en se posant en chantre de la paix sur la scène intérieure, Orbán sabote les principes de justice et d’État de droit en ouvrant les bras aux criminels de guerre les plus notoires de la planète.

Quid des critiques progressistes d’Orbán ? Elles brillent par leur silence. Le fameux « plus jamais ça » semble n’avoir plus aucune portée en Hongrie. La visite de Netanyahou aurait pu être l’occasion de protester contre l’accueil d’un criminel de guerre. Mais plutôt que de défendre le droit international, l’ensemble du spectre politique hongrois a préféré l’indifférence – ou la complaisance. Un silence qui, comme auparavant dans l’histoire du pays, risque de laisser sur la conscience collective la marque d’une complicité avec les entreprises fascisantes et génocidaires.

Moment critique

La visite de Netanyahou intervient en pleine période de tensions politiques en Hongrie. Le mois dernier, Viktor Orbán a annoncé son intention d’interdire les « marches des fiertés » dans tout le pays. Pour justifier cette attaque frontale contre les droits des personnes LGBTQ, il a invoqué la « protection de l’enfance ». Une défense des mineurs qui, visiblement, ne trouve rien à redire au massacre de dizaines de milliers d’enfants à Gaza.

Le projet d’interdiction a déclenché une vague d’indignation en Hongrie comme au sein de l’Union européenne. Des manifestations massives ont eu lieu pour défendre les droits LGBTQ et les libertés constitutionnelles. Les militants hongrois ont organisé plusieurs actions, notamment en arborant le triangle rose — symbole utilisé par les nazis pour persécuter les personnes homosexuels — sur les principaux monuments de Budapest. Dans ce contexte, la venue de Benjamin Netanyahou, combinée à cette nouvelle attaque contre les minorités et la liberté de réunion, pose aussi un défi à Péter Magyar, le nouveau visage de l’opposition.

Ancien membre du parti Fidesz, Magyar dirige le parti Tisza, une formation de centre droit relativement récente, qui enregistre de bons scores dans les sondages. À l’image des précédents adversaires d’Orbán, il adopte une stratégie que l’on peut qualifier de « centriste radicale », refusant de prendre position sur nombre d’enjeux considérés comme sensibles, afin de séduire l’électorat progressiste tout en mordant sur les conservateur. Pour l’instant, il s’est gardé de défendre les homosexuels hongrois face à cette attaque frontale contre leurs droits, recevant paradoxalement le soutien des libéraux – au lieu des critiques que pourraient générer sa lâcheté. Magyar a également évité de condamner la visite de Netanyahou, malgré les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale.

Représente-t-il une quelconque alternative pour défendre les principes démocratiques et humanitaires en Hongrie ?

Blanchir l’antisémitisme

La relation ambiguë entre Orbán et Netanyahou — utilisée comme outil de blanchiment de l’antisémitisme passé du Fidesz — avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la visite du Premier ministre israélien en Hongrie illustre plus que jamais à quel point les postures pro-israéliennes peuvent parfaitement avec un antisémisme latent. Paradoxe devient d’autant plus brûlant à l’heure où Donald Trump instrumentalise la crainte de l’antisémitisme pour justifier une nouvelle vague de répression maccarthyste — allant jusqu’à l’arrestation et la déportation de personnes critiques à l’égard d’Israël. L’affaire Mahmoud Khalil constitue un cas d’école sur la décomplexion de la droite pro-israélienne : jusqu’où est-elle prête à aller — et que peut-elle se permettre sans être inquiétée ?

Cette prétendue lutte contre l’antisémitisme est devenue le prétexte au déploiement d’un agenda ultra-conservateur. Une litanie d’« envahisseurs étrangers » — immigrés, musulmans, progressistes, féministes, personnes queer, etc — menaceraient menacer les autochtones hongrois, dans une posture obsidionale qui n’est pas sans rappeler les justifications des colons israéliens.

Cette paranoïa suprémaciste autour du fantasme d’un « grand remplacement » est pleinement assumée par Orbán, tout comme Trump ou Netanyahou. Dans son discours du 15 mars, jour de fête nationale, Orbán déclarait : « La bataille qui se joue aujourd’hui est en réalité celle de l’âme du monde occidental. L’empire veut mélanger puis remplacer les populations natives d’Europe par des masses envahissantes issues de civilisations étrangères. » Il semble admirer Israël dans son processus de fascisation à marche forcée – dont le génocide en cours à Gaza est la manifestation la plus criante.

En mars dernier, des figures majeures de l’extrême droite européenne, dont des Hongrois, se sont rendues à Jérusalem pour une conférence organisée par le gouvernement israélien au nom de la lutte contre l’antisémitisme. De nombreuses organisations et personnalités juives ont boycotté l’événement, dénonçant la présence de figures notoirement fascisantes. Lors de la conférence, Netanyahou a salué la répression brutale menée par Trump contre les manifestations pro-palestiniennes, tout en soutenant son projet de nettoyage ethnique par expulsion à Gaza. Il a également attribué la montée de l’antisémitisme à « une alliance systémique entre l’ultra-gauche progressiste et l’islam radical ».

La Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz.

La plupart des intervenants ont soigneusement évité d’évoquer l’antisémitisme d’extrême droite. Tandis que Netanyahou aide Orbán à blanchir l’antisémitisme du Fidesz, Orbán semble lui rendre la pareille en adoubant les projets d’épuration ethnique de Trump à Gaza. Selon le Times of Israel, Netanyahou chercherait à obtenir le soutien d’Orbán pour « bâtir une coalition de pays en faveur du plan de Trump pour Gaza ». En février, Donald Trump avait défendu l’expulsion des Palestiniens pour transformer Gaza en station balnéaire — une idée rejetée, d’après les sondages, par seulement 16 % de la population israélienne. D’autres intérêts pourraient cependant être en jeu.

De Pegasus aux pagers

Orbán n’a pas encore commenté ou soutenu les projets de Donald Trump pour Gaza. Il reste difficile de savoir à quel point il risquerait gros en adoubant une proposition aussi marquée, alors que l’exaspération grandit à son égard dans plusieurs capitales européennes. D’après un document obtenu par Politico, la coalition du chancelier allemand entrant Friedrich Merz entend pousser l’Union européenne à suspendre les fonds et les droits de vote des pays violant les principes fondamentaux du bloc — une directive qui vise sans ambiguïté la Hongrie. Mais l’Union elle-même reste divisée sur la question israélo-palestinienne.

Plus tôt cette année, la Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz. Un sondage révélait que plus de 60 % des Polonais soutenaient une telle arrestation. Finalement, Netanyahou a renoncé à faire le déplacement. Alors, pourquoi prendre le risque de se rendre dans l’Union européenne pour rencontrer Orbán ?

