L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté : entretien avec le réalisateur David Gendreau

David-Gendreau-airbus
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Dès la fin de l’année 2017, le Department of Justice américain a engagé une enquête sur l’avionneur européen Airbus pour des faits de corruption. L’avionneur européen, en situation de quasi duopole avec son concurrent américain Boeing, venait s’ajouter à une longue liste d’entreprises européennes poursuivies par la justice américaine : BNP Paribas et Total en furent ainsi victimes en 2014. De telles poursuites, si elles s’inscrivent dans l’extraterritorialité du droit américain, masquent en effet une guerre économique sans concession. Les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraitre, après avoir réalisé un documentaire marquant sur l’affaire Alstom (2017) viennent de porter à l’écran l’histoire de l’affaire Airbus sur Arte. Nous nous sommes entretenus avec David Gendreau.  

LVSL — Pouvez-vous résumer brièvement l’affaire Airbus ?

David Gendreau —   Il y a beaucoup d’entreprises françaises et européennes poursuivies par les États-Unis pour des faits de corruption. Derrière cette lutte judiciaire, vertueuse en apparence, se joue une véritable guerre économique qui vise à déstabiliser des concurrents et les racheter. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’affaire Alstom quelques années auparavant. Le Department of Justice (DOJ) avait choisi, après son attaque contre l’un des fleurons de notre industrie, spécialisé dans la construction ferroviaire, de s’en prendre à Airbus, symbole de l’opposition européenne et française au monopole américain dans l’aéronautique. Alors que sur l’affaire Alstom la France avait subi l’offensive américaine, dans cette deuxième affaire l’État français a choisi de se défendre sur le terrain juridique. 

LVSL — Comment avez-vous mené l’enquête sur cette bataille franco-américaine et en quoi votre méthodologie diffère-t-elle par rapport à votre précédent documentaire sur l’affaire Alstom ? 

D.G. — Sur le plan de la méthode, nous avons procédé de manière assez similaire. La différence se situe au niveau de l’échelle entre les deux affaires. Pour Alstom, très peu de gens avait traité le sujet et il restait, malgré tout, assez peu connu du grand public. À l’inverse, l’affaire Airbus a été très largement couverte dans les médias et, au sein de l’État français, tout le monde s’y intéressait. En raison de la taille d’Airbus et du nombre de ses sous-traitants, nous avions également bien plus de gens à interroger. 

D’abord, nous avons étudié l’ensemble des informations disponibles en source ouverte : enquêtes, articles et documents. Une fois ce premier travail effectué, nous avons tenté de délimiter tous les sujets relatifs à l’affaire. En tant que tel, il y a d’une part l’affaire Airbus, qui se situe entre 2015 et 2020 avec ses conséquences internes, et pléthore d’autres sujets tels que l’extraterritorialité du droit américain, la réponse juridique française avec la loi Sapin II, la différence de nature entre systèmes français et américain dans le domaine de la justice, l’histoire d’Airbus… Quand on se lance dans une enquête de ce type, l’interprétation qui va être donnée en définitive dépend énormément de la distance choisie par rapport aux différents sujets qu’elle recoupe. Une fois l’ensemble des éléments que regroupe cette affaire analysés, nous avons une connaissance plus précise du sujet et pouvons commencer à élaborer des questions pour mener des entretiens avec des acteurs qui ont vécu les événements, tant au sein de l’entreprise que de l’État ou en dehors. Une moitié des gens que nous avons rencontrés provenaient d’Airbus. Passé ce travail, il a été nécessaire de tout synthétiser dans un format accessible d’une heure et demie, ce qui est loin d’être une mince affaire. 

LVSL — Durant tout ce travail d’enquête, quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

D.G. — La première est certainement la mémoire. En ayant commencé l’enquête dès janvier 2020, nous avons dû parler à des personnes qui relataient des événements anciens de quatre ou cinq années et pouvaient mélanger les périodes, les cabinets d’avocats qui sont intervenus à différentes reprises. Ensuite, au sein d’Airbus, il s’agissait de lire et comprendre les guerres de clans propres à l’entreprise. Comme vous le savez, Airbus est une entreprise assez particulière avec un degré de contrôle sur ses activités extrêmement élevé. En se construisant contre un concurrent américain, il y a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. De cette manière, il est assez aisé de parler de guerre économique et d’espionnage avec des salariés. Je peux vous assurer que ce n’est pas une culture commune à l’ensemble des entreprises françaises. La difficulté venait précisément de trier et d’analyser les propos de chacun, notamment lorsqu’il s’agissait d’accusations d’espionnage à l’intérieur de l’entreprise. Il n’y a que le recoupement et la vérification avec des preuves matérielles qui permet d’y parvenir. 

« En se construisant contre un concurrent américain, Airbus a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. »

Nous n’avons pas eu de véritables freins ou blocages lors de notre enquête. Cela s’explique à la fois par la couverture médiatique antérieure du sujet, mais aussi par l’investissement de l’État, du renseignement jusqu’au ministère de la Justice en passant par Bercy, pour traiter avec sérieux cette attaque contre Airbus. Ce n’était pas le cas pour Alstom, il était bien plus délicat d’en parler avec les premiers concernés tant l’affaire a été un fiasco pour l’État français. 

LVSL— À quoi tient, d’après vous, la différence de perception que vous relatez dans votre documentaire entre les élites allemandes et françaises à propos de l’affaire Airbus ? 

D.G. — La principale explication est simple : les Allemands sont très atlantistes. Nous ne sommes pas en reste à ce sujet, mais il est frappant de voir à quel point ce tropisme est bien plus marqué de l’autre côté du Rhin. Si cela peut s’expliquer par des éléments historiques connus, il faut aussi avoir en tête que la lutte contre la corruption est vue avec assentiment par les Allemands qui considèrent, en outre, nullement certains faits comme de l’espionnage, mais simplement comme des procédures judiciaires classiques. Nous avons évidemment réussi à trouver des personnes dotées d’un point de vue plus critique sur la question, mais cela a été particulièrement difficile. Pour eux, il n’y a cependant pas eu d’affaire Airbus à proprement parler. Cela n’a nullement été un sujet d’actualité majeur en Allemagne. 

La bataille d'Airbus
La Bataille d’Airbus © David Gendreau et Alexandre Leraître

De leur côté, les Allemands considèrent que nous sommes simplement bien plus attachés à notre souveraineté qu’eux. C’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur marché automobile nous ne pouvons que constater que l’attachement à la souveraineté n’est pas une spécificité française ! D’ailleurs, si les Allemands ne souhaitent pas véritablement répondre aux offensives américaines, c’est précisément pour conserver leurs exportations notamment dans le secteur automobile. Il faut se souvenir des menaces que Trump avait invoquées à cet égard. À l’inverse, les Allemands sont bien plus sensibles aux ingérences ou tentatives d’espionnage en provenance de la Chine et de la Russie. 

LVSL — Au niveau européen, quel fut la réponse de vos interlocuteurs ? Y a-t-il eu une prise en compte de ces sujets relatifs à la guerre économique ? 

D.G. — L’Union européenne n’a pas su nous désigner une personne pour répondre à nos questions sur ce sujet. La seule réponse que nous avons eue portait sur les embargos, car l’extraterritorialité se matérialise à la fois au niveau de ce sujet, du contrôle de l’armement et de la corruption. De fait, la guerre économique telle que nous pouvons la considérer en France n’est absolument pas présente dans la réflexion institutionnelle de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’avocat Pierre Servan-Schreiber dans notre documentaire. Tout au long des affaires qu’il a traitées pour divers clients, il n’a jamais eu comme interlocuteur l’Union européenne. Elle ne se soucie absolument pas de ces enjeux. Pour la Commission, il n’y a jamais eu d’ingérence ou d’offensive de la part des Américains lorsqu’Abribus, entreprise européenne, a été ciblée par des procédures de la part des États-Unis. 

LVSL — N’y a-t-il pas eu un changement de paradigme, du côté français, entre les deux affaires que vous avez traitées dans vos documentaires ? 

D.G. — Absolument. La culture de guerre économique a infusé dans la société et surtout dans les cercles ou se prennent les décisions afférentes. Cela s’explique, à mon sens, par la prise de conscience imposée après l’échec qu’a représenté l’affaire Alstom. Si on laisse de côté les enjeux propres au personnel politique, les administrations et le renseignement ont été contraints de se remettre en questions tant la faillite a été importante. Ces éléments n’auraient cependant pas eu autant d’effet sans le témoignage de ce qu’a vécu Frédéric Pierucci. Son livre intitulé Le piège américain, dans lequel il relate l’incarcération qu’il a vécue, a eu un effet retentissant. La menace d’amende du DOJ et son emprisonnement y sont décrits comme ce qu’ils ont été : des moyens de pression monumentaux pour que General Electric puisse racheter Alstom. Il y a bien entendu eu une pression considérable de la part des grandes entreprises elles-mêmes, qui ne supportaient plus les amendes à répétition qu’elles pouvaient recevoir. 

LVSL— Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais sous la tutelle de la Direction générale des entreprises (DGE), a souvent été critiqué après sa mise en place. Considérez-vous que ce service a su répondre aux enjeux de la guerre économique que vous décrivez dans vos documentaires ? 

D.G. — Le SISSE a connu quelques difficultés lors de son lancement, mais il s’est très rapidement imposé dans le paysage de l’intelligence économique. Il fait aujourd’hui office de point de convergence entre différentes directions et services de l’État, qui ont à connaître des ingérences et déstabilisations qui peuvent avoir cours dans la sphère économiques. Il est indéniable que le scandale de l’affaire Alstom a joué pour beaucoup dans le changement de stratégie et le réajustement de l’État sur ce type de questions. Paradoxalement cela a également influé sur le traitement médiatique de l’affaire Airbus. Si les articles ont été bien plus nombreux et informés que pour Alstom, il y a eu un changement important d’angle car l’État a su répondre et éviter une nouvelle déroute. 

LVSL — Quelle est aujourd’hui, pour vous, l’échelle la plus pertinente à laquelle la lutte contre l’extraterritorialité du droit américain peut être menée ? 

D.G. — La France a adopté une stratégie défensive d’une double manière. D’abord en entamant des procédures sur son propre sol, la France est parvenue à couper l’herbe sous le pied de la justice américaine. Ensuite, cela lui a permis de contrôler la transmission des informations à destination des États-Unis avec des procédures de contrôle et de vérification accrues. En creux, ce processus a contribué à une américanisation de notre droit dans le domaine de la lutte contre la corruption. Nous aurions apprécié développer davantage cet aspect dans notre film, mais désormais le juge, dans ce genre de cas, n’est plus celui qui établit la vérité sur les faits qui ont été commis. Il a pour rôle d’entériner une négociation entre les parties prenantes de la procédure. Ce processus transactionnel va complètement à l’encontre de notre conception du droit et, si c’était la bonne solution de court terme, il fera dans l’avenir le bonheur des cabinets d’avocats anglo-saxons dont ce type de procédure est la spécialité. C’est d’une certaine manière une victoire à la Pyrrhus. 

Il serait à présent intéressant de passer à une position offensive à l’égard des procédures de corruption. Boeing n’a-t-il jamais commis de faits répréhensibles en matière de corruption ? Puisque nous avons désormais également une loi extraterritoriale, il serait bienvenu de s’en servir. Mais comme souvent, c’est une question de moyens et de choix politiques. L’un des freins principaux à ce sujet est à mon sens la réponse que pourraient donner les Américains en restreignant fortement la transmission d’informations dans le cadre des alliances de nos services de renseignement. Derrière toutes ces affaires et les enjeux juridiques ou de renseignement qu’elles recoupent, cela reste une décision politique sur les partenaires diplomatiques que nous voulons et quels liens nous entretenons avec eux. 

LVSL — Comment percevez-vous les évolutions possibles en matière de lois extraterritoriales, tant au niveau européen que chinois ?

D.G. — Je ne les placerais pas sur le même plan. L’Union européenne n’a pas de position commune sur ce sujet. Ne serait-ce qu’entre la France et l’Allemagne, comme nous le montrons dans notre documentaire, nos intérêts et positions divergent considérablement. Pour trouver un accord en la matière à 27 États membres, cela me paraît extrêmement difficile. À cet égard, je n’ai personnellement aucune attente. 

En ce qui concerne la Chine, elle se dote de lois extraterritoriales dans d’autres domaines et notamment sur l’export control qui concerne entre autres les embargos ou le secteur militaire. La Chine demeure cependant sur une attitude défensive semblable à ce que nous avons développé avec la loi Sapin II. Sans aucun doute, elle se prépare cependant à d’autres éventualités imposées par le grossissement de son économie et son expansion en termes de marchés. Toutefois, pour l’instant l’extraterritorialité reste une spécificité américaine. Même si tout cela reste de la prospective, le jour où la Chine changera de position, la situation sera considérablement modifiée et nous risquons alors de nous retrouver, sans changement d’ici-là, en grande difficulté.

Pass ferroviaire en France : le défi de la démocratisation du rail

Automates de distribution de billets de train. © Yves Moret

Alors que l’Allemagne trace sa voie avec son Deutschland-Ticket, la France peine à développer une offre ferroviaire économique comparable, malgré l’annonce d’un futur pass par le ministre des transports Clément Beaune. Pourtant, plusieurs initiatives passées ont démontré le succès d’une telle offre.

L’Allemagne se distingue comme le précurseur des pass ferroviaires. Dès l’été 2022, elle a lancé son 9-Euro-Ticket, permettant une circulation illimitée sur le réseau régional pour un abonnement mensuel de 9€. Cette initiative a été mise en place dans un contexte marqué par une hausse des prix de l’essence et dans le but de favoriser le transfert modal de la voiture vers le train. Dans ce cadre, l’État fédéral a alloué 2,5 milliards d’euros aux Länder pour compenser les pertes.

L’Allemagne, pionnière des pass ferroviaires

Cependant, malgré le succès indéniable de cette initiative avec près de 52 millions de billets vendus, son impact écologique apparaît mitigé. En effet, le 9-Euro-Ticket n’a pas atteint les objectifs escomptés en termes de réduction de l’utilisation de la voiture, le report modal restant limité. Comparé à la même période en 2019, le nombre de trajets en train a augmenté d’environ 40 %, tandis que l’usage de la voiture n’a que légèrement diminué. La saturation des lignes touristiques allemandes témoigne de cette augmentation importante des voyages en train. Cette offre, si elle n’a pas forcément eu l’effet écologique recherché, révèle donc un potentiel de développement significatif pour les voyages touristiques en train et a permis une démocratisation des vacances.

Graphique de l’auteur. Source des données : DE Statis

Soucieux de poursuivre cette initiative, des négociations au sein de la coalition gouvernementale regroupant sociaux-démocrates, libéraux et verts ont abouti à la relance du pass dès le 1er mai. Sous sa nouvelle forme, le Deutschland-Ticket se présente comme un pass national mensuel au tarif de 49€, dont le financement est partagé à parts égales entre l’État fédéral et les Länder, chacun contribuant à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Avec 10 millions d’abonnement au premier mois, ce nouveau pass apparaît déjà comme un succès commercial outre-Rhin.

Pass France-Allemagne et Pass TER Jeunes, des offres qui ont trouvé leur public

Les pass ferroviaires français à destination des jeunes ont également connu un large succès. Récemment, l’initiative du Pass France-Allemagne, a offert 60 000 tickets gratuits – 30 000 en France et 30 000 en Allemagne – permettant aux jeunes de 18 à 27 ans de profiter de 7 jours de voyages gratuits sur le réseau régional de l’autre pays. Le lancement de cette initiative a donné lieu à un afflux massif de demandes sur le site de réservation, qui, saturé, a délivré l’ensemble des abonnements en quelques instants.

Une autre initiative, plus large, avait également existé au cours des étés 2020 et 2021, le Pass TER Jeunes. Cet abonnement permettait aux jeunes âgés de 18 à 27 ans de voyager de manière illimitée sur le réseau TER pour seulement 29€ par mois. L’offre avait alors rencontré un vif succès, dépassant largement les attentes. Au cours de l’été 2021, alors que la SNCF visait la vente de 10 000 pass, 70 000 avaient finalement été vendus. Toutefois, malgré le succès de cette offre, Régions de France a annoncé en 2022 l’abandon du dispositif. 

Vers des réseaux ferroviaires surchargés ?

À l’heure de la décarbonation des transports, le transfert modal vers le ferroviaire apparaît comme une nécessité alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre : 31% des émissions françaises en 2019. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre divergent, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique. Mais, si l’intérêt environnemental du train est désormais bien connu, le prix reste la première entrave à ce mode de locomotion, selon un récent sondage Harris Interactive pour le Réseau Action Climat.

L’instauration d’un pass, au prix unique et réduit, serait en mesure de réduire ce frein majeur. Toutefois, le succès des pass ferroviaires chez nos voisins européens a aussi mis en évidence les limites du système ferroviaire. De nombreuses gares et un grand nombre de trains sont déjà régulièrement engorgés, en particulier à la période estivale. Le développement de nouvelles offres, aux prix plus faibles, apporte un risque majeur : la saturation des infrastructures.

Garantir le droit aux vacances

Outre la question de l’état du réseau ferroviaire, les pass ferroviaires illustrent le besoin d’accéder à des destinations touristiques, de voyager et finalement de démocratiser les vacances. A l’heure où près de la moitié des français ne partent pas en vacances, dont la moitié pour des raisons financières, cette question revêt une importance particulière, et une politique ferroviaire ambitieuse, à l’image des billets congés annuels mis en place en 1936, apparaît pertinente.

C’est cette voie qu’a emprunté la NUPES avec sa proposition de loi sur l’accès aux vacances. Dans une tribune publiée, les députés François Ruffin, Benjamin Lucas, Soumya Bourouaha, Arthur Delaporte, Marie-Charlotte Garin et Frédéric Maillot ont dénoncé une situation où “le porte-monnaie fait la loi”. Ils proposent donc un “ticket-climat train à prix réduit et à volonté”, avec un abonnement TER mensuel illimité au prix de 29€, soit le même tarif que l’ancien Pass TER Jeunes. En réponse, le ministre des transports a prévu de faire des annonces sur une future offre.

Si l’idée d’un pass fait peu à peu son chemin en France, la mise en place d’offres tarifaires accessibles ne pourra faire l’impasse sur une politique d’inclusion ferroviaire. En Allemagne, les pass ferroviaires ont été critiqués en raison de la charge qu’ils représentent pour les habitants de territoires non desservis. De même, 33% des Français estiment que leur commune est mal desservie par le train, un chiffre qui monte à 64% dans les zones rurales

Afin que tous les Français puissent bénéficier de tarifs réduits, il serait envisageable d’inclure les autocars de la SNCF et des Régions dans un futur pass, à condition qu’un accord soit trouvé avec les Régions. A moyen terme, il sera toutefois indispensable d’initier un vaste mouvement de réouverture et de construction de lignes ferroviaires dans les régions les plus isolées.

Retraites : comment Macron piétine le Parlement

Ce 8 juin, l’Assemblée nationale discutera de la proposition de loi LIOT visant à abroger le prolongement du départ en retraite à 64 ans. Alors que le Parlement pourrait désavouer sa réforme, le gouvernement est prêt à tout pour empêcher le vote. Dans une configuration inédite et en violation des règles parlementaires, les manœuvres de la majorité actent un tournant dans le fonctionnement des institutions et sont une grave menace à l’État de droit.

Le 16 mars dernier, pour la onzième fois depuis la réélection d’Emmanuel Macron fin avril 2022, le gouvernement a usé du 49-3 afin d’adopter la réforme des retraites sans recourir au vote du Parlement. Balayant l’ampleur du mouvement social qui s’opposait au texte et l’incertitude du soutien parlementaire, le gouvernement passe en force. C’était sans compter sur l’initiative des députés du groupe LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui ont annoncé fin avril le dépôt d’une proposition de loi (PPL) visant à abroger le report de l’âge de départ à 64 ans. La PPL sera examinée ce 8 juin à l’occasion de leur niche parlementaire.

Avec cette proposition, les députés LIOT, en principe favorable au décalage de l’âge de départ en retraite, entendent critiquer les méthodes du gouvernement et corriger le « déni de démocratie » qu’a constitué l’emploi successif par le gouvernement, des articles 47-1 – limitant la durée des débats – et 49-3. D’un point de vue législatif, la PPL n’avait aucune chance d’aboutir. Dans l’éventualité où l’Assemblée nationale l’aurait approuvée, le Sénat s’y serait opposé, faisant ainsi obstacle à l’adoption du texte. Mais l’objectif était autre : imposer le débat parlementaire à un exécutif qui a instauré une pratique verticale du pouvoir. Politiquement, l’opposition de l’Assemblée nationale au prolongement de l’âge de départ à la retraite aurait placé le gouvernement face à l’illégitimité de son texte. Une crise de légitimité déjà actée par les millions de personnes dans les rues et des sondages unanimes – 93 % des actifs opposés au prolongement de l’âge de la retraite – mais systématiquement ignoré par le gouvernement.

Depuis le dépôt de la PPL, le parti présidentiel s’affole. Auprès de Mediapart, deux membres de Renaissance confessent : « Vous imaginez si le texte est adopté ? C’est un tsunami ! Ça serait l’arrêt du quinquennat. Après ça, on ne peut plus rien faire. » « On est tous d’accord sur un point, c’est qu’on ne peut pas prendre le risque d’aller au vote. Il faut à tout prix l’éviter. »

DEUX POIDS DEUX MESURES

Lorsqu’il est question de faire passer en force un texte que l’immense majorité des Français rejette, point de débat qui tienne. En revanche, Renaissance aime fustiger les députés France insoumise lorsque ceux-ci organisent le ralentissement des débats parlementaires. Ces accusations d’antiparlementarisme sont devenues un refrain lancinant de la majorité, au même titre que le signe égal tendu entre le parti de gauche et le Rassemblement national : « Rien dans ma vie, dans mes valeurs, ne m’amène à avoir quelque complaisance que ce soit pour le RN. Mais je suis très attachée aux institutions de mon pays et ce que je constate, c’est que, depuis le début de la législature, LFI fait de l’antiparlementarisme au sein du Parlement » déclarera la première ministre Élisabeth Borne, avant d’ajouter « je note que Marine Le Pen et son groupe respectent les formes ». Pour rappel, ce que l’on désigne comme l’obstruction parlementaire, sous sa forme privilégiée, renvoie au dépôt d’un grands nombre d’amendements destinés à prolonger les débats et, ainsi, à retarder le plus possible l’adoption d’un texte de loi. Contrairement à ce que les propos de la majorité laissent entendre, c’est une tactique courante sous la Ve République, un régime qui ne laisse que peu de marges de manœuvres aux partis d’oppositions.

