Freud et le socialisme : une histoire méconnue – Entretien avec Florent Gabarron-Garcia

Sigmund Freud

À l’occasion de la publication de son livre Histoire populaire de la psychanalyse, nous avons rencontré Florent Gabarron-Garcia. Maître de conférences à Paris 8 au département de sciences de l’éducation où il enseigne la psychanalyse, membre de la revue Chimères, formé à la clinique de la Borde, sa pratique analytique s’entrelace à la théorie critique. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son livre qui lève le voile sur une partie oubliée de l’histoire de la psychanalyse et qui permet ainsi d’envisager une psychanalyse impliquée, au service des plus démunis, à rebours de la pratique institutionnelle dominante à l’œuvre aujourd’hui. Entretien réalisé par Julien Trevisan et Simon Woillet.

LVSL – Dans votre dernier livre Histoire populaire de la psychanalyse, on apprend que Freud était favorable à la révolution russe à ses débuts. Comment expliquer cette prise de position ?

Florent Gabarron-Garcia – L’image spontanée que l’on a de Freud c’est plutôt celle d’un « Freud-au-cigare ». Avec son veston, avec son regard qui vous fixe, ses yeux noirs plantés et un peu grimaçants, de grands bourgeois, plutôt conservateur. Dans mon livre, c’est une autre image qui apparaît. Freud est très engagé politiquement dans les années 20, puisqu’il soutient Victor Adler qui est le fondateur de la seconde internationale et qu’il participe à une campagne du parti socialiste viennois qui fait scandale à l’époque puisqu’il s’agit de distribuer des layettes aux bébés des familles de chômeurs. Freud est inscrit à cette campagne. Cette image-là, elle manque dans l’historiographie traditionnelle, qui insiste toujours sur son supposé conservatisme raisonnable. Ce sont des faits historiques méconnus, oubliés, refoulés et qui manquent en fait au tableau du parcours freudien.

Freud en 1926

LVSL – Quels ont été les acquis sur le plan clinique et sur le plan de l’éducation sexuelle des révolutions d’Europe de l’Est et de la révolution russe ? Ont-ils été durables ?

Florent Gabarron-Garcia – Ce que je déploie dans le livre, c’est que les mouvements analytiques ne sont pas des avant-gardes, c’est l’Europe entière qui regarde vers l’Est puisque là-bas il s’ouvre la révolution et dans l’idée des acteurs de l’époque c’est une révolution mondiale. Cela va être le cas aussi en Hongrie puisqu’après la révolution des conseils, l’empire austro-hongrois s’effondre et Freud, comme ses collègues, est pris là-dedans. Les Russes initient un tas de réformes, notamment sexuelles, et pas seulement politiques. Pour l’émancipation et les droits des femmes, pour la socialisation du travail domestique… c’est l’une des premières fois de l’histoire mondiale où une femme est nommée à la tête d’un ministère : Alexandra Kollontaï !

Le psychanalyste viennois regarde tout cela avec un grand intérêt. Sur la question des femmes, ce qu’il avait remarqué très tôt c’est que le refoulement sexuel produit de la crainte de penser, de l’inhibition de penser. D’où l’enjeu pointé très tôt par son collègue psychanalyste hongrois Sandor Ferenczi dans son article sur la psychanalyse et la pédagogie, de changer les conditions de l’éducation. C’est un des buts affichés en Russie révolutionnaire puisqu’il s’agit de faire un homme nouveau et donc une femme nouvelle aussi. Et donc les mouvements féministes sont intéressés à la psychanalyse et à ce qu’elle dévoile sur le développement psychique humain. Qu’est-ce qui fait que les femmes n’ont jamais de responsabilités au pouvoir politiquement ? La thèse misogyne de l’époque, c’est qu’il s’agit d’une affaire de constitution, de formation du cerveau : c’est la nature. Freud est très clair sur ce point, il soutient dans plusieurs de ses livres, au début du XXème siècle, qu’il n’y a pas de nature anthropologique ni pour les sexes, ni pour les peuples et donc l’enjeu pédagogique est pour lui essentiel, c’est même un enjeu civilisationnel. C’est son expérience psychanalytique qui le lui enseigne. Il faut rappeler que les patients de Freud sont d’abord des patientes. Ce sont elles qui ont les symptômes les plus forts. Donc oui, il y a un rapport entre leurs souffrances d’adultes et le type d’éducation qu’elles ont reçue petite fille, éducation qui visait à les préparer à la dépendance et à la domination masculine par le biais du mariage. C’est cette répression spécifique qui explique pourquoi elles ont des symptômes terribles comme des paralysies de bras, des épilepsies, des inhibitions à penser. Cela n’est pas du tout dû à leur constitution biologique, mais d’abord à leur condition d’éducation.

LVSL – Quel statut accorder selon vous, à l’aune de vos découvertes, sur la thèse du fameux « pessimisme politique » freudien de l’historiographie officielle ?

F G-G – Bien que je ne sois pas historien de formation, au départ de ce travail, il y a d’abord le constat des manques criants de l’historiographie dominante. Le récit dominant de l’historiographie actuelle consiste à poser le pessimiste anthropologique comme l’alpha et l’oméga de la doctrine freudienne. En conséquence de quoi, il ne faudrait pas se faire d’illusion sur la possibilité de réforme politique car l’analyste sait que, selon la formule consacrée, il y a une « irréductible agressivité » qui est constitutive de la pulsion et qui fait que toutes les réformes sociales seraient appelées à échouer. Cette thèse semble effectivement présente et insistante dans Le malaise dans la civilisation qui date de 1929. C’est un livre dans lequel Freud procède à la généralisation de la pulsion de mort à l’ensemble du social, ce qui est un geste très fort. Dans le même temps l’historiographie dominante du champ analytique rapporte ce geste  à une certaine lucidité de la part de Freud par rapport à la guerre qui est à venir. Effectivement, quatre ans plus tard Hitler accède au pouvoir. On fait donc de cette thèse une marque de son réalisme politique et on en infère qu’elle doit inciter tout psychanalyste à une forme de distance et de méfiance permanente à l’égard de toute tentative de transformation politique des systèmes actuels. 

Cette exégèse très particulière, qui consiste à lire tout Freud à partir du dernier Freud, autrement dit à partir de 1929, ignore complètement les conditions géopolitiques qui vont faire infléchir Freud dans cette direction pessimiste.  Elle refoule l’enjeu de la pratique analytique et de ses conditions sociales d’exercice spécifiques suivant les séquences historiques qui lui sont propres. Par exemple, elle refoule la figure de l’analyste engagé comme sa pratique concrète impliquée qui a pourtant prédominé lors de la séquence antérieure des années 20, où comme le rappelle l’historienne Elizabeth Danto, l’analyste se préoccupait explicitement de la question de la justice sociale.

« Toute l’implication politique des analystes quand elle était assumée publiquement, disparaît purement et simplement des manuels sur l’histoire de la discipline.  »

À partir de l’appel de Freud lui même dans son discours de Budapest de 1918 les analystes vont créer des policliniques gratuites de l’est à l’ouest à l’adresse des plus démunis qui vont connaître un grand succès. Ce choix politique s’inscrit jusque dans l’orthographe choisie : ils écrivent policlinique avec un i en référence à la polis, la vie de la cité : ils joignent donc explicitement clinique et politique. Cet engagement de Freud et des analystes est évidemment lié au contexte géopolitique progressiste et révolutionnaire qui caractérise ces années. C’est à la fois la chute de l’empire russe, la fin de 6 siècles de monarchie de l’empire austro-hongrois et, successivement, trois révolutions qui semble indiquer aux acteurs progressistes qu’une révolution mondiale est en route : la révolution russe, la révolution hongroise, et la révolution allemande. Il faut mesurer ici l’implication des analystes dans ce mouvement de l’Histoire. Hélène Deutsch est proche de Rosa Luxembourg, Simmel préside l’association des médecins socialistes, Ferensczi participe à la révolution en Hongrie, etc… Freud lui-même n’est pas en reste. Il soutient Viktor Adler fondateur de la seconde internationale, il participe à la campagne du parti socialiste que j’ai évoqué, il se sert de la monnaie alternative mis en place par la municipalité rouge de Vienne, il encourage Wilhem Reich, etc… On pourrait multiplier les exemples. Or, toute cette histoire qui fait partie de la vie du mouvement analytique, toute l’implication politique des analystes quand elle était assumée publiquement, disparaît purement et simplement des manuels sur l’histoire de la discipline qui circulent à l’intérieur du champ analytique français. 

Il y a ici un décrochage entre l’exégèse contemporaine et la dimension politique concrète de la pratique analytique de ces époques. Or, aujourd’hui on ne met plus suffisamment en rapport les textes avec les contextes politiques promus par Freud lui-même. On opère une lecture rétrospective et fallacieusement téléologique entre le Freud pessimiste des années 30 qui obère le Freud politique des années 20. 

Évidemment ces deux types de lectures ne produisent pas les mêmes effets dans la pratique analytique et c’est cela qu’il faut penser. L’historiographie actuelle, constituée à partir du dernier Freud pessimiste, risque toujours de rater les pratiques des années 1920. Mais cela peut également l’amener à se tromper dans l’exégèse de l’œuvre de Freud. C’est par exemple le cas à propos de L’avenir d’une illusion (1927). Vous le savez, il s’agit du livre juste avant Le malaise et généralement on lit L’avenir d’une illusion à partir du Malaise… 

Ce qui fait qu’on lit mal parce qu’on oublie de restituer la portée concrète du premier chapitre de L’avenir d’une illusion dans lequel il défend la révolution bolchevique, il parle de « grande espérance pour l’humanité ». On peut selon lui, à ce moment, attendre un projet de réformes sociales qui vont modifier le développement humain en profondeur, il a des expressions extrêmement fortes. 