En 2021, un rapport révélait que des journalistes et critiques du régime hongrois avaient été ciblés par Pegasus, logiciel espion israélien. Développé par NSO Group, cet outil — acquis et utilisé par divers régimes autoritaires pour surveiller journalistes et militants — permet d’activer à distance caméras, micros et de siphonner toutes les données d’un téléphone. Si les États-Unis ont depuis inscrit NSO Group sur liste noire, la Hongrie, elle, n’a jamais reconnu ni assumé ses achats du logiciel.

Les accusations d’abus liés à Pegasus se sont multipliées, alors que des voix palestiniennes alertaient depuis des années : la population palestinienne servirait de cobaye pour les technologies de guerre (y compris psychologique) israéliennes, testées à Gaza avant d’être exportées pour des usages répressifs à l’échelle mondiale.

En 2024, une entreprise hongroise a été impliquée dans la fabrication de « pagers explosifs » utilisés au Liban et en Syrie pour terroriser et éliminer des civils. BAC Consulting aurait fourni des milliers de ces appareils, qui ont tué au moins douze personnes — dont deux enfants — et blessé quelque 2 800 autres. Une enquête du New York Times révèle que le Mossad a créé plusieurs sociétés-écrans pour commercialiser ces appareils, dont l’une serait précisément BAC Consulting, basée en Hongrie.

Ces affaires dévoilent que la convergence entre la Hongrie et Israël dépasse les affinités idéologiques : elle s’enracine aussi dans des partenariats opaques. Alors même qu’Orbán annonce vouloir recourir à des technologies de surveillance sophistiquées pour réprimer les organisateurs et les participants des marches des Fiertés, Israël pourrait bien lui en fournir les outils.

Ainsi, l’opposition hongroise a choisi de ne pas poser les questions qui fâchent sur cette visite de Netanyahou — qui restera probablement l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire hongroise du XXIe siècle. Qu’un criminel de guerre poursuivi au niveau international puisse se promener librement en Hongrie, sans la moindre opposition, ne témoigne-t-il pas du degré de fascisation de la société hongroise ?

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Viktor Orbán’s Shameful Embrace of Benjamin Netanyahu » et traduit pour LVSL.

« En Europe, les flux migratoires ne sont pas essentiellement irréguliers » – Entretien avec Maxime Guimard

© Jametlene Reskp

Alors que l’extrême-droite martèle son discours sur « l’immigration », ses adversaires demeurent hésitants quant aux positions à adopter. Face à ce débat piégé, l’analyse des faits et la restitution des motivations des acteurs peuvent pourtant permettre d’appréhender les mécanismes essentiels de la réalité migratoire. C’est le parti que prend Maxime Guimard, cadre au ministère de l’Intérieur, avec son Petit traité sur l’immigration irrégulière (Cerf, 2023) dans lequel il entreprend de déconstruire les idées reçues. Quelles sont les causes de l’immigration ? Comment s’organisent les filières ? Quel est l’impact des politiques publiques menées sur la régulation des flux ? Entretien.

LVSL – Quels sont les déterminants du départ sur les routes migratoires ?

Maxime Guimard – Le projet migratoire, pris dans l’ensemble du monde, a généralement un objectif d’ordre économique : améliorer son niveau de vie, et éventuellement en faire bénéficier son entourage propre en lui envoyant une partie de l’argent gagné. Cette motivation primordiale est attestée dans les enquêtes d’intention, comme dans la réalité des mouvements passés et présents. C’est la raison pour laquelle l’essentiel des immigrés dans le monde habitent dans un pays à revenu supérieur à celui dans lequel ils sont nés. Cela est valable pour tous les pays : les Français émigrent plutôt au Canada ou aux États-Unis, les Burkinabés vers la Côte d’Ivoire, les Tunisiens vers l’Europe. J’insiste sur le fait que, si la majorité des migrations se réalise entre pays non développés – qui représentent au demeurant la plus grande part de la masse démographique mondiale – cela n’est pas contradictoire avec cette dynamique ascendante des migrations, presque unilatérale. Il y a ainsi plus de cent fois plus de migrants en provenance de pays à bas revenu dans ceux à hauts revenus, que l’inverse. La base bilatérale des migrations des Nations-Unies constitue le meilleur outil pour mesurer quantitativement les populations ayant migré.

La migration irrégulière ne diffère pas dans sa motivation. Elle correspond simplement à la part de la population qui, souhaitant migrer, n’a pas été admise dans une voie de migration légale existante dans le pays de destination – telle que les études, le travail ou des motifs relatifs à la vie familiale – mais dispose du capital culturel, social et économique pour s’engager dans un projet irrégulier. En ce qui concerne le départ proprement dit, si on pense aux mouvements terrestres ou maritimes en provenance d’Afrique, des enquêtes montrent que les amis et la famille présents dans les pays de transit et de destination jouent un rôle clef dans l’information des candidats au départ et dans la prise de décision.

Mais du point de vue européen, il faut se garder d’une double erreur de perception : la première que les flux migratoires seraient essentiellement irréguliers, car ce n’est pas le cas, la seconde que les flux irréguliers passeraient forcément par un franchissement lui-même irrégulier de la frontière à l’aide d’un passeur, par exemple en mer ou dans les Balkans.

LVSL – Quelles sont les voies d’arrivée privilégiées ? Comment s’organisent les filières ? Quels en sont les acteurs ? 

M. G. – Une part incertaine mais vraisemblablement significative des personnes en situation irrégulière sur le territoire européen y est parvenue de façon régulière, et s’y est maintenue au-delà de la durée autorisée pour leur séjour, qu’elles aient obtenu un visa préalable, ou qu’elles en soient dispensées comme une soixantaine de nationalités dans le monde. C’est ce qu’on appelle des overstayers. Les États de l’espace Schengen délivrent chaque année plus de 6 millions de visas de court séjour, des millions de titres temporaires, et voient parvenir dans leurs aéroports des millions de visiteurs de passage, exemptés de visa. Mais il n’existe pas à ce jour d’outil de calcul du « taux d’overstaying » en Europe. À ma connaissance, il n’y a jamais eu non plus d’enquête par sondage pour évaluer ce taux, alors que ce type d’étude existe depuis les années 1900 en Australie et aux États-Unis, qui se sont entre-temps dotés d’outils puissants de contrôle nominatif de cette pratique.

La voie consistant à se rendre directement à la frontière sans disposer des documents exigés par le pays de destination constitue donc l’autre volet de la migration irrégulière, et évidemment le plus spectaculaire visuellement et humainement, et ce d’autant plus qu’elle a pris des proportions croissantes en Europe dans la dernière décennie. On distingue à ce titre plusieurs routes, certaines maritimes comme en Méditerranée ou vers les Canaries, d’autres terrestres, comme dans les Balkans occidentaux, le long de la ligne verte séparant l’île de Chypre, ou encore sur la frontière biélorusse. Mais si on inclut les régions ultramarines, la Guyane constitue également une destination pour des milliers de demandeurs d’asile afghans, syriens ou marocains, qui y sont aujourd’hui presque aussi nombreux que les Haïtiens dans la même situation.

