Le Sénégal attend toujours la « politique de la rupture » promise par le PASTEF

Manifestation de la jeunesse à Dakar en 2024. © Robin Gachignard-Véquaud

Au Sénégal, les années 2023 et 2024 ont marqué un tournant politique majeur. Dans la foulée d’une mobilisation massive de la jeunesse violemment réprimée, l’élection du président Bassirou Diomaye Faye en mars 2024, portée par le Pastef et le charismatique Ousmane Sonko, a cristallisé l’espoir d’une rupture avec « l’ancien régime ». Le nouveau pouvoir, en promettant transparence, bonne gouvernance et souveraineté, a su canaliser l’élan d’une génération politisée, en quête de justice et de changements systémiques. Après plus d’un an, l’enthousiasme s’est essoufflé : face aux difficultés économiques et à la pression des marchés, la politique de rupture peine à se concrétiser. Sur le terrain, à Dakar comme dans les régions, les organisations de la société civile qui ont participé au mouvement protestataire restent vigilantes. Elles saluent certaines orientations « panafricanistes » et sociales du gouvernement, mais alertent : si les promesses ne sont pas tenues, la rue redeviendra leur tribune. Reportage.

Au Musée des Civilisations Noires de Dakar, à deux pas du port autonome et de la gare, l’exposition photographique « Première ligne » du photographe Abdou Karim Ndoye attire l’attention depuis plusieurs semaines. Proche du parti au pouvoir, le Pastef, l’artiste y retrace les mobilisations populaires et leur répression au Sénégal en 2021, 2023 et 2024, revenant, plus d’une année après les évènement, sur un mouvement politique et citoyen protestataire d’ampleur, marqué par une mobilisation à l’échelle nationale et une issue heureuse à l’élection présidentielle. Soutenu par Ousmane Sonko, actuel chef du gouvernement, l’artiste explique vouloir : « rendre hommage à ceux qui se sont dressés pour se faire entendre et nous invite à écrire ensemble la première ligne d’un avenir qui nous rassemble  ».

La dure voie de la pacification et de la justice

Aux côtés de l’imagerie de lutte, l’exposition à l’accent éminemment politique raconte également l’ascension du président Bassirou Diomaye Faye et de son mentor Sonko. Ce qui marque surtout, c’est la place de la jeunesse dans chaque cliché : visages de résistance, slogans de rupture, récits de combat qui contredisent l’image lisse d’un Sénégal aux transitions apaisées. De ces manifestations, une « génération révoltée » y a surgit avec force, dans un pays où 75 % de la population a moins de 35 ans, et 50 % moins de 18 ans.

En ce mois de juin 2025, plus d’un an après ce que les sénégalais appellent communément dans les rues « l’arrivée du nouveau régime », les blessures mémorielles restent profondes. Le collectif citoyen CartograFreeSénégal, engagé pour le recensement et la mémoire des victimes des répressions sous l’ancien pouvoir, a publié récemment en collaboration avec Amnesty International Sénégal son « bilan définitif des décès liés à la répression des manifestations politiques ». Selon ce rapport, 65 personnes ont perdu la vie, dont 51 tuées par balles. La moyenne d’âge des victimes est de 26 ans, avec des cas aussi jeunes que 14 ans. D’autres avancent des chiffres beaucoup plus élevés, dépassant la centaine de victimes.

A ce titre, ces dernières semaines ont fait ressurgir l’actualité de ces repressions : une loi dite « d’interprétation de l’amnistie » portée par la nouvelle majorité et votée largement au Parlement, visant à exclure les infractions criminelles et correctionnelles du champ d’amnistie liées aux faits survenus entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024, a été retoquée par le Conseil Constitutionnel au motif de sa non-conformité à la constitution. Une illustration des difficultés persistantes pour faire advenir une justice pourtant vivement demandée par les organisations de la société civile. Au cours des dernières années de règne de l’ancien président Macky Sall, alors qu’il envisageait de se représenter pour un troisième mandat pourtant interdit par la Constitution, plus de deux milles personnes auraient été incarcérées pour des raisons politiques, avec des pics au plus fort des mobilisations quelques mois avant l’élection présidentielle l’an dernier. Alors que le niveau de violence augmentait et que Macky Sall tentait de se maintenir au pouvoir en enfermant Sonko et en reportant l’élection, la pression de la rue et une décision du Conseil Constitutionnel jugeant illégal le report de l’élection finirent par sauver la démocratie sénégalaise. Le 24 mars 2024, le candidat du PASTEF, Bassirou Diomaye Faye, remporte la présidentielle dès le premier tour (54%) face au candidat de l’establishment Amadou Ba (Alliance pour la République).

Alors que le niveau de violence augmentait et que Macky Sall tentait de se maintenir au pouvoir en enfermant Sonko et en reportant l’élection, la pression de la rue et une décision du Conseil Constitutionnel finirent par sauver la démocratie sénégalaise.

Papa Ndaye Diop, président d’Amnesty Sénégal, explique : « Ce fut une période très compliquée, une blessure profonde, un traumatisme pour la population sénégalaise qui n’était plus habituée à ce niveau de violence et à ce recours excessif à la force des autorités. Aujourd’hui les choses se sont apaisées, mais le temps de la réparation et de la mémoire est encore long. Le processus suit son court. »

Le climat politique s’est partiellement détendu et les libertés publiques ont été retrouvées. En mai 2025, le Sénégal a progressé de 20 places dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières, passant de la 94e à la 74e position. Une avancée saluée, mais jugée insuffisante aux vues des récentes atteintes aux libertés journalistiques : des fermetures de médias pour non-conformité au Code de la presse qui questionnent, des arrestations de journalistes d’investigation avec pour dernier cas en date la garde à vue de Bachir Fofana le 25 juin 2025, ou bien des procédures de contrôles fiscaux excessives. Autant de pressions encore exercées cette fois par les nouvelles autorités, souvent perçues à rebours des promesses démocratiques lors de la campagne.

Des protestations multiformes au PASTEF

Fortes de leur expérience, les organisations civiles sénégalaises demeurent tout de même vigilantes. Denise Sow, cofondatrice du mouvement Y EN A MARRE — collectif d’artistes, d’intellectuels et de militants opposé dès 2011 au troisième mandat d’Abdoulaye Wade (2000-2012) — rappelle : « Ce n’est pas une question de parti politique. Dès qu’il s’agit de nos valeurs démocratiques, de défense des droits ou de ce que nous appelons “le Nouveau Type de Sénégalais (NTS)”, le mouvement se réorganise, avec un point d’attention et d’intensité sur les pratiques des autorités publiques. » Malgré l’apaisement depuis un an, les collectifs restent actifs et structurés en réseaux, grâce à de nouvelles plateformes de coordination. « Nous n’avons jamais déserté la rue. Nous avons toujours essayé d’être des lanceurs d’alerte. On se présente comme une sentinelle de la bonne démocratie », insiste Maïmouna Ndaye, responsable des programmes à Y EN A MARRE. Le collectif, signataire des plateformes M-23 en 2012 et F24 en 2023, concentre aujourd’hui ses efforts sur la jeunesse engagée et, avec Enda-Ecopop, sur la création d’« observatoires de la démocratie » dans plusieurs régions, pour surveiller les élus.