Stratagème inédit et bien plus contestable démocratiquement : l’usage de l’obstruction par les députés de la majorité pour faire barrage aux textes déposés par les partis d’oppositions lors de leurs niches parlementaires. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, les niches parlementaires sont des journées (une par mois) réservées aux groupes d’opposition ou minoritaires, lors desquelles ils maîtrisent l’ordre du jour. Or, si un parti majoritaire dispose de prérogatives variées pour faire face à l’obstruction de l’opposition, l’inverse n’est pas vrai. Le temps des niches parlementaires étant compté, le ralentissement des discussions par la majorité peut condamner un texte à l’oubli : le lendemain, les débats reprendront là où ils avaient été laissés à l’avant-veille, selon un ordre du jour fixé par le gouvernement. Inaugurée lors la niche de la France insoumise du 24 novembre dernier pour empêcher le vote sur la réintégration des soignants non vaccinés, l’obstruction des débats par la majorité – par dépôt massif d’amendements et prises de paroles interminables – fut réutilisée lors des niches du parti Les Républicains puis du Parti socialiste. Symptôme d’un parti qui n’admet pas la perte de sa majorité absolue, la tactique fut à nouveau envisagée par le camp présidentiel afin bloquer le vote de la PPL LIOT ce 8 juin. Non gênée d’avancer que la majorité n’avait « jamais fait d’obstruction parlementaire sur une niche », Aurore Bergé avait évacué cette possibilité lors d’une conférence de presse du 16 mai. À deux jours de l’examen du texte, force est de constater le revirement. Renaissance a déposé une centaine d’amendements destinés à faire durer le débat afin d’empêcher le vote.

EMPÊCHER LE DEBAT PARLEMENTAIRE « À TOUT PRIX » : L’ARTIFICE DE L’ARTICLE 40

L’obstruction initialement écartée, la majorité opte pour l’invocation de l’article 40 de la Constitution. Ce dernier déclare irrecevables les propositions de loi qui créent ou aggravent une dépense publique (pour rappel, les « propositions de loi » sont déposés par les députés tandis que les « projets de loi » sont déposés par le gouvernement). Problème pour la majorité : la personne compétente pour se prononcer sur la recevabilité d’une proposition de loi au nom de l’article 40 est le président de la commission des finances, soit le député France insoumise Éric Coquerel.

La réforme des retraites adoptée par 49-3 a fixé l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Ainsi, l’abrogation de cette mesure et le retour à la retraite à 62 ans proposé par le groupe LIOT entraînerait effectivement une augmentation des charges publiques. Cependant, comme l’a rappelé dans sa réponse à la majorité le président de la commission des finances, l’Assemblée nationale fait traditionnellement de l’article 40 une « lecture souple et favorable à l’initiative parlementaire ». Interdire le dépôt de propositions de loi aggravant la dépense publique limiterait considérablement le droit d’initiative parlementaire des députés. C’est pourquoi, « une convention parlementaire établie, constante et partagée par les deux assemblées » tolère ces propositions de loi à condition qu’elles soient accompagnées d’une proposition de compensation financière, ce que respectait la PPL LIOT en prévoyant une taxe sur le tabac.

Faisant fi de la pratique parlementaire, la majorité défend une application stricte de la loi constitutionnelle. Avec cette interprétation, l’article 40 pourrait être utilisé pour empêcher les parlementaires de déposer tout texte entraînant un quelconque coût pour l’État, privant les députés de toute initiative de réforme. Suivant une telle interprétation, depuis le début de la législature, six propositions de loi déposées et adoptées par la majorité parlementaire auraient dû être déclarées irrecevables. Renaissance aurait donc, par six fois, violé la Constitution qu’ils prétendent défendre.

« UN AMENDEMENT IRRECEVABLE » : LES MENSONGES DE LA MACRONIE

Bloquée par le refus d’Éric Coquerel, la majorité a dû trouver une autre parade. Si le président de la commission des finances est compétent pour examiner la recevabilité financière des propositions de loi, en matière d’amendement la décision finale revient à la présidente de l’Assemblée : Yaël Braun-Pivet (Renaissance). Un temps réticente à utiliser l’article 40 et non convaincue de la légalité de la démarche, la président de l’Assemblée finit par rentrer dans le rang. Les pions sont en place, le plan de la majorité s’échafaude…

Toute proposition de loi, avant son examen devant l’Assemblée en séance plénière, passe devant une commission – un groupe composé d’un certain nombre de députés suivant les règles de la proportionnelle. Le passage de la PPL LIOT devant la commission des affaires sociales avait lieu le mercredi 31 mai. Objectif du gouvernement : en supprimer l’article 1er abrogeant le recul de deux ans de l’âge légal de départ à la retraite. De cette manière, les oppositions n’auraient d’autres choix que de réintroduire l’article 1er par amendement lors de la séance plénière du 8 juin. Un amendement qui serait déclaré irrecevable par Yaël Braun-Pivet sur le fondement de l’article 40. Premier coup réussi ce mercredi pour la majorité, qui est parvenue à amputer le texte de son article 1er. Si un vote majoritaire est difficile à obtenir à l’Assemblée en raison des divisions au sein de la droite, il était plus aisé de l’atteindre en commission restreinte.

Ce 8 juin, la majorité se prépare donc à enterrer la mesure sous le coup de l’article 40, répétant à qui veut l’entendre que l’amendement qui chercherait à rétablir l’article 1er serait irrecevable et inconstitutionnel. Qu’en est-il ? Il convient ici de s’attarder sur les règles d’irrecevabilité des amendements. Comme l’explique en détail le juriste François Malaussena : « Lorsqu’il est question de juger si un amendement crée une charge financière, l’autorité qui juge, qu’il s’agisse du président de la commission des finances ou de la présidente de l’Assemblée nationale, doit toujours se demander “une charge par rapport à quoi ?”, c’est ce que l’on appelle la base de référence. » Lors du dépôt d’une proposition de loi, la réponse est non équivoque : la charge ne peut être évaluée qu’à l’aune du droit en vigueur. Un amendement ouvre en revanche à davantage de possibilités. La référence doit-elle être la loi actuellement en vigueur, le texte initialement déposé, ou le texte tel que modifié par la commission ? La jurisprudence constante et adoubée par les rapports de fin de mandat des deux derniers présidents de la commission des finances de l’Assemblée, est de choisir la « base de référence la plus favorable à l’initiative parlementaire ». En l’espèce, la référence la plus favorable serait la proposition de loi initialement déposée par le groupe LIOT.

D’après un rapport d’Éric Woerth– ex-président de la commission des finances –  cité ci-haut, une disposition de la proposition de loi initialement déposée peut effectivement servir de base de référence, à condition qu’elle n’ait pas été jugée irrecevable par le président de la commission des finances. Or Éric Coquerel a déclaré l’article 1er du texte LIOT recevable. Le respect des règles parlementaires impose donc de choisir cet article comme base de référence. Résultat : l’amendement visant à le rétablir ne crée pas de charge.

LA MAJORITE AU-DESSUS DES LOIS ?

Si la majorité poursuit son plan, Yaël Braun-Pivet s’apprête donc à violer les règles parlementaires. Premièrement, l’interprétation de l’article 40 de la Constitution que fait son camp politique est manifestement contraire à une pratique parlementaire assise et répétée, voulant que les propositions de loi créant des charges soient admises dès lors qu’elles prévoient une compensation. Une règle confirmée par la pratique des députés LREM eux-mêmes, qui, depuis juin 2022, ont proposé et adopté à six reprises des propositions de loi à l’origine d’une charge publique. Ensuite, selon les règles exposées dans les rapports des anciens présidents de la commission des finances, qui servent de guide d’application de la règle, l’amendement prévu par l’opposition est recevable.

Que faire si la majorité bafoue les règles ? Il n’existe aucun recours. Nulle disposition ne prévoit la saisine du Conseil constitutionnel dans cette situation, et celui-ci s’est plusieurs fois déclaré incompétent pour juger de l’application du règlement de l’Assemblée. Dénonçant un danger méconnu de la Ve République, François Malaussena note que l’application du règlement de l’Assemblée nationale « a comme seul arbitre la présidente et le bureau de l’Assemblée, qui sont par nature juges et parties, puisque contrôlés par la majorité parlementaire. Il en est de même s’agissant du Sénat. »

LE DROIT D’AMENDEMENT SOUMIS À L’ARBITRAIRE DU POUVOIR

Mais les libertés prises avec le droit ne s’arrêtent pas là. Lors de la séance en commission du mercredi 31 mai, après que les députés Renaissance et LR aient voté la suppression de l’article 1er de la proposition de loi, les membres de l’opposition tentent de jouer la montre. Si le texte n’est pas examiné dans sa totalité avant la fin de la séance, il sera présenté le 8 juin à l’Assemblée plénière dans sa version originale – donc avec l’article 1er. Les oppositions tentent l’obstruction et déposent alors de nombreux sous-amendements afin d’allonger les débats. De manière inédite, la présidente de la commission Fadila Khattabi (LREM) refuse d’examiner les sous-amendements en faisant valoir l’article 41 du règlement de l’Assemblée nationale, qui dispose simplement : « Le président de chaque commission organise les travaux de celle‑ci. Son bureau a tous pouvoirs pour régler les délibérations. » Elle argue ainsi que son pouvoir d’organisation des séances comprend le droit de refuser l’examen des sous-amendements déposés par les députés.

Dans la presse, pour justifier sa décision, la présidente de la commission s’appuie sur ce qu’elle nomme à tort « un précédent », car il s’agit en fait d’une tout autre affaire. En mars de cette année, la présidente LR de la commission des affaires sociales au Sénat avait déclaré 4 000 sous-amendements déposés par la gauche irrecevables. À l’inverse du règlement de l’Assemblée nationale, le règlement du Sénat donne à la présidence le pouvoir de juger de la recevabilité ou non des amendements et définit les conditions de recevabilité.

Alors que la décision prise au Sénat en mars dernier a déclaré les sous-amendements irrecevables, la décision de Fadila Khattabi est un refus pur, simple et sans motif légal, d’examen des sous-amendements. Le député PS Arthur Delaporte l’interpelle : « Rendez-vous compte du précédent que vous créez en autorisant n’importe quel président de commission ou même de séance, il y en a deux issus du Rassemblement national je vous le rappelle, de refuser d’examiner des amendements selon leur bon vouloir en dehors de toute règle, de tout cadre. » Face au tôlé provoqué parmi les députés, la présidente convoque son bureau qui confirme sa décision sans davantage de justifications. Sur le fondement de leurs compétences respectives d’organisation et de règlement des délibérations, la présidente de la commission et son bureau se sont donc octroyés le droit sans conditions de refuser des sous-amendements. Un précédent dangereux. N’assiste-t-on pas à une violation du droit d’amendement des parlementaires protégé par l’article 44 de la Constitution ? Ici encore, pas de recours possible. Les amendements récemment déposés par la majorité à des fins d’obstruction laissent planer le doute sur leur stratégie de ce jeudi.

8 JUIN, LE DÉBUT DE LA FIN ?

Obstruction lors des niches parlementaires, dévoiement de l’article 40 de la Constitution, violation de la jurisprudence parlementaire, octroi aux présidents de séance d’un pouvoir non encadré de refus des amendements… Ces pratiques n’ont rien d’anodin.

Avec la violente répression des mouvements sociaux et le déni des violences policières, les accusations de terrorisme brandies aux opposants politiques, la violation massive des droits fondamentaux à Mayotte, ou encore ses attaques contre la Ligue des droits de l’Homme, le gouvernement s’était déjà illustré par une fuite en avant dans la violation des principes de l’État de droit. Le contournement du débat législatif par tous les moyens, au mépris de la Constitution et des règles parlementaires, accélère cette dérive illibérale. Car si ces manigances dans les couloirs et les chambres du pouvoir sont plus difficilement déchiffrables, elles ont des conséquences directes et durables sur le fonctionnement des institutions. Dans leur obstination à refuser la voix populaire d’abord et celle du Parlement ensuite, les précédents ouverts par la majorité présidentielle actent un tournant dans l’histoire des institutions.

Marine Tondelier : « Nous voulons dépasser l’État-nation »

Marine Tondelier au siège de EELV | © Laura Bousquet pour LVSL
Marine Tondelier au siège de EELV | © Laura Bousquet pour LVSL

Depuis la séquence de la NUPES et l’élection de sa nouvelle cheffe de file, Europe-Écologie-Les Verts (EELV) travaille à sa refondation. En convoquant des États généraux de l’écologie en février dernier, le parti écologiste souhaite s’élargir, se donner de nouveaux interlocuteurs et mieux irriguer la société. Pour en parler, nous avons rencontré Marine Tondelier, élue depuis quelques mois Secrétaire nationale, afin de l’interroger sur l’actualité de son mouvement et de cette refondation. Elle nous a parlé de sa vision de l’articulation entre la lutte et l’exercice du pouvoir, de l’industrie nucléaire, des attaques de la droite, de la place des écologistes dans la NUPES et de sa vision européenne. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Robin Elbé, photographies de Laura Bousquet.

LVSL – Le discours écologique s’est historiquement placé dans une posture d’opposition, liée à une histoire politique de l’alerte et à une culture de l’activisme. Comment faire tenir ensemble cette tradition oppositionnelle (à travers une figure comme Sandrine Rousseau par exemple) et une « écologie de gouvernement » (que prônait par exemple Yannick Jadot lors de la présidentielle de 2022) ?

Marine Tondelier – Bruno Latour disait que l’écologie, et à travers elle la classe écologique, est majoritaire dans notre société. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit aujourd’hui structurée et fédérée. Le travail que nous menons consiste à faire prendre conscience d’elle-même à cette classe, à la structurer et à l’organiser – les lobbys à qui nous faisons face, eux, le sont. Ce mouvement ne se fera pas en réduisant l’écologie à certaines de ses catégories, en la restreignant par l’ajout de qualificatifs : être écologiste c’est autant démonter un McDonald’s que diriger la métropole de Lyon. Sandrine Rousseau, qui incarnerait « l’activisme », était vice-présidente d’université. Yannick Jadot, qui incarnerait « l’écologie de gouvernement », a mené des actions de désobéissance civile, a été sur écoute et a pris des risques juridiques quand il était membre de Greenpeace.

« Être écologiste c’est autant démonter un McDonald’s que diriger la métropole de Lyon. »

Celles et ceux veulent nous « qualifier », nous rajouter un adjectif après « écologiste », veulent en général nous diviser et nous affaiblir. Les écologistes sont toutes celles et ceux qui se considèrent comme tels, dans leur diversité. Ils sont par exemple à la fois radicaux et pragmatiques. C’est avec eux que nous avons besoin de créer le plus grand mouvement possible. Pas simplement pour être victorieux aux prochaines échéances électorales, mais pour changer la vie, vraiment ! Depuis 2020, nous avons fait la démonstration que nous savons concilier ces deux aspects : nous dirigeons déjà un certain nombre de grandes villes et la métropole de Lyon. Nos élus sont confrontés à l’exercice du pouvoir et n’en demeurent pas moins des militants écologistes déterminés et de terrain.

LVSL – Vous faites référence à la classe écologique telle que Bruno Latour l’a théorisée. Ce concept est critiqué pour son articulation difficile avec les classes sociales traditionnelles. Comment conciliez-vous les deux ?

M. T. – Je ne pense pas que la classe écologiste mette fin à la lutte des classes. Celle-ci continue. Mais se superpose à cette première grille d’analyse une seconde, complémentaire : celle de cette nouvelle classe écologiste, qui est composée de membres de différentes classes sociales. C’est justement sa force : il y a bien plus de monde qui a intérêt à l’avènement d’une société écologique que de personnes qui ont intérêt au statu quo.

La force de ceux qui n’y ont pas intérêt, c’est par exemple de réussir à répandre le préjugé que l’écologie serait « un truc de riche », « de mesures punitives », « une politique dans le dos des pauvres », alors que c’est l’inverse. Le programme écologiste que nous proposons est à la fois un programme de justice environnementale et de justice sociale. Parce que les classes populaires sont les premières victimes de la crise écologique et qu’elles seront les premières bénéficiaires des politiques qui sont bonnes pour le climat. N’oublions pas que, statistiquement, ce sont les plus aisés qui contribuent le plus au changement climatique.

LVSL – La culture politique écologiste est extrêmement diverse : en lançant une campagne d’adhésion « Venez comme vous êtes » vous marquez la volonté d’ouverture de votre parti et de dépassement des cultures politiques internes. Cela implique-t-il une ouverture jusqu’à des cultures écologistes plus technocratiques, voire scientistes ? Pour reprendre votre slogan, est-ce que pour Jean-Marc Jancovici aussi c’est « Venez comme vous êtes » ?

M. T. – Toutes celles et ceux qui le souhaitent sont évidemment les bienvenus ! Le but des États généraux de l’écologie c’est de créer un grand mouvement de l’écologie en France, et justement pas uniquement avec les adhérents d’EELV. Pendant 150 jours, sur lesecologistes.fr, nous organisons une grande enquête populaire pour écouter ce que les écologistes de ce pays ont à nous dire. Vous vous sentez écologiste dans un coin de votre tête ? Venez nous dire ce que vous attendez de ce nouveau mouvement qui ne doit pas être que politique. Venez nous parler des moteurs de votre engagement. Venez nous interpeller, nous donner vos idées ou nous dire ce que vous avez sur le cœur. Nous devons confronter nos idées et notre façon de voir l’écologie et la société au plus grand nombre pour créer un nouveau mouvement qui soit à l’image et avec celles et ceux qui n’y sont pas encore.

LVSL – Le mouvement de refondation dans lequel s’est engagé EELV et le courant écologiste comprend-t-il une remise en cause ou des inflexions de votre programme?

M. T. – Dans le cadre de ces États généraux, on s’interroge sur la manière dont le grand mouvement de l’écologie doit fonctionner et sur ses positionnements. Par exemple sur la non-violence et la désobéissance civile, sur la distinction entre ce qui est légal et ce qui est légitime, sur la manière dont on milite quand on est écologiste : comment on s’entraide, comment on fait progresser la bataille des idées, comment et avec qui construire un outil utile pour gagner en 2027… Ce travail ne peut pas être produit pendant une campagne électorale, d’où l’importance de le réaliser maintenant et de le mener jusqu’aux européennes. Mais on ne peut pas, alors qu’on s’interroge sur la forme de notre mouvement, réécrire notre projet.

Nous ne sommes pas dans un temps de débat programmatique, ce qui ne signifie pas que nous ne sommes pas ouverts aux remarques, et les contributions que nous recevons peuvent apporter des réflexions et des critiques qui sont susceptibles de nous mener à des réinterrogations, comme nous le faisons en permanence, sur de nombreux sujets. Pour autant, il y a des fondamentaux de l’écologie, que nous partageons avec les Verts européens et les Global Green à l’échelle mondiale, qui s’inscrivent dans une histoire de ce mouvement, avec ses valeurs communes.

LVSL – Votre position sur le nucléaire n’a donc pas évolué ?

M. T. – Tous les écologistes, dans le monde entier, font le même raisonnement et aboutissent tous à l’impasse du nucléaire. Nous alertons sur le sujet depuis longtemps : quand nous disions en 2010 que l’EPR de Flamanville ne fonctionnerait pas, on nous traitait d’oiseaux de mauvaise augure. Quand bien même il marcherait un jour, l’automne dernier a démontré l’incapacité du nucléaire à nous sortir de la crise énergétique – et ce n’était ni la faute du charbon allemand, ni des écologistes. C’est la faute d’une filière industrielle qui ne fonctionne pas. Quand Macron annonce six nouveaux EPR, je peux vous dire qu’ils ne verront pas le jour. Il prétend qu’ils permettront de résoudre la crise climatique, mais c’est en réalité du greenwashing. L’Accord de Paris nous engage à baisser nos émissions pour 2030, Macron annonce ces EPR pour 2035, alors qu’une note gouvernementale qui a fuité annonce qu’ils ne sont pas réalisables avant 2040 : c’est un nouveau scénario à la Flamanville qui nous attend. C’est un mirage de penser que ces EPR nous permettront de respecter nos engagements climatiques à temps ! Or tout l’argent qui est mis dans ces projets ne va pas ni à l’éolien, ni au solaire, ni aux autres énergies renouvelables qui permettraient de nous sortir beaucoup plus tôt de la crise énergétique et de la crise climatique. Notre foi dogmatique dans le nucléaire nous fait prendre un retard considérable sur des enjeux primordiaux pour l’avenir de notre pays et de l’humanité.

« C’est un mirage de penser que ces EPR nous permettront de respecter nos engagements climatiques à temps ! »

Rappelons par ailleurs qu’à l’occasion de ses vœux du 31 décembre dernier, Emmanuel Macron se demandait qui aurait pu prévoir ce qui s’est passé en 2022 en France sur le plan climatique. Aujourd’hui, il souhaite construire un projet à horizon 2040 – 2100, soit la période d’activité de ces futures centrales. Il ne peut pas prévoir 2022, mais il est capable de savoir où sera le niveau de la mer à Blayais en Gironde en 2070, où seraient construits deux nouveaux réacteurs ? Il sait où en sera le débit des rivières en 2050 quand déjà en 2022 le niveau de certains cours d’eau ne permettait pas le fonctionnement normal de certaines centrales existantes ? Il sait à quelle température seront nos cours d’eau pour refroidir les centrales en 2100 ? Tout cela n’est pas sérieux.

Marine Tondelier à son bureau au siège EELV | © Laura Bousquet pour LVSL

LVSL – Depuis les dernières élections, un glissement dans la qualification des écologistes semble s’être produit. Des militants écologistes sont de plus en plus diabolisés, notamment par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. On pense à l’usage d’expressions comme « éco-terrorisme », « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche » et aux menaces de dissolution à l’encontre du collectif Les Soulèvements de la Terre. Que vous inspire cette escalade de la part du gouvernement ?

M. T. – Le débat politique s’est beaucoup dégradé dans notre pays, jusqu’à tomber dans l’outrance. Ce n’est malheureusement pas nouveau et c’est parti pour durer, ce qui ne participe ni à l’apaisement, ni à la sérénité, ni à l’élévation des débats, alors même que la gravité des problèmes auxquels nous sommes confrontés l’imposerait. Dans ce cadre, l’accusation de terrorisme, à laquelle on ne s’habitue jamais, est très inquiétante. Elle l’est parce que la nouveauté c’est la fonction de celui qui la profère, ce qui lui donne une gravité particulière. Sa position donne une solennité à son propos et conduit à une réaction dans les médias et dans l’opinion.

Lors de l’un de mes déplacements récents dans le Lot-et-Garonne avec la Coordination rurale, des militants annonçaient vouloir « se venger de Sainte-Soline ». Les raccourcis de Gérald Darmanin mènent à des raccourcis sur le terrain. Il fait de nous des boucs émissaires : l’innocent qui, dans l’Antiquité, était sacrifié quand aucune explication n’était trouvée à un phénomène et qu’il fallait l’enrayer. Ce que j’explique, par exemple aux agriculteurs qui s’opposent à nous, c’est que même si par magie ils faisaient disparaître tous les écologistes de France, et même du monde,  cela ne règlerait rien à leurs problèmes : l’eau manquera quand même chaque été, les difficultés à cultiver perdureront, la France sera à +4°C, 200 exploitations continueront de disparaître chaque semaine et leur niveau de vie n’en sera pas amélioré.

LVSL – En réponse, vous avez annoncé la création d’un observatoire des violences contre les militants écologistes. Quel est son but et comment fonctionnera-t-il ?

M. T. – Depuis plusieurs mois, nous assistons d’un côté à une montée des violences contre des militants associatifs (comme le saccage de plusieurs maisons ou des freins de voiture sectionnés) et politiques écologistes et, de l’autre, à une multiplication du recours par l’État à des mécanismes visant à bâillonner les associations écologistes. Plus grave encore, un ministre comme Gérald Darmanin accroche une cible sur le dos des écologistes en nous qualifiant de terroristes. C’est extrêmement dangereux et cela risque de mal se terminer : il va finir par y avoir un mort, et il sera écologiste. Sachant que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, nous créons un Observatoire des violences contre les militants écologistes, dont nous discutons avec le tissu militant et associatif.