LVSL – Quel est l’impact des politiques publiques européennes sur les flux en Méditerranée ? Les traversées ont-elles baissé ou augmenté sous l’effet de certaines législations ?

M. G. – Les flux en Méditerranée, en particulier sur la voie centrale depuis la Libye jusqu’à l’Italie, ont fait l’objet d’importantes variations depuis 2011, année où la Jamahiriya (régime de Mouammar Kadhafi, ndlr) s’est effondrée. Ces flux se modélisent relativement bien sous la forme d’un marché. En l’espèce, les mesures de coercitions agissant soit sur les chances de réussite du voyage, soit sur celles d’admission au séjour, parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment évidemment de la satisfaction des migrants. L’effet est hétérogène selon les nationalités puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens.

« Ces flux se modélisent sous la forme d’un marché. Les mesures de coercitions agissant sur les chances de réussite du voyage ou sur celles d’admission au séjour parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment de la satisfaction des migrants. »

Ainsi, le soutien apporté par l’Union européenne à la moitié de l’année 2017 aux gardes côtes libyens a entraîné l’augmentation des prix de la traversée, qui s’étaient effondrés jusqu’à 250$. Cela a eu pour effet d’évincer les ressortissants subsahariens, au profit des Égyptiens et des Bangladais, plus riches. Surtout, cette stratégie a permis une diminution nette des traversées et des décès sur cette voie, malgré un report partiel (environ 15%) quelques mois plus tard vers la Méditerranée occidentale. Le nombre mensuel de victimes est divisé par trois, malgré la diminution des opérations des secouristes en mer sous l’influence de la politique italienne.

En effet, le nombre de décès et de disparitions est positivement corrélé au nombre de traversées, et n’est pas négativement corrélé à la présence d’opérations de secours. C’est tout le paradoxe de la Méditerranée centrale, qui est devenue tout à la fois la moins chère, la plus surveillée et la plus dangereuse au monde. À compter de 2023, avec l’ouverture d’une nouvelle voie au départ de la Tunisie, les conditions d’équilibre de ces modèles ont cependant encore été bouleversées. 

LVSL – L’idée d’appel d’air est largement critiquée : l’attractivité sociale d’un pays ne suffisant pas à expliquer la réalité migratoire… Que conclut votre ouvrage à ce sujet ?

M. G. – Le terme d’appel d’air est improductif si on ne définit pas ce à quoi il est fait référence. Il a en effet été largement rappelé que les prestations sociales (d’ailleurs rares pour les étrangers sans titre), ou les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile, par exemple, ne constituent pas un élément déterminant du choix de destination pour un migrant, qu’il soit parvenu sur le territoire européen, ou encore en transit dans un pays tiers. Parce que d’autres facteurs président à ce choix : le niveau de prospérité du pays, comme je l’ai dit plus tôt, la disponibilité d’emplois, le lieu de résidence de proches ou de connaissances et la proximité linguistique ou historique entre la région d’accueil et d’origine.

Ce constat ne doit néanmoins pas amener à nier toute rationalité au migrant, qui procède bel et bien à un calcul relativement informé avant de décider où tenter de s’installer. Il est peu réaliste de s’imaginer une sorte de mouvement brownien migratoire qui serait entièrement porté par le hasard, alors que les candidats investissent des ressources financières et morales importantes dans leur projet. La demande d’asile, dans les quinze dernières années, en provenance de l’Albanie et de la Géorgie vers l’Allemagne puis vers la France n’a ainsi pas obéi à des considérations linguistiques, mais bien à une adaptation aux conditions immatérielles d’accueil proposées par ces pays aux demandeurs d’asile : la vitesse de l’instruction et les chances d’obtenir une protection.

Plus généralement, lorsqu’il s’agit de décrire ou de modéliser une tendance migratoire, il faut garder à l’esprit la grande diversité des circonstances existant sur la planète et préciser le contexte considéré. Il est évident qu’une étude mélangeant l’ensemble des flux, aussi bien des Vénézuéliens vers la Colombie, que des Pakistanais vers l’Afghanistan, parviendra à la conclusion que telle politique d’accueil dans un pays européen ne constitue pas le moteur essentiel de la migration mondiale. 

LVSL – Vous rappelez que l’Europe est le continent qui expulse le moins. Comment l’expliquer ?

M. G. – De fait, l’Europe démocratique s’est tenue à l’écart des grandes expulsions collectives de la seconde moitié du XXe siècle. Certains déplacements de population massifs ont eu lieu en Europe, comme l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie par les décrets Beneš en 1945, puis la « régénération bulgare » aboutissant au départ de près de 400 000 Turcs en 1989, et enfin les épurations ethniques de Yougoslavie. Mais ces pratiques n’ont guère de lien avec l’immigration, à la différence de « l’opération Culs-trempés » par laquelle les États-Unis renvoient sommairement un million de Mexicains en 1954. La Nouvelle-Zélande a aussi, pour sa part, procédé à des descentes matinales (Dawn Raids) jusqu’à la fin des années 1970.

Le reste du monde est quant à lui marqué jusqu’à aujourd’hui par l’exercice fréquent des éloignements de masse, dont la mémoire est méconnue en Europe, mais qui concernent des millions de personnes. L’opération « Ghana go Home » au Nigéria (1983), l’expulsion des Indiens de l’Ouganda (1972), la Marche noire en Algérie (1975) et, dans les toutes dernières années, le retour de centaines de milliers d’Ethiopiens depuis l’Arabie saoudite, et de réfugiés afghans depuis le Pakistan ou le Liban, en sont des exemples. Il est donc erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud.

« Il est erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud. »

Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, la pratique du retour a été policée et régulée. L’expulsion collective, sans examen individuel de la situation, a été proscrite. Plus généralement, d’un point de vue procédural, dans un État libéral, l’exécution d’office d’une mesure de police est souvent complexe, comme on le voit par exemple dans le cas des expulsions locatives. C’est donc à plus forte raison le cas lorsqu’une procédure implique la coopération d’un pays tiers, pas toujours accommodant d’un point de vue diplomatique. 

Néanmoins, même dans ce cadre juridique démocratique, les États-Unis ou le Canada parviennent davantage à réduire l’écart entre la prétention des États à éloigner en édictant des mesures administratives, et leur exécution réelle. Il s’agit de pays à la conception plus verticale de l’autorité publique, à tout le moins dans ce domaine. En Europe, l’éloignement est devenu, et restera vraisemblablement longtemps encore, une procédure marginale.

Vague bleu marine : le RN conquiert-il la France d’outre-mer ?

Marine Le Pen en meeting à Mayotte en avril 2024. © Capture d’écran Mayotte la 1ère

Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.

Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?

Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.

En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.

Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.

Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine

Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.

Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.

Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.

Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.

La déflagration du second tour de la présidentielle 2022

Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.

Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.

Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.

Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN

Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.

Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.

Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.

Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?

Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.

L’extrême droite eurosceptique a-t-elle disparu ?