Bassirou Diomaye Faye, président du Sénégal depuis 2024. © Akphoto Sn

Pour Ousmane Majha, doctorant à l’université Cheikh Anta Diop, une récupération politique s’est bel et bien opérée en 2024. « Lorsqu’on regarde l’évolution des opinions et positions politiques à travers une perspective historique, on voit que le Pastef aujourd’hui au pouvoir a su capter ingénieusement les mécontentements venus de la société civile organisée, de la jeunesse et, d’une manière générale, des classes populaires. » D’abord partisan de la transparence et de la bonne gouvernance – ses fondateurs étant d’anciens inspecteurs des impôts qui ont dénoncé divers scandales – le Pastef est devenu un parti de masse dégagiste, capable de structurer et d’amplifier les mobilisations. « Aujourd’hui ses messages sont encore largement suivis par la population car l’organe sait jouer de la communication. De plus, la population est sensible aux idées. »

Souleymane Gueye, délégué général du FRAPP — mouvement connu pour ses campagnes contre les multinationales et le système monétaire mondial — observe lui aussi une transformation profonde : « La politisation de la jeunesse ne se résume pas à l’adhésion aux partis politiques, mais touche avant tout les questions du quotidien. » Grâce aux réseaux sociaux, les débats ne sont plus réservés aux anciennes générations ni aux médias traditionnels. « C’est le point majeur pour comprendre les stratégies de mobilisation. Aujourd’hui le nerf de la guerre pour la mobilisation est sur les réseaux sociaux. » Mouvance indépendante exclue du jeu électoral mais souvent associée à Pastef pour avoir coorganisé les marches « Le Chemin de la libération », le FRAPP a été l’un des premiers visés par la répression politique. Privé d’accès aux médias classiques, il s’est renforcé grâce à la circulation en ligne de ses messages.

« Boroom làmmiñ du réer » : raviver un héritage historique patriotique

À l’image de la dynamique à l’œuvre en Afrique de l’Ouest, les discours panafricains connaissent un fort écho au Sénégal, particulièrement auprès de la jeunesse, via les réseaux sociaux. Un levier de mobilisation que le nouveau gouvernement, poussé par des acteurs civils, a su intégrer cette vision à son horizon de rupture souverainiste. Dès son entrée en fonction, le président Bassirou Diomaye Faye a ainsi initié une cérémonie mémorielle le 1er décembre 2024 pour les 80 ans du massacre de Thiaroye, où plusieurs centaines de tirailleurs sénégalais furent tués sur ordre d’officiers français. Un geste fort pour réhabiliter une mémoire longtemps étouffée. L’État français, par la voix d’Emmanuel Macron, a pour la première fois reconnu un « massacre », là où l’on parlait jusque-là de « mutinerie ». Rappelons-nous l’ignoble discours qu’avait prononcé Nicolas Sarkozy en 2007 à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar qui avait choqué par « ses clichés sur « l’homme africain » en affirmant qu’il n’était « pas assez entré dans l’Histoire ».

À l’image de la dynamique à l’œuvre en Afrique de l’Ouest, les discours panafricains connaissent un fort écho au Sénégal. Un levier de mobilisation que le nouveau gouvernement a su intégrer cette vision à son horizon de rupture souverainiste.

« Boroom làmmiñ du réer » (« Qui sait se servir de sa langue ne se trompera jamais de chemin »), dit un proverbe wolof. Cette réappropriation mémorielle passe aussi par la langue : les discours officiels sont désormais souvent prononcés en wolof, parlé par plus de 80 % de la population, poussé par le volontarisme des nouvelles autorités l’enseignement primaire et secondaire en langues nationales se généralise. Le 22 mai 2025 dernier, des assises au Grand Théâtre national de Dakar, intitulées « L’État et ses langues nationales », ont ouvert la voie à leur reconnaissance institutionnelle. Autre fait institutionnel, le ministre Abdourahmane Diouf a invité lors de débats au parlement le législateur à accompagner cette évolution : « C’est la société qui est en avance (…). Il faut que le français, le wolof et les autres langues nationales aient la même signification à l’Assemblée nationale. »

Pour Abdoulaye, étudiant en sciences politiques à l’UCAD et cofondateur d’ICAP-Sénégal, « cela coule de source ». Il observe « une rupture culturelle douce et un retour à l’honneur des mémoires historiques ». Selon lui, « il y a clairement une conscientisation des jeunes, un questionnement général sur les formes de restitution culturelle et d’africanisation des récits ». Son association projette d’ailleurs de créer une fondation promouvant la culture africaine par les langues locales, avec des contenus audiovisuels destinés aux enfants.

Ce regain mémoriel s’inscrit aussi dans une redécouverte de figures historiques longtemps marginalisées. Omar Blondin Diop, militant mort en détention en 1973 sous Senghor, ou encore Cheikh Anta Diop et Thomas Sankara, sont désormais régulièrement cités dans les discours politiques. « Il ne s’agit pas d’un abandon complet de l’histoire senghorienne historiquement très proche de la culture de l’ancien colonisateur », nuance Abdoulaye, mais d’un nouvel équilibre symbolique. De son côté, le FRAPP, fidèle à son orientation anticolonialiste et anticapitaliste, organise chaque mois en partenariat avec le Musée des Civilisations Noires des conférences sur des figures panafricaines. Parmi les premières mises à l’honneur : Lamine Senghor, militant communiste et défenseur de la « race noire », ou Aline Sitoé Diatta, héroïne de la résistance casamançaise (ndlr : la Casamance région du sud du pays a été le théâtre de combats indépendantistes dès la création de l’Etat du Sénégal).

Cette dynamique s’exprime aussi dans la toponymie, avec un dernier fait en date qui a marqué joyeusement la population. Le 4 avril, jour de l’indépendance, l’avenue Charles de Gaulle à Dakar a été rebaptisée au nom de Mamadou Dia, ancien Premier ministre et figure de l’indépendance, compagnon de route puis opposant au régime de Léopold Sédar Senghor après 1962. Une décision symbolique saluée par la population : jusqu’ici, le défilé militaire se tenait sur une avenue dédiée à une figure de l’ex-puissance coloniale. Des collectifs appellent désormais à étendre ces changements à d’autres villes, notamment à Saint-Louis, pour redonner à l’espace public une empreinte plus fidèle à l’histoire nationale.

Le mur du système financier

Dans les rues, beaucoup retiennent encore les mots du nouveau chef de l’État lors de son investiture : « Les résultats sortis des urnes expriment un profond désir de changement systémique ». Pourtant, depuis quelques mois, une autre tonalité s’impose : nombreux dialogues et consultations nationales, mais peu d’actes concrets dans le quotidien des Sénégalais, et aucun changement économique majeur. L’impatience grandit. La « rupture » promise au niveau sociétal et en économie devait passer par le « Plan Sénégal 2050 : stratégie de développement 2025-2029 », présenté comme un sésame pour le gouvernement.

Sur le plan politique, rien de fondamental n’a changé. Le 28 mai dernier, une concertation nationale a réuni 700 représentants de partis, experts, société civile et syndicats pour refonder le système politique. L’objectif était de relancer le dialogue et de « poser les actes de concorde nationale ». Cheikh Guèye, modérateur, a salué des « débats féconds » en faveur d’un « système plus juste, représentatif, éthique ». Parmi les mesures, la création d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI) ou la fin du cumul des fonctions de chef d’État et de chef de parti. Mais dès la clôture, des critiques ont surgi : « Beaucoup de déclarations mais peu d’interrogation réelle du système démocratique pour le rendre plus participatif, au service de la population et moins de la caste politique », confie un représentant sous anonymat dont l’organisation a été invitée.