Évidemment, il a nuancé cet enthousiasme par la suite. Mais il ne faut pas occulter qu’à un moment il avait cette position. Cela produit une autre lecture possible et à mon avis plus juste de l’œuvre freudienne telle qu’elle se déploie chronologiquement et donc politiquement. Par ailleurs, cela amène également à reconsidérer la posture de Freud dans les années 30 dont le contexte est celui d’une barbarie qui monte. Si Freud n’a pas toujours été pessimiste, s’il a pu prôner une sorte d’engagement et de faveur envers le socialisme comme pour l’expérience communiste comment expliquer cet infléchissement comme sa critique sans partage du communisme qu’il fera en 29 dans le malaise ? C’est là de nouvelles questions auxquelles il convient de s’affronter. Pris dans cette chronologie, vous le voyez, il n’est plus tout à fait sûr que le pessimisme freudien puisse être interprété comme de la lucidité sur l’avenir sombre qui vient. Non pas parce que Freud se tromperait à propos de la pulsion de mort qui s’exprime dans le champ social : c’est précisément le contraire. Cette reconnaissance de l’expression de la violence et de l’agressivité n’implique pas par elle-même un repli dans un pessimisme anthropologique. On pourrait même penser l’inverse : cette reconnaissance de la pulsion de mort dans l’époque peut être une invitation à poursuivre l’engagement et l’éthique propre aux années 20. Ici il faut remarquer et reconsidérer également la posture de Freud par rapport à ses collègues. La plupart d’entre eux pendant toutes les années 20 ont été très engagés et, pour une part significative d’entre eux, ils vont continuer à l’être dans ces années 30 malgré sa nouvelle orientation.

De ce point de vue-là, il faut aussi réévaluer la manière dont l’historiographie traite de Reich qui bien souvent est un analyste qui est dévalorisé parce qu’à la fin de sa vie il a tout simplement sombré dans le délire. Avec ses discours sur l’Orgone notamment. Mais cette lecture rétrospective et déshumanisante occulte complètement la séquence qui nous intéresse qui est celle des années 30. Reich y reste dans une position éthique qui est tout à son honneur puisque malgré l’adversité et la barbarie qui monte, il reste dans le sillage freudien des années 20 selon lequel l’analyste doit être auprès des plus démunis. Il ne doit pas être neutre et ne peut pas être du côté des dictatures et ne peut pas non plus s’abstenir d’agir. Et donc Reich va critiquer ouvertement et officiellement dans les années 30 (alors même que Hitler arrive au pouvoir) le parti nazi, ce que lui reprochera l’establishement analytique, par l’intermédiaire d’Ernest Jones. Il faut remarquer ici l’orientation pratique nouvelle promue par Freud lui-même. Il s’agit de « sauver la psychanalyse » : celle-ci doit s’adapter et vivre dans les institutions nazies. C’est la raison pour laquelle dans cette séquence c’est l’argument de la « prétendue » neutralité de l’analyste qui est largement promu. Cette nouvelle orientation théorico-pratique sera une catastrophe puisque l’institut de Berlin deviendra plus tard l’institut Goeiring. Reich, Fenichel, Langer, Eidingon (pour ne citer que ces analystes) ne souscrivent absolument pas à cette nouvelle orientation. En réalité, c’est le champ analytique lui-même qui se fracture de l’intérieur. Cette dernière a été jusqu’alors insuffisamment aperçue et étudiée, quand elle n’a tout simplement pas été escamotée. J’essaie donc de retracer dans le livre les parcours de certains de ces analystes qui, s’engageant dans la résistance, essaient de penser analytiquement la situation et les leviers psychiques qui pourraient contribuer à y remédier. C’est éminemment le cas, bien sûr, de Reich qui dans cette séquence pose de nouvelles questions psychanalytiques : comment se fait-il que les masses vont plébisciter Hitler ? Et comment analytiquement penser cela et essayer de produire des contre dispositifs pour que la subjectivation politique ne bascule pas du mauvais bord et que l’intérêt de classe ne soit trahi par l’intérêt libidinal. Reich, du point de vue de l’histoire et de la question que pose l’histoire aux analystes de cette période, est tout à fait décisif. Il faut réévaluer cette séquence à l’aune de ces questions historiques : l’enjeu n’est pas moins théorique que éthique.

Wilhelm Reich en 1943

LVSL – Avec les figures de Wilhelm Reich et de Marie Langer que vous désignez dans votre livre, on découvre l’existence de psychanalystes qui étaient engagés en faveur du communisme. Quelle a été, à l’époque, la réception de leurs écrits, qui allient approche marxiste et approche freudienne, par les marxistes ?

F G-G – Dans les années 20, 30, Reich est extrêmement important. Alors ça aussi ça a disparu dans le récit historique classique, mais la formation des psychanalystes de la troisième génération passe par Reich. Il est reconnu comme un formidable clinicien. Par ailleurs, dans cette séquence, la plupart des analystes sont politisés, comme je l’ai longuement rappelé. La promotion de l’argument de la neutralité de l’analyse vient plus tard. Elle est intimement lié au contexte des années 30 : pas moins de cinq textes paraissent sur ce sujet dans ces années dont un texte de Freud lui-même (la psychanalyse est-elle une conception du monde ?). Donc l’idée contemporaine qui circule dans certains milieux analytiques réactionnaires qui consiste à promouvoir la posture selon laquelle l’analyste doit être neutre, ne doit pas s’occuper de la politique, et qu’autrement son engagement serait le symptôme d’une analyse ratée parce que l’engagement politique serait en réalité un délire de paranoïaque, s’éclaire ici historiquement. La genèse de cet argument est en effet plus que douteuse. 

« Reich postule que la domination politique est possible dans la mesure où l’intérêt libidinal prend le pas sur l’intérêt de classe. »

À rebours de cette “neutralisation” historiographique, Reich est une figure essentielle et c’est la raison pour laquelle dans les années 30, quand on a cherché à le mettre dehors, car il était juif et rouge, ce qui n’était pas conforme à la doctrine nazie, ils n’ont pas pu le faire officiellement, dans l’IPA (International Psychoanalytical Association), dans l’association de Freud. Il était trop important pour que cela se fasse officiellement. Ils l’ont donc fait secrètement. Même Anna Freud, la fille de Freud, dans sa correspondance avec son père, s’interroge en disant qu’ils ne savent pas si l’avenir de la psychanalyse ne sera pas reichien. Reich a une telle importance que ses travaux, son orientation structurent le champ analytique de cette époque et cette importance-là, elle a complètement disparu dans l’historiographie, qui est largement hérité d’Ernest Jones. Comme vous le savez, Jones a fait une grande hagiographie de Freud qui est reprise par la plupart des analystes contemporains, mot pour mot. Ce sont ces représentations-là qui sont dans l’esprit contemporain. Il faut donc remettre l’histoire sur ses jambes. Les faits sont les suivants : Reich est très important à l’époque et on ne peut pas le virer comme ça du milieu analytique.

Il va inventer l’organisation Sexpol pour contrer le basculement des masses dans le fascisme. Je parle de Sexpol car c’est important par rapport à votre question. L’idée de Reich c’est que ce qui permet la domination politique c’est lorsque l’intérêt de classe est trompé. Comment cela est possible ? Ce n’est pas seulement parce que les classes dirigeantes auraient menti. Cela n’est pas d’abord un problème de tromperie ou de communication qui viserait la manipulation. C’est plus profondément (et c’est l’apport de la psychanalyse) parce qu’il y a l’intérêt libidinal qui prend le pas sur l’intérêt de classe. C’est quand la désirance pour le chef fait qu’on veut un leader, on désire un leader pour nous protéger et nous venger, indépendamment d’une analyse rationnelle de la situation socio-économique et des intérêts sociologiques propres aux groupes en présence. 

On le voit c’est la libido qui est en jeu et non pas d’abord la rationalité. Ce qui signifie également que le pouvoir joue sur celle-ci en se l’appropriant à son profit. La répression politique n’est pas sans effet sur le sujet et le refoulement. Il convient donc de voir comment sociologiquement cette répression politique s’organise très concrètement dans la vie ordinaire des masses, c’est à dire comment elle s’inscrit libidinalement. Si l’on admet cette analyse l’enjeu devient alors de savoir comment lever le refoulement sexuel sur lequel repose le pouvoir fasciste. De nouveau il y aura une possibilité de penser en conformité avec son intérêt de classe. De ce point de vue-là, il fonde Sexpol, qui est la combinaison de sexe et politique, dans la continuité pour lui de l’enjeu des policliniques freudiennes. 

Il va tout simplement faire des conférences où il répond aux questions des ouvriers, des questions ordinaires que ces gens modestes se posent par rapport à leur misère sociale et sexuelle et il y répond avec vérité et franchise. Par ailleurs, il impulse un mouvement d’éducation sexuelle et de prévention, de promotion des méthodes contraceptives, à destination des plus jeunes. Sexpol est un peu l’ancêtre du planning familial. Il va dans la Ruhr, une région particulièrement sinistrée et qui est acquise au national-socialisme, et il fait ses conférences sur la sexualité des adolescents, l’avortement etc. et il va rencontrer un grand succès puisque des centaines de femmes national-socialistes changent de bord et rejoignent ou s’inscrivent au parti communiste. Il vérifie sa thèse in situ, dans la pratique. 