« Gérald Darmanin accroche une cible sur le dos des écologistes en nous qualifiant de terroristes. »

L’idée, c’est d’effectuer un travail d’observation et de recensement des faits de plaidoyer et d’accompagnement juridique, psychologique et financier des victimes. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un problème avec la protection des écologistes en France. On préfère mobiliser des milliers de forces de l’ordre pour protéger un trou dans la terre comme à Sainte Soline plutôt que de fournir une protection policière à une journaliste comme Morgane Large, qui a subi deux tentatives d’assassinat en deux ans.

LVSL – Cette diabolisation de l’écologie s’accompagne d’un renvoi dos à dos de la gauche et de l’extrême droite. Comment l’analysez-vous ?

M. T. – Les écologistes se sont particulièrement mobilisés durant l’entre-deux tours de la présidentielle pour faire voter Macron contre Le Pen, malgré l’effort que ça nous imposait et la difficulté que ça représentait pour nous. Cinq semaines plus tard, après le premier tour des législatives, nous étions renvoyés à l’extrême-droite. Dans ma circonscription, la candidate de la majorité présidentielle a dit entre les deux tours qu’entre Marine le Pen et Marine Tondelier, elle voterait blanc, car elle ne voulait pas choisir entre les deux extrêmes. Nous avons été responsables pour deux à la présidentielle, et je crains qu’on soit amenés à l’être encore. Mais, dans le même temps, la majorité a déroulé un tapis rouge institutionnel au Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale, participant à la notabilisation de ce parti et à sa grande entreprise de communication et de respectabilité. La majorité en paiera assurément les conséquences. Le problème c’est que nous allons toutes et tous les payer. C’est irresponsable.

De notre côté, nous devons convaincre les classes populaires que le RN ne défend pas leurs intérêts. Ce parti à la stratégie d’un vautour, ce sont des charognards : ils ne s’attaquent pas à l’animal, ils attendent qu’il soit tué par d’autres, puis viennent se nourrir sur sa carcasse. Marine le Pen n’a pris aucune part au mouvement social. À l’Assemblée, ses députés ont déposé moins d’amendements que ceux de la majorité ! Est-ce à dire qu’ils reprochent moins à la réforme que la majorité elle-même ? Le combat contre Macron, c’est nous qui le menons. Le RN n’en fait rien, ils attendent patiemment leur heure.

LVSL – Vous vous êtes prononcée en faveur d’une candidature commune de la gauche et des écologistes pour la présidentielle de 2027. Ne craignez-vous pas que l’absence de candidature commune aux européennes remette en cause la NUPES et l’union de la gauche et des écologistes pour les échéances suivantes ?

M. T. – Le cadre institutionnel de la Vème République, que nous déplorons, nous impose de nous présenter unis, partis écologistes et de gauche, au premier tour de l’élection présidentielle. Dans une démocratie normale, telle que celle que nous établirons à travers une VIème République, chacun pourrait se présenter sous ses couleurs, porter ses idées et son projet politique. Avec les communistes, les socialistes et les insoumis, nous sommes proches et partageons des valeurs communes. Il y a beaucoup de convergences, mais aussi des différences qu’il ne faut ni exacerber ni mettre sous le tapis. Nous n’avons pas la même histoire, le même électorat, la même manière de nous exprimer, pas les mêmes cultures militantes. C’est la beauté de notre biodiversité, que comme écologiste je respecte beaucoup ! Mais dans une situation où tout indique que le RN sera au second tour en 2027 et que la gauche n’y sera pas si elle part divisée, il faut construire une coalition qui soit capable de gouverner ce pays, de transformer la vie. Tracer un chemin d’espoir et de victoire pour 2027, en somme. Pour que cela soit possible, il faut dès maintenant discuter d’une plateforme programmatique de coalition et de notre projet pour le mandat. Cela fonctionne ainsi dans beaucoup de pays. Pourquoi pas dans le nôtre ?

Il nous faudra aussi une candidature rassembleuse, pas simplement une personnalité à même d’être au second tour. Nous avons besoin d’une personnalité qui pourra gagner et gouverner. Je trouve que nous sommes collectivement en train de nous enfermer dans l’impasse de la question : « Mélenchon, stop ou encore ? ». Nos débats ne peuvent pas se résumer à cela pendant les 4 années qui viennent. On doit éviter de tomber nous même dans le piège de l’ultra présidentialisation de la vie politique française, que l’on dénonce, et prendre les choses dans le bon sens en commençant par nous interroger sur les qualités requises pour gagner et gouverner : savoir fédérer, apaiser, dialoguer, et cela au-delà de la NUPES, avec toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui dans la rue, qui ne se résignent pas. Il faut aussi travailler davantage avec les syndicats et les associations, en s’inspirant de la démonstration qu’ils ont fait de leur capacité à travailler en commun au service du collectif et de l’intérêt général : Le Pacte du pouvoir de vivre, Plus jamais ça ou encore l’intersyndicale sont de beaux exemples à suivre.

LVSL – Pourquoi ne pas appliquer ce raisonnement à l’élection européenne ?

M. T. – La présidentielle nous impose d’être unis dès le premier tour pour ne pas être éliminés. Mais le mode de scrutin des européennes est beaucoup plus simple : c’est la proportionnelle à un tour. Or, avec ce mode de scrutin, les listes représentant la NUPES feront collectivement un meilleur score et seront mieux représentées au Parlement européen en partant séparées qu’en y allant ensemble, c’est logique et les sondages le montrent. Si nous partons ensemble, les électeurs plus eurosceptiques, qui se retrouvent dans le programme insoumis, ne voteront pas pour une liste menée par une ou un écologiste. De la même manière, les fédéralistes, qui savent que les écologistes défendent la vision d’une Europe forte, fédérale et écologique, ne voudront pas voter pour une liste avec des défenseurs de l’Europe des nations. C’est ainsi !

L’Europe est un enjeu immense pour notre avenir et ces élections sont importantes. Rappelons que, par exemple, c’est grâce aux résultats des Verts partout en Europe il y a 5 ans que nous avons pu imposer un Green New Deal, des réglementations contre la déforestation, ou encore la taxe carbone aux frontières externes pour protéger notre industrie et imposer nos normes contre le moins disant écologique. 

LVSL – Le processus de décision européen nécessite la majorité qualifiée voire l’unanimité dans la plupart de ses décisions. En pratique, cela reviendrait à mettre d’accord le gouvernement de Viktor Orban et la coalition des gauches espagnoles. Si vous étiez au pouvoir, quel serait votre plan alternatif si l’agenda écologiste bute sur cet obstacle légal ?

M. T. – C’est la raison pour laquelle nous sommes contre la règle de l’unanimité, qui permet le blocage par la volonté d’un seul, et que nous souhaitons passer à un processus décisionnel fondé sur la majorité qualifiée. Cette règle, qui vise à protéger l’État-nation, nuit à l’idéal européen.

LVSL – Votre position, c’est donc celle d’un dépassement de l’État-nation ?

M. T. – Oui, ça l’a toujours été. Mais un dépassement dans les deux sens : vers l’échelon supranational, à travers l’Europe, et vers l’échelon infranational, à travers les régions, en leur donnant plus de pouvoir, en reconnaissant leur identité, et notamment leurs langues. Nous n’avons jamais sacralisé l’échelon national, même si nous ne nions évidemment pas son importance. Les transformations écologiques que nous devons mener ne se feront jamais sans les territoires. Dans les communes que nous dirigeons, la vie de millions de Françaises et de Français est déjà en train de changer : les cantines permettent de se nourrir de produits bios et locaux, des kilomètres de pistes sont construits, les enfants bénéficient de droits aux vacances pour tous à Poitiers. C’est aussi l’avenir qui s’y construit : quand nous serons confrontés à des températures extrêmes, les habitants seront mieux protégés parce que la ville aura été rendue plus résiliente. Mais malheureusement l’échelon communal ne suffira pas, c’est pour ça que nous devons aussi gouverner, avec nos partenaires, la France… et l’Europe !

« Le gaullisme social a aujourd’hui encore une audience » – Entretien avec Pierre Manenti

CDG gaullisme social
Pierre Manenti, Histoire du gaullisme social, Perrin, 2021 / Ed. LHB

L’opposition d’une partie des députés Les Républicains au projet de réforme des retraites porté par le gouvernement a fait rejaillir dans le débat public une expression aux contours flous, et pourtant récurrente : le gaullisme social. Quelle définition donner à ce concept qui a traversé plus d’un demi-siècle de vie politique ? Le général de Gaulle lui-même avait-il théorisé ce courant ? Quelle est d’ailleurs la part de réalité et celle du mythe derrière l’action « sociale » du Général ? Auteur d’une Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021), Pierre Manenti, conseiller politique, retrace la généalogie et l’héritage de cette tradition politique qui a marqué la IVe et la Ve République de son empreinte. Des « gaullistes sociaux » aux « gaullistes de gauche », cette histoire ne se résume pas à quelques trajectoires individuelles. Au contraire, elle s’est traduite, selon l’auteur, dans des organisations politiques et syndicales qui ont cherché à reconcilier Capital et travail auprès du monde ouvrier, tout en défendant l’héritage du Conseil national de la Résistance. Au risque de servir de caution de gauche aux tendances plus conservatrices du gaullisme ? Entretien réalisé par Léo Rosell et retranscrit par Guillemette Magnin.

LVSL – Qu’est-ce qui est à l’origine de votre intérêt pour la figure du général de Gaulle et pour son héritage politique ? 

Pierre Manenti – Pendant mes études à l’École normale supérieure, j’ai étudié et exploré le mandat du général de Gaulle, président de la République, de 1958 à 1969. Dans ce cadre, j’ai beaucoup travaillé sur les archives de la Fondation Charles-de-Gaulle et de l’Institut Georges-Pompidou. J’ai découvert que, contrairement à l’idée que je m’en faisais, il n’y avait pas un gaullisme monolithique, un chef indiscuté avec un parti encadré et rigide, mais en réalité des gaullismes, des personnalités diverses, parfois voire souvent opposées entre elles. Le parti gaulliste était en effet composé d’hommes de droite mais aussi d’hommes de gauche, ceux qu’on a appelé les tenants du gaullisme social. Tout ce petit monde était réuni par sa fidélité au général de Gaulle, tout en ayant des pensées radicalement différentes sur l’économie ou la société.

Il se trouve par ailleurs qu’en 2020, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a fait sa première interview télévisée en se présentant comme un « gaulliste social ». Le lendemain, la presse a unanimement salué son positionnement politique, parce qu’alliant le meilleur de la droite, le gaullisme, et l’esprit de la gauche, celui des luttes sociales. Ce qui est incroyable, c’est que le gaullisme social est donc passé d’une chapelle politique du gaullisme à un mot-valise de la vie politique française, une sorte d’équilibre politique parfait.

À ce compte-là, de nombreux centristes pourraient se revendiquer du gaullisme social, alors que pour les hommes de gauche engagés dans l’aventure gaulliste, il s’agissait de construire un véritable « socialisme gaulliste ». Il manquait donc un travail d’historien pour rappeler l’origine de la pensée sociale du général de Gaulle, l’histoire politique de ses partis et mouvements, ainsi que la place des hommes de gauche dans cette aventure et, après sa disparition, la vie de ce courant du gaullisme social qu’ont incarné, tour à tour, René Capitant, Louis Vallon, Philippe Dechartre ou encore Philippe Seguin plus récemment. 

LVSL : À vous écouter, on a l’impression qu’il manque une vraie définition du gaullisme…

C’est vrai. De son vivant, le général de Gaulle s’est toujours refusé à définir le gaullisme. Il n’existe donc pas de définition donnée par le Général lui-même ; ce sont donc ses contemporains, notamment les hommes politiques, ou plus tard les historiens, qui ont construit la définition du mot « gaullisme ». La plupart des commentateurs s’accordent cependant pour dire qu’elle est fondée sur trois éléments invariables.

Le premier élément est le dépassement des clivages politiques au service de l’intérêt de la nation. Le gaullisme un courant politique qui refuse le clivage droite-gauche, le système des partis, la politique politicienne, et qui veut agréger au sein d’un même mouvement des personnalités de droite et de gauche, toutes animées par la volonté de servir leur pays.

Le deuxième élément intrinsèque au gaullisme est la politique de la grandeur, c’est-à-dire l’idée que le gaulliste doit contribuer à faire rayonner la France à l’international, notamment à travers de la défense des valeurs des Lumières, de la Révolution et du Conseil national de la Résistance (CNR). Il doit porter avec noblesse ces valeurs inhérentes à l’identité française. Dans cette politique de grandeur, il y a aussi la défense de la francophonie, de l’identité française, dit autrement l’idée d’une France éternelle.

L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste.

Le troisième et dernier élément, qui est pour moi inscrit dans l’ADN du gaullisme, c’est le combat en faveur du progrès social. Le gaullisme s’est toujours soucié des plus faibles, des plus nécessiteux, de ceux qui en ont besoin. L’ambition du gaullisme, c’est un État ni capitaliste, ni socialiste, mais une troisième voie française, c’est-à-dire un État interventionniste, participationniste et libéral, au sens où le libéralisme, contrairement au capitalisme, implique une intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché.

LVSL : Quelle est la part du général de Gaulle dans tout cela ? Quelle définition donne-t-il du gaullisme social ?

Charles de Gaulle est d’abord un homme du XIXe siècle – il est né en 1890. Il a été très marqué par l’éducation de son père et de son oncle, tous deux imprégnés du catholicisme social. Avec eux, il a acquis la conviction que l’homme politique a un rôle social. Dans la bibliothèque du général de Gaulle, il y a également un livre du maréchal Lyautey sur le rôle social de l’officier. Charles de Gaulle a été très influencé par ce livre et par l’idée que le militaire a un rôle dans l’organisation de la société et de ses solidarités. Pour lui, la dimension de fraternité catholique est très importante dans la construction du corps social. Sa foi a donc nourri sa pensée politique.  

Pour répondre à votre question, si l’on s’en tient à la définition la plus simple, le gaullisme désigne l’action et la pensée du général de Gaulle. Pour la pensée, il existe dix-neuf tomes de lettres, notes et carnets qui permettent d’étudier la doctrine politique du Général, sans compter ses très nombreuses archives. Pour l’action, c’est la manière dont il a mis en œuvre cette pensée au contact de la réalité, pendant la guerre, sous la IVe et la Ve République. 

La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

La première fois que le général de Gaulle a développeé cette pensée politique, il était à Londres, en 1940. Il avait déjà cinquante ans et avait été, jusque-là, un militaire, un tacticien, un stratège, mais pas un homme politique. La naissance du gaullisme politique tient donc profondément à l’expérience de la guerre et à l’entrée des Soviétiques et des Américains dans le conflit en 1941, lorsque l’on commence à se dire que les Alliés pourraient gagner.

On demande alors au général de Gaulle quelle serait sa doctrine politique s’il devait demain gouverner le pays libéré. D’où l’émergence, à ce moment donné de l’histoire, d’un des premiers discours politiques du Général à Oxford, le 25 novembre 1941. Dans ce discours, il développe trois idées fondamentales qui caractérisent le gaullisme et plus particulièrement sa dimension sociale.

La première idée, c’est de faire attention aux effets de la mécanisation de l’économie. On est à l’époque du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, dans lequel le héros est écrasé par la roue de la machine. Il y a une inquiétude réelle sur la place du travailleur dans l’usine et il faut veiller à ce que la machine ne le détruise pas. La seconde idée concerne la société à rebâtir. Il faut tout faire pour que cette société épanouisse l’ouvrier et le détourne des totalitarismes. La troisième idée est qu’il faut être capable de penser à long terme, aussi bien dans sa vision de l’économie que de la politique. L’homme politique doit être capable de se projeter à vingt ou trente ans, de faire les choix difficiles, qui s’imposent pour la survie du pays.

LVSL – Qu’est-ce qui distingue alors le gaullisme social des autres courants du gaullisme? 

P. M. – Dans l’aventure de la France libre, qui pose les prémices du gaullisme social, il y a évidemment des tendances, des grandes idées qui se sont dégagées au fur et à mesure des débats politiques, mais c’est véritablement lors de l’épopée du Rassemblement du peuple français (RPF), le parti animé par le général de Gaulle de 1947 à 1954-55, que les différentes écuries politiques du gaullisme se sont construites, avec leurs personnalités et leurs chefs.

Il y a d’abord le gaullisme anticommuniste, avec notamment André Malraux, qui est conduit avant toute chose par le rejet du modèle soviétique et la « peur du rouge ». Il y a ensuite le gaullisme social, qui est persuadé que pour lutter contre cette ascension du modèle soviétique, il faut aller parler aux ouvriers, aux travailleurs, dans les usines, donc il faut un gaullisme social et populaire pour convaincre les classes ouvrières de la justesse du gaullisme. Puis, au fil des années, la IVe République connaît une crise économique sans précédent et se développe alors un gaullisme libéral, qui épouse l’esprit de libéralisation et modernisation de l’économie française.

La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique.

Ces différentes chapelles sont en concurrence auprès du général de Gaulle, qui va soutenir tantôt les unes, tantôt les autres, et les rendre plus ou moins influentes au gré de son humeur et de l’actualité nationale. La particularité du gaullisme social, par rapport aux autres courants du gaullisme, c’est son ancrage dans le temps long (dès la France libre et jusqu’aux jours les plus récents) et l’affection personnelle du général de Gaulle pour ce courant politique (qui se manifeste notamment via le financement de leur journal sur les deniers personnels du Général).

Après la disparition du général de Gaulle, un gaullisme orthodoxe et conservateur émerge autour de Pierre Messmer et d’Hubert Germain [le dernier Compagnon de la Libération, NDLR]. Ces deux hommes veulent préserver le gaullisme des origines et s’inquiètent d’éventuels dévoiements. Chacun se revendique alors d’être le plus légitime dans son discours gaulliste : c’est le combat qui oppose Georges Pompidou, président de la République, et les barons du gaullisme (Chaban-Delmas, Debré, Frey).

LVSL – L’un des mythes fondateurs du gaullisme social est l’application du programme du CNR à la Libération, en particulier la mise en place de la Sécurité sociale. Certains ont même parlé d’un « gaullo-communisme » pour qualifier cette période. Souscrivez-vous à cette thèse, qui semble évacuer la grande conflictualité qu’il y avait à cette époque, entre gaullistes et communistes ? 

P. M. – Sur la question de la Sécurité sociale ou des comités d’entreprise, qui sont deux grandes réformes mises en place à la Libération, l’empreinte du général de Gaulle est très forte. Sans le général de Gaulle, cela n’aurait pas pu se faire. Néanmoins, il a travaillé dans le cadre d’un gouvernement de coalition, d’abord avec la gauche socialiste puis avec la gauche communiste, après les élections d’octobre 1945. Avant l’entrée des communistes au gouvernement, Charles de Gaulle défend le comité d’entreprise, que les communistes rejettent à l’Assemblée nationale. Après les élections législatives, il les fait entrer dans son gouvernement et c’est seulement à partir de ce moment que les communistes se mettent à défendre cette idée.

[Sur la Sécurité sociale], de Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire.

Il y a donc une forme de captation et de réappropriation politique par les communistes de cet acquis gaulliste de la Libération. Quant au modèle de Sécurité sociale, il est vrai que la vision du général de Gaulle était encore très marquée par le paternalisme, issu du grand courant du catholicisme social. Le retrait progressif du Général des affaires politiques en novembre-décembre 1945, puis son départ du pouvoir en janvier 1946, ont conduit à l’émergence d’un modèle de Sécurité sociale qui n’est peut-être pas celui que de Gaulle aurait voulu mettre en place. 

C’est donc à la fois la volonté politique initiale du général de Gaulle de porter ces réformes et leur reprise puis leur transformation par la gauche communiste et socialiste – plus ambitieuses que le projet initial – qui ont permis l’émergence du modèle que l’on connaît aujourd’hui. De Gaulle avait une vision très technique de ce sujet, là où les communistes ont apporté un regard plus politique et populaire sur de ces réformes. 

Paradoxalement, à partir de 1947, l’argument massue du général Gaulle dans sa lutte pour revenir au pouvoir est celui de la participation des ouvriers à la gouvernance des entreprises et au partage de ses résultats. C’est une sorte de « match retour » pour le Général, qui a beaucoup évolué sur ces questions dans l’intervalle. On parle d’ailleurs parfois, pour désigner le gaullisme, d’une politique de circonstances, c’est-à-dire de grands principes qui doivent être appliqués selon les circonstances. C’est une forme de realpolitik

LVSL – Vous montrez l’importance du catholicisme social dans la pensée de Charles de Gaulle, en même temps que des visées stratégiques. C’est la fameuse phrase que vous utilisez, « homme de droite par conviction et homme de gauche par nécessité de l’action »…

P. M. – Tout à fait. Pourquoi Charles de Gaulle développe-t-il ce discours social ? Parce qu’en 1941, alors qu’il est à Londres, certains Français libres le soutiennent mais d’autres s’inquiètent du régime qu’il pourrait mettre en place dans la France libérée. L’amiral Muselier, grand-père de Renaud Muselier, fait ainsi partie de ces gens, plutôt marqués à gauche, qui s’inquiètent de ce que le Général pourrait faire après la guerre. Les Anglais, les Américains mais aussi beaucoup de socialistes français réfugiés à Londres le voient comme un militaire de droite, conservateur, donc dangereux par définition. Certains journaux français le qualifient même de fasciste. De Gaulle comprend rapidement qu’il a besoin de développer un discours social pour parler au peuple de gauche. C’est quelqu’un qui est fondamentalement, par son éducation et son milieu d’origine, un homme de droite, mais qui va développer un discours de gauche, par la politique et le besoin de rassemblement des Français. 

Pourquoi Charles de Gaulle encourage-t-il l’émergence d’un gaullisme social sous la IVe République ? Parce qu’il existe alors deux partis de droite, le Parti républicain de la liberté (PRL), qui s’est construit sur les débris de la droite d’après-guerre, et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui incarne une droite chrétienne et humaniste. Le général de Gaulle se dit qu’il doit aller chercher les ouvriers, en développant un discours sur la condition sociale et le statut des travailleurs afin d’installer son parti, le RPF, dans le paysage politique d’après-guerre ; c’est donc une stratégie politique, nourrie par une conviction intime sur le sens de la nation et de la République. 

Si je vais plus loin : pourquoi y a-t-il un sursaut du gaullisme social sous le mandat présidentiel de Charles de Gaulle ? De 1958 à 1965, les avancées du gaullisme social sont très mineures et les premières tentatives du Général en faveur de l’intéressement sont un échec, en raison de l’hostilité de son entourage comme du patronat. Lors de l’élection présidentielle de 1965, le général de Gaulle est mis en ballotage, alors même qu’il pensait être élu dès le premier tour. Il avait refusé de faire des entretiens avec des journalistes et il finit par accepter, sous la pression de Jacques Foccart, face au risque d’être défait. Il fait alors trois entretiens avec Michel Droit, qui sont entrés dans la légende.