Ce scrutin l’a encore montré : plus l’extrême droite progresse, plus son discours sur l’Union européenne (UE) se modère. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le slogan de campagne de la première ministre italienne Giorgia Meloni : « l’Italie change l’Europe ». Le changement de position du leader néerlandais Geert Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, qui a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. Ou l’évolution de Marine Le Pen, autrefois favorable à un rupture avec le cadre européen, désormais attachée à un « changement de l’intérieur ». Et si le parti Droit et Justice de Pologne est en conflit avec Bruxelles depuis des années, il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit », tandis que le Fidesz hongrois n’envisage pas de quitter le navire malgré sa rhétorique souverainiste. Par Christopher Bickerton, traduction par Alexandra Knez depuis la New Left Review.

Les élections parlementaires européennes n’ont pas la même signification pour tout le monde. Pour le corps de presse bruxellois, elles sont l’occasion de spéculer fiévreusement sur qui obtiendra les « postes clés » – les présidences du Conseil et de la Commission, la direction du Parlement, le poste de Haut représentant pour la politique étrangère – et ce, après des jours de marchandage et de tractations en coulisses. Pour les dirigeants des États membres, c’est l’occasion de faire progresser le nombre de députés européens appartenant à leur parti et, éventuellement, l’espoir de diriger un groupe parlementaire – ce qui leur confère puissance et prestige, ainsi qu’un certain pouvoir de négociation avec les autres nations européennes. Pour les politiciens de l’opposition, le Parlement européen est un passage utile (et lucratif) pour patienter jusqu’à ce que des opportunités politiques veuillent bien se présenter dans leur pays respectif. L’actuel ministre italien des affaires étrangères, Antonio Tajani, y a passé plus de vingt ans ; Marine Le Pen et Nigel Farage y ont également siégé longtemps.

Quant aux citoyens de l’Union, ils estiment que l’importance des élections réside souvent dans leur capacité à cristalliser les luttes politiques nationales. Le scrutin de 2014 a consacré la percée de Podemos et du Mouvement 5 étoiles, et a permis à Syriza d’écarter le Pasok et de devenir la première force électorale de gauche en Grèce. Au Royaume-Uni, le vote de 2019 a fonctionné comme un second référendum sur le Brexit. En 2024, nous étions censés assister à un sorpasso réactionnaire à l’échelle du continent : un moment où les populistes et les extrémistes réduiraient à néant les principales formations politiques du Parlement. Ursula von der Leyen, candidate à un second mandat en tant que présidente de la Commission, craignait de ne pas pouvoir maintenir sa « grande coalition » de centristes et de libéraux et a fini par tendre la main à l’Italienne Giorgia Meloni juste avant le vote, laissant entrevoir la possibilité d’un accord avec l’extrême droite.

Le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne a été mis en sourdine.

Pourtant, lorsque l’élection a eu lieu la semaine dernière, l’idée que le scrutin allait être un véritable raz-de-marée s’est avéré exagérée. Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders a gagné six sièges, mais a été battu par la coalition de centre-gauche et des Verts. En Allemagne, l’AfD a bondi de neuf à quinze sièges, mais reste loin derrière l’alliance CDU-CSU, qui en a obtenu 29. En Espagne, Vox a gagné deux sièges, mais sa part de voix est restée inférieure à 10 %, tandis que le Partido Popular a remporté la victoire, avec quatre points de pourcentage d’avance sur le PSOE au pouvoir. Les Vrais Finlandais ont également obtenu moins de 10 % des voix et ont perdu un siège, tandis que les Démocrates suédois en ont gagné un mais ont terminé à la quatrième place, derrière les partis traditionnels du pays et les Verts. Les groupes dominants au Parlement européen ont également relativement bien résisté. Le Parti populaire européen (PPE) de centre-droit a gagné neuf sièges, portant son total à 185, tandis que les Socialistes et Démocrates (S&D) de centre-gauche n’en ont perdu que deux, les ramenant à 137. Les plus grands perdants sont les libéraux de Renew Europe et les Verts, qui perdent respectivement 23 et 19 sièges.

Les deux principales formations d’extrême droite n’ont gagné que treize sièges à elles deux : les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) en ont désormais 73, tandis qu’Identité et Démocratie (ID) en a 58. Il y a peu de chances que ces deux formations s’unissent, et la place de l’AfD – qui n’est affiliée à aucune d’entre elles – n’est pas encore claire. L’ECR a été créé en 2009 par les conservateurs britanniques qui estimaient que le PPE devenait trop pro-européen. Ce groupe qui représente l’aile la plus modérée de l’extrême droite échappe au cordon sanitaire qui exclut les députés européens de la droite radicale des postes de pouvoir au sein du Parlement. Il compte parmi ses membres les Fratelli d’Italia de Meloni ainsi que le parti polonais Droit et Justice. L’ID, en revanche, est considéré comme infréquentable, abritant le Rassemblement national de Le Pen et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que le Parti populaire conservateur d’Estonie.

On constate donc bien un virage à droite dans la composition du Parlement européen, mais à un rythme plus lent que prévu, avec des groupes populistes-nationalistes affligés par de profondes divisions. Les résultats des élections indiquent que le statu quo va se poursuivre. Mme Von der Leyen a rappelé que « le centre tient » et que sa coalition perdurera, peut-être avec l’appui des Verts. Les principaux courants politiques de l’Union semblent prêts à mettre de côté leurs divergences pour pérenniser leur hégémonie. Pourtant, comme beaucoup le savent à Bruxelles, cette stratégie de la grande coalition risque de donner au centre politique l’image d’une masse indifférenciée de politiciens assoiffés de pouvoir, ce qui alimente le soutien à leurs adversaires et présage des difficultés à plus long terme.

Les scrutins nationaux les plus significatifs ont été ceux qui semblaient annonciateurs d’évolutions politiques sur le plan national. Les bons résultats de Péter Magyar – un membre du Fidesz devenu opposant et lanceur d’alerte – ont été interprétés, peut-être prématurément, comme un signe du déclin de la domination de Viktor Orbán. En Pologne, Droit et Justice a poursuivi son déclin, perdant cinq sièges et cédant du terrain à la Plate-forme civique (PO) de Donald Tusk. Giorgia Meloni a mené une campagne incroyablement personnalisée, demandant à ses partisans d’écrire « Giorgia » sur leur bulletin de vote, obtenant ainsi un peu moins de 30 % des voix et 14 sièges supplémentaires. Le SPD de Scholz a, quant à lui, été dépassé à la fois par l’opposition principale et par l’AfD, ce qui a lancé les spéculations sur la durée de mandat du chancelier.