La difficulté, évidemment, c’est que pour la plupart des partis communistes de l’époque, la révolution, elle doit être rationnelle, historique mais pas sexuelle. La question sexuelle est à l’époque, une question bourgeoise. Évidemment, ça ne répond pas à la doctrine. Le PC commence à être à bout quand des étudiants se révoltent parce qu’ils veulent chacun leur chambre et pas être tous dans un dortoir car ils veulent pouvoir vivre leur sexualité. Il y a des résonances avec ce qu’il se passera plus tard dans les années 60. Toute révolution contient une part sexuelle ou de jouissance et même toute forme d’oppression, et ça l’analyste le sait toujours et doit se positionner politiquement par rapport à cette dimension. Reich a très tôt cette intuition, qui est déjà une intuition chez Freud mais sa question c’est de pouvoir s’en servir pour éviter un basculement de la jouissance dans une jouissance collective fasciste pour le dire rapidement. En dépit de l’efficacité de son action, la réception du PC est une réaction outrée et du même coup l’alliance que lui et ses partisans avaient faite avec le PC va s’arrêter net et Reich va être chassé. La révolution prolétarienne n’a pas débouché sur une révolution sexuelle.

Marie Langer en 1979

LVSL – Par ailleurs, ces deux figures ont constaté que la misère sociale, en particulier pour les femmes pauvres pour Marie Langer, était une condition essentielle de la misère psychique. Du côté du mouvement dominant de la psychanalyse actuelle, que vous désignez par le terme « psychanalysme », conteste-t-on ce lien ?

F G-G – Je pense qu’on ne l’étudie pas assez. Ce sont des questions que tout sociologue a en tête mais face auxquelles de nombreux analystes sont dans une forme de résistance ou d’oubli. C’est étrange car la pratique en institution confronte obligatoirement les praticiens à la dimension socio-économique. Et pour beaucoup de mes collègues cette question n’existe tout simplement pas. Soit par déformation à cause d’une certaine psychanalyse trop étriquée, qui s’intéresserait qu’au sujet en tant que sujet familial, mais d’une famille étonnement déconnectée de la vie sociale et économique. Soit par méconnaissance, tout simplement, parce que nombre d’entre eux ne lisent pas les autres disciplines, ce qui arrive aussi. 

Évidemment que la misère sociale – et je travaille beaucoup en banlieue – a des effets psychiques graves et donc ce que les psychiatres appellent la maladie mentale, frappe inégalement les classes sociales. De fait, nous manquons d’une orientation générale des études sur les maladies mentales comme rapport au social. Cela c’est toute la question de la psychopathologie. 

Ce que je classe dans le psychanalysme, c’est la réduction du malaise à des dimensions psychiques, individuelles seulement. Freud l’a abordé, Reich davantage, Langer aussi et je dirais tout analyste un peu honnête qui travaille avec des gens plus pauvres ne peut pas échapper à cette question et quand il y échappe, il fait du psychanalysme. C’est-à-dire qu’il pathologise un symptôme dont il semble ignorer l’aspect social pourtant décisif, ce qui est grave. Ignorer les conditions sociales et la répression qui peuvent amener ou favoriser la misère psychique voire la folie du sujet n’est pas anodin. Cela revient, peu ou prou, à se mettre au service du pouvoir politico-économique.

LVSL – Un des points cruciaux de la pratique psychanalytique de la clinique de La Borde et du Sozialistisches Patientenkollektiv (SPK), le « Collectif socialiste de patients » d’Heidelberg, a été de décloisonner la psychanalyse. Celle-ci ne doit pas seulement relever du médecin, mais être exercée par tous les agents de l’institution. Y a-t-il aujourd’hui des cliniques en France, ou ailleurs dans le monde, où subsiste une telle pratique de la psychanalyse ?

F G-G – Cela existe. Alors à la Borde, dans une certaine mesure, et ailleurs, dans une certaine mesure. Mais oui, des expériences de ce type existent toujours.

LVSL – C’est plus limité comme expérience désormais ? Y a-t-il eu une évolution dans les pratiques ? Un rétrécissement ?

Le contexte se rétrécissant, tout se rétrécit partout. Ce sont des phénomènes systémiques. Si vous voulez, dans les années 70, les hôpitaux, même ceux qui ne se revendiquent pas de la psychothérapie institutionnelle, les hôpitaux psychiatriques ont ouvert leurs portes. Aujourd’hui l’État met des gardes-chiourme à l’hôpital et paie des sociétés de vigile plutôt que de mettre plus d’infirmiers formés parce qu’il y a un contexte politique extrêmement régressif. Les conditions institutionnelles se dégradent et il est plus compliqué d’avoir une pratique ouverte et même une pratique analytique dans une institution psychiatrique. Mais cela existe, cela existe toujours à la Borde et dans de nombreux endroits. 

« Tout l’enjeu pour les gens qui se sont lancés dans le champ de la psychiatrie institutionnelle, c’était de partir de la marge, l’hôpital psychiatrique, les prisons, pour modifier ces endroits coercitifs de l’intérieur, de telle sorte qu’à la fin les conditions institutionnelles soient tellement transformées que la révolution à venir parte de là. »

Le champ de la psychothérapie institutionnelle a un dispositif très particulier. C’est notamment le club : il s’agit d’un opérateur institutionnel pour subvertir l’établissement psychiatrique puisqu’il est remis au club la responsabilité d’organiser la vie quotidienne. Le club est donc une association, qui existe légalement, et à qui on donne la tâche d’organiser la vie quotidienne et dans lequel il y a le soignant et le soigné. Donc déjà si vous faites ça dans l’hôpital psychiatrique, cela va modifier toute la structure et tout l’établissement, les règlements. Après la question c’est jusqu’où on la pousse, cette orientation. Puisqu’à la fin des fins, dans la version de Guattari, c’est la fin du psychiatre. Le psychiatre c’est quand même au départ le personnage à qui l’État – dans son utilisation répressive – donne le pouvoir légal pour gérer les troubles dans l’ordre bourgeois. N’oublions pas que c’est un décret de 1838 qui fonde conjointement la police et la psychiatrie. Si vous faites du bazar dans la rue parce que vous entendez des voix, on vous met en psychiatrie. Si c’est parce que troublez l’ordre public pour des raisons politiques, là où on vous met en prison. La psychiatrie au départ c’est pour préserver l’ordre bourgeois, cela concerne les limites de l’ordre capitaliste. 

Tout l’enjeu pour les gens qui se sont lancés dans le champ de la psychiatrie institutionnelle, c’était de partir de la marge, l’hôpital psychiatrique, les prisons, pour modifier ces endroits coercitifs de l’intérieur, de telle sorte qu’à la fin les conditions institutionnelles soient tellement transformées que la révolution à venir parte de là. C’est un projet qui est à mon avis tout à fait pertinent et audacieux mais qui n’a pour l’heure pas beaucoup avancé et sans doute reculé bien qu’il existe toujours. D’où la critique de la fonction politique du psychiatre et l’idée que par le biais de club et d’autres instances similaires il doit déléguer son pouvoir décisionnaire.

À cette occasion il se peut que le psychiatre s’angoisse et qu’un fantasme d’éclatement le traverse. En réalité, c’est sa fonction sociale qui, en quelque sorte, est éclatée sur le collectif soignant-soigné. Les décisions qui étaient autrefois dévolues à un seul sont collectivisées, ce qui va autoriser une resubjectivation sur un mode non hiérachique des acteurs de l’institution Ce dispositif où l’on éclate sur le collectif soignant-soigné les décisions qui étaient autrefois dévolues à un seul, va permettre une resubjectivation des acteurs. Un ordre dans lequel la psychanalyse a toute sa place, du point de vue d’une analyse dite institutionnelle justement : il s’agit, en effet de « désimaginariser »la fonction sociale du soin. Elle n’est pas l’attribut du médecin.

Ce que je vois par ailleurs en ce moment c’est qu’il y a des nouveaux chefs qui sont mis en place dans une idéologie managériale par le biais des agences régionales de santé, il y a la même chose partout, c’est systémique. C’est la vision de l’ordre néolibéral qui met en place ces dispositifs qui produit des effets de subjectivation, des effets sur l’inconscient, des burn-outs et des manières de penser les groupes de façon utilitariste. Ces gens-là arrivent, n’ont aucune connaissance de la maladie mentale et des terrains et donc ils se retrouvent en position de chefs et ils sont par ailleurs eux-mêmes maltraités puisqu’on leur donne une tâche impossible, qui est de traiter managérialement des structures qui n’ont pas vocation à être traitées comme ça. Ils ne tiennent pas. Ils tiennent un an ou deux. Le malaise dans le champ social, comme à l’hôpital, frappe les travailleurs ordinaires, les infirmiers, les assistantes sociales etc. mais il frappe aussi les directeurs locaux qui sont en réalité formés sur le mode managérial qui ne peut pas fonctionner à cet endroit (mais le peut-il ailleurs ?). Et du coup ils font des burn-outs les premiers. Au passage, ils ont bien entravé et fait souffrir les gens de l’institution mais c’est eux en fait qui sautent d’abord. 

Félix Guattari © Na5069wv

LVSL – Il y a un texte de Mélanie Klein qui parle de la bonne autorité tout comme elle parle de personnalités fortement intégrées plutôt que de personnalités autoritaires. Elle dit que c’est comme un tuteur sur lequel le lierre peut pousser parce que la bonne autorité permet sa contestation et donc est-ce que l’on pourrait imaginer une reformulation de la théorie de l’autorité, y compris en politique, qui va dans ce sens-là ? Est-ce que c’est souhaitable comme direction de recherche ?