En janvier 1966, lorsque Charles de Gaulle réélu reconduit Georges Pompidou à Matignon, il prend cependant la décision de rappeler Michel Debré dans son gouvernement. C’est le retour d’une certaine tradition gaulliste, dit autrement la victoire des anciens face aux modernes. C’est aussi la fin de la parenthèse libérale conduite par Pompidou entre 1962 et 1965. C’est dans ce contexte que le général de Gaulle relance la réforme de la participation avec plusieurs lois successives, mais surtout un grand référendum, en 1969, sur la participation à la gouvernance des entreprises, des universités, de la vie politique, etc. Ce que de Gaulle recherche, c’est un modèle d’association du Capital et du travail, un modèle paritaire, dans lequel chacun est reconnu pour son apport à une œuvre commune.

Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a une stratégie politique et une inquiétude sociale.

Il ne faut pas oublier qu’il y a, chez de Gaulle et les gaullistes, la peur de l’insurrection communiste. On pense aux grandes grèves de 1947-1948, à la peur du rouge dans l’après-guerre, aux menaces de la rue en 1968, etc. Tout cela se construit et s’exprime dans un contexte de Guerre froide, où l’Union soviétique est une menace réelle pour les démocraties occidentales. Derrière cette main tendue aux ouvriers et aux travailleurs, il y a donc une stratégie politique – aller chercher le vote ouvrier avec un discours de rassemblement du pays pour dépasser les clivages – et une inquiétude sociale – si on ne partage pas suffisamment, le pays explosera et une révolution pourrait alors s’emparer du pouvoir. 

LVSL – Vous expliquez cependant que le courant du gaullisme social a toujours été assez minoritaire, au point d’apparaître à certains moments comme une caution politique pour une doctrine plus autoritaire et conservatrice. 

P. M. – Oui, c’est particulièrement vrai dans l’aventure du RPF [entre 1947 et 1955], où les grands cadres du parti étaient des hommes plutôt anticommunistes et conservateurs, peu portés sur la question sociale. Le parti était alors sous l’influence d’hommes de droite. Pourtant, certains militants, comme Jacques Baumel ou Yvon Morandat, sont parvenus à convaincre le général de Gaulle de créer un syndicat gaulliste, l’Action ouvrière. Son existence permet alors une forme d’équilibre politique au sein de la famille gaulliste et fait taire certaines accusations sur le positionnement très à droite du RPF.

Il faut rappeler qu’avant que le RPF ne soit créé en 1947, il y avait eu un autre mouvement gaulliste, créé en 1946 à l’initiative de René Capitant, qui s’appelait l’Union gaulliste et qui avait servi de ballon d’essai. Très vite pourtant, le général de Gaulle s’était aperçu que cette Union gaulliste ne marchait pas, car elle était devenue un rassemblement hétéroclite de gens d’extrême-droite, qui venaient de la droite autoritaire et qui tentaient de « se recycler ». De ce point de vue, dans l’aventure du RPF, l’Action ouvrière et le gaullisme social ont donc servi de caution pour replacer le gaullisme au centre de l’échiquier politique. 

Par la suite, notamment après la mise en sommeil du RPF, le gaullisme social a pris son indépendance du reste du parti gaulliste : plusieurs clubs et mouvements ont ainsi existé entre 1955 et 1958, puis différents partis se sont structurés comme le Centre de la Réforme républicaine (CRR) en 1958 ou l’Union démocratique du travail (UDT) entre 1959 et 1962. C’est peut-être d’ailleurs le grand échec politique de Philippe Seguin, qui a voulu ressusciter le gaullisme social non pas comme un mouvement autonome mais comme une composante du RPR chiraquien. Il a voulu faire percer le gaullisme social au sein de la famille chiraquienne.

Or, à partir de 1969 et plus encore à partir de 1974, il y a une rupture au sein de la famille gaulliste, car les héritiers du gaullisme social estiment que la défense du gaullisme n’est ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d’Estaing, ni même avec Jacques Chirac, mais qu’elle est à gauche, quitte à travailler avec les ennemis d’hier. Jean Charbonnel ou Léo Hamon, tous les deux des anciens ministres, vont ainsi œuvrer directement avec la gauche socialiste de François Mitterrand. Ce moment marque, pour moi, la rupture entre les gaullistes sociaux et les gaullistes de gauche, les premiers cherchant à faire vivre une droite sociale, les seconds ralliant les partis de la gauche socialiste et communiste.

Les gaullistes de gauche vont, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travailler main dans la main avec la gauche.

Au contraire, à partir de 1978-1981, un mouvement inverse s’opère. Certains gaullistes de gauche vont revenir dans le giron du RPR chiraquien, notamment à l’occasion des élections européennes de 1979, et vont donc redevenir des tenants de la droite sociale. D’autres vont néanmoins définitivement décrocher, comme Michel Jobert, ancien ministre de Pompidou, qui devient ministre de Mitterrand. Ces deux familles, issues de la vision sociale du général de Gaulle, coexistent pendant de nombreux années… Les gaullistes sociaux font vivre l’idée d’une droite sociale et populaire au sein de la famille gaulliste puis chiraquienne ; tandis que les gaullistes de gauche, au nom d’une certaine idée du gaullisme, travaillent main dans la main avec la gauche. Ce sont eux que l’on retrouve, en 2002, autour de la candidature de Jean-Pierre Chevènement. 

LVSL – Certains observateurs, tel que l’historien Grey Anderson, ont décrit le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 comme un coup d’État, dans un contexte de guerre civile. Que pensez-vous de cette analyse ? 

P. M. – Je ne pense pas qu’on puisse qualifier le retour au pouvoir du général de Gaulle de coup d’État, mais il est vrai que la crainte d’un coup de force militaire a indéniablement pesé sur les conditions de son accession aux responsabilités en mai 1958. De Gaulle s’est toujours tenu à l’écart des tractations avec les militaires de l’Algérie française, ce qui n’est pas le cas de tous les gaullistes, notamment son premier cercle, ainsi Jacques Foccart et Olivier Guichard.

Le général de Gaulle ne pouvait pas non plus ignorer la volonté qu’avaient les pieds-noirs et l’armée d’Algérie de le voir revenir au pouvoir, ni même les agissements de son entourage. Au moment où le gouvernement de Salut public est proclamé à Alger, le Général profite donc de la situation pour mettre la pression sur l’écosystème politique métropolitain et pour être choisi non seulement comme dernier président du Conseil mais aussi pour obtenir les pleins pouvoirs au début du mois de juin 1958.

Je dirais donc que de Gaulle n’a pas organisé de coup d’État militaire, mais qu’il a profité d’un climat général d’angoisse politique, vis-à-vis de la possibilité d’un tel coup d’État, pour accéder au pouvoir. 

LVSL – En-dehors de ce que vous appelez la « valeur refuge » que constitue le gaullisme dans une partie très importante du champ politique français, quel est, selon vous, l’héritage du gaullisme aujourd’hui, et en particulier du gaullisme social ? 

P. M. – Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le général de Gaulle est décédé en 1970, la question de savoir s’il existait encore un gaullisme s’est immédiatement posée. Or elle n’a jamais été résolue depuis. Si l’on reprend la définition de la pensée gaulliste apportée dans mes réponses précédentes, y a-t-il eu une continuité à travers d’autres figures politiques ? On peut bien sûr penser aux barons du gaullisme, avec la candidature de Chaban-Delmas en 1974 ou celle de Michel Debré en 1981.

Pour rappel, on parle généralement de six barons du gaullisme : Chaban-Delmas, Debré, Foccart, Frey, Guichard et Palewski. Pourquoi ces six hommes sont-ils considérés comme des barons du gaullisme ? Parce qu’ils étaient des hommes qui parlaient au nom du général de Gaulle et au général de Gaulle. Ils étaient parmi les rares personnes capables de lui tenir tête. Ils déjeunaient régulièrement ensemble, à la Maison de l’Amérique latine, boulevard Saint-Germain. À partir de là, est né une sorte de mythe selon lequel ils seraient les grands décideurs du régime. Dans la vie quotidienne du parti, le Général se refusant aux bases œuvres de la vie politique, les barons du gaullisme étaient en effet les animateurs du gaullisme politique. 

Puis, au fur et à mesure de la disparition des barons, disparition politique ou personnelle, d’autres ont essayé de reprendre cet étendard et ce rôle au sein de la famille gaulliste comme Pierre Lefranc (fondateur de l’Institut Charles-de-Gaulle en 1971) ou encore des anciens Premiers ministres comme Maurice Couve de Murville ou Pierre Messmer. Ces nouveaux barons ont cherché à faire vivre le gaullisme après de Gaulle. Dans des temps les plus récents, d’autres figures se sont imposées comme les derniers gardiens du temple du gaullisme, comme Albin Chalandon qui, en 1986, était le seul ministre du général de Gaulle à servir dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac. Il apportait alors une caution politique importante mais aussi un témoignage de la survivance du gaullisme, comme je le raconte dans mon livre [NDLR : Albin Chalandon, Le dernier baron du gaullisme, Perrin, 2023].

L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle

De là, une question demeure. Les derniers grands représentants du gaullisme ayant disparu, existent-ils encore des gens légitimes en France pour porter cette parole politique ? Je suis persuadé que le gaullisme est un ensemble de grands principes qui ont encore toute leur légitimité et leur vitalité dans la France contemporaine. L’élection présidentielle de 2022 l’a montré : la quasi-totalité des candidats, de droite mais aussi de gauche, a en effet invoqué la figure du général de Gaulle, qu’il s’agisse d’Anne Hidalgo qui s’est rendue à Colombey-les-Deux-Églises ou de Marine Le Pen qui l’a célébré à Bayeux, d’Éric Zemmour qui a utilisé la référence au discours du 18-juin dans son clip de campagne, d’Emmanuel Macron qui a appelé à voter pour lui des sociaux-démocrates aux gaullistes, ou encore de Valérie Pécresse, qui se présentait comme une gaulliste sociale et libérale.

Alors pourquoi cette appropriation politique unanime du terme de « gaullisme » ? Parce que les grands principes du gaullisme sont devenus transpartisans. De Gaulle et le gaullisme sont désormais plus que des notions politiques, ce sont des concepts historiques. Qui se souvient en effet des tensions politiques inhérentes à l’époque de général de Gaulle, exception faite des événements de mai 1968 ? En revanche, on se souvient tous du héros de la France libre, de celui qui, après avoir relevé le pays, a voulu réconcilier la droite et la gauche, bref de la figure de rassemblement. 

J’ajouterais que lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il est persuadé qu’il est légitime pour parler à la droite, mais aussi à la gauche, et que ce qu’il entreprend devrait avoir son soutien. Il est donc écœuré de voir que la gauche, derrière François Mitterrand (qui publie Le coup d’État permanent en 1964), refuse de le soutenir pour ce qu’il estime être une histoire de politique politicienne. Il confie d’ailleurs à un proche : « La gauche se réclamera de moi lorsque je serai mort », ce qui est une manière de dire que son différend avec la gauche est uniquement personnel. Tout cela lui semble contraire à l’intérêt du pays ; c’est le fameux « régime des partis », qu’il abhorre et contre lequel il s’est battu toute sa vie. 

LVSL – Qu’est devenu le gaullisme après de Gaulle ? Vous parlez beaucoup du gaullisme social mais vous écrivez aussi qu’il existe aussi un gaullisme néolibéral et européen, ce qui peut sembler antithétique… 

P. M. – Le gaullisme néolibéral, qu’on présente aussi parfois comme un néo-gaullisme, est l’héritier des politiques libérales menées par le général de Gaulle en 1958-1959, au moment de la réforme Pinay-Rueff de l’économie française. Il s’enracine, en 1962, avec l’arrivée de Georges Pompidou à Matignon.  

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme.

Quant au gaullisme européen, il faut rappeler que le général de Gaulle n’est pas contre l’Europe ; il est pour l’Europe des nations. Mais lui-même évolue au cours de son mandat. À la fin de sa vie, en 1969, il a ainsi des entretiens avec l’ambassadeur britannique Soames et lui confie : « Je suis prêt à faire entrer l’Angleterre dans une certaine Europe, telle que je l’ai imaginée ». Ce changement de pied explique qu’il y a, dans la famille gaulliste, un courant pro-européen, avec Jacques Chaban-Delmas, par exemple, partisan de l’accord de Maastricht, et à l’opposé, un courant souverainiste, dans lequel on retrouve Philippe Séguin ou Charles Pasqua, défenseurs de l’Europe des nations. 

Quant au gaullisme social, il a lui-même muté du catholicisme social des origines, au gaullisme ouvrier, en passant par l’opposition au pompidolisme puis par les grandes heures du séguinisme. Je suis persuadé que le gaullisme social, qui est à la fois un discours souverainiste d’exaltation de la nation française et en même temps un discours de lutte contre la fracture sociale, a aujourd’hui encore une audience particulière mais aussi une légitimité forte.

L’usage et la captation du « gaullisme social », comme mot-valise du parfait équilibre entre la droite et la gauche, est donc évidemment politique. C’est une expression qui répond aux nécessités d’une époque où les Français, après avoir goûté à la globalisation, recherchent un État qui protège face aux crises comme aux marchés concurrentiels, et en même temps, un État qui préserve leur identité, leurs particularismes, face à une sorte d’uniformité culturelle, économique, sociale, qu’on cherche à nous imposer.

Alors faut-il préserver, coûte que coûte, les particularités françaises ? Ou faut-il, au contraire, rechercher l’efficacité en allant vers le copier-coller de modèles étrangers ? Je crois que, dans ce débat, le discours gaulliste résonne de manière particulièrement évidente aujourd’hui : volonté de dépasser les clivages politiques, souci de la grandeur du pays et de la défense de son modèle si unique, mais aussi recherche d’une concorde sociale, qui soit le ferment de l’unité nationale, il y a là un véritable programme politique ! 

Haïti : le choix de l’aveuglement

© Marielisa Vargas pour LVSL

Alors que l’île continue sa descente aux enfers, plongée dans la violence des gangs, la France détonne par son silence. Aggravant leur responsabilité dans la crise actuelle, Paris et ses alliés maintiennent leur soutien à un gouvernement illégitime décrié par tout un peuple. Contre un fatalisme au service des puissants, retour sur la crise et ses complicités. Par Frédéric Thomas1.

Chape de plomb

Pour les Haïtiens, pour ceux qui s’intéressent à Haïti, le silence des politiques et médias occidentaux ne cesse de surprendre a priori. Ne voient-ils donc rien ? Certes, le monde – de la Birmanie au Yémen – est secoué de crises « oubliées » et la guerre en Ukraine monopolise une grande part de l’attention médiatique européenne. De loin en loin, des alertes humanitaires et des dépêches catastrophiques remettent brièvement le pays caribéen à l’agenda. Mais, plutôt qu’encourager une prise de parole, elles confortent le mutisme, en le doublant d’une bonne dose de désespoir, voire de fatalité. N’y aurait-il rien à dire et à faire sinon regarder, impuissant, le spectacle d’un pays qui s’effondre ?

Au vu de ses liens historiques, le silence de la France interroge tout particulièrement. D’autant plus au regard de l’attention relativement plus marquée du principal quotidien francophone belge, Le Soir, aux événements que traverse l’ancienne perle des Caraïbes. On serait, en effet, en peine, au cours de ces trois dernières années, de trouver dans les principaux journaux français, de Libération au Figaro, en passant par Le Monde et La Croix, des analyses de la situation haïtienne. On s’en tient aux sporadiques communiqués des agences de presse, aux témoignages de l’antenne locale de MSF et à une information policée qui n’interroge jamais la responsabilité internationale, en général, et française, en particulier, dans la crise actuelle.

En France, c’est du côté de la radio, principalement RFI et France Culture, qu’il faut se tourner pour avoir une information de qualité sur ce qu’il se passe en Haïti. Et l’électrochoc qu’a constitué l’enquête du New York Times sur la rançon que Haïti a dû payer à la France à partir de 1825 démontre que les quotidiens français réagissent non pas à la crise haïtienne, mais à l’écho d’un journal prestigieux2. Pourquoi ce silence, sinon cette indifférence ? Pourquoi la France si prompte à intervenir – au moins en parole – sur la scène internationale est-elle passive et inaudible dans ce cas-ci ?

La descente aux enfers

Les raisons de parler, de dénoncer, de se mobiliser sont pourtant plus impératives que jamais. Faisons un bref tour d’horizon de la situation actuelle. Au niveau sécuritaire d’abord. Selon l’ONU, le pays est confronté à une violence liée aux gangs, inédite depuis des décennies3. Plus de 200 bandes armées ont été dénombrées. Elles opèrent, dans leur grande majorité, dans le département de l’Ouest, où se situe la capitale, Port-au-Prince, mais tendent, ces derniers mois, à s’implanter dans d’autres villes et régions. Les chiffres les plus optimistes estiment que 60% de la capitale est entre leurs mains, mais selon certaines organisations haïtiennes de droits humains, c’est la totalité de Port-au-Prince qui est maintenant, directement ou non, sous leur contrôle4.

Au cours de ces quatre dernières années, plus de 161 000 personnes ont été déplacées de force, du fait de la terreur des gangs ; une terreur qui cible davantage et prioritairement les femmes, en faisant du viol une arme de cette guerre qui ne dit pas son nom. Toujours selon l’ONU, il y aurait eu 2 183 homicides en 2022 ; 35% de plus qu’en 2021. Quant aux enlèvements, ils auraient plus que doublé par rapport à 2021 selon les chiffres officiels. Mais la majorité des kidnappings ne sont pas rapportés à la police et le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) avance une moyenne de dix personnes enlevées chaque jour en Haïti5.

Les principaux axes stratégiques de la capitale sont occupés par les bandes armées. Ainsi, la route nationale 2 est bloquée depuis juin 2021, coupant les départements du Sud du reste du pays. Les déplacements au sein et pour sortir de Port-au-Prince – dangereux, limités et qui font l’objet de stratégies revues quotidiennement –, mettent à mal l’économie du pays et hypothèquent tout progrès. Sans compter le stress et la peur…

La situation sociale et économique ? Plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté, près de la moitié des Haïtiens est en situation d’insécurité alimentaire, alors que l’inflation est de 47% et que le prix des aliments de base a augmenté de plus de 63%6. Nombre d’écoles restent fermées, les hôpitaux et centres de santé fonctionnent mal et irrégulièrement, confrontés souvent à des coupures d’électricité. Le choléra, qui est réapparu, est actuellement présent sur tout le territoire national.

Quant à la justice, les tribunaux ne fonctionnent quasiment pas et le palais de justice est contrôlé par des gangs armés depuis juin 2022. Toutes les enquêtes sont au point mort. L’impunité est totale ; que ce soit pour les affaires de corruption ou de violence, y compris pour la vingtaine de massacres commis au cours de ces quatre dernières années.

La situation politique ? Depuis janvier 2023, il n’y a plus aucun élu en Haïti à quelque niveau de pouvoir que ce soit. La population n’attend rien du gouvernement en place d’Ariel Henry, arrivé au pouvoir au lendemain de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, et qui est perçu comme « la chose » de la communauté internationale7. Il est d’autant plus impopulaire qu’il ne peut se prévaloir d’aucune avancée sur le plan sécuritaire, social ou politique, et ne répond qu’aux injonctions de Washington ; pas aux demandes pressantes de la population.

Silence et complicité

On s’en tient le plus souvent à cette vision impressionniste. À cette sidération qui interdit de s’interroger sur les causes et les responsables, sur l’histoire et les enjeux. Et la communauté internationale de renouer avec ses vieux réflexes d’ingérence. Encore une fois frappé par le malheur, Haïti, ce pays maudit, ne s’en sortirait pas sans l’intervention d’une force extérieure ; intervention d’ailleurs demandée par le gouvernement haïtien en octobre dernier.

Avec quelle légitimité ? Les interventions internationales passées n’ont rien réglé ; affaiblissant davantage les institutions publiques, accroissant la dépendance du pays, consolidant les inégalités et l’oligarchie en place. De plus, les principaux acteurs internationaux participent de l’impasse actuelle, en soutenant, à l’encontre de la population haïtienne, un gouvernement non élu et en bloquant l’alternative d’une « transition de rupture » mise sur la table depuis plus de dix-huit mois par l’Accord de Montana, large convergence de syndicats, organisations paysannes, mouvements de femmes, ONG, églises, etc8.

Le Canada multiplie les sanctions – dont le principe a été voté au Conseil de sécurité des Nations unies – envers les hommes d’affaires et politiques – dont l’ancien président Michel Martelly (2011-2016) et deux anciens ministres d’Ariel Henry – pour leurs liens avec les bandes armées. Mais sans changer ni d’interlocuteur – le gouvernement en place –, ni de politique. De leur côté, les États-Unis ont retiré le visa à quelques personnalités haïtiennes. La France et l’Europe, elles, restent impassibles. Mais tous de continuer à soutenir le gouvernement actuel et à appeler à la tenue d’élections au plus vite, en rejetant toute idée de transition et de rupture.

La France ne veut pas voir

Les Haïtiens souffrent d’un double défaut qui freine toute couverture médiatique : ils sont loin et ils contredisent le narratif dominant de la bonne conscience occidentale protectrice universelle des droits et libertés.

Si la crise actuelle a ses racines dans l’histoire coloniale et néocoloniale, elle revêt cependant un caractère exceptionnel dont on peut circonscrire avec précision les seuils récents : les gouvernements de Martelly (2011-2016) et de son poulain Jovenel Moïse (2017-2021) qui ont débridé la privatisation et la corruption ; la répression du soulèvement populaire de 2018-2019 ; le refus de Jovenel Moïse de quitter le pouvoir, en février 2021, et son assassinat, cinq mois plus tard ; le pourrissement de la situation sous Ariel Henry. Et, tout au long de ces années, au nom de la « stabilité », le soutien sans faille de Washington et de ses alliés – dont la France – au gouvernement en place.

En 2018 et 2019, la population s’est soulevée pour en finir avec l’impunité, la pauvreté et les inégalités ; pour un véritable changement. Les bandes armées ont servi à réprimer les manifestations, et ont vu leur pouvoir s’accroître à la faveur de cette répression et de la capture accélérée de l’État par l’oligarchie9. Les homicides se sont généralisés, les enlèvements ont été multipliés par vingt-sept, la terreur s’est installée. À la date du 15 mars, on dénombrait déjà 531 assassinats, 300 blessés et 277 enlèvements pour l’année 202310.

Les autorités françaises détournent le regard de la situation haïtienne car elles refusent de reconnaître leur responsabilité dans la crise actuelle. Changer d’orientation reviendrait pour elles à prendre la mesure de cet échec, faire leur mea culpa, écouter les Haïtiens, avoir la volonté et le courage de changer de politique, en se confrontant aux États-Unis qui maintiennent Haïti sous leur joug. Las, les journaux et le gouvernement français regardent ailleurs, entretiennent l’amnésie, prélude à l’amnistie.

Par lâcheté, la France s’entête à évoquer d’hypothétiques élections auxquelles personne ne croit et qui, de toute façon, sont impossibles dans les conditions actuelles. Quoi de plus facile que de s’en tenir au cliché autrement plus confortable d’un pays ingouvernable ou maudit, de Nègres incapables, et de la France, pays des droits de l’Homme, qui a tout fait – sans succès – pour Haïti.

Notes :

1 Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).

2 Série d’articles regroupés sous le titre de « La rançon » et publiés en ligne, le 20 mai 2022, New York Times, https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html?action=click&module=RelatedLinks&pgtype=Article.

3 Sauf indications contraires, les informations proviennent du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), Rapport du Secrétaire général, 17 janvier 2023, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_sg_de_lonu_sur_binuh_-_17_janvier_2023.pdf.