C’est toutefois la France qui a remporté la palme en matière de coups de théâtre au niveau national. Le Rassemblement national a fait de ces élections un référendum sur le second mandat d’Emmanuel Macron et a obtenu le double des voix de la formation électorale du président. Raphaël Glucksmann, soutenu par le Parti socialiste, est apparu comme une nouvelle figure du centre gauche, remportant treize sièges avec sa liste commune, soit le même nombre que le parti de M. Macron. Les autres partis membres de la NUPES s’en sortent mal, à l’exception de la France insoumise, qui a réussi à obtenir 10 % des voix et neuf sièges. Face à ces résultats, Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale et programmé de nouvelles élections législatives pour le 30 juin et le 7 juillet. On peut penser qu’il s’agit là d’une tentative pour mettre le RN au pied du mur. L’extrême droite se dit prête à gouverner, mais si elle remporte le prochain scrutin, son leader Jordan Bardella pourrait bien devenir Premier ministre, et Macron sait que cette fonction ne rend pas très populaire.

Pendant ce temps, on parle moins de ce que tout cela signifie vraiment pour le point de discorde principal de la politique européenne : le clivage entre partisans et détracteurs de l’Union européenne. Le politologue Peter Mair soulignait que la structure particulière de cet organe supranational faisait qu’il était difficile pour les citoyens de façonner ou de contester certaines initiatives politiques. Par conséquent, l’opposition à ces politiques prenait nécessairement la forme d’une opposition à l’UE en tant que telle. Alors que l’euroscepticisme a occupé une place prépondérante au sein de la gauche tout au long de la période d’après-guerre, il a été associé à la droite souverainiste et nationaliste à partir des années 1990 – incarnée par l’UKIP au Royaume-Uni et le Parti de la liberté en Autriche. Cette évolution reflète à la fois l’implosion des partis communistes du continent en tant que force électorale, à l’instar du déclin spectaculaire du Parti communiste français, et l’abandon par la gauche au sens large du principe de souveraineté nationale, comme en témoigne le parcours du Pasok, qui est passé du statut d’ardent critique de l’intégration européenne dans les années 1970 à celui de fidèle partisan de l’union à la fin des années 1980.

Cette année, alors que les partis d’extrême droite ont réalisé des avancées électorales sans précédent dans l’histoire de l’UE, les élections ont également révélé combien ils s’étaient accommodés de l’institution. L’euroscepticisme forcené a été remplacé par un réformisme tiède, bien illustré par le slogan de campagne de Meloni : « L’Italie change l’Europe ». Wilders, autrefois partisan de la sortie de l’UE, a rapidement abandonné cette position dès le début de sa campagne. De même, Mme Le Pen a plaidé pour le « Frexit » lors des élections européennes de 2014, mais a depuis adopté une politique de « changement de l’intérieur ».

Les partis d’extrême droite d’Europe occidentale ont, en ce sens, commencé à reproduire les stratégies de leurs homologues d’Europe centrale et orientale. Le parti Droit et Justice est en conflit avec Bruxelles depuis des années, mais il n’a jamais sérieusement évoqué l’idée d’un « Polexit ». Le Fidesz se heurte fréquemment à l’UE au sujet de ses obligations conventionnelles, mais il n’envisage pas de quitter le navire. L’exception à cette tendance réformiste semble être l’AfD qui adopte toujours une position dure sur la sortie de la zone euro et la réintroduction du deutschemark ; cependant, ce n’est en aucun cas la raison d’être du parti, ni la cause de son succès, qui doit beaucoup plus à son rôle dans la fomentation des guerres culturelles en Allemagne.

L’une des raisons de cette tendance à la modération est le Brexit : un événement qui, en provoquant une crise constitutionnelle et en ne parvenant pas à réduire l’immigration, a appris à l’extrême droite européenne à être prudente quant aux mérites d’une sortie de l’UE. Le soutien indéfectible de la population de la plupart des États membres à l’Union en est une autre. Avec des groupes comme le RN et Fratelli d’Italia cherchant à supplanter les partis traditionnels de la droite en courtisant les électeurs hésitants, les positions anti-européennes sont devenues un handicap électoral. Bien que les dirigeants de ces partis soient souvent présentés comme des idéologues intransigeants, la plupart d’entre eux sont en réalité des pragmatiques tout en souplesse. Ceux qui, comme Maxmilian Krah de l’AfD, sont trop rigides, se retrouvent généralement marginalisés. Ces dernières années, les forces populistes européennes ont été lentement assimilées à la hiérarchie bruxelloise. Cette élection ne les a peut-être pas vues se hisser à son sommet, comme certains l’avaient prédit. Mais ce scrutin a permis de constater que ces forces sont disposées à faciliter leur ascension en prenant leur distance avec l’euroscepticisme.

Pourquoi associer le Brexit à l’extrême-droite est trop simpliste

Le Premier ministre britannique Boris Johnson célébrant le Brexit le 31 janvier 2020. © Number 10

Le vote britannique en faveur d’une sortie de l’Union européenne est souvent présenté comme une percée de l’extrême droite. Toutefois, à mesure que les partis anti-immigration se multiplient dans l’UE, la prétention de l’Union européenne à vouloir représenter les valeurs internationalistes semble devoir être sérieusement remise en question. L’analyse du vote des Britanniques non blancs lors du référendum de 2016 invite ainsi à une analyse plus nuancée. Par Hans Kundnani, traduction par Alexandra Knez [1].

Au cours de la dernière décennie, et plus particulièrement depuis 2016, la tendance à considérer la politique nationale et internationale d’une manière extraordinairement simpliste s’est généralisée. La politique internationale est largement perçue comme une lutte entre autoritarisme et démocratie, et son pendant national comme une lutte entre centristes libéraux et « populistes » illibéraux, ces derniers étant à leur tour alignés sur des États autoritaires comme la Russie et bénéficiant de leur soutien. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine il y a deux ans, cette propension à voir la politique en termes de « gentils » et de « méchants » s’est encore accentuée.

L’une des conséquences de cette pensée binaire a été de placer sur un pied d’égalité toute une série de personnalités, de mouvements et de partis hétérogènes à travers le monde, qui suivraient une « feuille de route populiste ». Dans le cas du référendum britannique sur la sortie de l’UE en 2016, cet usage abusif du concept de populisme a même été élargi pour inclure un processus de décision démocratique prise par référendum. Les opposants au Brexit, au Royaume-Uni et ailleurs, ont interprété cette sortie de l’UE comme étant intrinsèquement d’extrême droite et l’ont présenté comme un équivalent britannique de la victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis quelques mois plus tard.

Derrière le vote Brexit, des motivations très diverses

Pourtant, le Brexit a été en réalité un phénomène beaucoup plus complexe et évolutif. Des acteurs politiques de tous horizons ont avancé toutes sortes d’arguments en faveur de la sortie de l’UE. Bien que les arguments de droite aient été les plus visibles, la gauche d’Outre-Manche avait également de nombreuses raisons de souhaiter une sortie de l’UE. Plus largement, nombres d’arguments liés aux enjeux de démocratie et de souveraineté étaient difficiles à classer selon un clivage gauche/droite. Lors du référendum de juin 2016, les électeurs n’ont pas été invités à choisir entre des partis dont les programmes exposaient des positions politiques, mais à répondre à une simple question : faut-il quitter l’UE ou y rester ? Établir un lien entre le Brexit et l’extrême droite obscurcit non seulement ce qui s’est réellement passé en 2016, mais aussi la trajectoire de la société britannique depuis ce vote.