F G-G – Pour l’expérience de La Borde, et de ce que j’en ai compris, il y a des exemples concrets et micro-institutionnelles qui sont très intéressants. Au départ dans l’après-guerre, ils employaient le tout-venant : des paysans du coin, des femmes de ménage. Hormis le médecin et l’infirmier, il n’y avait pas encore tous ces métiers spécialisés. C’était les gens du coin qui étaient recrutés. Cela ne les a pas empêchés de soutenir leur projet révolutionnaire : au contraire. En effet, il n’était pas question d’attendre un grand chef ni le grand soir, alors comment s’organiser ici et maintenant pour changer l’ordre aliéné des choses, changer la vie ?

Maintenant là qu’est-ce qu’on fait ? En tant que psychiatre, chef, qu’est-ce que l’on fait pour faire aboutir ce projet ? Et même plus : comment faire pour que ce projet parte de la marge, de l’hôpital et de la prison. Donc qu’est-ce qu’on fait ? Il dit : je délègue mon pouvoir. Il faut que tout le monde soit formé à l’analyse : le jardinier, l’infirmier. Mais aussi il faut que le psychiatre aille faire la cuisine, passe le balais puisque là vous voyez on travaille la dimension d’une aliénation sociale qui est aussi une aliénation imaginaire qui est inscrite dans l’inconscient. La désimaginarisation des rôles sociaux par l’acte (c’est-à-dire on déplace les gens de leur fonction) va produire déjà un effet subjectif et inconscient. Ce qui va permettre du coup à une femme de ménage de ne pas faire que femme de ménage, de s’autoriser davantage de relations avec le patient. Car dans l’hôpital d’aujourd’hui les femmes de ménage sont bien souvent réduites à ne faire que le ménage. La direction peut parfois même leur demander de ne pas parler au patient. A l’inverse, il y a le cas paradigmatique à La Borde de Georgette, dont je parle dans le livre. Georgette est une dame du coin qui, au départ, est embauchée comme employée de service. Mais la ventilation de la fonction soignante lui permet peu à peu d’excéder la seule fonction dite de service et de ménage. Georgette se met à veiller les patients, à donner les médicaments, etc … , de sorte qu’on ne sait plus ce qui la distingue d’un infirmier par exemple. Dans la mise en pratique d’une autorisation aux membres de l’institution et même d’un encouragement à sortir de la fonction et des rôles se joue quelque chose de décisif. Cette ouverture va permettre de subjectiver autre chose aux membres de l’institution. Ce n’est qu’ensuite que cela peut être formalisé ou officialisé statutairement : ce sera le cas avec la mise en place du statut de « moniteur psychiatrique » qui permet de ne plus distinguer personnel de service et personnel de soin et implique également un partage des salaires. La révolution ne s’impose pas d’en haut.

LVSL – L’autorité c’est celle qui met en place ce genre d’organisation.

F G-G – Je crois surtout que cela déplace la question de ce que l’on entend par autorité, puisque l’horizon de ce type de perspective est de sortir de ce problème au profit d’une perspective libertaire. En revanche, peut-être qu’au départ il faut au moins un projet ou une perspective parce que ce n’est pas inné. Sauf si tout le monde a lu la théorie politique, la critique sociale, ait compris ce qu’est l’inconscient. Il y a à initier quelque chose de pratique : c’est l’intérêt de cette perspective… ou bien alors on reste entre intellectuels, entre gens cultivés avec un horizon politique. L’enjeu d’une désaliénation c’est d’abord la mise en pratique concrète de dispositifs dans lesquels les acteurs sociaux ont des marges beaucoup plus grandes pour faire autre chose que ce qu’on leur a dit que normalement ils devaient faire. Il faut qu’ils le supportent, cela peut être angoissant. Il y en a qui partent, ils se fâchent : “Oh non moi je suis que jardinier, ne m’emmerdez pas avec les symptômes du patient, c’est bon hein, ça c’est le truc des docteurs”. Et d’autres qui au contraire, à l’occasion de cette dynamique de groupe micro-politique, vont s’émanciper. Un groupe n’est pas qu’aliéné il peut devenir, comme le disait Guattari, groupe sujet. On constate cela lorsque les règles hiérarchiques et disciplinaires sautent. Par exemple lors d’un mouvement de grève. Par exemple chez les Lip, ou à Nuit debout, ou pour les Gilets Jaunes. Les gens, d’un seul coup, subjectivent autre chose et s’éveillent à eux-mêmes dans des dimensions qu’eux-mêmes n’avaient pas parfois soupçonnées. C’est l’enjeu des groupes émancipés. Il s’agit de créer des conditions favorables à une subjectivation politique émancipée. La plupart des acteurs, lorsque cela arrive, parle d’un avant et d’un après. Par exemple lorsque vous regardez les film sur la grève des Lip, c’est très clair. Il y a quelque chose qui se passe dans le groupe et qui précipite la subjectivation des gens qui participent à l’expérience.

LVSL – Les gilets jaunes aussi oui …

F G-G – Oui, il y a des émergences collectives et subjectives de groupes. L’enjeu de la psychothérapie institutionnelle c’est de produire les conditions qui vont permettre cette émergence subjective. On ne peut pas le décréter mais on peut faire des choses qui vont favoriser l’émergence de ces transformations dans les pratiques.

LVSL – Christopher Lasch (1932-1994), dans La Culture du Narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances, explique que, dans la civilisation occidentale, le narcissisme n’est plus seulement un trait de caractère, mais un trait de la culture. L’individu, confronté perpétuellement à des angoisses, qu’elles soient d’ordre personnelles ou collectives, chercherait, par le plaisir éphémère que procure la consommation de la marchandise, à se distancier de celles-ci, bloquant toute idée d’altruisme et in fine toute transformation libératrice de la société. Cette thèse est d’ailleurs reprise par l’extrême droite. Comment vous situez-vous par rapport à cette thèse ? Le désespoir est-il notre seule issue ?

F G-G – Ce n’est pas étonnant que Lasch soit repris par l’extrême droite. Cette espèce de description savante qui semble critique de la société contemporaine en fait, en réalité, le lit. Elle prend les acteurs sociaux et les citoyens pour des imbéciles non sans les moraliser, voire les culpabiliser. Elle psychologise des problèmes socio-économiques. En réalité, cette approche n’est pas critique du tout, elle est simplement décliniste. Elle n’est pas lucide elle est toute hallucinée par un passé mythifié. « C’était mieux avant », du temps du père, de l’autorité, du temps de la différence des sexes, etc… On voit bien ici pourquoi elle peut séduire l’extrême droite, voire en quoi elle est en elle-même réactionnaire. D’une certaine manière, elle relève elle aussi d’une forme de pessimisme du point de vue pratique : elle ne propose aucun horizon ou alors elle sous-entend qu’il faut revenir à l’on ne sait quelles vraies valeurs ! Ce pessimisme, je crois, est une faute éthique Et encore plus pour un analyste ! Si l’homme est un loup pour l’homme, alors abandonnez tout ! C’est une posture indigne. Cela ne veut pas dire qu’il faille être benoîtement optimiste. Mais face à la pulsion de mort qui peut se déchaîner dans une société ou dans un sujet, il n’y a pas à succomber au pessimisme. Il y a à continuer de penser. Ce qui fait l’analyste c’est qu’il ne cède en rien à la pulsion de mort. La pensée analytique n’ignore pas la pulsion de mort, elle s’y affronte et y objecte. C’est ce qui peut permettre parfois à certains patients de pouvoir continuer à vivre.

« C’est très problématique je trouve, qu’un analyste se revendique d’un tel pessimisme fondamental. Pour sa pratique mais même par rapport à la production du savoir analytique. Car en fait, par ces opérations, on nourrit l’impasse. »

Plus le temps passe, plus je reçois des gens qui vont mal, j’ai des équipes qui reçoivent des gens qui vont très mal, c’est affreux, ce que j’entends est affreux. Bon. Est-ce que je vais en déduire une nature humaine ? Qu’est-ce que c’est que cette posture pontifiante sur la fin de la civilisation ? En quoi cela peut aider les personnes qui se trouvent confrontés à des problèmes existentiels ? En réalité, ce sont des curés ! C’est une faute éthique. 

Dessin de Jacques Lacan

De ce point de vue là, Lacan a toujours objecté. Dans le texte Télévision, il se dénonce lui-même comme capturé par les objets de consommation et de divertissement, les écrans télévisuels notamment. Mais il ajoute que cela ne peut pas durer éternellement, le pouvoir de séduction de ces objets ne peut pas combler réellement le manque du désir humain. Pire, en renforçant le manque, la perception que « ce n’est pas cela » qui comble, ces objets et la société qui les produit suscitent de plus en plus d’angoisse et de rejet. Et nous ne sommes pas dans une société totalement atone sur le plan politique ! Il faut arrêter de dire que tout va à vau-l’eau. Lacan lui-même disait dans ce texte qu’il n’était pas pessimiste de ce point de vue. Il n’était pas optimiste non plus, mais cela ne l’empêchait pas de réfléchir à la pratique, à la posture éthique de l’analyste face à la société de consommation et aux difficultés spécifiques qu’elle impose aux individus pour entendre leurs désirs. 