4 « Haïti : ‘Les gangs contrôlent désormais 100% de la capitale’ », RFI, 6 mars 2023. Entretien avec Marie Rosy Auguste Ducéna, du RNDDH, du Réseau National de Défense des Droits Humains, https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-ha%C3%AFti-et-des-am%C3%A9riques/20230306-ha%C3%AFti-les-gangs-contr%C3%B4lent-d%C3%A9sormais-100-de-la-capitale.

5 « Respect des droits humains en Haïti : le RNDDH dresse un état des lieux préoccupant », Rezo Nodwes, 3 mars 2023, https://rezonodwes.com/?p=305575.

6 BINUH, Ibidem.

7 Frédéric Thomas, « Haïti, État des gangs dans un pays sans État », LVSL, 6 juillet 2022, https://lvsl.fr/haiti-etat-des-gangs-dans-un-pays-sans-etat/.

8 Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise, https://crshc.ht/.

9 Sur ce phénomène de capture, lire « ‘C’est le chaos, le chaos généralisé, mais c’est un chaos qui a été construit’ ». Entretien avec Fritz Jean, élu président de la République à titre provisoire par les membres de l’Accord de Montana », Frédéric Thomas, Haïti : crise, transition et rupture, Cetri, mars 2023, https://www.cetri.be/Haiti-crise-transition-et-rupture.

10 « More Than 530 Killed In Haiti Gang Violence This Year: UN », AFP, 21 mars 2023, https://www.barrons.com/news/more-than-530-killed-in-haiti-gang-violence-this-year-un-e870c005.

La guerre culturelle en France

Depuis les années 1980, la politique de classe et les alternatives au capitalisme se sont dissipées. Dans une France post-idéologique, « la politique identitaire » aurait-t-elle pris le relai ? C’est ce que soutient Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, et co-auteur de Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après mai 68 ( Lux, 2019 ). Pour comprendre ce basculement, il suggère de se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, qui ne commence pas avec l’irruption du « wokisme » sur la scène médiatique.

Le concept d’identité est sur toutes les lèvres. Sa dénonciation, comme le New York Times l’a récemment souligné, est devenue un refrain familier, de plus en plus tenu pour responsable de tous les problèmes de la nation1. Les politiciens, les commentateurs des médias et les universitaires de gauche comme de droite, tous semblent s’accorder sur le fait que le débat politique français s’est américanisé. Alors qu’au cours des quarante dernières années, les Français ont regardé plus de films américains que de films français et ont de plus en plus mangé au McDonald’s, et que voyager aux États-Unis est devenu un voyage initiatique immanquable pour ses élites, ce ne sont cependant pas ces tendances culturelles qui inquiètent les politiciens et les intellectuels français2. Ce qu’ils appellent « américanisation » est un type de politique identitaire qui, selon eux, menace le républicanisme français. Des penseurs conservateurs comme Marcel Gauchet ont dénoncé les « idéologies racialistes et « décoloniales » […] transmises par les campus nord-américains », tandis que certains progressistes ont également déploré le point de vue racial réducteur d’une telle approche3. D’autres, comme Étienne Balibar, ont plutôt célébré l’arrivée des débats américains en France, où ils pourraient ouvrir la voie à une République française antiraciste et décoloniale4. Tous semblent cependant convenir que, d’une manière ou d’une autre, la France a été intellectuellement et politiquement transformée par les idées américaines ces dernières années. En octobre 2020, le président Emmanuel Macron a mis en garde contre l’influence des théories des sciences sociales qu’il pensait importées des États-Unis. L’intersectionnalité en particulier, ajoutera-t-il plus tard, « fracture tout5 ». Mais ce serait une erreur de voir cette dissidence comme une hostilité à la politique identitaire en tant que telle.

En effet, malgré le dédain affiché par Macron pour les politiques identitaires, son alternative peut difficilement être interprétée comme anti-identitaire. Construire sur ce que nous avons en commun, a fait valoir Macron, signifie trouver une réponse à la question « Qu’est-ce que cela signifie d’être français ? » Les doutes qui assaillent les citoyens français proviennent, selon lui, de l’immigration massive et de l’ « insécurité culturelle » qu’elle crée vis-à-vis de leur identité. Flirtant avec une rhétorique d’extrême droite menaçant le peuple français d’un grand remplacement par les immigrés, Macron au même titre que Valérie Pécresse et Eric Zemmour ont décidé de mener leur campagne électorale sur la question de l’identité. De ce point de vue, le problème de la culture woke américaine n’est pas qu’elle essentialise les identités, mais qu’elle n’essentialise pas la bonne.

En fait, les disputes à propos de ce qui signifie d’« être français » trahissent non pas le rejet de la politique identitaire mais son triomphe. Pour comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire récente de l’identité en France, une histoire qui ne commence pas avec les concepts woke qui ont colonisé les universités françaises mais plutôt avec le déclin, à partir du début des années 1980, de la politique de classe et des alternatives au capitalisme.

Avec l’effondrement du gaullisme et du communisme, les débats sur le sens de l’appartenance à la France, souvent sous la bannière du républicanisme, ont gagné en attrait au sein des élites dirigeantes de gauche comme de droite6. Comme l’a écrit Patrick Buisson, historien d’extrême droite et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy : « Dans la grande panne des idéaux et le désert d’espérances collectives, la révolte identitaire exprime d’abord l’attachement des plus modestes à une identité mode de vie7». Dans la France du 21e siècle, observe Buisson, l’identité l’emporte sur les classes, et les conflits sur l’économie cèdent la place à des désaccords sur la définition du « mode de vie » et la manière de le préserver.

Le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire.

En somme, le problème de la France n’est pas tant une américanisation insaisissable, mais plutôt le fait que la dénonciation de l’identitarisme devient elle-même une forme de politique identitaire. La France est devenue un pays où le choc des opinions (sur le type de politique que nous voulons) est de plus en plus supplanté par l’affirmation de l’identité (ce que nous voulons dépend de qui nous sommes). Et dans un monde de différences plutôt que de désaccords politiques, comme l’a fait remarquer Walter Benn Michaels, « ce qui compte, ce n’est pas ce que vous croyez, mais qui vous êtes, qui vous étiez et qui vous voulez être8». Dans ce cadre, le républicanisme français est essentiellement devenu une notion vide, réduite à des définitions concurrentes de l’identité française. « Nous sommes engagés dans une lutte pour la survie de la France telle que nous la connaissons », a récemment proclamé le polémiste d’extrême droite et ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour9. Le conflit social, comme il l’a écrit dans son best-seller réactionnaire La France n’a pas dit son dernier mot, n’est plus centré sur les questions économiques mais sur les guerres d’histoire. C’est-à-dire des guerres à propos de qui nous sommes : qui est et qui ne peut pas être français.

Au cours des quarante dernières années, les gouvernements de gauche comme de droite ont fait avancer un programme néolibéral et ont encouragé les controverses culturelles comme substitut à un véritable débat sur l’économie. Et c’est ce tournant post-idéologique, plus que les sciences sociales, qui a de plus en plus transformé la politique française en une guerre culturelle.

Sortir de l’ère idéologique

En 1988, avec les historiens Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, l’historien conservateur de la Révolution française François Furet célèbre le déclin de la culture politique héritée de la Révolution française10. Avec le tournant du gouvernement socialiste vers l’orthodoxie économique en 1983, la tradition révolutionnaire au sein de la politique française a été vaincue pour de bon. La classe ouvrière est intégrée dans un capitalisme modernisé, le Parti communiste français est en déroute, et même la droite gaulliste n’a pas survécu à la mort de son patriarche en novembre 1970. À leurs yeux, une nouvelle « République du centre » émergeait des ruines de l’ancienne au nom du réalisme politique et économique. « La pédagogie des contraintes économiques et la diffusion de la critique du totalitarisme », notait Rosanvallon, « se sont conjuguées pour faire sortir la France de son âge idéologique11

Mais ce qu’ils appelaient la normalisation de la France signifiait surtout la fin de toute alternative au capitalisme. Ici, le long déclin de l’aspiration révolutionnaire ne fût pas l’effet de livres américains introduits en contrebande dans les universités françaises, mais plutôt un projet politique conscient mené de bout en bout par les élites françaises.

Les socialistes français en particulier, qui avaient été élus en 1981 sur un programme radical comprenant la nationalisation du système bancaire et des grandes entreprises industrielles, couplée à un vaste programme de travaux publics, avaient assuré très ouvertement à Ronald Reagan qu’il n’avait rien à craindre de leur victoire. Trois jours avant que la composition du nouveau gouvernement ne soit rendue publique, François Mitterrand a envoyé un message personnel au président américain, affirmant que la France respectera « tous ses engagements, [qui] dans le domaine de la sécurité sont clairs et précis, dans le cadre de l’Alliance atlantique [et] selon les principes d’une économie ouverte12».

Le lendemain, lors d’une réunion secrète à l’Élysée avec le vice-président des États-Unis, George H. W. Bush, il a ajouté qu’il avait été le premier homme politique capable de réduire sensiblement l’influence communiste en France et que, avec quatre communistes dans des ministères sans importance, « ils se trouvent associés à ma politique économique et il leur est impossible de fomenter des troubles sociaux13». Il n’est donc pas surprenant qu’une décennie plus tard, lorsque le père Bush et Bill Clinton ont lancé leurs guerres contre l’Irak et la Yougoslavie, ils ont tous deux trouvé en Mitterrand un allié de poids. À la fin des années 1990, il était clair que les socialistes avaient fait de l’alliance transatlantique l’épine dorsale de la politique étrangère française. Le Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères, était de plus en plus contrôlé par des milieux fortement pro-américains, dont l’influence a culminé avec la réintégration définitive de la France au sein du commandement militaire de l’OTAN par Nicolas Sarkozy en 200914.

Dans le domaine économique, les « nouveaux économistes » français avaient réussi à populariser et à traduire des penseurs néolibéraux comme Milton Friedman dans les années 1970 avant que Mitterrand lui-même n’adopte l’austérité en 1983. Les nationalisations ont été remplacées par des privatisations, et des réformes du marché du travail ainsi qu’une modération salariale ont été mises en œuvre pour renforcer la compétitivité industrielle de la France sur un marché mondialisé. L’inflation est devenue la priorité d’un gouvernement qui avait promis le plein emploi, et la réduction des impôts a été encouragée pour stimuler les investissements privés plutôt que publics. Lorsque, en 1984, le président effectue sa visite officielle aux États-Unis, il décrit au Congrès américain une économie française préférant le « risque » au « confort » et prévoit une visite dans la Silicon Valley pour s’enquérir des start-ups, des sociétés de capital-risque et de l’innovation technologique15. Jacques Delors, alors ministre des Finances et bientôt président de la Commission européenne, appelait alors à une modernisation de la France à l’américaine.

« Les Français », ajoutera-t-il plus tard, « devront se convertir d’urgence à l’esprit du marché ». Au nom du réalisme économique, la gauche doit désormais chasser « le mythe anticapitaliste » et oeuvrer à la réhabilitation « du marché, de l’entreprise et des patrons » car « une société progresse aussi grâce à ses inégalités16».

« Les partis de masse ont été remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques se disputant des parts de marché. »

La même année, une courte tribune signée par de jeunes membres du Parti socialiste, dont François Hollande, futur président, constate que la France vit la fin d’une époque. « La conception dogmatique de la classe ouvrière, l’idée que le lieu du travail pourrait être aussi un espace de liberté, la notion d’appartenance des individus à des groupes sociaux solidaires, l’affirmation d’un programme politique atemporel », argumentent les jeunes socialistes, « tout cela doit être abandonné17». Si le marché français ne s’est jamais converti au néolibéralisme à l’américaine, préservant son caractère dirigiste et, jusqu’à récemment, un modèle social assez redistributif, il a néanmoins été mis fin à tout agenda socialiste sérieux. S’engageant dans le projet européen comme substitut au programme initial de Mitterrand, les socialistes français sont devenus des acteurs clés de la construction d’une Union européenne néolibérale, d’abord avec la libéralisation des mouvements de capitaux en 1988, puis avec le traité de Maastricht en 1992, massivement rejeté par les ouvriers. Comme l’avait avoué Mitterrand lui-même : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale18». « Le capitalisme », proclamait son parti en 1991, « limite notre horizon historique ». Le triomphe socialiste de 1981 n’était donc — pour reprendre le commentaire prophétique de Jean Baudrillard — qu’une version politique du film Alien, avec le néolibéralisme comme montre. « Ni une révolution ni une péripétie historique » ajoutera-il, « mais une sorte d’accouchement posthistorique longtemps retardé19».

Dans cette France post-idéologique, enfin délivrée des conflits sur la manière de structurer l’économie, quel devait être le principe organisateur de sa politique ? Pour de nombreux penseurs, il est vite apparu que, si le spectre de la révolution s’était éloigné, la culture et l’identité deviendraient la question centrale de la politique française. Julliard, qui avait célébré la naissance de cette nouvelle République du centre, s’attendait à ce que la culture, en « remplaçant les idéologies en perdition », devienne le « mot clé de la nouvelle classe dirigeante20». Comme Hollande lui-même l’avait écrit en 1984, si les Français avaient espéré des solutions idéologiques et miraculeuses, ils comprendraient désormais que la gauche n’était plus « un projet économique » mais « un système de valeurs », pas « une façon de produire mais une façon d’être », ce qui impliquait un engagement en faveur de l’égalité des chances et, pour chacun, « la liberté d’être différent21».

La culture a donc mis en avant des conflits qui n’étaient plus strictement idéologiques, c’est-à-dire des conflits qui opposaient différentes définitions de ce que nous sommes plutôt que différents modes d’organisation de l’ordre social. La classe elle-même devait devenir une identité de plus, plutôt qu’une structure autour de laquelle le capitalisme s’organise. Utilisant le pseudonyme de Jean-François Trans, François Hollande soutiendra même, dans un livre de 1983 intitulé La Gauche bouge, qu’« il ne s’agit plus à la fin du 20ème siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière » mais au contraire de célébrer les vertus du « marché libérateur ». « Fini les rêves, enterrées les illusions » écrira le futur président, « évanouies les chimères. […] les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée22». Il ne s’agissait plus de transformer la structure économique, mais de permettre à chacun d’y concourir.

Un acteur central de ce changement sera la « deuxième gauche » française, un courant minoritaire mais influent du socialisme français associé au Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et à la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Elle avait acquis son nom après un discours prononcé par Rocard lors du congrès du parti socialiste de 1977, dans lequel il faisait une distinction entre deux gauches : l’une « longtemps dominante, jacobine, centralisée, étatiste, nationaliste et protectionniste », et l’autre, la deuxième gauche, « décentralisée » et « refusant la domination arbitraire, celle des patrons comme celle de l’État ». Cette gauche avait pour but de « libérer les majorités dépendantes comme les femmes ou les minorités mal accueillies dans la société : jeunes, immigrés, handicapés23». Bien que minoritaire, Rocard deviendra Premier ministre après le tournant de la rigueur, lorsque sa ligne aura plus ou moins gagné au sein du parti.

La culture contre les classes

Obligés de se réinventer alors qu’ils abandonnaient tout projet sérieux de transformation sociale, les socialistes français allaient stratégiquement choisir la bataille culturelle comme nouvelle raison d’être. Tout en approuvant un programme économique néolibéral, ils vont étendre leur action sur le front culturel et promouvoir un discours antiraciste modernisé, abandonnant peu à peu la défense directe de la lutte des classes.

Un an seulement après le tournant de la rigueur, des militants socialistes vont créer SOS Racisme pour promouvoir un antiracisme étroitement moral, articulé autour de l’égalité des chances et déconnecté de toute préoccupation plus large concernant la redistribution. L’organisation fût créée dans le but de coopter la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, lancée par de jeunes Maghrébins français après une flambée de crimes racistes début des années 198024. Lancée à Marseille en octobre 1983 par dix-sept personnes, la marche va traverser tout le pays, passant par Strasbourg et Grenoble, pour revenir à Paris en décembre de la même année, avec plus de cent mille personnes. Pas ouvertement politique, le mouvement était mené par Toumi Djaïdja, un jeune militant franco-algérien qui, après avoir été grièvement blessé par un policier, a imaginé une marche pour les droits civiques en référence à la Marche sur Washington de 1963.

Cependant, contrairement à la marche américaine dont elle s’inspirait, l’ONG socialiste créée à son image a fini par prôner une conception vide de l’antiracisme faite de concerts publics, d’émissions de télévision et de soutien de célébrités et de riches mécènes. Utilisé comme un outil politique par le gouvernement socialiste, SOS Racisme promouvera une conception de l’antiracisme déconnectée de la lutte plus large contre les inégalités. Le racisme étant réduit à une question de stéréotypes, l’antiracisme est rapidement devenu une entreprise politiquement innofensive, conduisant, pour citer Gérard Noiriel, « à nommer, à l’aide du vocabulaire racial, des problèmes qui [avaient] leur racine dans les problèmes sociaux25». Les questions de brutalité policière, de logement et d’emploi après la désindustrialisation avaient durement touché les travailleurs immigrés, mais elles ont été mises à l’écart par le gouvernement.

L’aspect le plus frappant de cette dépolitisation est le cadre culturel utilisé pour décrire ces jeunes immigrés de deuxième génération. En popularisant le terme « beur » pour désigner les jeunes Arabes, ce discours antiraciste modernisé placera leur culture au centre de la discussion politique, accélérant la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des jeunes issus de l’immigration26.

« Le gouvernement socialiste, via SOS Racisme, a promu un antiracisme déconnecté de la lutte plus large contre les inégalités. »

Cette évolution a été particulièrement importante car elle a joué un rôle dans une disqualification plus large d’une série de grèves entre 1982 et 1984. Dans plusieurs usines automobiles appartenant à Citroën et Renault, ces grèves ont été menées par des travailleurs immigrés syndiqués et touchant à leurs conditions de travail. Mais le manque de soutien du gouvernement et la description infâme des grèves comme des «agitations islamistes» ont eu des effets profonds sur le mouvement ouvrier français. Comme l’a noté le sociologue Abdelalli Hajjat, alors que les jeunes Arabes de la marche sont devenus des exemples pour promouvoir la tolérance et ont fait leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs syndiqués ont été dépeints comme des agitateurs musulmans27.

D’une certaine manière, la religion a pris le pas sur la lutte des classes sur le lieu de travail, tandis que dans les banlieues, la culture a éclipsé les problèmes sociaux tels que le logement et l’emploi. Cette stratégie de la part des socialistes français a compliqué la tâche des jeunes Arabes qui n’arrivaient plus à voir à leurs conditions à travers le prisme des relations de classe. Cette transformation, alimentée par le recul complet des socialistes sur le front économique et le déclin du militantisme ouvrier, allait, au cours de la décennie suivante, accélérer la déconnexion entre la gauche et la classe ouvrière. La transmutation du social en culturel, comme le notait l’anthropologue Jean-Loup Amselle, allait bientôt devenir la caractéristique majeure de cette gauche modernisée28. Cette mutation doit cependant être comprise comme une tentative à long terme de recomposer un nouveau bloc social autour duquel les socialistes pourraient gagner.

En effet, dans une France frappée par un chômage élevé et la désindustrialisation, le réalignement économique aura des effets durables sur la coalition politique qui a mené les socialistes au pouvoir. La nouvelle orientation macroéconomique, comme l’a récemment noté Bruno Amable, « supposait de négliger les attentes politiques les plus fondamentales du bloc de gauche, ce qui signifiait que la base sociale du gouvernement dit ‘de gauche’ devrait un jour être remplacée par une autre, plus favorable à l’orientation néolibérale29». La coalition qui a permis aux socialistes de gagner en 1981 n’a pas pu être maintenue. Il fallait que les socialistes construisent leur projet modernisateur autour d’une nouvelle base sociale composée d’électeurs plus éduqués, d’une partie de la classe moyenne qualifiée et des exclus du jeu économique. Comme l’écrivait le penseur écologiste André Gorz dans son essai polémique Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, le travailleur traditionnel était de toute façon déjà en train de disparaître, tandis qu’un nouveau groupe marginalisé, exclu du marché du travail, orientait le débat politique vers le problème de l’exclusion.

À long terme, une telle évolution a accéléré le lent passage d’un système de partis représentant des classes sociales distinctes à un système de partis à élites multiples. Alors que dans les années 1950 et 1960, comme l’a illustré Thomas Piketty, les plus éduqués votaient surtout pour la droite, un grand renversement va se produire au cours des décennies suivantes. Les électeurs de la classe ouvrière s’abstiendront de manière croissante, tandis que la gauche s’appuiera de plus en plus sur les électeurs éduqués. Dans une telle configuration, les socialistes français se sont assez rapidement transformés en parti de l’élite éduquée (la « gauche brahmane » ), permettant à la droite de devenir le parti de la classe possédante (la « droite marchande »)30.

Dans les années 2000, la crise de la social-démocratie résultant d’un tel réalignement a conduit de nombreux dirigeants socialistes à réévaluer radicalement leur stratégie. Le groupe de réflexion Terra Nova offrira une proposition radicale pour construire une nouvelle majorité électorale. Pour think-thank réformiste, de nouveaux clivages politiques sont apparus sur le front culturel à la fin des années 1970, avec une crise de la coalition historique basée sur la classe ouvrière. Le déclin de celle-ci, résultant du chômage, de la précarité et de la perte de la « fierté de classe », note Terra Nova, a ouvert la voie à la construction d’une nouvelle coalition. À leurs yeux, la « nouvelle gauche » devait avoir « le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, mais aussi plus urbain et moins catholique ». Contrairement à l’électorat historique socialiste, « cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive31».

Redéfinie comme une identité, la classe apparaît désormais comme une formation sociale dépassée et conservatrice. Et si, lors de l’élection suivante, François Hollande a gagné en partie grâce à sa critique ouverte du capitalisme financiarisé, sa présidence s’est conformée à bien des égards à cette ligne. Sur le front économique, il a largement étendu les réductions d’impôts pour les entreprises, la déréglementation du marché du travail et la désindustrialisation, tandis que sur le front culturel, il a remporté des victoires importantes sur le mariage homosexuel, le droit à la gestation pour autrui (GPA) et la reconnaissance du passé colonial de la France. Mais une telle marginalisation historique du langage de classe dans le discours public ne fera que renforcer les références identitaires comme points de différence dans le champ culturel, opposant de plus en plus de notions diverses de l’identité française. L’intérêt croissant pour le républicanisme sera lui-même l’objet de définitions concurrentes de la citoyenneté. D’un côté, une conception ouverte de la citoyenneté et de l’autre, une défense anti-pluraliste et assimilationniste de l’identité et de l’histoire catholique française, de plus en plus dirigée contre les musulmans.

L’identité contre le socialisme

Dans un mouvement presque symétrique, la droite a élaboré sa propre version de la politique républicaine fondée sur l’identité au cours des années 1980. Obsédés par l’idée que la gauche avait gagné la bataille des idées sur le front culturel, les penseurs d’extrême droite ont commencé à élaborer leur propre projet, à la recherche de nouveaux moyens de mobiliser leur base électorale. C’est notamment le cas des groupes de réflexion comme le Club de l’Horloge.