Plusieurs partis de l’opposition ont boycotté la rencontre, l’opposition présente a demandé des gestes forts et de bonne volonté, notamment par « la fin de toutes les détentions provisoires » d’anciens responsables politiques. Ce souhait est difficile à satisfaire car le président Faye et le Premier ministre Sonko ont promit de punir les anciens dirigeants accusés dans des affaires financières. A ce titre, cinq anciens ministres du pouvoir précédent sont aujourd’hui poursuivis par la justice sénégalaise sur fond de scandale de détournement des fonds anti-Covid. Ils dénoncent des « arrestations arbitraires » et une « instrumentalisation politique de la justice ».

Les attaques contre l’institution judiciaire se poursuivent, suscitant la crainte d’instrumentalisations par les organisations syndicales du milieu. Voyant sa condamnation pour diffamation confirmée le 1er juillet par la Cour suprême, Ousmane Sonko a surpris les observateurs en revêtant sa tenue d’opposant pour s’attaquer vivement au système judiciaire. « La justice sénégalaise est l’un de nos plus gros problèmes », a-t-il déclaré dans une longue vidéo postée en ligne, avant de poursuivre : « De ce qui reste de mon existence, si je ne participe pas à une élection, ce serait de ma propre volonté parce que rien ne peut m’empêcher d’être candidat »

Etienne, acteur culturel dans la région de Joal Fadiouth (sud-est de Dakar), estime : « C’est le risque d’avoir porté ce type de personnalité au pouvoir. Ces dirigeants populistes divisent la population, soufflent sur les braises et s’attaquent à ce qui freine leur pouvoir lorsqu’on leur résiste. » Il poursuit sévèrement : « La jeunesse mobilisée sera déçue lorqu’elle se réveillera et qu’elle verra que peu de choses vont changer ».

En matière économique, le pouvoir garde cependant un fort soutien dans sa quête de souveraineté. La population a salué le bras de fer avec Woodside Energy, géant pétrolier australien exploitant le champ de Sangomar. L’administration fiscale réclame 62,5 millions d’euros de taxes, contestées par l’entreprise qui a lancé un arbitrage international. Cette nouvelle a été reçue comme conforme au discours du pouvoir affirmant rechercher une plus grande autonomie concernant les ressources naturelles – avec en premier lieu de grands projets gaziers et pétroliers.

En matière économique, le pouvoir garde un fort soutien dans sa quête de souveraineté. La population a salué le bras de fer avec Woodside Energy, géant pétrolier australien exploitant le champ de Sangomar.

Le Sénégal veut ainsi renforcer sa maîtrise fiscale, augmenter ses recettes et réduire sa dépendance aux financements extérieurs, notamment du FMI, pour avoir les mains libres. L’ombre d’un système financier international contesté se fait de plus en plus pesante. Le dernier coup de semonce est venu le 30 juin d’un nouveau rapport réévaluant la dette publique du pays à 119% du PIB pour 2024 (faisant du Sénégal, le pays le plus « endetté » d’Afrique), obligeant le gouvernement d’annoncer un nouveau « plan de redressement » de l’économie pour réduire les dépenses de l’Etat. Les agences de notation mondiales ont de nouveau dégradé la note souveraine du Sénégal, Moodys’s Ratings a fait passer la note de « B1 » à « B3 » condamnant encore un peu plus les capacités d’emprunt de l’Etat sénégalais sur les marchés tout en accentuant l’étouffement de l’économie du pays.

Il faut dire que l’annonce officielle par la Cour des comptes d’un maquillage des comptes publics, donc du déficit, sous l’ancienne présidence de Macky Sall n’a pas aidé à la situation. L’encours de la dette représenterait aujourd’hui plus de 100% du PIB, un taux largement supérieur au montant annoncé de 74% du PIB par le précédent régime. Cela a eu pour conséquence la « mise en pause » par le Fond monétaire international (FMI) de son programme de soutien économique avec le Sénégal. Ces annonces de pénalités ont mis en rogne bon nombre de sénégalais pointant les agences de notation occidentales (Moody’s, S&P et Fitch, et surtout leurs critères de notation.

Tout en pointant la situation de plusieurs Etats occidentaux mieux notés mais avec une dette « colossale » (la dette des Etats-Unis est estimée au 4ème trimestre 2024 à 125% du PIB, celle de l’Italie à 135%, de la France à 112% ou encore du Royaume-Uni à 100%), certains citoyens sénégalais défendent alors l’idée d’une solvabilité évaluée à partir des richesses réelles comme l’or, le lithium ou le cobalt, et surtout un système qui prendrait en compte les rapports « déséquilibrés » entre « les Nords et les Suds ». Beaucoup évoquent ainsi le projet de création d’une agence panafricaine de notation, l’Agence africaine de notation de crédit (AfCRA) devrait voir le jour à partir de septembre 2025. Lors de la 4ème édition de la Conférence internationale sur le financement du développement, organisée à Séville le 30 juin dernier, le Sénégal par la voix de son président a quant à lui appelé « à une révision des critères de notation des agences d’évaluation ».

Pour Souleymane Gueye (FRAPP), ces évolutions sont positives, mais « un loup reste dans la bergerie » : le système monétaire, qui bloque l’autonomie des pays ouest-africains. Né en 2017, le FRAPP réclame l’abolition du franc CFA, qu’il qualifie de « structure arriérée » et « domination économique étrangère néocoloniale». Il défend une monnaie souveraine, africaine, imprimée sur le continent et intégrée équitablement au système mondial.

« Un loup reste dans la bergerie » : le système monétaire, qui bloque l’autonomie des pays ouest-africains. 

Le PASTEF, au pouvoir, a pris l’engagement d’aborder la question monétaire, jusque-là taboue. La primature, annonçant des besoins de financement de 1195 milliards de FCFA pour 2025, a récemment remis en cause le lien avec le franc CFA : « Le FCFA ne cadre pas avec notre vision. Soit la monnaie sera changée avec nos partenaires de l’UEMOA, soit nous prendrons nos responsabilités », cependant sans annoncer de calendrier précis. La société civile réclame depuis des décennies cette réforme. Cependant, le Sénégal ne peut agir seul et cherche à coopérer avec les autres pays concernés. Sa doctrine diplomatique mise sur un échange basé sur le « respect mutuel » et des « conditions gagnantes ». Cette posture s’exprime notamment dans le rôle de médiateur dans le conflit institutionnel entre l’Alliance des États du Sahel* (Mali, Burkina Faso, Niger) et la CEDEAO. Cette diplomatie « panafricaine », pourtant largement soutenue, a ouvert de profondes critiques des ONG et défenseurs des droits humains, qui dénoncent les atteintes aux libertés dans ces pays dirigés depuis quelques années par des juntes militaires. Le gouvernement rappelle les liens de dépendance économique, culturelle et sécuritaire dans une région frappée par le djihadisme.

Falo, jeune du port de Cap Skirring (Casamance). © Robin Gachignard-Véquaud

Concernant les relations sur la scène internationale à propos des ressources naturelle et du commerce, certaines mesures sont appréciées mais dans l’attente d’actes plus féconds. Le gouvernement a satisfait sa population par des annonces concrètes. Face à la crise de la pêche artisanale due à la surexploitation et la raréfaction des ressources, il a refusé de renouveler les accords de pêche avec l’Union européenne, en vigueur depuis les années 1980. Pourtant, lors de la conférence de l’ONU sur les océans le 9 juin dernier, des organisations de pêcheurs ont dénoncé à nouveau la pêche massive des chalutiers chinois navigant sous pavillons sénégalais ou en dehors des radars et accusés de « pillage » des eaux sénégalaises.