Les recherches dont nous disposons aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles 17,4 millions de personnes ont voté pour quitter l’UE révèlent un tableau extrêmement complexe, ce qui n’a pas empêché de nombreux commentateurs et analystes, tant au Royaume-Uni qu’ailleurs, de porter des jugements simplistes et fallacieux sur les causes ou la signification du Brexit. Plus particulièrement, cette signification est souvent ramenée à la rhétorique d’hommes politiques comme Nigel Farage ou associée à des stéréotypes simplistes à propos des catégories d’électeurs, comme la « classe ouvrière blanche », dont on dit qu’elle a été à l’origine du vote en faveur de la sortie de l’UE.

Un coup d’œil sur la perception de l’UE par les Britanniques non blancs – dont un tiers, soit environ un million de personnes, ont voté pour une sortie de l’UE – suffit à compliquer encore ce tableau. Pour certains d’entre eux, le vote en faveur du Brexit n’était pas tant une manifestation de racisme que son contraire : un rejet de l’UE en tant que bloc que beaucoup considèrent comme raciste. En particulier, certains considèrent la liberté de circulation comme une sorte de discrimination à leur égard en faveur des Européens – toute personne originaire de Bulgarie, par exemple, avait le droit de s’installer librement au Royaume-Uni, alors que de nombreux citoyens britanniques non blancs ne pouvaient pas faire venir les membres de leur propre famille, leur pays d’origine étant situé hors d’Europe.

Certes, les deux tiers des Britanniques non blancs qui se sont rendus aux urnes le 23 juin 2016 ont voté pour rester dans l’UE, soit une proportion plus élevée que l’ensemble de la population (48%). Néanmoins, il est clair qu’ils ont eu tendance à s’identifier encore moins à l’UE et à l’idée de l’Europe que les Britanniques blancs. Les raisons en sont multiples : la façon dont, historiquement, « européen » signifiait « blanc » ; le sentiment que l’Europe continentale (en particulier l’Europe centrale et orientale) est plus hostile aux personnes de couleur que la Grande-Bretagne ; et la perception que l’UE n’avait pas fait grand-chose – certainement beaucoup moins que le Royaume-Uni – pour les protéger contre les discriminations raciales.

Pour certains, les mesures désespérées prises par le gouvernement conservateur depuis quelques années pour « arrêter les bateaux », c’est-à-dire empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre le Royaume-Uni, confirment que le Brexit était bien un projet d’extrême droite depuis le début. Ces mesures extrêmes à l’encontre des demandeurs d’asile s’inscrivent pourtant dans une tendance européenne plutôt que spécifiquement britannique. La différence entre l’approche des soi-disant « populistes » et celle des centristes sur l’enjeu migratoire semble difficile à discerner. Ainsi, la stratégie du gouvernement britannique consistant à envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda a déjà été mise en pratique par le gouvernement social-démocrate du Danemark.

En outre, quelles que soient les intentions de ceux qui ont fait campagne et voté en sa faveur, le Brexit n’a pas du tout entraîné une diminution générale de l’immigration, mais plutôt une augmentation spectaculaire. Il est vrai que le nombre de citoyens de l’UE vivant au Royaume-Uni en vertu du principe de libre circulation a diminué. Mais on a assisté à une augmentation considérable de l’immigration non européenne – en particulier en provenance d’anciennes colonies britanniques comme l’Inde et le Nigéria. Ces évolutions soulèvent la question de savoir si, après le Brexit, le Royaume-Uni deviendra effectivement une société davantage multiculturelle et multiraciale qu’elle ne l’a jamais été pendant près de cinq décennies au sein de l’UE et de son prédécesseur, la Communauté européenne.

Nationalisme et régionalisme

Le fait d’identifier la décision de quitter l’UE à l’extrême droite est le reflet de deux phénomènes voisins très répandus en Europe mais qui existent également aux États-Unis, en particulier chez les progressistes. Premièrement, la volonté d’idéaliser l’UE en tant que projet cosmopolite et post-national, donc incompatible avec les idées de l’extrême-droite, voire aux antipodes de celles-ci. Deuxièmement, une tendance à rejeter tous les nationalismes comme étant une force intrinsèquement négative dans la politique internationale, plutôt que de faire une distinction entre les différentes versions de ce nationalisme.

Il est clair que l’Union européenne est un projet anti ou post-nationaliste – malgré les arguments d’historiens révisionnistes comme Alan Milward qui affirment qu’au cours de sa première phase, l’intégration européenne était supposée « sauver » l’État-nation après la Seconde Guerre mondiale plutôt qu’à le surmonter ou à le dépasser. Mais surtout depuis la fin de la guerre froide, les « pro-européens » – c’est-à-dire les partisans de l’intégration européenne sous sa forme actuelle – sont allés plus loin en l’idéalisant comme un projet cosmopolite. Le sociologue Ulrich Beck et le philosophe Jürgen Habermas ont notamment œuvré à théoriser l’idée d’une « Europe cosmopolite » dans les années 2000.

Cependant, en imaginant l’UE de cette manière, on a tendance à confondre l’Europe avec le monde. On imagine que lorsque quelqu’un dit « je suis européen » et rejette ainsi l’identité nationale, il dit qu’il est un citoyen du monde plutôt que d’une région particulière. On imagine qu’en supprimant les obstacles à la circulation des capitaux, des biens et des personnes en Europe – l’essence même de l’intégration européenne – l’UE s’ouvre en quelque sorte au monde. Quitter l’UE est donc perçu comme un rejet non seulement de l’Europe, mais aussi du monde qui l’entoure, malgré le discours du gouvernement conservateur centré sur l’idée d’une « Grande-Bretagne globale ».

Cette idéalisation de l’UE a pour conséquence le rejet indifférencié du nationalisme en tant que « force obscure, élémentaire et imprévisible de la nature primitive, menaçant le calme ordonné de la vie civilisée », comme l’a exprimé le politologue indien Partha Chatterjee. C’est une tendance qui se manifeste dans toute l’Europe. Ainsi, dans son dernier discours devant le Parlement européen en 1995, le président français François Mitterrand déclarait simplement : « Le nationalisme, c’est la guerre ». Compte tenu de sa propre expérience désastreuse de l’État-nation, il n’est pas surprenant que l’Allemagne partage particulièrement attachée ce point de vue.

Il semblerait même parfois que les gens ne se contentent pas d’associer le nationalisme à l’extrême droite, mais qu’ils les confondent – ou, pour le dire autrement, qu’ils pensent que ce qui caractérise l’extrême droite, c’est qu’elle est nationaliste. En Allemagne, les membres de l’Alternative für Deutschland sont ainsi souvent qualifiés de nationalistes allemands, comme si c’était là leur principal défaut, au détriment de leurs idées d’extrême droite – notamment leur approche des questions liées à l’identité, à l’immigration et à l’islam.