Quant au pessimisme freudien celui-ci est vraiment à circonscrire à cette séquence très particulière des années 30 que j’ai évoqué. Freud a cru un temps qu’il y avait une possibilité de réforme, qu’enfin on allait sortir de la guerre et il a été désillusionné. Comme il le dit lui-même, il a renoncé à « ses espoirs de jeunesse ». Par ailleurs Freud dans cette séquence avait également encore perdu un fils et souffrait d’un cancer depuis bien longtemps (il subira 38 opérations). Face à un tel déluge de malheur personnel et collectif, on a le droit d’être pessimiste. Enfin, la doxa oublie souvent que Freud lui-même n’accordait pas beaucoup d’importance théorique au Malaise dans la civilisation. Il le dit lui-même, le Malaise de la civilisation, « c’est une digression », « je ne suis pas sûr d’avoir raison » … En revanche, ce qu’on en a fait après, dire que c’est l’acmé de sa théorie etc. là il y a un problème. Rien ne nous dit que Freud, s’il avait vécu plus longtemps et notamment l’après-guerre, aurait maintenu une telle position. 

C’est très problématique je trouve, qu’un analyste se revendique d’un tel pessimisme fondamental. Pour sa pratique mais même par rapport à la production du savoir analytique. Car en fait, par ces opérations, on nourrit l’impasse. Une telle posture ne concerne pas la vérité du social puisqu’elle la psychologise. Bien plutôt elle semble trahir la psychologie de l’auteur. La vérité du social, on n’en sait rien, elle est toujours à discuter, à remettre en jeu.

L’expérience de Tosquelles de ce point de vue-là est tout à fait paradigmatique puisqu’il invente, entre guillemets, la psychothérapie institutionnelle en période de guerre. Dans les camps, à Saint-Alban, sous le régime pétainiste, vous voyez. Donc, le pessimisme intégral est une lâcheté, pas une posture raisonnable. L’analyste sait que partout où il y a oppression, il y a résistance. 
Le problème des analystes je crois que c’est qu’ils lisent des très mauvais sociologues et que les sociologues lisent de très mauvais analystes. Ils ont une vision apocalyptique. Ils la mettent en théorie. Ils ne la questionnent pas. C’est un problème éthique car ils ne questionnent pas les effets politiques d’une telle vision du monde qui n’est pas neutre. Vous voyez c’est comme quand René Laforgue à la fin des années 1920 justifiait la violence faite aux masses parce qu’il postulait qu’il y avait un désir sadomasochiste dans les masses. C’est du psychanalysme ça.

LVSL – Dans le « discours de l’université », il y a aussi le « discours du maître » selon Lacan …

F G-G – Oui, bon on connaît la chanson… La critique de l’université est aujourd’hui un peu trop facile. Car, ce que je constate aujourd’hui c’est qu’il y a davantage de liberté pour penser à l’université que dans les écoles de psychanalyse. Donc il y a un problème spécifique d’organisation de la psychanalyse dont je ne crois pas que la forme scolaire soit une réussite. Personnellement je ne suis pas venu à la psychanalyse pour aller à « l’école » … D’autant plus qu’il s’agit, le plus souvent, d’écoles de soumission à un maître. Ces organisations hiérarchisées hégémoniques ne sont pas sans rapport avec le type de productions savantes réactionnaires que je critiquais tout à l’heure. Il faut interroger ces manières d’articuler les concepts analytiques pour produire des visions apocalyptiques et interroger les intérêts particuliers de ceux qui les produisent. Qu’est-ce qu’ils nourrissent en faisant cela ? Au fond ils ont certainement un savoir à l’image de ce qu’ils font. La psychanalyse ce n’est certainement pas cela. La psychanalyse a beaucoup plus avoir avec la liberté mais, pour reprendre le titre d’un vieil ouvrage sur la question, peut-être la craignent-ils trop ?

LVSL – Merci à vous pour cet entretien.

F G-G – Merci à vous.

Le livre Histoire populaire de la psychanalyse de Florent Gabarron-Garcia

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« Le président est-il devenu fou ? » – Entretien avec Patrick Weil  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Le traité de Versailles est souvent considéré en France comme l’archétype d’une paix imposée par les vainqueurs sous la forme d’un diktat insupportable pour les vaincus, et justifiant dès lors la revanche de ces derniers. Dans cette histoire, les Français, et Georges Clemenceau le premier, tiennent le mauvais rôle : celui du gagnant, qui cherche à humilier son voisin et à l’asphyxier au prix de réparations inacceptables. Et si tout cela n’était qu’un mythe ? Cette lecture culpabilisatrice, initiée par le britannique John Maynard Keynes et instrumentalisée par Adolf Hitler pour susciter un sentiment revanchard au sein de la société allemande, est en tout cas remise en cause par un essai historique : Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État. Son auteur, Patrick Weil, est politologue et historien, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor à l’université de Yale, spécialiste de l’immigration, de la citoyenneté et de la laïcité. Dans cet entretien, il nous présente ce dernier ouvrage documenté. L’auteur y mêle l’histoire du diplomate américain William Bullitt à celle de la biographie psychologique du président Wilson écrite par Bullitt et Sigmund Freud, dont il a retrouvé par hasard le manuscrit originel. Surtout, l’auteur nous invite à réévaluer notre lecture de cet événement historique décisif dans l’histoire du XXe siècle, et à interroger notre système politique présidentiel, en proie à la « folie » de nos dirigeants. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Votre ouvrage est particulièrement riche, notamment parce qu’on y lit plusieurs livres en un seul. Vous partez d’une biographie du diplomate américain William Bullitt, pour livrer en même temps l’histoire de la biographie du président Wilson qu’il a écrite avec Sigmund Freud. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce manuscrit originel et comment ces deux histoires se sont-elles articulées ? 

Patrick Weil – Ce livre provient d’un hasard. J’enseigne à l’université de Yale, aux États-Unis, depuis 2008. À l’été 2014, avant de reprendre mes cours, je tombe dans une librairie d’occasion new-yorkaise sur la biographie de Wilson publiée à la fin de l’année 1966 par William Bullitt et Sigmund Freud.  

Quand j’étais encore étudiant, j’en avais lu la traduction française publiée en poche en 1967. Ce livre m’avait beaucoup plu. Freud avait tenté un portrait psychologique d’un président américain de grande importance. Nombreux sont les citoyens qui essaient de comprendre la personnalité de leurs dirigeants parce qu’ils pressentent que celle-ci a une importance dans la conduite des affaires du pays. Freud l’avait fait avec les acquis de la psychanalyse et j’avais trouvé cette tentative très intéressante.  

J’achète donc cet ouvrage d’occasion en anglais pour six dollars, je l’ouvre et j’y retrouve le nom du colonel House, le principal et plus proche conseiller de Wilson pendant sa présidence et son représentant à la conférence de la paix à Paris en 1919. House y avait noué une amitié avec Georges Clemenceau, et j’avais trouvé leur correspondance dans les archives de Yale, alors que je préparais la publication des Lettres d’Amérique de Clemenceau, un ouvrage sorti il y a deux ans.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

J’ai recherché une correspondance entre House et Bullitt  sur le site de la bibliothèque de Yale et je me suis alors rendu compte que toutes les archives de Bullitt s’y trouvaient. Dans ces archives, il y avaient des boîtes concernant le manuscrit avec Freud. Je m’empresse de les commander, je trouve des textes manuscrits de Freud, des entretiens passionnants de Bullitt avec les plus proches collaborateurs de Wilson. Quelques semaines plus tard, je tombe sur le manuscrit original, qui n’était pas mentionné comme tel dans les archives de Yale. Je le compare avec le texte publié et constate qu’il a été corrigé ou caviardé trois-cents fois.

À ce moment-là, j’aurais pu me contenter de rendre publique l’existence de ce manuscrit, mais je me suis dit qu’il y avait un véritable travail d’historien à effectuer, pour résoudre cette énigme : comment avaient-ils écrit le manuscrit originel ? Et surtout, pourquoi ce manuscrit originel avait-t-il été autant modifié, pourquoi des passages essentiels avaient-ils été supprimés ? 

Après avoir travaillé plusieurs mois dans les archives personnelles de Bullitt, dans les archives de Wilson, de ses plus proches collaborateurs et biographes, je me suis rendu compte que la seule façon de résoudre cette énigme était de prendre comme fil conducteur la biographie de William Bullitt, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il avait été, pendant la Première Guerre mondiale et durant la négociation du traité de paix un proche collaborateur de Wilson, avec des missions assez extraordinaires, comme auprès de Lénine à seulement vingt-six ans, à l’issue de laquelle il obtient un projet de cessez-le-feu de la guerre civile russe, dont Wilson ne prend même pas connaissance.

Quelques semaines plus tard, à la lecture du projet de traité de Versailles, Bullitt démissionne de la délégation américaine, puis, il produit un témoignage au Sénat. Après avoir côtoyé Wilson et avoir cru en cet homme, comme un jeune peut croire en un dirigeant politique qu’il admire, il en était profondément déçu. Wilson était parvenu à attirer à lui toute la gauche intellectuelle américaine. Il apparaissait comme très progressiste, voulant instaurer une paix mondiale juste et la fin des empires. La déception de Bullitt était donc à la mesure de l’espoir que Wilson avait créé en lui. 