Ces activités détruisent l’écosystème du littoral tout en m’étant en péril un secteur économique crucial pour le pays, on estime que la pêche fait vivre de façon directe ou indirecte 600 000 travailleurs. De plus les scientifiques estiment que les produits halieutiques constituent 7,9% de l’apport en protéines pour la population, avec des plats traditionnels consommés au quotidien tel le thiéboudiène (riz au poisson). Mamadou Sarr, pêcheur et secrétaire général du comité des pêcheurs de Ouakam, dénonce ces accords de libre-échange : « L’État devrait dire stop. On peut donner une licence parce que vous avez le droit, mais ce n’est pas le moment ».

« Bombe sociale à retardement » 

Ce manque de remise en question des modèles de libre-échange reflète-t-il une forme de largesse idéologique ou, à tout le moins, les contradictions d’un parti « attrape-tout » une fois au pouvoir ? Ou bien s’agit-il plutôt de la dure réalité d’un exercice d’équilibrisme, pour un gouvernement de rupture confronté à une économie encore largement dépendante de l’extérieur ? Les récentes rencontres du président Bassirou Diomaye Faye, avec Emmanuel Macron et surtout avec Donald Trump à la maison blanche pour parler affaires et exploitation des ressources, ont sérieusement mis en doute l’orientation de rupture. Même si pour beaucoup ces rencontres consistaient à défendre les intérêts du pays. Le Sénégal figure, par exemple, sur la liste des 24 pays soumis aux récentes restrictions de visas consécutives au durcissement de la politique migratoire américaine.

M. Dialo Diop, figure historique de « l’extrême gauche » sénégalaise, aujourd’hui vice-président du Pastef qu’il a rejoint en 2021, et conseiller à la présidence, a récemment défendu la ligne du parti dans Le Monde diplomatique. Selon lui, il faudrait « arrêter de penser avec les termes venus de l’extérieur » pour retrouver « l’égalitarisme africain ». Un discours qui fait écho aux thèses de Cheikh Anta Diop, appelant à une « révolution culturelle » pour sortir les peuples africains de catégories conçues comme « occidentales » – socialisme, capitalisme, libéralisme, etc – et construire leurs propres modèles. Et qui justifie une inflexion libérale du Pastef ? Sous couvert d’unité du continent, le parti soutient en effet le projet de Zone de libre-échange continental africaine (ZLECAf).

Syndicalistes mobilisés lors de la journée internationale des travailleurs, 1er mai 2025, Dakar. © Robin Gachignard-Véquaud

Certains observateurs soulignent ainsi le poids croissant des factions libérales au sein du Pastef. Le soutien affiché de certains capitalistes fortunés, à l’image du magnat de l’immobilier Pierre Goudiaby Atepa — qui a soutenu tous les régimes successifs et ambitionne de grands projets d’exploitation des ressources naturelles — n’est pas passé inaperçu. Reste à voir comment le gouvernement gérera les immenses terrains récupérés après la fermeture de la base militaire française, en plein centre de Dakar. De nombreuses voix s’élèvent pour demander la création de logements sociaux, dans une capitale où se loger devient un casse-tête. Mais cette demande populaire fera-t-elle le poids face aux intérêts puissants des promoteurs immobiliers ?

Certains observateurs soulignent le poids croissant des libéraux au sein du Pastef. Le soutien affiché de certains capitalistes fortunés, à l’image du magnat de l’immobilier Pierre Goudiaby Atepa – qui a soutenu tous les régimes successifs – n’est pas passé inaperçu. 

Alors qu’un parfum d’austérité flotte dans l’air, la question de l’emploi — enjeu crucial pour un pays en pénurie chronique — reste sur toutes les lèvres. Le 1er mai dernier, après plusieurs mois de menaces de grève générale, un tournant a semblé s’amorcer. Lors de la Fête internationale du Travail, le Premier ministre Ousmane Sonko a annoncé la signature d’un « pacte de stabilité sociale » avec les syndicats et le patronat. Fidèle au slogan « Jub, Jubbal, Jubbanti » [Droiture, transparence, réforme], ce pacte national se veut une nouvelle base de dialogue et d’unité. Annonce importante : une trêve sociale de trois ans, conclue avec les quatre principales centrales syndicales et les organisations patronales. En échange d’une cessation des grèves le gouvernement s’est alors engagé à mener une politique d’amélioration des conditions de travail.

Mais combien de temps cet accord va-t-il tenir ? Dès les rassemblements du 1er mai, des critiques s’étaient déjà fait entendre. Le Front syndical pour la défense du travail et le syndicat SELS avaient exprimé leurs doutes. Et les faits leur ont donné raison. Moins de trois mois plus tard, les grèves et débrayages se multiplient dans des secteurs clés en pleine ébullition : la santé, la justice et l’enseignement. Malgré l’engagement de certains responsables syndicaux, de nombreux travailleurs refusent toute mise en pause de la contestation tant que les pensions impayées, les reclassements bloqués ou les suppressions de postes dans l’administration ne seront pas réglés. L’actuel gouvernement devra faire face ces prochains mois à d’éventuels premiers mouvements d’humeur et de contestation d’ampleur. Preuve que la méfiance reste forte. Plusieurs travaux sociologiques ont déjà mis en lumière la dégradation des conditions de travail au Sénégal.

Le travail est aussi le sujet du futur. La société sénégalaise fait face à une pression démographique intense : chaque année, entre 100 000 et 300 000 jeunes arrivent sur le marché du travail, pour seulement 30 000 emplois créés. Résultat : un taux de chômage des jeunes estimé à 60 %, bien au-dessus du taux national, qui atteignait 20,3 % fin 2024. Beaucoup se tournent alors vers le secteur informel, mal rémunéré et souvent très précaire. La situation est aussi structurelle : près de la moitié des jeunes en quête d’emploi sont sans diplôme, et un quart n’ont pas achevé le cycle secondaire. À Dakar, il n’est pas rare de voir les centres d’orientation sociale débordés, où des centaines de jeunes attendent, papiers en main, leur tour dans l’espoir d’un accompagnement. « C’est une véritable bombe sociale à retardement » nous confie un syndicaliste le jour du rassemblement du 1er mai. Face à ce défi, le gouvernement a organisé fin avril une « grande conférence sociale sur l’emploi et l’employabilité au Sénégal », sans réelles annonces.

Une chose est sûre : « Les gens ne veulent plus avoir les mots entre les dents, ils veulent avoir les actes concrets », lance, ferme, un jeune sénégalais interrogé avec ses amis au détour d’une rue. De quoi y voir un avertissement clair au pouvoir en place : si les promesses ne se traduisent pas en actes, les mobilisations pourraient vite reprendre. Pour les dirigeants, l’équation pourrait bien être résumée par ce célèbre proverbe du pays : « À qui saute et tombe dans le feu, il reste à faire un autre saut ». Ce saut sera-t-il celui de l’ère d’un changement tant attendu ?