Fondé en 1974 autour d’un groupe d’énarques (diplômés de l’École nationale d’administration), le club a popularisé l’idée que le socialisme était responsable de la « perte de leur identité32 ». Le marxisme, disaient-ils, avait été « une machine de guerre contre le sentiment national ». Jean-Yves Le Gallou, l’un des fondateurs du club, n’hésitera pas à qualifier les premières années du gouvernement socialiste de « totalitaires », appelant ouvertement à un tournant identitaire et néolibéral33. Mais au milieu des années 1980, ils ont observé qu’« avec le déclin de l’idéologie socialiste, en particulier sous sa forme marxiste, nous assistons à un réveil de l’idée d’identité nationale34»; En d’autres termes, pour la droite, la politique de classe était un problème précisément parce qu’elle sapait l’identité en tant que principe autour duquel penser la politique.

Avec la disparition du gaullisme, le républicanisme de droite deviendra rapidement le véhicule idéal pour une nouvelle affirmation d’une définition restrictive de la citoyenneté. La même année, l’ex-président Valéry Giscard d’Estaing, dans une interview accordée au journal d’extrême droite Valeurs actuelles, se rallie à ce discours et affirme que l’immigration devient une menace pour l’identité française. Ce que la France vit, selon la droite, c’est la destruction de son identité, noyée dans le nouveau pluralisme et les politiques d’immigration promues par une gauche modernisée. Influent au sein de l’aile droite du Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac, le groupe aura un effet durable après la disparition définitive de l’héritage gaulliste.

Si ces idées sont restées marginales dans le champ politique pendant un certain temps, des intellectuels, des journalistes et des éditorialistes, opérant dans un paysage médiatique nouvellement privatisé alors que la démocratie de parti s’effondrait, ont normalisé ce récit. Les partis de masse ont alors été rapidement remplacés par des primaires télévisées à l’américaine, avec des entrepreneurs politiques essayant de gagner non les citoyens mais des parts de marché. Comme toute autre démocratie occidentale, la France se caractérise désormais par une participation électorale en chute libre, des campagnes politiques corrompues et inondées d’argent, et des chaînes de médias privées qui ressemblent de plus en plus à Fox News. Alors que Mitterrand a dépensé environ 7 millions d’euros pour sa campagne de 1981, on estime que Sarkozy a dépensé plus de 40 millions en 2012, dont la moitié par le biais de systèmes de financement illégaux35. La France était en train de devenir un pays comme les autres en Occident, avec des entrepreneurs régnant sur un vide politique composé de citoyens atomisés attendant d’être formés par une nouvelle sensibilité populiste.

Devant cette profonde transformation, Sarkozy a saisi l’opportunité de pousser radicalement le vieux parti gaulliste plus à droite, mêlant un programme néolibéral à des thèmes identitaires. « Le besoin d’identité », expliquait-il quelques jours avant l’élection, était de retour pour faire face à la mondialisation. L’architecte d’une telle stratégie était le plus proche conseiller du président, Patrick Buisson, qui avait été un propagandiste d’extrême droite dans les années 1980 et proche de Jean-Marie Le Pen, partisan de l’Algérie française et directeur du journal d’extrême droite Minute entre 1981 et 1987. Convaincu que « le clivage traditionnel, structuré par les questions économiques et sociales, s’efface », Buisson s’attend à la montée d’un « nouveau clivage autour de la question de l’identité ». C’était, pour lui, et pour beaucoup d’autres dans les années qui vont suivre, « la question politique qui l’emportait sur toutes les autres36».

Sous les conseils de Buisson, Sarkozy axera sa campagne et sa présidence sur la restauration de l’identité française, perdue dans la tempête de la mondialisation et de l’immigration. Misant sur la réaffirmation de l’autorité et la dénonciation de mai 68, accusé d’avoir imposé un relativisme intellectuel et moral, il promet à ses électeurs que la France deviendra « une nation qui revendique son identité, qui assume son histoire37». Reprenant la plupart des idées classiques de l’extrême droite des années 1980, il a fait valoir que si les capitaux pouvaient désormais facilement voyager au-delà des frontières, les « frontières culturelles » devaient être préservées à tout prix.

C’est dans ce but que Sarkozy a créé l’un des ministères les plus controversés de l’histoire contemporaine de la France, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. Il s’agissait de transformer l’insécurité sociale générée par les réformes néolibérales et la désindustrialisation en une peur de perdre sa culture. En reliant l’immigration à l’identité nationale, le Président français a ouvertement orienté le débat sur la citoyenneté en fonction de critères raciaux et religieux. Être français n’est pas une question de droit, mais dépend plutôt de la capacité à accepter une définition restrictive des valeurs républicaines.

En 2009, le gouvernement organisa des centaines de débats sur l’identité nationale dans toute la France, par l’intermédiaire des municipalités et de plateformes virtuelles. Des citoyens français de tout le pays ont été invités à débattre de la question de savoir ce que signifie être français aujourd’hui. L’objectif, selon le gouvernement, était de réaffirmer la « fierté d’être français », mais il a fini par alimenter un fort ressentiment à l’égard des immigrés et une suspicion vis-à-vis des musulmans qui n’ont jamais vraiment diminué depuis.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale.

L’itération actuelle de Macron d’une telle stratégie est identique : ce n’est pas une alternative à la politique identitaire mais une façon d’éviter la question sociale. Afin de faire face aux conflits de classe générés par ses propres politiques, notamment la lutte de deux ans des Gilets jaunes, le président a consciemment décidé d’axer la conversation politique sur ce que signifie être français. En s’inspirant ouvertement du débat de Sarkozy en 2009, Macron a choisi d’endosser le récit controversé de son prédécesseur tandis que des centaines de milliers de personnes participaient à un mouvement à travers le pays contre la hausse des prix et les politiques fiscales néolibérales.

Suivant la règle consistant à taxer les pauvres pour donner aux riches, la révolution de Macron a été la présidence la plus inégalitaire de la France contemporaine. Comme le note Mitchell Dean, dans sa France, « chaque projectile de gaz lacrymogène et chaque balle en caoutchouc, et chaque blessure causée par leur utilisation, aux yeux, aux mains, aux visages et aux corps des manifestants » attestent non pas d’une crise d’identité mais « de l’échec de l’imposition d’une gouvernementalité néolibérale38». Pendant plus d’un an, des millions de personnes ont occupé les ronds points dans toute la France, débattant de la démocratie, des inégalités, du travail et des impôts, sans que personne ne discute sérieusement de la préservation d’un mode de vie français fantasmé. S’il y avait quelque chose à préserver pour les Gilets jaunes, ce n’était pas leur culture mais leurs revenus. L’historien Gérard Noiriel a souligné que l’une des grandes réussites du mouvement était précisément d’avoir réussi à marginaliser momentanément les querelles identitaires, en ramenant la question sociale au centre de la sphère publique39.

En réponse, Macron a lancé un débat national qui s’est déroulé dans les municipalités, des plateformes en ligne et des réunions partout en France. Parmi les premiers sujets de discussion choisis par le président, il y avait, sans surprise, la question de l’immigration et de l’identité. « Je veux aussi », a soutenu le président face aux Gilets jaunes, « que nous mettions d’accord la Nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration40». Cette tentative a toutefois suscité la colère et, sous la pression du mouvement, le sujet a été retiré. La suggestion était particulièrement cynique car, sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale. Pourtant, alors que l’une des revendications principales des Gilets jaunes était le rétablissement d’un impôt sur la fortune, Macron a décidé de ne pas l’inclure dans la discussion.

Mais son incapacité à modifier les termes de la discussion au lendemain du mouvement n’a pas duré très longtemps. Il n’a fallu qu’un an au gouvernement pour recentrer totalement le débat public sur les questions identitaires. Au moment où le gouvernement a réussi à marginaliser les Gilets jaunes et leurs revendications, la poussée identitaire — sous couvert de défense du républicanisme — a pris un ton beaucoup plus sinistre, focalisant l’attention du public sur la capacité des musulmans à être des citoyens à part entière. Comme l’a récemment remarqué Bruno Amable, Macron a combiné des éléments du modèle néolibéral avec un modèle autoritaire et identitaire41. Associant ouvertement la question de la citoyenneté française à l’immigration musulmane, comme Sarkozy avant lui, Macron a décidé de déplacer le débat public vers l’extrême droite. Le problème, affirmait le gouvernement dans tous les médias, est que des idées libérales américaines ont facilité la tolérance vis-à-vis de l’extrémisme islamique.

Les électeurs ouvriers s’abstiennent de plus en plus de voter, tandis que les socialistes s’appuient de plus en plus sur les électeurs éduqués.

En février 2021, Le Figaro avertit en première page que « les extrémistes musulmans et la gauche radicale » progressent dans l’université, tous deux « nourris de concepts militants importés des États-Unis42». Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, s’exprimera quelques jours plus tard sur la façon dont ces concepts islamistes et de gauche radicale minent la société française. Cette association plutôt surprenante s’est largement diffusée après le meurtre du professeur de lycée Samuel Paty par un islamiste dans la banlieue de Paris en octobre 2020. En réponse, le ministre français de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, s’est emporté contre les « très puissants courants islamo-gauchistes » au sein de l’université. Le terroriste, un réfugié tchétchène de dix-huit ans travaillant dans le bâtiment après avoir été renvoyé du lycée, avait été, selon le ministre, encouragé par « d’autres personnes, qui étaient en quelque sorte les auteurs intellectuels de ce crime ». Loin d’être un terroriste solitaire, ajoute Blanquer, il a été conditionné par des idées promouvant une telle radicalité, par « une matrice intellectuelle issue des universités américaines et des thèses intersectionnelles ». Cette vision, de communautés et d’identités essentialisées, « convergeait avec les intérêts des islamistes43».

Plus importante, peut-être, est l’enquête lancée par Vidal. « Qu’il s’agisse de recherches sur le postcolonialisme » ou sur la race et l’intersectionnalité, a-t-elle déclaré à l’Assemblée nationale, une vaste et inquiétante enquête d’État va être menée sur tous les courants de recherche en lien avec « l’islamo-gauchisme44». Ce concept, inventé par le philosophe français Pierre-André Taguieff en 2002, fait référence à une « convergence entre les fondamentalistes musulmans et les groupes d’extrême gauche45». Enhardis par la culture des campus américains, les islamistes et les gauchistes sont censés mener une guerre contre la civilisation européenne sous la triple devise « décoloniser, démasculiniser, déseuropéaniser46».

Si l’on imagine mal de jeunes djihadistes vivant en banlieue parisienne lire compulsivement les livres de Kimberlé Crenshaw et Robin DiAngelo ou tenter d’imposer un féminisme intersectionnel, la polémique avait pour but réel de préparer le terrain pour la prochaine élection présidentielle. Ce ton trumpien était principalement destiné à attirer les électeurs du Rassemblement National de Marine Le Pen et à éviter une conversation sur la politique économique médiocre du gouvernement et la gestion désastreuse de la pandémie de COVID-19. Comme le note Cole Stangler, alors que la France vit l’une des pires crises de son histoire récente, « l’actualité française n’est pas animée par des discussions sur des questions véritablement universelles comme l’inégalité des richesses, le système de santé ou le changement climatique. Au lieu de cela, elle se concentre sur des débats nombrilistes sur l’identité, alimentés par des personnalités médiatiques47».

Adieux à la politique de classe ?

La question de savoir ce que signifie être français (ou pas) est devenue le sujet d’interminables débats, livres et essais. Les ministres français consacrent des entretiens entiers à débattre de la question de savoir s’il doit y avoir des aliments ethniques dans les supermarchés ou si, comme l’a récemment soutenu le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, les prénoms étrangers pour les nouveau-nés devraient être interdits en France. L’ascension fulgurante de la candidature de Zemmour a toutefois mis en doute la stratégie de Macron.

En déplaçant le débat vers la droite dans l’espoir de battre le Rassemblement National de Marine Le Pen, Macron a peut-être ouvert une voie bien plus dangereuse aux idées de Zemmour. Condamné à plusieurs reprises pour discours haineux, Zemmour est devenu une célébrité nationale lorsqu’il a vendu plus de trois cent mille exemplaires de son livre Le Suicide français en 2014, dans lequel il dénonçait la féminisation de la société et la déconstruction de l’histoire de France et tentait de réhabiliter le régime de Vichy. Celui que l’on pourrait considérer comme un Tucker Carlson français48 a été popularisé par sa présence permanente sur CNews, la « Fox News française » appartenant au milliardaire conservateur Vincent Bolloré. Marginale il y a seulement deux ans, sa suggestion d’expulser cinq millions de musulmans de France pour éviter le « grand remplacement » de la population française est aujourd’hui discutée dans des émissions de télévision grand public. La question vitale de l’identité et de l’immigration «rend subalternes toutes les autres, même les plus essentielles comme l’école, l’industrie, la protection sociale, la place de la France dans le monde49», a fait remarquer Zemmour. Son omniprésence sur les grands médias pour présenter sa vision apocalyptique l’a brièvement rapproché de la deuxième place dans les sondages d’opinion il y a environ un an. Zemmour n’a pas hésité à affirmer qu’il est temps pour les Français de « choisir leur camp dans cette guerre des civilisations qui se déroule sur notre sol ».

Si Macron a accompli quelque chose au cours de sa présidence chaotique, ce n’est certainement pas, comme l’avait espéré avec enthousiasme Jürgen Habermas, de transformer le « projet des élites » européennes en projet des citoyens, mais plutôt d’enhardir et de normaliser l’extrême droite française50. En acceptant des interviews dans leurs journaux et en utilisant leur vocabulaire, leurs thèmes et leurs solutions, le président qui avait impressionné Habermas par sa « connaissance intime de la philosophie de l’histoire de Hegel » a fini par être le président le plus à droite de la Cinquième République.

Un choc des civilisations à la Huntington structure désormais les débats politiques français, dans lesquels les appels à une action politique forte contre les « barbares » musulmans sont normalisés. Là où Zemmour pourrait avoir raison, c’est que, comme il l’a soutenu lorsqu’il préparait sa candidature à la présidence, celui qui gagne l’élection présidentielle est celui qui impose sa question51.

Sur les quarante-cinq points du programme des Gilets jaunes, aucun ne concernait l’immigration ou l’identité nationale.

Dès lors, si la gauche française veut avoir une chance dans la lutte à venir, elle doit changer la question. Avec la disparition du communisme et de la grandeur gaulliste dans les années 1980, les débats sur le républicanisme et les alternatives à la mondialisation dirigée par l’Amérique sont souvent réduits à la nostalgie des traditions et du mode de vie français et à des définitions concurrentes de la citoyenneté française. Alors que le candidat de la gauche socialiste, Jean-Luc Mélenchon, plaide pour une « créolisation » à la française afin de promouvoir la diversité culturelle et les échanges dans la société, Zemmour prêche son modèle assimilationniste pour protéger une notion figée de l’identité française. Mais si Mélenchon, à travers sa lecture du poète Édouard Glissant, a tenté de façonner une définition moins essentialiste et plus progressiste de la citoyenneté, plus concentrée sur la réciprocité que sur les racines, il a tout de même amené le débat exactement là où la droite le souhaite. Trop se concentrer sur une autre version de l’identité, plus fluide peut-être, ne ferait que donner à la droite le type de gauche qu’elle souhaite.

Pour les socialistes, la véritable résistance à la politique identitaire consiste aujourd’hui à s’opposer au « libéralisme LBD » de Macron, et non à des débats stériles sur la politique des campus universitaires. Le plaidoyer pour une identité nationale forte — ou son rejet en faveur du pluralisme — n’est évidemment pas la voie à suivre. Comme l’a souligné Walter Benn Michaels, la classe politique française, au cours des quarante dernières années, a transformé la bataille politique sur « les différences entre ce que les gens pensent (idéologie) et les différences entre ce que les gens possèdent (classe) avec les différences entre ce que les gens sont (identité)52». Dans un tel cadre, les conflits sur la répartition des richesses ont été commodément remplacés par des conflits sur notre identité. Remplacement, en d’autres termes, par un autre type de politique de classe: la politique des classes dominantes. Pour changer le récit, la gauche a besoin de sa propre politique de classe, en dehors du piège identitaire.

Article originellement paru dans la revue belge Lava au printemps 2022.

1. Cole Stangler, « France Is Becoming More Like America. It’s Terrible. » New York Times, 2 juin 2021.

2. Voir, en particulier : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux (Paris: Seuil, 2021), 381-406.

3. « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020; Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », Le Monde Diplomatique, février 2021.

4. « Pour une République française antiraciste et décolonisée », Mediapart, 3 juillet 2020.

5. « Emmanuel Macron nous répond », Elle, n° 3941, 2 juillet 2020, 16.

6. Concernant les débats contemporains sur le républicanisme français, voir Emile Chabal, A Divided Republic: Nation, State and Citizenship in Contemporary France, (Cambridge: Cambridge University Press, 2015).

7. Patrick Buisson, La Cause du peuple (Paris: Perrin, 2016), 318.

8. Walter Benn Michaels, The Shape of the Signifier: 1967 to the End of History (Princeton: Princeton University Press, 2013), 78.

9. Eric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot (Paris: Rubempré, 2021).

10. François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du centre : la fin de l’exception française (Paris: Calmann-Lévy, 1988).

11. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 138.

12. Cité dans Philip Short, A Taste for Intrigue: The Multiple Lives of François Mitterrand (New York: Henry Holt, 2014).

13. Cité dans Short, A Taste for Intrigue.

14. Le général Charles de Gaulle fit alors marche arrière sur sa décision de quitter le commandement militaire de l’OTAN en 1966.

15. Richard F. Kuisel, The French Way: How France Embraced and Rejected American Values and Power (Princeton: Princeton University Press, 2012), 25.

16. Cité dans Bruno Amable et Stefano Palombarini, The Last Neoliberal: Macron and the Origins of France’s Political Crisis, New York et Londres, Verso, 2021, 57, 54.

17. Jean-Yves Le Drian, Jean-Pierre Mignard, Jean-Michel Gaillard et François Hollande, « Pour être modernes soyons démocrates ! ,» Le Monde, 17 décembre 1984 ; cité dans Amable et Palombarini, The Last Neoliberal, 52.

18. Cité dans Jacques Attali, Verbatim I (Paris: Fayard, 1995), p. 399.

19. Jean Baudrillard, La Gauche divine (Paris: Grasset, 1985), 71.

20. Furet, Julliard et Rosanvallon, La République du centre, 117-18.

21. Le Drian et al., « Pour être modernes soyons démocrates !» 

22. Jean-François Trans, La Gauche bouge, JC Lattès, Paris, 1985, 9.

23. Michel Rocard, « Les deux cultures politiques, discours prononcé au congrès de Nantes du Parti socialiste en avril 1977 », dans Michel Rocard, Parler vrai (Paris: Seuil, 1979), 80.

24. Voir, notamment, Abdelalli Hajjat, La marche pour l’égalité contre le racisme (Paris: Amsterdam, 2013).

25. Gérard Noiriel, Racisme : la responsabilité des élites (Paris: Éd. Textuel, 2007), 10.

26. « Beur », c’est ainsi que se désignaient les jeunes Arabes de la banlieue parisienne. 

27. Hajjat, La Marche, 159-60.

28. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France (Paris: Lignes, 2011), 27.

29. Bruno Amable, La résistible ascension du néolibéralisme : modernisation capitaliste et crise politique en France, 1980-2020 (Paris: La Découverte, 2021).

30. Thomas Piketty, « Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality & the Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain and the US, 1948-2017) », World Inequality Lab Working Papers, Series 2018/7 (mars 2018), 3.

31. Olivier Ferrand, Romain Prudent et Bruno Jeanbart, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? », Terra Nova 1, mai 2011, 10.

32. Club de l’Horloge, L’identité de la France (Paris: Albin Michel, 1985), 20.

33. Cité dans Emile Chabal, A Divided Republic, 249.

34. Club de l’Horloge, L’identité de la France, 314.

35. Christophe-Cécil Garnier, « 21, 33, 40, 50 millions… Quel est le vrai montant de la campagne de Nicolas Sarkozy ? » Slate France, 14 octobre 2015.

36. Buisson, La Cause du peuple, 319.

37. Nicolas Sarkozy, « Appel aux électeurs du centre pour le second tour », 29 avril 2007. 

38. Mitchell Dean et Daniel Zamora, The Last Man Takes LSD: Foucault and the End of Revolution (New York et Londres: Verso, 2021), 187.

39. Gérard Noiriel, Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire (Paris: L’aube, 2019), 57-9.

40. Emmanuel Macron, « Le discours d’Emmanuel Macron face aux gilets jaunes », Le Monde, 10 décembre 2018.

41. Amable, La résistible ascension du néolibéralisme.

42. Caroline Beyer, « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités », Le Figaro, 11 février 2021, 1-3.

43. Entretien avec Jean-Michel Blanquer, Le Journal du Dimanche, 25 octobre 2020.

44. D’une manière sans précédent, le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) a refusé d’entreprendre une telle enquête et a ouvertement attaqué le ministre pour avoir employé un concept qui « ne correspond à aucune réalité scientifique », dénonçant une « controverse emblématique de l’instrumentalisation de la science ».

45. Voir, notamment, Corinne Torrekens, « Islamo-gauchisme », La Revue Nouvelle, juillet 2020.

46. Pierre-André Taguieff cité dans Norimitsu Onishi, « Les idées américaines menacent-elles la cohésion française ? », New York Times, 9 février 2021.

47. Stangler, « France Is Becoming More Like America ».

48. Tucker Carlson est un éditorialiste et animateur de télévision américain. Il défend des points de vue libertariens, climatosceptiques et conservateurs.

49. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

50. Jürgen Habermas, « How Much Will the Germans Have to Pay ? », Spiegel, 26 octobre 2017.

51. Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot.

52. Benn Michaels, The Shape of the Signifier, 24.

Nouvelle Calédonie : comment sortir de l’impasse ?

Centre culturel Djibaou en Nouvelle-Calédonie © Jacgroumo

Trente-cinq ans se sont écoulés depuis les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, à la suite des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa. Dix ans plus tard, les accords de Nouméa venaient encadrer un processus de long terme où les habitants du Caillou seraient appelés à trois référendums d’autodétermination. Le premier, en 2018, a vu la victoire du Non à l’indépendance à 56,7 % des voix contre 43,3 % pour le Oui. Le deuxième, en octobre 2020, s’est encore soldé par une victoire, plus courte cette fois-ci, du Non à l’indépendance à 53,26 % des voix contre 46,74 % pour le Oui. Le troisième et dernier référendum s’est déroulé le 12 décembre 2021 avec une abstention massive, du camp indépendantiste, et a vu le Non l’emporter une nouvelle fois. Aussi, l’impasse institutionnelle est intacte sur le Caillou : l’archipel reste divisé en deux camps irréconciliables. Si le processus dit de décolonisation est arrivé à son terme, la Nouvelle-Calédonie demeure dans une situation géopolitique et socio-économique très précaire.

Une victoire à la Pyrrhus ?

Lors du vote du 12 décembre 2021, les électeurs indépendantistes ne se sont pas déplacés. L’appel au boycott du scrutin par les principaux mouvements indépendantistes dont l’UNI [1] a largement été respecté. Seuls 43,87 % des électeurs de la liste électorale spéciale se sont rendus aux urnes . Ce taux était de 85,69 % en 2020 ! Le vote s’est donc logiquement soldé par une écrasante victoire du Non à 96,5 % contre 3,5 % pour le Oui.

Si le dernier vote est bel et bien légitime d’un point de vue juridique, il reste entaché de l’abstention massive d’une partie de la population, qui ne reconnait pas les résultats. Pourtant, les raisons de cette abstention posent question. Les partis indépendantistes évoquent d’une part la crise sanitaire et, d’autres parts, le deuil kanak faisant suite aux nombreux, mais pas exclusifs, morts de leur « communauté ». Cependant, il apparaissait difficile, voire impossible, de repousser un vote d’une telle importance pour des spécificités ethniques.