Plutôt que de rejeter purement et simplement tout attachement à la nation, une meilleure façon d’envisager le nationalisme serait d’en distinguer les différentes versions. Nous pouvons notamment faire la distinction entre un nationalisme ethnique/culturel d’une part et un nationalisme civique d’autre part – une distinction conceptuelle qui remonte à l’ouvrage de Hans Kohn intitulé The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, publié pour la première fois en 1944. Cette distinction peut également s’appliquer à l’UE en tant que projet régionaliste, que nous pouvons considérer comme analogue au nationalisme, à l’échelle plus large d’un continent.

Si nous réfléchissons de manière plus nuancée aux différents types de nationalisme et aux différents types de régionalisme, nous constatons que l’extrême droite peut influencer à la fois un État-nation comme le Royaume-Uni et un projet d’intégration régionale comme l’UE. Quitter l’UE n’est pas en soi un acte d’extrême droite – on peut également imaginer le Royaume-Uni post-Brexit selon une optique de gauche. Inversement, ce n’est pas parce que l’UE est un projet post-nationaliste qu’elle ne peut pas être rattrapée par l’extrême droite. En fait, alors que l’extrême droite progresse dans toute l’Europe et que le centre droit se calque de plus en plus sur elle, notamment sur les questions d’identité, d’immigration et d’islam, il semble que ce soit exactement la direction dans laquelle l’UE s’engage.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « No, Brexit Didn’t Make Britain a Far-Right Dystopia ».

Pourquoi l’extrême-droite s’intéresse aux théories décoloniales

Alexandre Douguine, théoricien de l’ethno-nationalisme proche de Vladimir Poutine, invité en République islamique d’Iran.

L’extrême droite veut décoloniser. En France, les intellectuels d’extrême droite ont pris l’habitude de désigner l’Europe comme la victime autochtone d’une « colonisation par les immigrés » orchestrée par les élites « mondialistes ». Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », a même fait l’éloge des grands noms de la littérature anticoloniale – « tous les textes majeurs de la lutte contre la colonisation s’appliquent remarquablement à la France, en particulier ceux de Frantz Fanon » – en affirmant que l’Europe a besoin de son FLN (le Front de Libération Nationale a libéré l’Algérie de l’occupation française, ndlr). Le cas de Renaud Camus n’a rien d’isolé : d’Alain de Benoist à Alexandre Douguine, les figures de l’ethno-nationalisme lisent avec attention les théoriciens décoloniaux. Et ils incorporent leurs thèses, non pour contester le système dominant, mais pour opposer un capitalisme « mondialiste », sans racines et parasitaire, à un capitalisme national, « enraciné » et industriel.

Article originellement publié dans la New Left Review sous le titre « Sea and Earth », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

On retrouve un style de raisonnement similaire chez les suprémacistes hindous qui recourent aux idées des théoriciens décoloniaux latino-américains pour présenter l’ethnonationalisme comme une forme de critique indigène radicale; l’avocat et écrivain Sai Deepak l’a fait avec tant de succès qu’il a réussi à persuader le théoricien du décolonialisme Walter Mignolo de composer un texte de soutien. Pendant ce temps, en Russie, Poutine revendique le rôle leader de la Russie dans un « mouvement anticolonial contre l’hégémonie unipolaire », tandis que son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, promet d’être « solidaire des demandes africaines dans leur volonté d’achever le processus de décolonisation ».

Le phénomène va bien au-delà des retournements de position habituels du discours réactionnaire. Une perspective décoloniale est ainsi défendue par les deux figures intellectuelles les plus en vue de la « nouvelle droite » européenne : Alain de Benoist et Alexandre Douguine. Dans le cas de de Benoist, il s’agit d’un changement majeur par rapport à ses allégeances colonialistes antérieures. Sensibilisé à la politique pendant la guerre d’Algérie, il a trouvé sa voie au sein des organisations de jeunes nationalistes blancs qui cherchaient à empêcher l’effondrement de l’empire français.

Après avoir loué la bravoure de l’OAS (l’Organisation de l’Armée Secrète était un groupe terroriste d’extrême-droite fermement opposé à l’indépendance algérienne, ndlr), il a consacré deux de ses premiers livres à la mise en œuvre du nationalisme blanc en Afrique du Sud et en Rhodésie, décrivant l’Afrique du Sud sous l’apartheid comme « le dernier bastion de l’Occident d’où nous venons ». Cependant, dans les années 1980, de Benoist a changé de cap. Après avoir adopté un imaginaire païen et abandonné les références explicites au nationalisme blanc, il a choisi d’orienter sa pensée vers la défense de la diversité culturelle.

Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Face aux assauts du multiculturalisme libéral et du consumérisme de masse, de Benoist soutient désormais que la nouvelle droite doit lutter pour défendre le « droit à la différence ». De là à revendiquer une parenté tardive avec le malheureux sort des nations du tiers-monde, il n’y a qu’un pas. « Sous l’égide des missionnaires, des armées et des marchands, l’occidentalisation de la planète a incarné un mouvement impérialiste nourri par le désir d’effacer toute altérité », écrivait-il avec Charles Champetier dans leur Manifeste pour une renaissance européenne (2012).

Les auteurs insistent sur le fait que la nouvelle droite « défend tous les groupes ethniques, et toutes les langues et cultures régionales menacés d’extinction » et « soutient les peuples qui luttent contre l’impérialisme occidental ». Aujourd’hui, la préservation des différences anthropologiques et le sentiment de fragilité des autochtones sont des thèmes récurrents dans l’extrême droite européenne. « Nous refusons de devenir les Indiens d’Europe », proclame le manifeste de Génération identitaire, un groupe de jeunes néofascistes.

Douguine, proche collaborateur d’Alain de Benoist, a intégré encore plus radicalement cet esprit décolonial dans sa vision du monde. Son système de pensée – qu’il appelle néo-eurasisme ou « quatrième théorie politique » – s’appuie sur une critique de l’eurocentrisme inspirée d’anthropologues tels que Lévi-Strauss. Selon lui, la Russie a beaucoup en commun avec le monde postcolonial : elle aussi est victime de la volonté d’assimilation inhérente au libéralisme occidental qui transforme un monde d’une grande diversité ontologique en une masse plate, homogène et départicularisée (on peut se reporter à la « matière humaine indifférenciée » de Renaud Camus ou à ce que Marine Le Pen a appelé « la bouillie sans saveur » du mondialisme).

Contrairement à ce programme universaliste, affirme Douguine, nous vivons dans un « plurivers » de civilisations distinctes, chacune évoluant à son propre rythme. « Il n’y a pas de processus historique unifié. Chaque peuple a son propre modèle historique qui évolue à un rythme différent et parfois dans des directions différentes ». Les parallèles avec l’école décoloniale de Mignolo et Anibal Quijano sont évidents. Chaque civilisation s’épanouit dans un cadre épistémologique unique, mais cette efflorescence a été freinée par « l’épistémè unitaire de la modernité » (les mots sont de Douguine, mais ils pourraient être de Mignolo).