Franc CFA : quand Nicolas Sarkozy activait l’arme monétaire en Côte d’Ivoire

Franc CFA - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Malgré des réformes de l’institution monétaire impulsées par Emmanuel Macron et le chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, le franc CFA est toujours en place. Il demeure critiqué par ses opposants pour l’ascendant qu’elle confère au gouvernement français sur les États africains de la zone franc. Plusieurs épisodes ont démontré qu’elle pouvait se transformer en arme au service de l’Élysée. En 2011, lors de la crise politique ivoirienne, Nicolas Sarkozy avait activé ce levier pour forcer le président Laurent Gbagbo à la démission et le remplacer par son opposant, Alassane Ouattara. Justin Koné Katinan, ministre du Budget, avait alors déclaré : « J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ». Cette séquence est analysée par la journaliste Fanny Pigeaud et le chercheur N’Dongo Samba Sylla dans L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA(La découverte, 2018), dont cet article est issu.

Le franc CFA procure à Paris des moyens de pression, de répression et de contrôle qui lui permettent, au besoin, d’aller au-delà de la sphère économique et d’orienter la trajectoire politique des quinze États africains de la zone franc. L’histoire récente de la Côte d’Ivoire en offre un exemple particulièrement frappant.

Ce cas date de la crise politico-militaire qui a suivi le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010 en Côte d’Ivoire. Les résultats de ce scrutin, qui s’était tenu sous haute tension, avaient donné lieu à une forte controverse. Cette crise post-électorale avait abouti à une situation inédite : le pays s’était retrouvé avec deux présidents. Le premier, Laurent Gbagbo, président sortant, avait été reconnu réélu par le Conseil constitutionnel ivoirien et conservait donc l’effectivité du pouvoir et le contrôle de l’administration.

Le second, Alassane Ouattara, était considéré comme le gagnant par la « communauté internationale », mais ne régnait que sur l’hôtel d’Abidjan dans lequel il s’était installé. Souhaitant voir Alassane Ouattara accéder à la tête du pays, le président français Nicolas Sarkozy, son ami et principal soutien, actionna divers mécanismes et tout particulièrement ceux des institutions de la zone franc. L’idée des autorités françaises était de paralyser l’administration ivoirienne afin de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie.

Cela se fit en plusieurs étapes. Suivant les instructions de Paris, le siège de la BCEAO, dont Alassane Ouattara avait été le gouverneur entre 1988 et 1990, commença par empêcher l’État ivoirien d’accéder aux ressources de son compte logé à la BCEAO. Il fit aussi fermer les agences ivoiriennes de la BCEAO. Abidjan ayant réussi à les faire réouvrir grâce à une mesure de réquisition du personnel, la BCEAO supprima alors une application informatique afin de bloquer leur fonctionnement. Les administrateurs de la banque obligèrent par ailleurs son gouverneur, Henri Philippe Dacoury-Tabley, à démissionner, l’accusant d’être trop complaisant avec les autorités d’Abidjan.

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée

Laurent Gbagbo n’ayant toujours pas quitté le pouvoir, le ministère français de l’Économie et des Finances demanda, en février 2011, aux banques françaises opérant dans le pays, soit la BICICI, filiale de BNP Paribas, et la SGBCI, filiale de la Société générale, de cesser leurs activités. Ces deux établissements obéirent. Dans le même temps, la BCEAO menaçait de sanctions les autres banques si elles persistaient à vouloir travailler avec le gouvernement de Laurent Gbagbo1. Comme elle ne pouvait ordonner aux établissements financiers non français qu’elle ne contrôlait pas de cesser toute opération extérieure, la France passa à une étape supérieure.

Elle mobilisa son arme invisible : le compte d’opérations. Avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances suspendit les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur furent bloquées. Les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer. Ce sabotage empêcha aussi les représentations diplomatiques ivoiriennes de recevoir leurs dotations budgétaires.

En procédant ainsi, les autorités françaises ont prouvé que le système du compte d’opérations peut se transformer en un redoutable instrument répressif : la France peut, à travers lui, organiser un embargo financier terriblement efficace. Justin Koné Katinan, le ministre du Budget de Laurent Gbagbo pendant cette crise, racontera en 2013 : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. […] J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays2. » […]

En avril 2011, l’arme monétaire ayant échoué à faire tomber Laurent Gbagbo « comme un fruit pourri », selon l’expression d’Alassane Ouattara, la France se résolut à utiliser son armée3. Elle l’a fait alors que l’administration ivoirienne était en train de s’organiser en vue de créer une monnaie nationale et de faire sortir la Côte d’Ivoire de la zone franc, seule solution à même de contourner le dernier piège de la BCEAO, consistant à ne plus approvisionner ses agences ivoiriennes en billets de banque.

Un haut cadre de l’administration de cette époque nous a expliqué en 2018 les mesures prises afin de faire face à ce qu’il appelle le « boa constricteur du gouvernement français ». « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées, rapporte-t-il. Nous avions décidé de garder la même valeur nominale que le franc CFA pour ne pas perturber les populations. Les billets et les pièces devaient être produits par une puissance étrangère. Nous étions en négociation avec un pays africain ami, qui avait donné son accord de principe pour garder notre compte de devises en attendant que notre banque centrale soit fonctionnelle. Nous en étions au niveau des modalités pratiques de cette coopération monétaire quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final.

Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes4. » Après avoir bombardé pendant plusieurs jours des casernes militaires ainsi que le palais présidentiel et la résidence officielle du chef de l’État de la Côte d’Ivoire, les militaires de la base française d’Abidjan lancèrent en effet, le 11 avril 2011, une attaque de grande envergure contre l’armée ivoirienne. Cette opération s’acheva le jour même par l’arrestation de Laurent Gbagbo5.

Notes :

1 « Côte d’Ivoire : la BCEAO menace de sanctions les banques collaborant avec Gbagbo », Jeune Afrique, 11 février 2011.

2 « Koné Katinan fait des révélations sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la crise des banques en Côte d’Ivoire », Le Nouveau Courrier, 23 juin 2013.

3 Sabine Cessou, « Comme un fruit pourri », Libération, 7 janvier 2011.

4 Entretien réalisé par écrit en avril 2018.

5 Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire, une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, La Roque d’Anthéron, 2015.

L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

« La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique » – Entretien avec Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

En février dernier, Kako Nubukpo participait à une conférence organisée par le cercle LVSL de Paris sur le thème « euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? », où il traitait des enjeux économiques et géopolitiques afférents au franc CFA et portait un regard critique sur cette monnaie issue de l’époque coloniale. Dans son dernier ouvrage L’urgence africaine (septembre 2019, éditions Odile Jacob), il analyse les mutations que connaît le continent africain depuis une décennie : projet de réforme du franc CFA, pénétration croissante des capitaux français dans l’Afrique anglophone et lusophone, expansion de la Chine, etc. Cette nouvelle configuration bouleverse-t-elle l’équilibre géopolitique hérité de la décolonisation, caractérisé par la persistance du pré carré de l’Élysée dans l’Afrique francophone ? Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Alex Fofana.


LVSL – Vous estimez que l’impérialisme français est aujourd’hui davantage militaire qu’économique. Peut-on dire que la « Françafrique » de Jacques Foccart et de ses épigones, caractérisée par une superposition de diverses strates de domination héritées de la colonisation – impérialisme financier, néo-colonialisme économique, ingérences diplomatiques et militaires – est en voie de dissolution ?