Après avoir rompu avec lui, il publie un roman sur la haute bourgeoisie de Philadelphie qui révèle ses qualités de romancier et se vend à 200 000 exemplaires. Mais Bullitt reste obsédé par Wilson. Il veut comprendre la défaillance de cet homme. Il se lance dans une pièce de théâtre à travers laquelle il se livre à une étude psychologique de Wilson. C’est alors qu’il se rend à Vienne pour consulter Freud pour une psychanalyse personnelle. Durant les séances d’analyse, il est certain qu’ils parlent ensemble de Wilson. La pièce est très bien reçue par les lecteurs de la Corporation des théâtres de Broadway mais n’est pas jouée, à cause du scandale qu’elle aurait provoqué.  

Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

Trois ans plus tard, Bullitt rend visite à Freud pour lui parler d’un  projet de livre sur la diplomatie. Freud lui avait dit qu’il avait envie d’écrire sur Wilson. Bullitt lui propose d’insérer un texte dans son livre. Freud se dit alors prêt à écrire quelque chose sur Wilson à condition que Bullitt lui apporte des faits vérifiés, des témoignages et qu’ensuite ils écrivent ensemble. C’est ainsi que commence cette aventure de l’écriture à quatre mains de la biographie de Wilson par Sigmund Freud et William Bullitt. 

LVSL – Vous avez dit que William Bullitt avait eu des fonctions extraordinaires pour son âge. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur l’importance qu’il a pu avoir sur la politique internationale de son pays, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide ?

P. W. – Bullitt descend d’une famille protestante qui s’est enfuie de Nîmes au moment des guerres de religion, au XVIIe siècle. En arrivant aux États-Unis, son ancêtre prend le nom de Bullitt, qui est la traduction de son nom français, Boulet. Cette famille se lie par la suite à celle de George Washington. Son ancêtre crée la ville de Louisville dans le Kentucky, tandis que son grand-père rédige la charte municipale de Philadelphie.  

Sa famille appartient à la haute bourgeoisie conservatrice de Philadelphie, mais une bourgeoisie cosmopolite. Sa mère, issue d’une famille d’origine juive allemande convertie au protestantisme, parle l’allemand et le français, et impose le français à tous les déjeuners. Bullitt parle donc parfaitement français, d’autant plus que sa grand-mère maternelle, une fois devenue veuve, n’a qu’une fille mariée, la mère de Bullitt, et décide de quitter les États-Unis avec ses trois autres filles pour aller vivre à Paris. Tous les étés, avec sa mère, Bullitt prend donc le bateau et traverse l’Atlantique pour aller voir sa grand-mère et ses tantes. L’une d’entre elles se marie en Angleterre et l’autre en Italie. Il se prête donc à une sorte de promenade à travers l’Europe durant son enfance, du fait de ces circonstances familiales. C’est évidemment assez exceptionnel du point de vue de la formation intellectuelle et de la culture, familiale et politique.  

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Ensuite, admis à Yale College, il y dirige la revue étudiante, fait beaucoup de théâtre et devient un étudiant brillant et charismatique. À la demande de son père, il rejoint la faculté de droit de Harvard, alors qu’il déteste cette discipline. Son père meurt pendant qu’il est encore étudiant et il démissionne aussitôt sans son diplôme de droit. Il se retrouve avec sa mère en Europe le jour du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à Moscou, et suivant le périple, à Paris pendant la bataille de la Marne, après la mort de sa grand-mère. 

Initialement, il souhaite devenir correspondant de guerre, mais n’y parvient pas et devient alors journaliste. Après avoir réussi à convaincre la femme dont il est amoureux de se marier avec lui, ils partent dans les empires centraux – allemand et autrichien – d’où il ramène au State Department des tas d’informations et des interviews, puisqu’il est à la fois journaliste et, en réalité, espion pour son pays. Le colonel House lui propose alors de travailler au State Department pour le bureau de suivi de ces empires, après l’entrée en guerre des États-Unis. Il suit donc tout ce qu’il se passe en Allemagne et en Autriche, et donne à Wilson l’idée de reprendre dans ses discours ceux des libéraux et des socialistes allemands, pour séduire l’opposition allemande à la guerre.  

C’est l’une des premières contributions de Wilson à la cause des Alliés : convaincre l’opposition de gauche allemande de se révolter contre ses dirigeants. Bullitt est d’ailleurs passionné par la gauche européenne et lance une enquête sur l’état des forces politiques en Europe avec l’idée que Wilson pourrait devenir le porte-parole de la gauche européenne, socialiste et même bolchévique pour renverser tout l’ordre impérialiste mondial, dont le centre est évidemment en Europe. Pour Bullitt, la social-démocratie est au XXe siècle ce que le mouvement des nationalités a été au XIXe siècle, à savoir la grande force dirigeante. 

Quand il arrive à Paris dans la délégation américaine, on lui confie donc les contacts avec les socialistes. Il devient alors ami de Marcel Cachin et de Jean Longuet. Il est envoyé par les États-Unis comme représentant à la conférence de l’Internationale socialiste à Berne. Il y rencontre les principaux dirigeants sociaux-démocrates d’Europe et, avec le soutien de Cachin, il obtient une motion unanime de soutien à Wilson. Il rentre avec un amendement proposé par l’Internationale socialiste de créer au sein de la Société des Nations (SDN) une assemblée parlementaire qui soit représentative des forces politiques des pays, et non pas simplement des gouvernements. Bullitt cherche à convaincre Wilson qu’en portant cet amendement, il aurait le soutien des forces de gauche européennes mais Wilson ne veut pas en entendre parler, ce qui constitue pour Bullitt une première déception.  

Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

C’est à ce moment-là qu’il est envoyé auprès de Lénine avec un ordre de mission soutenu aussi par les Anglais, afin de créer les conditions qui permettraient, avec un cessez-le-feu dans la guerre civile russe, d’inclure les bolcheviks dans la négociation de paix. Non seulement il obtient toutes les conditions demandées, mais il convainc même les bolcheviks de participer au remboursement des emprunts, ce qui n’était pas prévu mais aurait probablement été une demande très forte de la France si Clemenceau avait accepté d’accueillir les bolcheviks dans la négociation. Par un remarquable travail diplomatique, il remplit donc pleinement sa mission auprès de Lénine, avant d’être finalement désavoué et abandonné par ceux qui l’avaient envoyé. 

Dès lors, il comprend que Wilson va choisir non pas la stratégie d’alliance avec la gauche européenne, mais la stratégie d’accord avec ses alliés plus classiques que sont Clemenceau et Lloyd George pour arriver, avec un front uni des Alliés en quelque sorte, devant la délégation allemande, pour lui présenter les conditions de la paix. 

Georges Clemenceau avec le Premier ministre du Royaume-Uni, David Lloyd George, et le président du Conseil des ministres d’Italie, Vittorio Emanuele Orlando, 1919 (domaine public).

LVSL – Pour autant, malgré ces désillusions, son parcours de diplomate ne s’arrête pas là…  

P. W. – En effet. Lorsqu’il démissionne à la suite de ce désaveu, il cherche une nouvelle vie. Il devient romancier, puis il écrit ce manuscrit avec Freud. Il aurait pu être publié dès 1932, sauf qu’à ce moment-là, Roosevelt gagne les élections présidentielles américaines. La question qui se pose alors est de savoir si les démocrates vont pardonner à Bullitt d’avoir dénoncé le traité de Versailles, d’avoir révélé lors de sa déclaration au Sénat que le secrétaire d’État y était lui-même opposé. 

Après quelques péripéties, Bullitt se retrouve à négocier aux côtés de Roosevelt la reconnaissance par les États-Unis de l’Union soviétique, et il y devient le premier ambassadeur de son pays. Cette fois-ci, la déception vient des changements qui ont eu lieu à Moscou. Il avait reçu le respect de Lénine, qui avait dit de lui que c’était un homme d’honneur, mais lorsqu’il découvre son successeur, à savoir Staline, en quelques semaines, il comprend ce qu’est le stalinisme, l’horreur de la persécution des opposants, et du régime de terreur imposé à la société. 

Staline bafoue aussi toutes les conditions que les États-Unis avaient mises à la reconnaissance de l’Union soviétique. Bullitt en tire donc un certain nombre de conclusions assez radicales, qui vont le guider pour le reste de sa vie par rapport au communisme. Il considère que c’est une religion qui se développe à la vitesse du cheval au galop et à laquelle il faut à tout prix résister pour sauver le monde libre. Il devient le premier lanceur d’alerte, si l’on peut dire, du State Department vis-à-vis du communisme et du stalinisme, à un moment où il y avait une tendance forte au sein de l’establishment démocrate à concéder, jusqu’en 1945, presque tout à Staline au nom de la lutte contre Hitler. 

LVSL – Vous évoquiez à l’instant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Durant cette période, Bullitt rejoint de Gaulle au sein des Forces françaises libres. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de sa vie, qui le relie une fois de plus à l’histoire de notre pays ? 

P. W. – En 1936, après son expérience en Russie soviétique, il devient ambassadeur à Paris et se trouve directement confronté aux conséquences de la non ratification du traité de Versailles par l’Amérique. 

William C. Bullitt en 1937 (domaine public).

Quand on parle du traité de Versailles, il faut s’imaginer aujourd’hui l’ONU ou l’OTAN sans les États-Unis pour comprendre la situation d’alors. À l’origine, le traité avait été organisé autour des Quatorze points de Wilson et conçu autour d’un schéma qui plaçait l’Amérique au centre de la diplomatie transatlantique et européenne. Une société des nations était créée, chargée de prévenir les conflits, une ONU avant la lettre. En outre, un accord militaire – sorte d’OTAN avant la lettre – prévoyait que les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent à venir militairement au secours de la France si elle était de nouveau attaquée par l’Allemagne.