La modernisation, l’occidentalisation et la colonisation sont « une série de synonymes » : chacune implique l’imposition d’un modèle de développement exogène à des civilisations plurielles. Le fait que les identités ethnonationales défendues par Douguine soient des artefacts de la production coloniale de la différence – les régimes raciaux par lesquels elle différencie, catégorise et organise l’exploitation et l’extraction – n’est pas envisagé. Pas plus d’ailleurs que le caractère moderne de nombreux mouvements anti-impérialistes qui cherchaient non pas à revenir à une culture traditionnelle, mais plutôt à refonder le système mondial. Comme l’écrit Fanon, la décolonisation ne peut ni renoncer « au présent ni à l’avenir au profit d’un passé mystique », ni se fonder sur « les litanies stériles et le mimétisme nauséabond » d’une Europe avilie qui, à l’époque où il écrit, « oscille entre la désintégration atomique et spirituelle ».

Douguine et de Benoist ne se laissent pas impressionner par de telles contradictions. « La quatrième théorie politique est devenue un slogan pour la décolonisation de la conscience politique », affirme Douguine, dont la première expression pratique est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y perçoit une lutte longtemps attendue pour la réunification de l’Eurasie, ancien monde panslave dépecé par les visées occidentales, mais aussi la première étape de ce qu’il appelle le « grand réveil », une bataille millénaire pour renverser l’ordre mondial libéral et inaugurer un monde multipolaire.

Douguine entrevoit une coalition de mouvements à travers le monde pour participer à cette bataille : « Les manifestants américains seront une aile et les populistes européens seront l’autre aile. La Russie en général sera la troisième ; elle sera une entité angélique avec de nombreuses ailes – une aile chinoise, une aile islamique, une aile pakistanaise, une aile chiite, une aile africaine et une aile latino-américaine ». Mais la guerre en Ukraine n’est-elle pas une guerre impériale, ou une guerre d’ « impérialismes concurrents », comme l’a formulé Liz Fekete ? Douguine serait d’accord. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une étape clé de sa « renaissance impériale ».

Mais comment peut-on parler simultanément de renaissance impériale et de décolonisation ? Ici, Douguine et de Benoist puisent largement chez Carl Schmitt. Dans ses écrits sur la géopolitique, Schmitt identifie dans la « puissance navale » des empires maritimes anglo-américains un type particulier de domination impériale – dispersée, déterritorialisée, fluctuante et financière. La puissance navale fait naître un empire dispersé dépourvu de cohérence territoriale, et génère un cadre spatial et juridique qui considère la surface de la terre comme une simple série de voies de circulation.

Cet impérialisme génère également sa propre épistémologie : « Le mode de pensée juridique qui se rapporte à un empire mondial géographiquement incohérent et dispersé sur la terre tend par nature vers une argumentation universaliste », écrit Schmitt. Sous le couvert d’universaux abstraits tels que les droits de l’homme, cet imperium « se mêle de tout ». Il s’agit d’une « idéologie pan-interventionniste », écrit-il, « et tout ceci sous couvert d’humanitarisme ».

À l’imperium déterritorialisé, Schmitt oppose un impérialisme territorial – et légitime. Il s’appuie sur ses concepts de Grossraum et de Reich : un Grossraum peut être compris comme un bloc civilisationnel, tandis que le Reich en est le centre spirituel, logistique et moral. Comme l’écrit Schmitt, « chaque Reich a un Grossraum où son idée politique rayonne et qui ne doit pas être confronté à des interventions étrangères ». Si l’imperium correspond à une « conception scientifique vide, neutre, mathématique et naturelle de l’espace », le Grossraum implique une conception « concrète » inséparable du peuple particulier qui l’occupe.

Cette notion territoriale de l’espace, écrit Schmitt, « est incompréhensible pour l’esprit du Juif ». Comme le proclame de Benoist : « La distinction fondamentale entre la terre et la mer, les puissances terrestres et maritimes, qui définissent la distinction entre la politique et le commerce, le solide et le liquide, l’espace et le réseau, la frontière et le fleuve, va reprendre de l’importance. L’Europe doit cesser de dépendre de la puissance navale des États-Unis et être solidaire de la logique continentale de la terre ». La terre est colonisée par l’eau, les régions centrales par les villes portuaires, l’autorité souveraine par les flux de capitaux transnationaux.

Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. 

Avec cette opposition entre l’imperium et le Grossraum, la pensée de Schmitt offre une perspective de réalignement significative : la construction d’un empire territorial devient compatible avec un certain sentiment anticolonial. Dans les écrits récents de Douguine et de Benoist, la « colonisation » est une pratique déterritorialisée méprisable, tandis que l’ « impérialisme » est réservé à une forme d’expansion territoriale plus noble. Le colonialisme en vient ainsi à signifier moins un phénomène de domination politique ou militaire qu’un « état d’asservissement intellectuel », pour reprendre les termes de Douguine, moins une question d’annexion territoriale qu’une forme d’assujettissement à des « modes de pensée coloniaux ».

C’est la « souveraineté » des esprits, des mots et des catégories qui est violée. Le colonialisme domine le monde en supprimant les identités : plus de femmes, seulement le « genre X » (pour reprendre la terminologie de Giorgia Meloni). Il est « ethnocidaire » par essence ; l’effacement culturel et le remplacement démographique sont ses principaux outils. Les colonisations militaires, administratives, politiques et impérialistes sont certes douloureuses pour les colonisés, nous dit Renaud Camus, mais elles ne sont rien à côté des colonisations démographiques qui touchent à l’être même des territoires conquis, transformant leurs âmes et leurs corps.

Avec cette nouvelle définition de la colonisation renvoyant à des schémas migratoires changeants (engendrés ni plus ni moins par la structure coloniale de l’économie mondiale), à des normes de genre en mutation et à une culture libérale homogénéisante, l’extrême droite se présente désormais comme la championne de la souveraineté populaire et de l’autodétermination des peuples. Elle peut également mettre en scène une lutte imaginaire contre les ravages du capital transnational. Pour ces théoriciens, décoloniser, c’est séparer un type de capitalisme d’un autre, une procédure bien établie au sein de la pensée d’extrême-droite.

Un capitalisme financier mondialiste, sans racines, parasitaire (pensé comme colonial) est distingué d’un capitalisme racial, national, industriel (pensé comme souverain, voire décolonial). Il va sans dire qu’une telle séparation est illusoire : les systèmes globaux d’accumulation du capital, avec leurs processus enchevêtrés de spéculation immatérielle et d’extraction de ressources, ne peuvent pas être découplés de cette manière. Mais séparer l’inséparable ne semble pas poser de problème à la pensée réactionnaire. En réalité, cette séparation apparaît même cruciale pour elle. En effet, une fois qu’une antinomie imaginaire a été construite, on peut en désavouer le côté détesté et, de cette manière, sembler maîtriser ses propres déchirures intérieures.

Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.