Kako Nubukpo – On observe que seuls 20 % des investissements directs étrangers français à destination de l’Afrique finissent dans la zone franc. 80% des investissements directs étrangers français en Afrique sont à destination de l’autre Afrique : anglophone, lusophone, hispanophone. Cela signifie que l’Afrique qui commerce véritablement avec la France n’est pas celle de la zone franc. Cela explique à mon sens la perméabilité de notre discours critique vis-à-vis du franc CFA auprès des autorités françaises, qui se rendent compte que l’on n’a pas besoin de garder le franc CFA pour continuer à commercer avec l’Afrique. Le leitmotiv de l’entrepreneuriat et de la start-up nation porté par Emmanuel Macron s’accommode très bien du mode de fonctionnement des pays anglophones où l’État n’a jamais été jacobin. On observe une sorte de résonance et de convergence entre le discours d’Emmanuel Macron, très pragmatique et micro-économique, et les statistiques historiques sur le commerce et l’orientation du commerce entre la France et l’Afrique. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que la question du franc CFA et de la zone franc est avant tout politique, et renvoie au maintien du pré carré français dans la région, à la possibilité d’obtenir des votes africains aux Nations-unies, bien plus qu’à des impératifs commerciaux.

Ceci étant posé, on observe encore des permanences de ce que l’on peut qualifier d’économie d’empire, constituée de grands groupes français trop heureux de pouvoir gagner des marchés en Afrique sans passer par des appels d’offre. Cette économie semble en voie d’épuisement, du fait même de l’ouverture de l’Afrique aux pays émergents. La concurrence s’accroît, par exemple pour la construction de grands projets d’infrastructure – un domaine où la Chine progresse continuellement.

LVSL – La progression de l’influence chinoise est l’un des phénomènes majeurs de cette dernière décennie. Si elle s’accompagne d’un discours de contestation de la mainmise occidentale sur l’Afrique – aux accents anti-coloniaux – elle prend souvent les contours d’un véritable impérialisme. Les gouvernements africains pourraient-ils s’appuyer sur cette progression géopolitique de la Chine pour négocier avec les pays occidentaux dans des conditions plus favorables ? Ou s’agit-il d’un facteur supplémentaire d’asservissement ?

K.N. – Le discours chinois s’insère dans la faiblesse de la relation entre l’Occident et l’Afrique, à deux niveaux. 

D’une part, le gouvernement chinois affirme qu’il ne se mêlera pas de la politique interne des États africains et qu’il respectera l’impératif de non-ingérence. Les Chinois ont beau jeu de comparer ce discours avec les imprécations moralisatrices de l’Occident et des institutions internationales occidentales. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs.

D’autre part, le gouvernement chinois met en avant son caractère de pays en développement, au même titre que les pays africains. Ces deux éléments, partie intégrante du discours chinois, associés à des moyens financiers colossaux, permettent à la Chine de s’ériger en concurrent de taille vis-à-vis de l’Europe ou des États-Unis. C’est en ce sens que la prédation sur l’Afrique s’intensifie. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs. Auprès du FMI ils tiennent un discours très libéral, auprès des Chinois ou d’autres pays émergents un discours plus volontariste et néo-mercantiliste de transformation des matières premières et de protection des marchés (comme au sommet Russie-Afrique de Sotchi). Aux Nations unies, ils tiennent un discours onusien de développement durable, lié à la théorie des droits d’accès, aux questions d’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, etc.

Ils ne veillent pas outre mesure à la compatibilité entre ces trois niveaux de discours et ne sont pas, de ce fait, les meilleurs défenseurs des intérêts collectifs africains. 

On observe donc davantage un risque de prédation accrue que de concurrence saine entre des fournisseurs.

LVSL – Vous êtes un opposant de longue date au franc CFA.  Le président ivoirien Alassane Ouattara a récemment rendu publique une décision (prise au nom de tous les pays de la zone franc) d’abandonner cette monnaie au profit d’une union monétaire plus large. Cette déclaration a de quoi surprendre, venant d’un président dont les accointances avec le pouvoir français ne sont plus à démontrer. Que penser de cette déclaration du président ivoirien et de ce projet d’abandon du franc CFA ? 

K.N. – Deux agendas convergent, même s’ils sont différents. On trouve d’une part la volonté de mettre en place une monnaie pour l’ensemble de la CEAO [communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, constituée de 15 États ndlr], qui est à l’oeuvre depuis 1983. En 2000, la décision a été prise par les chefs d’État de créer une seconde zone monétaire au sein de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a appelé la ZEDMAO et qui concerne les États d’Afrique de l’Ouest n’utilisant pas le franc CFA – six États, dont le Cap-Vert, qui est rattaché à l’euro mais de façon volontaire et non institutionnelle. Des critères de convergence ont été mis en place pour la création de l’ECO, qui devait être la monnaie de cette seconde zone monétaire. Étant donné le non-respect de ces critères de convergence, les chefs d’État ont récemment pris la décision de créer l’ECO en une seule étape par la fusion des sept monnaies et de l’escudo du Cap Vert. La mise en place de l’ECO est annoncée pour janvier 2020, avec une banque centrale située au Ghana – l’institut monétaire d’Afrique de l’Ouest, basé dans ce pays, est en quelque sorte l’embryon de cette monnaie. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

On trouve, d’autre part, un second agenda qui a trait à la réforme du franc CFA, lequel ne concerne pas uniquement l’Afrique de l’Ouest, puisque la zone franc s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale. Plusieurs questions sont posées : celui du nom de la monnaie, des réserves de change qui sont actuellement hébergées par le Trésor français, du rattachement de la monnaie à l’euro. On se demande donc dans quelle mesure la réforme du franc CFA coïncide avec la mise en place de l’ECO étant donné que ce sont deux agendas différents – avec un point de convergence puisque les huit États de l’Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA), qui utilisent actuellement le franc CFA, devraient adopter l’ECO.

On peut observer une certaine schizophrénie de la part des chefs d’État de cette zone, qui louent les mérites du franc CFA tout en affirmant qu’ils vont mettre en place l’ECO. De la même manière, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que l’ECO possédera un taux de change fixe avec l’euro tandis que le président nigérien annonce que l’ECO sera rattaché à un panier de devises. À l’heure où nous parlons, il y a une incertitude sur la forme que prendra l’ECO, si le projet se matérialise effectivement en 2020. 

LVSL – Au-delà du changement de dénomination, à quelles conditions cette réforme permettrait-elle effectivement aux pays utilisant le Franc CFA de sortir de ce que vous nommes la « servitude monétaire » ?

K.N. – À trois conditions. La première n’est plus en jeu, puisque l’ECO règle la question de l’intitulé de la monnaie – CFA signifiant à l’origine « Colonies françaises d’Afrique ». 

Il y a ensuite deux condition économiques cruciales. Le financement des économies africaines à des taux d’intérêt acceptables d’une part, ce qui est impossible avec le franc CFA dont les taux d’intérêt sont à deux chiffres et exige des garanties trop importantes de la part des emprunteurs. Une compétitivité des prix soutenue à l’export de l’autre ; or, le franc CFA agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Il institutionnalise donc un déséquilibre de la balance commerciale. Si l’ECO règle, même partiellement, ces deux aspects – le financement de l’économie par le financement du marché intérieur et la compétitivité à l’export – un grand pas aura été fait. 

LVSL – Quels seraient les secteurs économiques qui profiteraient d’une disparition du franc CFA ? 

K.N. – Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la zone franc a créé une dualité institutionnelle. C’est un espace dans lequel quinze États ont crée CEDEA (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en 1975, avec des règles pérennes de fonctionnement. En 1994 se met en place l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En conséquence, les États se retrouvent dans une situation de schizophrénie, essayant de respecter les règles des deux organismes. La disparition du franc CFA dans l’Afrique de l’Ouest homogénéiserait l’espace d’un point de vue institutionnel, puisqu’il signerait la fin de la CEDEAO.