À la suite de ce troisième et ultime vote prévu aux accords de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie est entrée dans une phase de transition dont le terme devrait normalement intervenir cette année, un an avant les élections provinciales de 2024. Durant cette période, les acteurs de l’archipel devaient se retrouver avec l’État afin de discuter des conséquences juridiques et politiques du Non, mais également d’un nouveau statut pour le caillou. En effet, les accords de Nouméa prennent juridiquement fin après ce troisième référendum, et avec eux leurs lots de dispositions spécifiques. Force est de constater qu’aussi efficaces qu’aient été ces accords pour organiser la paix sur un territoire en proie au chaos, ils n’ont pas réussi à créer les bases d’une sortie positive. Ainsi, ce troisième référendum remporté par les loyalistes n’a, semble-t-il, pas réglé l’épineuse question calédonienne. Forts de cette conclusion et sur la base de l’abstention massive au dernier référendum, les indépendantistes ont boycotté un an durant les rencontres avec les autres forces politiques du Caillou et l’État. Ils ne sont revenus à la table des négociations que très récemment avec la même position : l’indépendance ou rien. Les réunions bilatérales avec l’État reprendront en ce début d’année à la suite du congrès du FLNKS [2].

D’aucuns, dans les commentaires qui ont suivi ce dernier vote, ont fait fi de la manœuvre politique derrière l’abstention massive des indépendantistes. En effet, le sujet du deuil kanak à la suite du Covid 19 reste peu convaincant en la matière. Il s’agissait là clairement d’un choix, pour ces derniers, de rendre le scrutin illégitime. Bien évidemment, ces agissements augmentent la complexité du processus post référendums, entre respect du choix des urnes et nécessité d’associer les indépendantistes. De même, la nomination de Sonia Backès, présidente de la Province Sud et loyaliste, en tant que secrétaire d’Etat à la citoyenneté dans le gouvernement Borne a été perçue par les indépendantistes comme un rupture de neutralité de l’Etat.

Près d’un an après le troisième référendum d’autodétermination, du 12 décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, les ministres Gérald Darmanin et François Carenco, respectivement ministre de l’Intérieur et des outre-mer, se sont rendus sur le Caillou. Cette visite d’une semaine a été l’occasion de renouer un dialogue rompu, depuis un an, avec les indépendantistes et d’aborder les problématiques institutionnelles et socio-économiques, notamment la crise que traverse l’industrie minière de la Nouvelle-Calédonie. Si les contacts ont été renoués entre l’État et les indépendantistes, l’impasse politique demeure. En outre, lors de sa visite, Gérald Darmanin a rappelé qu’il n’y aurait pas de nouveau référendum.

L’incapacité depuis plus d’un an à concevoir un projet commun montre l’impasse dans laquelle se trouve le Caillou. Ce projet est censé se retrouver dans les réflexions concernant le nouveau statut de l’archipel calédonien. Ce dernier nécessitera à terme une révision constitutionnelle. Néanmoins, la répartition actuelle des forces au parlement rend difficile, voire impossible, toute tentative de vote d’une loi organique sous cette législature.

Toutefois, la bipolarisation qui structure la vie politique calédonienne depuis plus de trente est ébranlée par l’arrivée d’un nouveau parti non affilié.

L’Eveil océanien et la bipolarisation de l’échiquier politique calédonien

Le fonctionnement des institutions calédoniennes change de ce que l’on connait généralement dans le reste de la France. La Nouvelle-Calédonie est composée de 3 provinces (Sud, Nord et Iles Loyautés) dont les membres sont élus au suffrage universel pour un mandat de 5 ans. Une partie des élus provinciaux iront alors former le congrès de 54 élus. Le congrès élit par la suite 5 à 11 membres du gouvernement collégial. Ce dernier est une représentation du compromis politique du moment entre les forces non indépendantistes, à majorité européenne, et indépendantistes, à majorité kanak. Pour finir, les membres du gouvernement élisent le Président et son vice-président. Par ailleurs, en vertu des accords de Nouméa, le corps électoral est gelé depuis 1998, un compromis temporaire qui permet aux kanaks de conserver un poids politique important alors qu’ils déclinent démographiquement.

L’arrivée de l’Eveil océanien a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années.

Très récemment, un nouveau parti a fait irruption sur l’échiquier politique calédonien : l’Eveil Océanien. Son objectif affiché est de défendre les intérêts des populations venues de Wallis et Futuna, cette petite île française du Pacifique. Ces derniers sont présents de très longue date sur le Caillou. Par ailleurs, et paradoxalement, la communauté wallisienne est évaluée à 22.500 personnes en Nouvelle-Calédonie, soit deux fois plus que sur Wallis et Futuna. Sur le Caillou, elle représente la troisième communauté selon l’INSEE.

L’arrivée de ce nouveau parti a quelque peu modifié l’équilibre politique en cours depuis des années. En effet, l’éveil océanien entend constituer une troisième voie possible sur la question de l’indépendance, caractérisée par des alliances de circonstance avec l’une ou l’autre des deux autres forces en présence, indépendantistes et loyalistes. Lors des provinciales de 2019, le parti, à la surprise générale, a glané 4 élus à la Province Sud, où se trouve la grande majorité de la communauté wallisienne. Dès lors, ce nouveau parti a pu bénéficier de 3 élus au congrès. Et, compte tenu de l’équilibre des forces au congrès – 26 sièges indépendantistes et 25 loyalistes – ces 3 nouveaux élus font office d’arbitres et de « faiseurs de roi ». Fort de cette position, l’Eveil océanien formera tantôt des alliances pour élire un Président du congrès indépendantiste, Roch Wamytan, avant de faire alliance avec les loyalistes lors de l’élection du gouvernement afin d’obtenir un poste de ministre.

L’arrivée de ce nouveau parti en apparence non affilié dans la bipolarisation calédonienne est d’autant plus importante qu’elle intervient au moment où les trois référendums d’autodétermination sont mis en place, entre 2018 et 2022. La position officielle du parti sur l’épineuse question de l’indépendance est « Non, pas maintenant ». Cela se caractérise par des entrées et sorties fracassantes au sein du collectif pour l’indépendance.

L’autre fait d’armes de l’Eveil océanien est un renversement de majorité dans le gouvernement collégial, détenu de longue date par les loyalistes, de Nouvelle-Calédonie au début de l’année 2021. Cet événement sous forme de cadeau empoisonné aura eu pour effet de mobiliser les forces indépendantistes sur la gestion des affaires courantes et de la crise sanitaire. Aussi, la recherche d’un accord en vue de l’élection du président de ce nouveau gouvernement a conduit à un long blocage de cinq mois au terme duquel les différents partis indépendantistes se sont finalement accordés pour désigner Louis Mapou, premier indépendantiste à prendre la tête de l’exécutif calédonien. Cette mobilisation des forces sur les négociations politiques n’a pas permis à ces partis de se préparer correctement pour l’échéance du 12 décembre 2021, date du dernier référendum. Ici se trouve en partie l’explication du boycott indépendantistes lors du dernier scrutin référendaire.

L’Eveil Océanien apporte une voix singulière dans le contexte calédonien. Et, il n’hésite pas à jouer de ses alliances pour atteindre ses objectifs politiques. C’est un parti qui compte durant la phase de transition et tentera de renforcer son ancrage lors des prochaines élections provinciales de 2024.

Sortir de l’impasse institutionnelle et penser les urgences

Au sortir de ces 30 ans de débats institutionnels lancinants, la Nouvelle-Calédonie reste dans l’incapacité à trouver une voie commune. La structuration du paysage politique néo-calédonien par des partis héritiers des accords de Matignon-Oudinot conduit à la centralité du clivage autour de la question indépendantiste. Cette polarisation crée un décalage générationnel, dans un territoire où la moitié de la population a moins de 30 ans.

Le nickel calédonien, qui fait vivre 15.000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate.

Pourtant, au-delà de la question institutionnelle, d’autres sujets restent prégnants pour la Nouvelle-Calédonie, tels que celui de la protection face à la Chine hégémonique dans la zone Pacifique. Cette dernière lorgne, depuis longtemps, les ressources tant halieutiques que minières du Caillou. Pékin espérait, avec l’indépendance acquise, jeter son dévolu sur l’archipel calédonien et n’a pas hésité, pour ce faire, à activer divers leviers d’influence auprès des mouvements indépendantistes.

Derechef, le nickel calédonien, qui fait vivre 15 000 personnes, est entré en crise. Malgré une année favorable avec des prix du minerai élevé, l’industrie a eu beaucoup de mal à se renouveler face à la concurrence et sortir d’une situation financière délicate. Pour illustration, malgré de nombreuses aides d’État, la SLN d’Eramet est placée pour la seconde fois de son histoire sous mandat ad hoc. Entre la concurrence de minerais moins chers et les problèmes énergétiques liés à la guerre en Ukraine d’une industrie largement dépendante du charbon et du fioul, l’avenir s’annonce sombre pour le nickel calédonien. En début d’année, une centrale flottante au fioul est arrivée de Turquie pour subvenir à ses besoins, mais l’explosion du prix de l’énergie rend cette solution de moins en moins pertinente. La conséquence directe de ces difficultés a été la suppression de 53 emplois, attisant les tensions sociales entre patrons et syndicats.

Les autres enjeux majeurs sont les inégalités sociales et le défi climatique. Au même titre que les DROM, la Nouvelle-Calédonie présente des standards de vie inférieurs à ceux de l’Hexagone et des inégalités internes très fortes. Le territoire a besoin d’hôpitaux, d’écoles et de sortir de la mono-industrie du nickel. En somme, la protection face à une mondialisation sauvage et la mise en place de mécanismes d’émancipation pour tous. Qui plus est, la position géographique du Caillou le rend extrêmement vulnérable au dérèglement climatique. Une situation qui doit amener à repenser l’aménagement et le développement de la Nouvelle-Calédonie. Pire, l’archipel fait face à un hiver démographique : le dernier recensement de l’INSEE indique un début de déclin démographique. La population y a diminué et est passée sous la barre des 270.000 habitants. En cause ? Un taux de natalité qui s’est effondré, mais surtout un solde migratoire largement négatif dû aux départs, notamment des jeunes, que l’incertitude politico-institutionnelle n’a pas rassuré.

La Nouvelle-Calédonie vit donc, depuis trente ans, dans un temps institutionnel non déterminé. Le processus dit de décolonisation entamé depuis lors a tous les paramètres d’une boîte de Schrödinger. La Nouvelle-Calédonie était à la fois indépendante et française tant que le couvercle des référendums n’avait pas été levé. Mais d’aucuns semblaient oublier qu’il s’agissait bien là de référendums, donc de choix binaires. Le choix, encore et toujours, possible de rester français, quand d’autres entrevoient ce long chemin comme menant à une indépendance certaine. Ainsi, si le Caillou n’en a pas fini avec ses maux institutionnels, les défis démographiques, sociaux, climatiques et géopolitiques restent bien présents sur l’archipel. En cas d’échec des négociations pour définir le nouveau statut du Caillou, les prochaines élections provinciales seront un tournant avec le risque d’une radicalisation de chaque camp et le retour de la violence. D’ici là, l’impasse reste entière.

[1] Union nationale pour l’indépendance

[2] Front de libération nationale kanak socialiste

La Guerre Froide, un obstacle aux victoires sociales ?

Manifestation étudiante à Amsterdam dans les années 1970. Domaine public

Dans tous les bords politiques, nombreux sont ceux qui pensent que la menace d’une révolution communiste a rendu possibles les réformes sociales-démocrates du 20e siècle. En réalité, l’environnement hostile de la Guerre Froide a divisé la gauche et exclut les partis communistes du gouvernement. En comparant la Suède, dominée par les sociaux-démocrates, avec la France et l’Italie, où les partis communistes étaient hégémoniques à gauche, l’historien Jonah Birch propose une autre lecture de l’histoire sociale de l’après-guerre. Article publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Pendant une grande partie du vingtième siècle, les combats en faveur de réformes sociales-démocrates, telles que celles établissant des États-providence généreux et des systèmes de négociation collective centralisés, ont eu pour toile de fond le conflit des grandes puissances de la Guerre Froide. Cela a souvent influé sur les interprétations des acquis sociaux obtenus au cours de ces années. Quand on repense à la vague de réformes introduites à cette époque, au cours de laquelle les gouvernements ont érigé des États-providence fondés sur la redistribution dans la plupart des pays du Nord, un argument revient souvent : ce qui distingue cette période de la nôtre, c’est l’absence actuelle de toute menace existentielle d’une révolution, menée alors par une Union soviétique puissante et des partis communistes gouvernant un tiers de la population mondiale. 

Que la menace du communisme ait rendu possibles les réformes sociales-démocrates est un point de vue largement partagé par l’ensemble du spectre politique. Dans son récent ouvrage sur l’après-guerre, The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era, l’historien américain Gary Gerstle soutient que la peur du communisme a été à la base de l’État-providence d’après-guerre. Ces angoisses, affirme Gerstle, “ont rendu possible le compromis de classe entre le capital et le travail qui a sous-tendu l’ordre issu du New Deal.”

Selon Gerstle, ce fut le cas non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toute l’Europe au cours des décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, la reconstruction économique financée par les Américains, notamment grâce au plan Marshall, a ravivé les économies ravagées par la guerre. Ce qui a motivé ces mesures n’était pas de la bienveillance mais la crainte d’une prise de pouvoir communiste imminente, justifiée par des événements tels que la guerre civile grecque (qui opposa la monarchie aux communistes, entre 1946 et 1949, ndlr), la poussée du communisme italien et les élections parlementaires françaises de novembre 1946, au cours desquelles l’énorme Parti communiste français (PCF) a terminé avec le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, remportant plus de 28 % des voix et rejoignant le gouvernement de coalition qui en a résulté. 

Bien que ce récit soit convaincant, il ignore le rôle de la lutte des classes au niveau national dans la création des États-providence et la manière dont le climat anticommuniste de la Guerre Froide a handicapé les politiques de gauche.

La gauche à l’écart du pouvoir

Pour la gauche, les gouvernements d’après-guerre ont introduit ou continué à soutenir toute une gamme de réformes égalitaires, allant de généreuses prestations d’assurance sociale contre le chômage aux soins de santé universels, juste pour répondre à la menace communiste. Cette idée est séduisante pour trois raisons principales. 

Premièrement, cette thèse prolonge à l’échelle internationale le récit américain traditionnel affirmant que la Guerre Froide aurait eu des conséquences positives, notamment en matière de droits civiques. Selon les défenseurs de cette position, ces progrès ont été encouragés par la crainte de paraître moins démocratique ou progressiste que les pays du bloc communiste. 

Deuxièmement, elle sape l’affirmation selon laquelle les sociétés capitalistes étaient principalement responsables des droits sociaux et des niveaux de vie qu’elles offraient à leurs citoyens en insistant sur le fait que les pressions géopolitiques leur ont forcé la main.

Enfin, elle renforce la réputation de la gauche, même dans les pays où elle ne détenait pas le pouvoir, en suggérant que la simple présence d’une alternative communiste – que ce soit sous la forme de partis communistes nationaux ou de l’Union soviétique au niveau international – était suffisante pour façonner la politique dans les années d’après-guerre. D’après cet argument, même sans s’emparer des leviers du pouvoir d’État, la gauche était toujours capable d’orienter la politique dans la direction qu’elle souhaitait.

A y regarder de plus près, ces arguments souffrent de défauts majeurs. Ils reflètent une compréhension étroite et superficielle de la lutte des classes et de son influence sur la politique des démocraties capitalistes. Il surestiment également le rôle progressiste de l’URSS et du bloc de l’Est dans la politique occidentale, et ne fournissent aucune explication plausible quant au moment précis et à la dynamique de l’augmentation des dépenses sociales ou de la diminution des inégalités en Occident. Vu d’un œil objectif, les arguments en faveur de la Guerre Froide comme moteur essentiel du réformisme d’après-guerre sont faibles.

C’est en effet dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts. À l’inverse, là où les pressions de la Guerre Froide ont été le plus durement ressenties – non seulement dans les pays qui ont subi des dictatures de droite après la Seconde Guerre mondiale comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, mais aussi dans les démocraties capitalistes comme l’Italie et la France – les élites ont exclu les travailleurs et la gauche du pouvoir, les réformes en faveur des travailleurs ont été plus lentes à venir et la croissance de l’État-providence a nécessité un conflit beaucoup plus soutenu avec les entreprises. Dans ces pays, les gouvernements ont tissé des liens étroits avec les puissants capitalistes, tandis que les relations avec les syndicats et la gauche étaient souvent hostiles et contrariées.

C’est dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts.

La peur de la révolution communiste, loin de rendre les élites occidentales plus disposées au compromis, les a endurcies. En Allemagne de l’Ouest, sous protectorat américain, les tensions avec l’Est ont conduit à l’interdiction du parti communiste (KPD) en 1953 et à miner les efforts de dénazification en employant d’anciens fascistes au sein de son système judiciaire et de sa fonction publique.

En règle générale, là où le communisme représentait la menace la plus directe pour les intérêts géopolitiques des démocraties capitalistes, l’hostilité à la coopération avec la gauche est devenue la norme. Les progrès réalisés dans ce contexte se sont produits en dépit, et non à cause, des conflits entre grandes puissances. La clé pour comprendre comment et pourquoi les acquis sociaux-démocrates ont pu être réalisés se situe au niveau de la lutte des classes au sein même des nations, sur les lieux de travail et dans les urnes.

C’est à ces échelles que, dans leurs pays respectifs, les militants de gauche ont utilisé les niveaux incroyablement élevés de croissance économique et de productivité de l’après-guerre pour créer un compromis de classe qui s’est avéré relativement résistant, précisément parce qu’il acceptait les relations de propriété capitalistes. Ces partis ont réussi à construire des institutions qui ont érodé le pouvoir des capitalistes et renforcé la capacité des travailleurs à mener la lutte des classes.

La gauche et l’État-providence

L’histoire de l’apogée d’après-guerre de la social-démocratie ne correspond pas à celle de ses premières années ou de sa pré-histoire. En ces temps, les mouvements socialistes existant au sein de régimes fragiles et souvent non démocratiques représentaient une menace existentielle pour les institutions prémodernes. La poussée du mouvement socialiste allemand à partir des années 1870 – qui s’est manifestée par la croissance du puissant parti social-démocrate allemand (SPD) – a ainsi conduit le chancelier impérial ultraconservateur Otto von Bismarck à introduire une série de programmes de protection sociale, tels que les pensions de vieillesse, afin d’écarter la menace d’une révolution. 

Dans un registre similaire, en Grande-Bretagne, la force croissante du mouvement ouvrier et la montée en puissance du Parti travailliste ont poussé les Libéraux à introduire le People’s Budget en 1909 qui comprenait de nouvelles taxes pour financer les programmes de protection sociale. En France, le pouvoir de la gauche socialiste, fracturée mais toujours puissante, a forcé les gouvernements de coalition de centre-gauche à adopter d’importantes réformes du travail, telles que de nouvelles limites sur la durée du temps de travail des employés en 1900 et 1919. 

Partout en Europe, la montée en puissance de gouvernements socialistes élus, ou de coalitions dirigées par la gauche dans l’entre-deux-guerres, ont donné lieu à des mesures de plus grande envergure. Bien que la Grande Dépression ait principalement entraîné la montée de courants réactionnaires et du fascisme, le gouvernement français du Front populaire dirigé par Léon Blum et les sociaux-démocrates suédois, qui ont pris le pouvoir pour la première fois en 1932 et y sont ensuite restés sans interruption pendant quarante-quatre ans, ont établi des réformes majeures. L’accord de Saltsjöbaden, conclu en 1938 par les sociaux-démocrates, a par exemple obligé les employeurs du pays scandinave à reconnaître les syndicats et à s’engager dans des négociations collectives régulières. Cet accord allait devenir un modèle pour le « compromis » d’après-guerre entre capitalistes et travailleurs en Europe du Nord.

Pour beaucoup, la concurrence entre l’URSS et les Etats-Unis explique la poursuite de ces avancées social-démocrates après la guerre. Selon eux, au cours de cette période, l’impact de la gauche a été renforcé par les pressions de la Guerre Froide. Ceci, cependant, repose sur une mauvaise analogie.

Si les dépenses sociales (mesurées en pourcentage du PIB ou de la production économique totale) ont certes fortement augmenté dans la plupart des pays développés pendant l’après-guerre, des différences nettes apparaissent. Dans les pays d’Europe occidentale où les partis communistes étaient les plus forts après la Seconde Guerre mondiale, comme la France et l’Italie, les inégalités sont restées relativement élevées. Les États-providence y étaient moins égalitaires et les travailleurs bénéficiaient de bien moins de protections que leurs homologues d’Europe du Nord.

Lorsque des progrès ont été réalisés dans ces pays, ils ont généralement été le résultat d’intenses luttes de classe pour obtenir des améliorations de salaires et de protections sociales. Ainsi, les inégalités des revenus ont augmenté en France et en Italie au cours des années 1950, et sont restées à des niveaux comparables à ceux des États-Unis (ou, dans le cas de l’Italie, encore plus élevés) jusqu’à la fin des années 1960.

L’âge d’or de la social-démocratie

Si les racines des États-providence européens remontent au XIXe siècle, l’ère majeure d’expansion de la protection sociale après la Seconde Guerre mondiale ne peut être comprise qu’à la lumière d’une combinaison de croissance économique rapide et de démocratisation qui ont marqué la période d’après-guerre. Dans le contexte de ce boom économique de plusieurs décennies qui a débuté dans les années 1950, la puissance des syndicats et la hausse générale de la productivité du travail ont facilité une expansion massive de la protection sociale. Lorsque le ralentissement de la prospérité d’après-guerre au début des années 1970 a entraîné une hausse du chômage, les gouvernements sociaux-démocrates ont réagi en augmentant les dépenses sociales. En conséquence, les pays capitalistes développés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont vu leurs dépenses publiques moyennes de protection sociale, mesurées en pourcentage du PIB, passer d’environ 8 % en 1960 à 15,6 % en 1980, puis à 19,2 % en 2007, à la veille de la crise financière de 2008.

La toile de fond de ces avancées était la situation historiquement sans précédent créée par la fin de la guerre. Après une brève période de quasi-effondrement, la plupart des économies d’Europe occidentale ont connu une croissance d’une incroyable rapidité dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au niveau régional, la croissance du PIB de l’Europe de l’Ouest a atteint en moyenne 4,6 % par an entre 1950 et 1973. L’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France ont bénéficié des taux de croissance parmi les plus élevés du continent. En Italie et en Allemagne, cette période est qualifiée de « miracle économique ». 

Dans ces nations, les taux de croissance élevés reposaient sur des taux d’investissement constants et des niveaux élevés de compétitivité économique. Les augmentations annuelles de tous les indicateurs économiques clés ont été substantielles au cours des années 50 et 60 : en Allemagne de l’Ouest, par exemple, la production a augmenté de 4,5 % par an en moyenne, la productivité du travail de 4,6 % et les salaires réels de 5,7 %.

Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre.