À partir du moment où, du fait de Wilson, le traité de Versailles n’est pas ratifié par les États-Unis, cet accord spécial de garantie militaire devient caduc et l’Amérique absente de la SDN, c’est tout l’équilibre du traité qui est déstabilisé. En l’absence de l’Amérique, il n’a de Versailles plus que le nom. La France y perd beaucoup, surtout la garantie militaire des États-Unis. Clemenceau a perdu son pari de l’alliance atlantique. 

LVSL – Pour préciser ces enjeux du traité de Versailles, à travers votre livre, on découvre le portrait psychique d’un président qui semble devenu, comme le titre l’indique, fou. Ce constat repose sur le fait que Wilson décide au dernier moment de saborder le traité de Versailles alors qu’il en avait été l’un des principaux artisans. Pouvez-vous revenir sur cet épisode de l’histoire qui est encore méconnu ?  

P. W. – Wilson rentre à Washington en juillet 1919. Entre le 13 décembre 1918 et le 28 juin 1919, il s’était installé à Paris pour négocier le traité de Versailles créant la SDN. Ainsi, en dehors d’une brève interruption de quelques semaines en février 1919, il passe six mois à Paris, d’où il dirige aussi les États-Unis, ce qui est tout à fait exceptionnel. 

Quand il rentre dans son pays, le sentiment anti-allemand est très élevé. Il n’y a donc pas de véritable rejet du traité pour sa « dureté » vis-à-vis de l’Allemagne. En revanche, ce qui inquiète une partie des sénateurs, c’est l’article X du pacte de la SDN, qui prévoit qu’en cas de violation des frontières d’un pays membre, les autres pays membres doivent immédiatement intervenir en soutien. Cela voulait-il dire que les États-Unis seraient directement impliqués si la Russie bolchévique envahissait la Pologne, par exemple ? 

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson.

Wilson répond que non, car les conditions d’intervention devant être adoptées à l’unanimité au Conseil de la SDN. Le représentant américain qui y siège détient donc un droit de veto. Le Sénat rappelle alors qu’en cas de déclaration de guerre, Wilson devra respecter la Constitution, c’est-à-dire avoir l’approbation du Congrès. Le président américain est d’accord mais lorsque le Sénat demande qu’une réserve d’interprétation le rappelle dans l’instrument de ratification, Wilson le prend comme une sorte d’humiliation personnelle. Pour cette seule raison, il donne l’ordre de voter contre le traité mentionnant la clause de réserve, alors même que Lloyd George et Clemenceau n’y voyaient aucun inconvénient.  

On a raconté l’histoire à l’envers en disant que c’étaient les républicains qui avaient empêché la ratification. C’est complètement faux, les Américains comprennent et ressentent bien à ce moment-là que l’échec de la ratification du traité est provoqué par Wilson. 

LVSL – Et il appelle donc à voter contre le traité de Versailles, parce qu’il ne veut pas que soit apposé, à côté de son nom, celui de Cabot Lodge, le leader du Parti républicain au Sénat qui est son ennemi juré… 

P. W. – Tout à fait. Pour le comprendre, il faut saisir que Cabot Lodge représente pour Wilson un substitut de son père, à l’égard de qui une rage, une colère, une haine inconsciente ne s’était jamais exprimée. Je montre – ce que n’avaient pas trouvé Bullitt et Freud – combien son père « cruel et pervers », comme en témoignaient deux cousines de Wilson, l’humiliait publiquement quand il était enfant, dans des scènes familiales. Wilson répéta ensuite au fil de sa vie des ruptures douloureuses avec d’une part des amis très chers, d’autre part des figures paternelles lorsqu’il ressentaient qu’ils l’avaient publiquement humilié. Sa haine devenait alors absolument incontrôlable.  

Dès lors, quand Cabot Lodge, que Wilson respectait grandement auparavant, se moque publiquement de sa faiblesse vis-à-vis de l’Allemagne après qu’elle a envoyé par le fond le Lusitania, un paquebot sur lequel voyageaient des centaines d’Américains qui périrent, sa haine à l’égard de Lodge devint obsessionnelle. Il interdit même à ses ministres d’assister à des cérémonies religieuses parce que Lodge y était également présent. Il était donc pour lui hors de question d’avoir le nom de Cabot Lodge à côté du sien sur le document de ratification du traité de Versailles.

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

LVSL – À partir de cet exemple, quel rôle peut jouer la psychanalyse, selon vous, dans l’étude biographique et plus largement dans l’étude de l’histoire ? N’y a-t-il pas dans le même temps un risque à psychologiser les personnalités politiques et leur action ?  

P. W. – Ce risque était reconnu par Freud lui-même. C’est dans des conditions particulières qu’il a accepté de faire ce livre. En effet, il est tout à fait exceptionnel de tomber sur un homme, de surcroît un président des États-Unis, qui se confie de façon aussi intime sur ses affects, ses rêves, ses cauchemars, son enfance, à des proches ou des amis qui prennent des notes. Le colonel House, son principal conseiller dictait tous les soirs à sa secrétaire les confidences que Wilson lui avait faites dans la journée. À plusieurs reprises, il n’avait pas dormi de la nuit à cause des cauchemars qu’il faisait par rapport au temps où il était à Princeton. L’un de mes chapitres s’intitule d’ailleurs les cauchemars de Princeton, parce que c’est dans la période où Wilson est président de l’université de Princeton que l’on observe les déséquilibres de la personnalité de Wilson qui vont se reproduire quand il sera président des États-Unis.  

Bullitt recueille donc sur Wilson un matériau exceptionnel, unique en son genre, qui permet à Freud, très réservé au départ, non pas de faire une psychanalyse, puisque la psychanalyse implique que la personne soit active pour que les associations avec les rêves soient faites en présence du psychanalyste, mais une analyse psychologique co-écrite avec Bullitt. 

LVSL – Vous montrez également que John Maynard Keynes est l’un des premiers à s’interroger publiquement sur la psychologie de Wilson, dans son livre Les conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage a joué un rôle important dans l’idée toujours admise aujourd’hui que le Traité de Versailles fut une humiliation inacceptable pour les Allemands, en raison de la cupidité française et de l’obsession prêtée à Clemenceau de détruire l’Allemagne. Comment expliquer une telle analyse de la part de Keynes, et sa persistance jusqu’à nos jours, que votre ouvrage vient remettre en cause ? 

P. W. – Clemenceau ne voulait pas du tout détruire l’Allemagne. Il est très réaliste par rapport à l’Allemagne. Sa priorité, c’est l’alliance militaire avec l’Amérique, l’alliance atlantique pour protéger la France en cas d’une nouvelle agression allemande. Il ne s’intéresse que peu aux réparations qui sont en revanche une priorité britannique. Mais Keynes souhaite au maximum camoufler le rôle de l’empire britannique, dans l’imposition à l’Allemagne des réparations très élevées.  

Keynes impute à Wilson une lourde responsabilité dans ce domaine quand il accepte soudain de faire payer à l’Allemagne le coût de la guerre. Wilson accepte une requête du général sud-africain Jan Smuts, membre de la délégation britannique qu’il apprécie particulièrement, d’imposer à l’Allemagne ces réparations extraordinairement élevées, qui correspondent au coût de la guerre. Requête que Wilson rejetait catégoriquement quelques jours auparavant au Premier ministre britannique. Keynes se garde bien de mentionner dans Les conséquences économiques de la paix que le président américain a soudain basculé à la lecture d’une note de Smuts, qui est le mentor de Keynes au sein de la délégation britannique. L’économiste ment volontairement par omission.

Cette note de Smuts est révélée quelques mois plus tard dans un livre publié par Bernard Baruch, le conseiller économique de Wilson, furieux de la perversité de Keynes qui rejette la faute des réparations élevées sur Wilson et sur les Français. Keynes s’affole quand il apprend que Bernard Baruch va publier cette note. Il s’indigne, se demande de quel droit il peut faire cela, publier des archives d’État confidentielles, alors que lui-même ne s’était pas privé de révéler des informations confidentielles. La position britannique était d’ailleurs facile à comprendre : si les réparations étaient trop limitées, elles seraient allées en priorité aux deux pays dont les territoires avaient été dévastés matériellement par les Allemands, à savoir la Belgique et la France, au nord-est. Il fallait donc, pour les Anglais, que les réparations soient beaucoup plus élevées pour que soient indemnisés les soldats du Commonwealth, qui sont venus de très loin pour participer à la guerre. La bêtise des Français, comme le dit d’ailleurs l’un des représentants français aux réunions sur les réparations, Étienne Weill-Raynal, qui y a consacré sa thèse, a été de suivre les Anglais dans leur demande.   

Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit.

Alors pourquoi le livre de Keynes fait office de vérité ? Baruch l’explique très justement. Keynes avait tort factuellement : le traité permettait de réduire les réparations à la capacité de l’Allemagne de les payer. Clemenceau, les Américains et les Anglais étaient d’accord pour qu’une fois que les opinions publiques, enflammées par l’horreur des exactions commises par les troupes allemandes dans leur retraite, se seraient calmées, les réparations baissent. La France n’était intéressée que par une seule chose, la sécurité accordée par le traité de garantie militaire. À partir du moment où le traité de garantie militaire devient caduc du fait de la non ratification par les États-Unis, dans une sorte d’affolement général, Poincaré va faire des réparations le totem de toute la politique française. Ce que décrit Keynes n’est pas ce qui était prévu. Mais il a contribué, en encourageant les États-Unis à la non-ratification du traité, au résultat qu’il avait décrit. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Bernard Baruch, évoquant l’effet de son « livre pernicieux ». D’ailleurs, il ne le pardonnera jamais à Keynes…  

LVSL – Oui, parce qu’en même temps que Keynes transmet un sentiment de culpabilité chez les Anglais et chez les Français, il justifie un sentiment de revanche chez les Allemands, qui joue un rôle dans la montée du nazisme. Si l’on met en parallèle la publication de ce livre de Keynes avec la non-parution de la biographie de Wilson comme elle aurait dû en 1932, comment analysez-vous l’importance de cette « ruse de l’histoire » dans le contexte politique des années 1930 ? 