Si l’on s’en tient aux tenants de la thèse du grand marché, on se retrouverait avec un marché de quinze États, quinze économies, une monnaie – l’ECO – et au moins la possibilité d’effectuer des économies d’échelle. Cela peut être une bonne chose, mais il faut identifier les avantages comparatifs. En Afrique zone franc, le coton constitue une culture économique compétitive. Cela fait des années que je plaide pour la mise en place d’un pôle de compétitivité coton dans le triangle formé par le sud du Mali, le nord de la Côte d’Ivoire et l’Ouest du Burkina Faso. Le coton pourrait jouer un rôle de secteur moteur en Afrique de l’Ouest francophone. Le Nigéria, relativement industrialisé, offre d’autres secteurs sur lesquels il serait possible de s’appuyer. En termes de production agricole on trouve le manioc, qui ne fait pas l’objet du commerce international, qui fait parti des cultures « orphelines » et dont la consommation est très importante sur la côte ouest-africaine. On pourrait concevoir la création d’une nouvelle industrie du manioc. On pourrait ajouter le cacao de Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial – le Ghana étant le deuxième ou le troisième, qui pourrait être le moteur d’une industrie du chocolat en Afrique de l’Ouest. Des initiatives sont prises ici et là, mais elles restent embryonnaires à l’heure actuelle. L’un des intérêts de la réforme de la zone franc est de nous permettre de lier nos réflexions à propos du bon fonctionnement d’une monnaie à la création de l’ECO.

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

LVSL –Vous consacrez dans votre ouvrage de nombreuses pages à la question du libre-échange, et de ce que l’on nomme communément « l’intégration africaine ». La zone de libre-échange continentale (ZLEC) est promue par les tenants habituels du libéralisme économique mais aussi par certains militants qui revendiquent un héritage panafricain, comme Aya Chebbi [lire son entretien pour LVSL ici]. Vous suggérez, dans votre ouvrage, de tirer des leçons des impasses que rencontre la construction européenne. L’économiste Cédric Durand nomme « scalarisme » l’illusion selon laquelle « le déplacement de certains attributs étatiques de l’échelle nationale à une échelle plus vaste » et l’extension des marchés seraient par nature porteurs de progrès. Pensez-vous que l’on fait preuve d’un optimisme démesuré concernant la ZLEC ? 

K.N. – Il faut prendre en compte un élément théorique d’ordre général, et un autre plus spécifique à l’Afrique.

L’élément théorique tient au fait que le débat n’est pas tranché entre les analyses néolibérales et keynésiennes relatives à l’efficacité des marchés. Les néolibéraux sont des tenants du caractère exogène des chocs ; selon eux, en élargissant la taille des marchés, du fait de la loi des grands nombres, les chocs vont s’amortir. Les bons prix s’afficheront systématiquement, reflétant les conditions de rareté relative sur les marchés. À l’opposé, les perspectives d’inspiration keynésienne, néo-keynésienne et post-keynésienne, prennent les fluctuations que l’on observe sur le marché pour des imperfections intrinsèques au marché – comme les comportements d’inversion vis-à-vis du risque, les comportements opportunistes, l’incertitude ou encore les « effets de butoir ». Si les fluctuations sont davantage endogènes qu’exogènes, l’élargissement de la taille des marchés ne va pas régler le problème. Ce discours libre-échangiste porté par la ZLEC est un discours sans fondement théorique incontestable. 

Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.

Il faut également prendre un compte un élément davantage propre au continent africain. Les pères de l’intégration africaine du « groupe de Casablanca » [association d’États africains créée au début des années 1960, rassemblant tous les panafricanistes du continent], dont la perspective était résolument fédéraliste, considéraient d’un bon œil la mise en place d’un État fédéral, d’un marché africain intégré et d’une monnaie africaine. Cette résonance avec le panafricanisme permet à la ZLEC de se parer d’une forme de légitimité historique. Il faut donc se garder de toute confusion. Des questions cruciales subsistent ; il ne faut pas, en particulier, que le grand marché que va créer cette zone de libre-échange soit alimenté par le reste du monde. Il faut que le contenu qui circule dans ce marché soit africain, au moins à hauteur de 50%. Il y a une faible dynamique d’offre à l’heure actuelle, mais une forte dynamique de demande – du fait de la croissance démographique, en vertu de laquelle deux milliards d’Africains habiteront le continent en 2050 ; ce marché devra transformer ces deux milliards de personnes en demandeurs solvables, avoir la capacité de générer des revenus, et pour cela de créer des emplois et de transformer les matières premières. Il me semble clair que le tracteur de l’émergence africaine sera la demande – et une demande solvable. 

Je ne suis donc pas opposé à la ZLEC en tant que telle, à condition que ce marché soit alimenté par la production africaine. Se posent ensuite des questions plus techniques qui concernent le respect des clauses ; on observe pour l’UEMAO une faible crédibilité des sanctions par rapport aux déviants. Alors qu’elle n’est composée que de huit États, elle parvient difficilement à sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles communautaires, les directives et les règlements. On imagine donc la difficulté de le faire pour cinquante États… 

Demeure enfin une question politique : quel degré de fédéralisme budgétaire les États sont-ils prêts à consentir ? Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation. 

LVSL – Une partie importante des discours portant sur l’émergence de l’Afrique pointent du doigt la nécessité, pour le continent, de se convertir à une économie de services ; ce serait un moyen de permettre aux pays africains de sortir de leur statut d’exportateurs de matières premières. Que penser de cette injonction à la tertiarisation, qui implique pour le continent africain de passer outre l’industrialisation ?

K.N. – Cette question est fondamentale. Je viens d’achever une étude sur la transformation structurelle des économies africaines, et l’on observe que les emplois migrent directement du primaire vers le tertiaire, sautant l’étape du secteur secondaire, où l’on trouve pourtant le plus de potentialités d’emplois pérennes, du fait de l’industrialisation. L’Afrique peut-elle passer outre l’étape de l’industrialisation ? 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

La réponse est liée aux différents États et aux différentes configurations géographiques. Certains pays côtiers peuvent peut-être se spécialiser dans les services, mais d’autres grands pays, comme l’Éthiopie, se positionnent davantage comme les sous-traitants de la Chine avec ses zones économiques spéciales. J’estime qu’il faut en passer par l’industrialisation – en évitant les erreurs de « l’industrie industrialisante » que l’on a connu dans les années 60, notamment en Algérie. Il faut identifier les chaînes de valeur dans lesquelles on souhaite s’inscrire, et identifier les positions, au sein de celles-ci, où l’on peut obtenir des avantages comparatifs. C’est ce que je nomme, dans mon ouvrage, les « couleurs de l’économie » : certaines chaînes de valeurs concernent l’économie bleue, d’autres l’économie verte, d’autres l’économie mauve (la culture), l’économie transparente (le numérique), etc. Il n’existe pas de réponse valable par soi, mais l’impératif réside dans tous les cas dans des emplois stables. 

LVSL – Vous faites appel, dans votre ouvrage, à la grille analytique de Karl Marx et de Karl Polanyi. Les solutions protectionnistes et interventionnistes que vous proposez en matière d’économie ne sont pas sans rappeler l’agenda de nombre de « pères de l’indépendance » africaine, influencés par le marxisme et conduits par un nationalisme anti-colonial. Le bilan des expériences étatistes des années 1960 n’est pas des plus concluants. Quelles ont été les erreurs commises desquelles il faudrait apprendre pour ne pas les reproduire ? 