Sur le plan politique, la défaite du fascisme et le retour de gouvernements démocratiques en Europe occidentale ont permis aux militants de gauche de sortir des années passées dans la clandestinité ou en exil pour réformer leurs partis et briguer le pouvoir. Le discrédit des élites traditionnelles, compromises par leur association avec le nazisme ou ses alliés locaux, ainsi que les incroyables destructions provoquées par la guerre, ont créé un énorme élan en faveur de réformes diverses. Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre. Après une période de dislocation et de troubles économiques, ils ont pu profiter du début d’un boom économique mondial de plusieurs décennies pour établir l’État providence fondé sur le plein emploi. 

Qu’ils aient fondé des syndicats ou qu’ils aient été fondés par eux, les partis sociaux-démocrates et ouvriers d’Europe occidentale étaient généralement étroitement liés aux organisations syndicales centralisées. Dans certains cas, les partis sociaux-démocrates ont accordé aux syndicats un statut privilégié au sein de leurs structures, par exemple en permettant aux syndicats de voter en bloc unifié au nom de tous leurs membres lors des élections du parti. 

En exerçant leurs fonctions, les sociaux-démocrates ont cherché à plusieurs reprises à construire ou à étendre un soutien institutionnel aux organisations syndicales. Même dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, où les partis chrétiens-démocrates conservateurs (l’Union chrétienne-démocrate [CDU] ou, en Bavière, l’Union chrétienne-sociale [CSU]) ont dominé le gouvernement national pendant la majeure partie de la Guerre Froide, les organisations syndicales ont pu tirer parti de leur position de force pour se forger des rôles institutionnels importants et des mécanismes de protection solides.

Ceux-ci pouvaient prendre la forme de droits légalement garantis pour les syndicats et leurs membres des organisations fortes destinées aux salariés sur leur lieu de travail, comme les comités d’entreprise et les règles de cogestion ; des systèmes de négociation collective vastes et centralisés ; des États-providence qui protégeaient les travailleurs syndiqués des dangers du marché ; et la reconnaissance des syndicats en tant que partenaires sociaux essentiels partageant la responsabilité du fonctionnement efficace des institutions socio-économiques nationales.

Les gouvernements sociaux-démocrates ont institué une variété de réformes favorables aux travailleurs. Là où ils ont été au pouvoir pendant de longues périodes, ils ont créé des États-providence et d’autres institutions économiques qui ont non seulement amélioré la vie professionnelle des salariés, mais aussi renforcé la force organisationnelle du travail.

Le modèle suédois

C’est dans les bastions nord-européens de la social-démocratie que les travailleurs ont réalisé les gains les plus importants au cours de ces années. La stratégie du camp social-démocrate après la Seconde Guerre mondiale y a notamment consisté à institutionnaliser le pouvoir des travailleurs par le biais de systèmes de négociation collective centralisés et de programmes sociaux publics universels. Au début des années 1960, le modèle suédois était considéré comme l’exemple ultime de réussite sociale-démocrate. L’État-providence suédois allait devenir célèbre non seulement pour ses généreux programmes de protection sociale – pensions de vieillesse, assurance chômage, indemnités en cas d’accident du travail et de maladie – mais aussi pour son caractère « universel », axé sur les services sociaux.

La Suède est un cas particulièrement intéressant, car elle a constamment assuré la répartition des revenus la plus égalitaire d’Europe occidentale – non seulement grâce à son vaste et généreux État-providence, mais aussi grâce aux stratégies macroéconomiques employées par le parti social-démocrate suédois (SAP) pour façonner les modèles d’investissement dans l’économie suédoise pendant l’ « âge d’or » d’après-guerre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le SAP ne s’est guère appuyé sur la propriété publique de l’appareil de production. La France gaulliste a ainsi nationalisé une part bien plus importante de son économie que ne l’ont fait les Suédois, du moins jusqu’à l’apparition de difficultés économiques dans les années 1970. Entre 1976 et 1979, confrontés à une situation économique difficile, les conservateurs suédois, revenus au pouvoir, ont alors entrepris plus de nationalisations au cours en trois ans que les sociaux-démocrates durant les 44 années précédentes.

Plutôt que de recourir à la régie d’État, le « modèle Rehn-Meidner », du nom des deux économistes (Gösta Rehn et Rudolf Meidner) qui l’ont conçu, adopté par les sociaux-démocrates au pouvoir en Suède dans les années 1950, utilisait les institutions de négociation collective pour obtenir les résultats souhaités par le biais de négociations entre syndicats et patronat. Plus important encore, les sociaux-démocrates suédois ont poursuivi une stratégie de négociation salariale « solidariste » menée par le biais d’un système de négociations centralisées « au sommet » dans lequel la principale fédération syndicale, la LO, et la principale fédération patronale, la SAF, se sont réunies pour uniformiser les salaires des travailleurs dans la majeure partie de l’économie suédoise.

Affiche du syndicat suédois LO faisant un lien entre la démocratie institutionnelle, la social-démocratie et la démocratie sur les lieux de travail. © Marleen Zachte

Ces accords ont été très efficaces pour faire converger les salaires des travailleurs les mieux et les moins bien payés en réduisant ceux des premiers pour augmenter ceux des seconds. Cela a eu pour effet de faciliter l’organisation et la solidarité de la classe ouvrière dans l’après-guerre, mais aussi, de favoriser les entreprises hautement productives et à forte capitalisation. Celles-ci, alors qu’elles pouvaient payer les très hauts salaires des cadres, ont bénéficié de la baisse des rémunérations chez ces professions. A l’inverse, les entreprises moins efficaces et à forte intensité de main-d’œuvre ont souffert de coûts salariaux élevés.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché. Pendant ce temps, des « politiques actives de gestion du marché du travail », telles que des programmes de formation et de réinsertion, étaient utilisées pour aider les travailleurs victimes de la faillite de leur entreprise à trouver un nouvel emploi.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché.

En échange d’une limitation des salaires au sommet de la distribution des revenus et de garanties au patronat que la propriété privée ne serait pas remise en cause, la classe ouvrière suédoise a obtenu le plein emploi. En juillet 1989, le taux de chômage était encore de 1,3 %, mais il a rapidement augmenté l’année suivante dans le contexte de la crise financière massive qui a frappé la Suède au début des années 1990. Les travailleurs suédois bénéficiaient également de l’État-providence universel le plus généreux d’Europe. Cela a contribué à renforcer le pouvoir organisationnel des travailleurs en compensant le désavantage inhérent des travailleurs par rapport aux entreprises sur le marché du travail. En fournissant des biens et des services essentiels à tous en tant que droit social, indépendamment des moyens de chacun, l’État- providence suédois a réduit la menace du chômage et a ainsi facilité la mobilisation des salariés sur leur lieu de travail.

Les communistes, les syndicats et l’État

La présence de partis de masse à gauche était donc clairement une condition préalable à la croissance de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les pays où les plus éminentes de ces organisations étaient des partis communistes, les inégalités ont été plus importantes, le développement de l’État-providence plus tardif et les disputes idéologiques entre les représentants de la classe ouvrière ont entraîné une division du mouvement ouvrier. L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique. C’était bien sûr le résultat du climat de la Guerre Froide : les nombreuses convictions des partis communistes – comme l’opposition à l’OTAN – étaient un critère de radiation de la bonne société.

En France et en Italie, qui comptaient de loin les partis communistes les plus forts de toutes les démocraties occidentales durant l’après-guerre, les victoires politiques de la gauche ont été moins importantes que dans les pays où les partis communistes étaient moins puissants. En Italie, où les communistes et les socialistes étaient alliés après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste italien (PCI) était la force dominante. Le PCI a atteint sa force maximale en 1953, lorsqu’il a revendiqué plus de deux millions de membres et remporté 22,3 % des voix aux élections parlementaires.

L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique.

De son côté, le Parti communiste français remportait régulièrement entre 20 et 25 % des voix aux élections nationales et dominait le mouvement ouvrier grâce à ses liens avec la Confédération générale du travail (CGT). Bien qu’exclu du pouvoir au niveau national après 1947, le parti dirigeait, au niveau local, une bonne part des plus grandes villes de France. Même à la fin des années 1970, il contrôlait encore un tiers de toutes les municipalités de plus de trente mille habitants.

Certes, l’énorme influence de la gauche française dominée par le PCF a effectivement contraint les gouvernements de droite du pays à mettre en œuvre des réformes pendant l’après-guerre. Mais, durant cette période, les inégalités étaient élevées par rapport au reste de l’Europe et les droits des travailleurs étaient fortement restreints.

Dans les syndicats marqués par une forte présence communiste, la division syndicale a souvent empêché les travailleurs de réaliser des avancées significatives. Les forces politiques concurrentes, peu disposées à accepter la direction communiste, se sont en effet rapidement séparées pour former leurs propres syndicats. Encouragés par les États-Unis et les élites locales hostiles à l’URSS et au communisme, les dirigeants syndicaux non communistes ont construit des fédérations syndicales concurrentes sur une base explicitement idéologique.

En conséquence, les mouvements ouvriers français et italiens se sont fracturés le long de lignes politiques pour devenir des groupes mutuellement antagonistes, chacun étant étroitement lié à un parti politique ou à un courant politique distinct, comme celui avec l’Église catholique par exemple. Il en résulte des décennies de compétition sans fin entre les organisations syndicales, prenant principalement la forme de conflits opposant les fédérations syndicales communistes, socialistes et catholiques. Ainsi, le mouvement ouvrier français d’après-guerre s’est fracturé en trois grands courants. L’organisation la plus importante était la CGT dirigée par les communistes, suivie par la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, qui s’est séparée en 1964, entraînant la création de la Confédération Française Démocratique du Travail, ou CFDT, réformiste et socialiste), et Force Ouvrière (FO), traditionnellement « apolitique » (mais issue d’une scission de la CGT pilotée par la CIA, ndlr). En Italie, en 1950, les syndicats étaient déjà divisés, de manière parallèle, entre une fédération dirigée par le PCI, la Confédération générale italienne du travail (CGIL), et l’Union italienne du travail (UIL), plus orientée vers la social-démocratie, ainsi que la Confédération italienne catholique des syndicats (CISL).

Cette dynamique concurrentielle était renforcée par des systèmes de relations industrielles dans lesquels la représentation des travailleurs était divisée non seulement entre, mais aussi au sein des secteurs, des industries et des lieux de travail individuels. Les employés des entreprises italiennes et françaises pouvaient être couverts par un contrat négocié par un syndicat sans adhérer à celui-ci, et il n’existait aucun mécanisme institutionnel permettant à un syndicat unique d’obtenir une autorité légale exclusive sur un groupe de travailleurs. En d’autres termes, aucun des deux pays ne connaissait le système de « monopole d’embauche ». 

Au lieu de cela, de multiples syndicats divisés sur la base de leurs engagements politiques et idéologiques étaient actifs sur chaque lieu de travail – ils se battaient pour obtenir une influence dans l’atelier et un pouvoir organisationnel qui se manifestait par exemple lors des élections aux comités d’entreprise et aux comités d’usine.

La France est un bon exemple de ce à quoi ressemblait cette situation dans la pratique. L’État d’après-guerre construit par le général de Gaulle et ses alliés a été confronté à un mouvement ouvrier militant, mais fracturé, dominé par la CGT d’obédience communiste. Les taux de grève étaient élevés, surtout dans les industries manufacturières où la CGT était la plus forte.

La peur du communisme a motivé de Gaulle à développer un État-providence qui lie étroitement la plupart des avantages à l’emploi. Mais elle a également conduit le gouvernement français à s’engager dans une répression violente de la gauche, notamment le massacre de la station de métro Charonne en février 1962, où neuf participant présents à une manifestation dirigée par les communistes contre la guerre d’Algérie et l’extrême droite ont été assassinés par la police française.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats. L’historien John Keeler note que les « responsables gaullistes hésitaient à renforcer un mouvement syndical dominé par un syndicat communiste », la CGT. Cela a eu des implications importantes pour la négociation collective, puisque « l’absence de consensus politique entre les syndicats et l’État était le facteur le plus fondamental limitant le pouvoir des syndicats ». 

Plutôt que d’offrir des concessions aux travailleurs, l’État gaulliste a cherché à réduire l’influence et l’autonomie des syndicats. En 1959, le gouvernement français a créé la « promotion collective », un système de subventions aux syndicats en échange de leur coopération dans les efforts d’éducation et de planification. En l’absence de toute autre source de financement, les syndicats sont rapidement devenus dépendants du financement gouvernemental pour leur survie. Sans surprise, l’État a fini par discriminer systématiquement la CGT lors de la distribution de ces fonds, alors qu’il était le plus grand syndicat de France. Ainsi, la Confédération s’est vu accorder entre un quart et un huitième des fonds que ses rivaux recevaient dans les années précédant 1968. L’une des conséquences de cette exclusion du pouvoir est que les syndicats français n’ont pas pu développer l’expérience de gestion du capitalisme acquise par d’autres syndicats sociaux-démocrates opérant dans des climats moins hostiles.

Plus tard, les bouleversements de mai 1968 en France et l’« automne chaud » de 1969 en Italie ont entraîné une nouvelle vague de réformes qui ont contribué à une nouvelle baisse des inégalités. En Italie, ces réformes comprenaient notamment un nouvel accord sur l’indexation des salaires sur l’inflation. En France, elles se traduirent par d’importantes augmentations des salaires et des prestations sociales. Dans les deux pays, les militants ouvriers des partis communistes et des syndicats dirigés par des communistes ont joué un rôle de premier plan dans ces luttes. Mais les syndicats n’ont jamais pu forger le type d’institutions qui ont caractérisé la social-démocratie de l’« âge d’or » en Europe du Nord.

La leçon est claire : les succès des gouvernements sociaux-démocrates reposaient sur leur capacité à institutionnaliser leurs revendications en s’incorporant aux États capitalistes. Là où les communistes dominaient la gauche et le mouvement ouvrier, les entreprises et les gouvernements étaient moins disposés à faire des compromis. Dans un climat politique où les taux élevés de croissance économique offraient des possibilités de réduction des inégalités aux partis disposés à travailler dans les limites des démocraties capitalistes, la gauche communiste a donc eu moins de succès que ses homologues sociaux-démocrates.

Désormais, le vent a clairement tourné et l’ensemble unique de circonstances qui a défini l’après-guerre ne reviendra pas. Quarante ans de désorganisation de la classe ouvrière, d’arrangements politiques et de déclin économique ont sapé les fondements sociaux de l’accord d’après-guerre. En fin de compte, la gauche devra trouver d’autres voies pour construire le type de société auquel nous aspirons. Néanmoins, alors qu’elle tente de tracer cette nouvelle voie, la gauche doit être claire sur son histoire et analyser finement ce qui lui a permis, et ce qui l’a entravé, à concevoir une société plus juste.

Les préfets sommés de rentrer dans le rang

Préfecture des Yvelines à Versailles. © Velvet

La polémique autour du limogeage de la préfète d’Indre-et-Loire n’est que la face émergée de l’iceberg. Depuis le début du deuxième mandat Macron, les préfets, garants de la continuité de l’Etat, sont de plus en plus nommés selon des critères politiques. Rotation massive, notation, sélection de profils plus politiques, fin du concours : différents signaux témoignent d’une reprise en main de la fonction préfectorale. Au risque de menacer l’immuable neutralité de l’État.

Une préfète doit-elle choisir entre le respect de l’Etat de droit et la volonté des élus locaux ? C’est le dilemme qui a coûté sa place à Marie Lajus. La préfère d’Indre-et-Loire a en effet été relevée de ses fonctions et non uniquement mutée comme cela est traditionnellement le cas. Selon le Canard enchaîné, cette décision est la conséquence directe de l’insatisfaction d’élus locaux de droite, mécontents de plusieurs décisions de la préfète. Fait inédit dans la Ve République, cette dernière a fait l’objet d’une pétition de soutien d’élus, y compris de son précédent département. Comment interpréter une telle décision ?

La préfète semble avoir payé principalement son refus de céder aux exigences du maire de Reugny – près de Tours – et de l’entrepreneur Xavier Aubry. Ces derniers souhaitaient construire un bâtiment futuriste hébergeant un incubateur de start-ups en rasant partiellement un bois sur le domaine d’un site classé. Atteinte à l’environnement, menace d’un bâtiment historique : tous les ingrédients étaient réunis pour un tel refus. Las, la pression des élus locaux classés à droite a eu raison de son affectation. Outre l’appétence des macronistes pour la start-up nation, la volonté de Renaissance d’attirer des élus issus de la droite traditionnelle pour renforcer ses assises locales a sans doute également joué. Enfin, bien qu’il affirme qu’il ne s’agit pas d’une décision politique, le ministre de l’Intérieur apparaît comme l’un des candidats à la succession d’Emmanuel Macron en 2027, et est donc soucieux de s’attirer les faveurs et les précieuses signatures des élus locaux.

Le relèvement de la préfète d’Indre-et-Loire est symptomatique d’une reprise en main politique du corps préfectoral, un symbole de notre histoire administrative.

Cet épisode est symptomatique d’un mouvement plus large dans l’administration préfectorale. Observé sur l’ensemble du territoire, il traduit une reprise en main politique de cette fonction qui, depuis sa création par Napoléon en 1800, relève tout à la fois d’une dimension administrative et politique. À l’époque, le préfet dispose de pouvoirs étendus de sorte à accompagne le déploiement du nouveau régime sur tout le territoire. Depuis, en représentant de l’État dans chaque département, le préfet est à la fois la courroie de transmission de l’action gouvernementale et le garant du bon fonctionnement de l’administration. Aussi, il s’agit du seul fonctionnaire dont les missions sont définies dans la Constitution.

La fin de la spécificité de la préfectorale

Rompant avec cette longue tradition, le pouvoir actuel a décidé de mettre fin à la spécificité de la fonction préfectorale. Depuis le 1er janvier 2023, cette fonction n’est plus l’apanage des seules personnes disposant de ce statut, et nommées en conseil des ministres. En l’espèce, les effectifs de la fonction préfectorale avaient déjà diminué ces dernières années. Par ailleurs, les fonctionnaires ne pourront plus à terme plus occuper une fonction préfectorale plus de 9 ans, afin d’encourager le renouvellement des préfets. Des changements qui s’inscrivent dans une réforme plus large de la haute fonction publique, qui a notamment abouti à la suppression de l’ENA et de certains « grand corps », non sans susciter des oppositions, comme cela a récemment été le cas lors d’une grève rarissime au Quai d’Orsay.

Derrière le symbole – la mise en cause d’un corps constitué – et le souhait d’ouverture, des menaces se drapent. D’abord, cette réforme risque d’entraîner une perte de compétence des futurs préfets si le gouvernement sélectionne des profils peu rompus aux logiques de fonctionnement de l’Etat. Or, cette fonction revêt à la fois une dimension technique et de gestion politique forte, raison pour laquelle un concours spécifique était nécessaire pour l’exercer. De plus, la fin de l’esprit de corps et de la garantie d’être nommé quelque part conduit à une dépendance totale des préfets à l’égard du pouvoir, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici. Les préfets seront moins des traits d’union entre les départements et le pouvoir central, mais plutôt des agents d’exécution. Enfin, tenus par le besoin de quitter leur fonction au terme des neuf ans, ils seront incités à servir le pouvoir pour préparer leur reconversion. Là où jusqu’à présent, des préfets « indépendants » prenaient uniquement le risque d’une mauvaise affectation, dans un département jugé moins prestigieux.

Suppression de leur spécificité, notation, rotation : les préfets sont affaiblis par les réformes et leur neutralité gravement menacée.

Cette reprise en main de la fonction préfectorale la fait donc basculer vers son pan le plus politique. En 2021, le gouvernement Castex avait déjà annoncé une refonte de l’évaluation des préfets. Leur notation reposera désormais sur la bonne mise en œuvre de réformes incontournables du gouvernement, telles que le plan France Relance. Ce système rend les préfets personnellement responsables de la réussite de la politique du gouvernement, sans prise en compte des moyens alloués. En outre, il traduit une défiance inédite à l’égard de la loyauté de ce corps de hauts fonctionnaires. Les résultats de cette évaluation ne sont en revanche pas publics.

Peut-être une conséquence de ce système, environ la moitié des préfets (47) a changé d’affectation depuis le 1er janvier 2022. Un mouvement de rotation inédit en l’absence d’alternance politique à l’Elysée ou à l’Assemblée nationale. Les nominations atteignent même les deux tiers du corps depuis 2021. Ceci signifie que les fonctionnaires en place ont eu peu de temps pour se familiariser avec leur territoire et se forger une légitimité propre, ce qui les rend encore plus dépendants du gouvernement en place.

Une fonction administrative de plus en plus politique

Certes, les profils choisis ont toujours reflété une certaine orientation politique. Par le passé, les préfets se repartissaient entre fonctionnaires plutôt marqués à droite ou plutôt classés à gauche. En fonction de leur passage dans les cabinets ministériels et de l’historique de leur promotion, une certaine tendance pouvait en effet être définie. Toutefois, la tradition voulait que, issus de la haute administration, ils préservent à l’extérieur leur neutralité. Ce principe a volé en éclat.

Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un secrétaire d’État a ainsi retrouvé un poste de préfet. Cette illustration des passerelles entre monde politique et fonction préfectorale constitue un fait sans précédent, traduisant une politisation croissante de la fonction. De récentes nominations ont également entraîné des polémiques, comme celle de Marc Guillaume, ancien secrétaire général du gouvernement devenu préfet de Paris et celle de Régine Engström, préfète du Loiret, visée par une enquête pour prise illégale d’intérêts. L’apparent volonté d’ouverture et de modernisation de la fonction publique bénéficie donc en premier lieu à des proches du pouvoir.

Cette révision s’accompagne de nominations plus politiques. Les préfets doivent-ils servir l’intérêt général ou celui du pouvoir en place?

Si l’essentiel des contingents préfectoraux sont toujours issus de l’ENA (au moins 57 préfets), le souhait d’affaiblir la haute fonction publique, décrite par Emmanuel Macron comme l’incarnation d’un « État profond » ne doit duper personne. Derrière des accents populistes, il s’agit de resserrer le contrôle sur un rouage essentiel de la machine étatique. On rappellera ici que les préfets sont notamment en charge du maintien de l’ordre, devenu stratégique depuis les gilets jaunes. Cette mise en cause du principe de neutralité de l’administration vise donc à la fois une certaine mise au pas de l’Etat déconcentré et la satisfaction des intérêts politiques locaux.

Les préfets sont-ils en sursis ? Ceux que l’on a connu peut-être. Outre les conséquences potentielles sur la répression des mouvements sociaux, le choix de les transformer en agents du pouvoir présentent d’autres inconvénients. Tout d’abord, la dépendance au pouvoir central et la volonté de satisfaire tel ou tel élu local ouvre la porte à toutes sortes de pratiques à la limite de la légalité, comme le rappelle le cas de Marie Lajus. Cette politisation se traduit aussi par une judiciarisation des relations avec les élus locaux, qui s’observe notamment vis-à-vis des mairies marquées à gauche, comme celles de Poitiers ou de Strasbourg, dirigées par EELV. Enfin, l’indépendance des préfets permettait au pouvoir d’avoir une mesure fiable de l’état d’esprit dans les territoires. Les rapports préfectoraux, si précieux pour l’analyse historique, risquent de devenir de moins en moins objectifs, afin de flatter le pouvoir en vue d’une future promotion. In fine, cette évolution pourrait donc entraîner la renaissance d’un esprit de cour, à l’inverse du principe républicain en place depuis des décennies.