P. W. – C’est une ruse du récit historique, lorsqu’il ne rend pas compte de faits dans la façon dont ils se sont produits et agencés. Et cela s’est produit pour deux moments, deux événements clefs. D’abord lorsque Wilson donne l’ordre aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité de Versailles qu’il a lui-même personnellement négocié à Paris où il a résidé six mois en 1919. Wilson avait créé chez les puissances défaites l’illusion d’une paix juste et perpétuelle, puis nourri leur déception et leur colère, en étant incapable de la réaliser.

Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés.

Même perçu comme injuste, le traité de Versailles qu’il négocia créait une Société des nations et organisait une sécurité collective avec l’alliance militaire nouée avec l’Angleterre et la France. Wilson fut le principal responsable de sa non-ratification et du déséquilibre immédiat pour le monde qu’elle provoqua. Il a successivement armé de colère les peuples des États ennemis, puis désarmé ses alliés. Il faut le faire. Il avait exactement abouti à l’inverse du principal objectif qu’il s’était fixé, la paix perpétuelle : il avait créé les conditions de la guerre perpétuelle. C’est pour cela que sa personnalité intéressait Freud. 

Ensuite, Keynes a une responsabilité immense dans la création d’un sentiment de culpabilité, non seulement en Angleterre mais en France aussi où l’on se sent responsable encore aujourd’hui de la clause des réparations incluse dans le traité de Versailles. Cet ouvrage démontre toutefois que cela ne s’est pas passé comme cela, et qu’il faut donc repenser notre façon de rendre compte du traité de Versailles, et la transmettre d’ailleurs en Allemagne. 

Que ce serait-il passé si la biographie de Wilson était sortie en 1932 ? Freud était vivant et, aux côtés de Bullitt, aurait pu défendre ce livre, à la radio, dans les journaux, etc. Ils auraient pu ainsi saisir l’opinion mondiale d’une interprétation plus véridique du traité de Versailles démontrant que le principal responsable du désordre alors en cours en Europe était Wilson lui-même. C’eut été aussi une mise en garde, quelques mois avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, contre la folie des dirigeants. Bullitt croyait depuis le départ que la solution était dans la réconciliation franco-allemande.   

Patrick Weil © Pablo Porlan/Hans Lucas.

Si l’ouvrage est publié si tardivement, c’est parce qu’il craint, à partir de 1945, dans un contexte de guerre froide avec l’Union soviétique et le communisme, que certains passages du livre soient trop défavorables aux États-Unis. Il pense alors que le libéralisme politique ne peut pas résister au communisme et que seule une force sociale comme celle que crée le lien religieux peut résister à une autre idéologie religieuse, qui est celle du communisme, raison pour laquelle il coupe les passages qui pourraient nuire au christianisme. Pour autant, il n’a pas détruit le manuscrit original. Il savait donc bien qu’un jour ce manuscrit serait retrouvé, donc publié, et voilà ce jour venu. 

LVSL – Entre temps eut lieu le grand désastre du XXe siècle que l’on pouvait prévoir à travers la prophétie auto-réalisatrice de Keynes, lors de laquelle Bullitt s’engage d’ailleurs aux côtés de la France Libre. 

P. W. – Dans un premier temps, jusqu’en 1940, il va d’abord essayer d’aider la France à s’armer d’avions militaires parce que nous sommes très en retard dans la construction d’avions modernes par rapport à l’Allemagne. Avec Jean Monnet, il va mener une opération d’achats de centaines d’avions aux États-Unis.  Roosevelt le soutient, jusqu’à se fâcher avec le Congrès et son administration.  

Puis, rentré aux États-Unis, il alerte Roosevelt en janvier 1943 qu’il n’est pas nécessaire, dans le cadre d’un soutien légitime à Staline contre Hitler, d’aller jusqu’à lui abandonner l’Europe de l’Est et la Chine. Il n’est pas entendu et s’engage alors dans les Forces françaises libres. De Gaulle l’affecte auprès l’État-major de De Lattre du débarquement en Provence jusqu’à la victoire. Après la guerre, il poursuit sa propre diplomatie en liaison avec De Lattre, d’autres gaullistes de droite et toutes les forces internationales qui luttent contre le communisme. 

LVSL – Cette réflexion sur le pouvoir présidentiel et sur la folie potentielle des dirigeants, dictatoriaux mais aussi démocratiques, semble particulièrement pertinente dans la période que nous traversons. Vous concluez d’ailleurs votre ouvrage en estimant qu’« Aujourd’hui, la question posée par Freud et par Bullitt est plus que jamais d’actualité. Comment empêcher une personnalité instable d’accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? » Au terme de cette étude passionnante, avez-vous trouvé une réponse à cette question ?  

P. W. – Bullitt en était arrivé à dire que quelque soit le président, fou comme Wilson, ou non, comme Roosevelt, le régime présidentiel est nuisible. Il isole le dirigeant politique et comme il est quasi inamovible, le rend irresponsable de ses actes. Bullitt était ainsi devenu partisan, ce qui est rare pour les Américains, d’un régime parlementaire. 

Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Si l’on conserve un régime d’élection du président au suffrage universel, la question de savoir comment se prémunir d’une personnalité dont on n’a pas su saisir le déséquilibre est légitime. On fait passer moins de tests aux dirigeants politiques avant de les élire qu’une entreprise à un cadre lors d’un recrutement…  Quels pourraient être vis-à-vis du président les garde-fous ? Il y a d’abord la limitation de la durée des mandats, ce qui s’est passé aux États-Unis après les quatre exercices de Roosevelt. Ensuite, on l’a vu dans le cas de Trump, il y a le fait d’avoir un Parlement indépendant, ce que nous n’avons pas en France et ce qui constitue un vrai problème. Nous devons réorganiser les rapports entre le président et le Parlement pour permettre à ce dernier d’être indépendant, afin qu’il soit un véritable contre-pouvoir. Puisque le président est devenu un pouvoir, et un pouvoir excessif, ce qui n’était pas prévu au départ dans la Constitution de la Ve République. 

Enfin, il y a d’autres dispositions, qui existent aux États-Unis par exemple au niveau des États, comme le référendum révocatoire. Une procédure vient d’ailleurs d’être intentée contre le gouverneur de Californie, qui compte près de quarante millions d’habitants, ce qui en fait un très grand État. En France, on pourrait imaginer des référendums révocatoires, évidemment avec un certain seuil de signatures à atteindre et dans des conditions exigeantes, pas simplement vis-à-vis du président de la République, mais au niveau de tous les responsables qui détiennent un pouvoir exécutif.  

LVSL – À ce sujet, et à l’instar de Wilson, les crises internationales sont propices à la mise en scène d’hommes ou de femmes d’État dans la posture de faiseurs de paix ou au contraire de chefs de guerre. Pensez-vous que l’on peut déceler derrière ce type d’attitude narcissique une forme psychique particulière ? 

P. W. – Il y a un rapport à l’usage des mots. Un travail pourrait être fait par des linguistes et des psychologues sur ce sujet. Par exemple, Wilson a un très grand talent oratoire. Or, c’est par les mots, par le verbe, qu’un dirigeant ou une dirigeante séduit son électorat. Mais Wilson avait un rapport particulier aux mots : une fois qu’il les avait prononcés, il fallait que toutes ses actions puissent être rattachées à ce qu’il avait dit. Cela menait parfois à des situations absurdes, puisque dès lors qu’on arrivait à établir un rapport, même totalement alambiqué, il pouvait l’approuver.  

D’une certaine façon, avec Emmanuel Macron, c’est un peu l’inverse. Il n’a strictement aucun attachement aux mots qu’il prononce. Cela fut par exemple perceptible au moment du dernier sommet de Versailles sur l’Ukraine, lorsque interrogé sur une chaîne française, il se déclarait pessimiste et la minute d’après sur une chaîne américaine optimiste. Emmanuel Macron veut avant tout séduire son interlocuteur et va donc prononcer les mots que celui-ci veut entendre, sans avoir le moindre attachement à ses propres paroles. 

Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’Etat, Grasset, 2022, 480 p., 25€.

En ce sens, ce sont deux rapports au langage qui sont particuliers, parce que les individus lambda ont un rapport sain à leurs mots, ils disent en général ce qu’ils pensent, ils disent les choses telles qu’il les ressentent, quitte après à convenir de s’être trompés ou d’avoir changé d’avis. L’inverse de l’attachement absolu ou du détachement total. Ces indices que l’on peut noter mériteraient d’être étudiés par des spécialistes, d’autant plus que c’est par les mots que l’élection se fait, par le rapport à la séduction qu’ils entretiennent. Ce travail d’étude du langage de nos dirigeants nous permettrait de prendre de la distance avec les discours politiques. Il y a là un enjeu d’éducation civique à part entière : éduquer à l’usage des mots par le pouvoir.


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