K.N. –  Dans les années 1960-70, la question de la bonne gouvernance n’était pas au cœur des préoccupations. On a connu de nombreux « éléphants blancs », ces projets très ambitieux, mais dont le lien avec le secteur productif n’était pas avéré. On a emprunté à des taux variables pour financer ces projets, faibles au début des années 60, mais se sont retrouvés à deux chiffres dans les années 1980 : cela a conduit à une spirale de surendettement.

Il faut aussi prendre en compte le fait que les structures étatiques, dans les années 1960, étaient hérités de la fin de la colonisation : les personnes bien formées n’étaient pas légion, alors même que les gouvernements relevaient le défi de la construction d’un État moderne. Ils se sont retrouvés pris au piège de l’argent qui coulait à flots, mais d’un nombre limité de cadres capables d’impulser cette transformation. En Amérique latine, cette situation a donné lieu aux « ajustements structurels ». En Afrique, on observe aujourd’hui qu’après vingt ans de « tout État » puis trente-cinq ans de tout-marché, on revient progressivement à une forme de pragmatisme. 

C’est la raison pour laquelle je m’appuie sur des penseurs comme Karl Marx ou Karl Polanyi. Ils permettent de prendre en compte la complexité du fait socio-économique en Afrique. J’appelle dans mon ouvrage à une analyse prudente : il faut prendre en compte les forces productives, les rapports sociaux de production, les régimes d’accumulation, les modes de régulation et les modes de production. Il faut ramener ce que l’on peut qualifier « d’économie de la régulation » dans l’analyse court-termiste des institutions de Bretton Woods [Fonds monétaire international et Banque Mondiale ndlr] sur l’Afrique.

“Le franc CFA est issu du système esclavagiste et de la colonisation” – Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Visuel JF

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Kako Nubukpo, ex-ministre de la Prospective au Togo, licencié pour ses prises de position anti-franc CFA, est l’une des figures de proue de la critique de cette monnaie. Dans cette intervention, il revient sur la genèse du Franc CFA, les raisons pour lesquelles il est demeuré en place malgré la décolonisation, et les conséquences de cette monnaie sur les pays qui l’utilisent.


Tribune : Franc CFA, le débat interdit ?

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Les Amis de Thorstein Veblen / Veblen Society

Nous venons d’apprendre l’éviction brutale de notre collègue Kako Nubukpo de son poste de directeur de la Francophonie économique et numérique de l’Organisation Internationale de la Francophone (OIF)  par la presse (Jeune Afrique 8/12/2017, Le Monde Afrique 8/12/2017). Il était venu en février nous présenter ses thèses à Lyon.

On lui reproche le non respect de l’obligation de réserve étant donné ses responsabilités. Il semble en fait que son positionnement critique sur la question du franc CFA ait profondément irrité quelques grands leaders africains et jusqu’au sommet de l’État en France d’après la presse.

Ne peut-on pas en effet critiquer sur la base d’arguments rationnels un système monétaire hérité de la colonisation (l’acronyme CFA a tout d’abord signifié « les colonies françaises d’Afrique ») et qui désigne aujourd’hui deux zones distinctes rassemblant quatorze pays : d’une part la « Communauté financière d’Afrique » (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Niger, Mali, Sénégal, Togo) et d’autre part la « Coopération monétaire d’Afrique » (Cameroun, République Centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad). Ce sont ainsi plus de 150 millions de personnes qui utilisent dans leur vie quotidienne le franc CFA.

Sans nous prononcer sur le fond, nous pouvons souligner que notre collègue, professeur, agrégé d’économie du supérieur, formé à l’Université Lyon 2, docteur, ancien assistant dans cette institution et professeur à l’École de Management, ancien conseiller à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, ancien ministre du Togo, a conduit une analyse rationnelle, très éloignée de certains positionnements extrémistes à fondement exclusivement idéologique.

Il a rédigé avec d’autres économistes français et africains un ouvrage – Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? –  coédité avec Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, et Demba Moussa Dembele – La Dispute – 2016 et publié de nombreux articles.

Quelles caractéristiques du franc CFA aujourd’hui ?

La parité fixe du franc CFA par rapport à la monnaie forte utilisée en France et en Europe – l’euro (soient 655, 957 francs CFA pour un euro). Cette parité est garantie par le Trésor français (et non la Banque de France).

Les pays des zones CFA doivent en outre déposer 50 % de leurs réserves de change auprès du Trésor français qui s’engage à fournir des euros en contrepartie des francs CFA présentés (à condition que les réserves de change des pays de la zone soient suffisantes).

Quelles sont les critiques adressées à cette monnaie ?

Kako Nubukpo, et les co-auteurs de l’ouvrage cité dont Bruno Tinel considèrent que cette monnaie unique alignée sur l’euro a de multiples défauts pour un continent à forte croissance démographique et aux niveaux de développement économique très insuffisants. Le besoin de création d’emplois est en effet très important et les infrastructures de base sont encore déficientes (santé, éducation, transport, etc.).

La stabilité monétaire, le faible taux d’inflation, l’absence de risque de change n’ont guère contribué au développement. Les pays de la zone ont connu une croissance par habitant médiocre. Cette monnaie trop forte ne répond pas aux besoins de ces pays qui doivent s’aligner sur les politiques d’austérité pratiquées dans la zone euro pour maintenir leur taux d’inflation aux standards européens. Cette monnaie très forte nuirait aussi aux exportations africaines et encouragerait les importations de produits manufacturés et agricoles étrangers, ruinant les efforts de développement industriels et agricoles de la zone franc. Les pays de la zone sont ainsi maintenus dans une position d’exportateurs de matières premières et leurs recettes dépendent des cours des marchés mondiaux et du taux de change euro/dollar.

Accumulant des réserves de change, ces pays freinent drastiquement la distribution de crédit à l’économie, ce qui bloque l’investissement. Les crédits aux populations pauvres sont très rationnés et souvent offerts à des taux d’intérêt de l’ordre de 10 %.

Cette monnaie forte permettrait aux plus riches africains de bénéficier d’une garantie de change sur leurs placements financiers et immobiliers en France et dans le monde.

Notre collègue Kako Nubukpo (et ses collègues) propose donc de s’extraire de cette spirale du non développement, mortifère pour un continent en très forte croissance démographique (rappelons que l’Afrique devrait compter 2, 5 milliards d’habitants en 2050 et plus de 4 milliards d’habitants en 2100), travaillé par les intégrismes qui prospèrent sur le chômage et l’absence de perspectives d’avenir. Pour lui, il faudrait adosser le franc CFA à un panier de monnaies (le yuan, le dollar, la livre sterling). Dans une seconde phase, il pourrait être envisagé une monnaie unique aux pays de la zone CFA, voire commune à tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces réformes permettraient aux Africains de se former à la gestion des politiques monétaires et de sortir progressivement de la « servitude monétaire » car pour le moment toute la gestion monétaire leur échappe.

Ces positions rationnellement exprimées et soutenues par des raisonnements économiques d’ordre scientifique méritaient-elles une sanction si sévère  pour un responsable de la francophonie économique ? Elle le prive de liberté d’expression sur un sujet sensible et contribue à faire perdurer l’image de la France/Afrique que notre président affirme vouloir effacer. Nous ne pouvons que demander que l’on revienne sur cette sanction et que le débat démocratique prospère sur le franc CFA.

Le bureau de l’association Les amis de Veblen – Lyon

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