« Le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature » – Entretien avec Pierre Gilbert

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

Pierre Gilbert est le jeune auteur du livre « Géomimétisme : réguler le changement climatique grâce à la nature », préfacé par l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud et publié aux éditions Les Petits Matins. Il est par ailleurs l’ancien responsable de la rubrique Écologie de Le Vent Se Lève. Nous avons donc souhaité l’interroger sur les méthodes naturelles de lutte contre le changement climatique. Nous évoquons également les conclusions politiques que Pierre Gilbert en tire, quant au le rôle de l’État, de la diplomatie, des technologies, etc. Plus que tout autre sujet, le climat impose d’adopter une approche holistique, sous peine d’oublier des enjeux sociaux ou encore géopolitiques fondamentaux. Entretien réalisé par César Bouvet.


LVSL – Qu’est-ce que le Géomimétisme ?

P. G. – Le géomimétisme désigne la partie du biomimétisme qui concerne le climat. Il s’agit d’un néologisme issu de la contraction entre la géo-ingénierie, c’est-à-dire l’idée d’avoir un impact global sur le climat grâce à la technique, et le bio-mimétisme qui vise à s’inspirer de la nature dans nos techniques. Donc le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature.

C’était important d’avoir un terme pour qualifier cette idée, car dans le champ scientifique, on parle souvent de solutions basées sur la nature (nature based solution). Cependant, ce concept concerne beaucoup de domaines très différents : on peut se baser sur la nature pour inspirer des procédés industriels, des formules médicinales, même des modes d’organisation. Il n’y n’avait pas de terme spécifique en ce qui concerne le climat, c’est-à-dire pour désigner facilement les solutions naturelles pour absorber du CO2 atmosphérique par exemple. Ce flou sémantique nous a amené à voir se multiplier des cas qui parfois posent problème. Par exemple, on observe généralement que la reforestation à grande échelle, dans certains pays, se fait par des monocultures d’arbres. On plante une seule espèce – comme des eucalyptus, des pins douglas – sur des centaines d’hectares, car ces essences poussent vite. Derrière, on a généralement des entreprises qui vendent des « solutions compensation carbone » à d’autres entreprises qui veulent verdir leur bilan. Cette façon de reforester ne s’inspire pas de la nature. Il n’y a pas de monoculture dans la nature. Ces cultures assèchent donc les sols et perturbent l’équilibre forestier à tel point que les entreprises forestières utilisent des pesticides, herbicides (comme du glyphosate) et même des engrais. La biodiversité de la forêt n’est pas présente pour protéger les arbres et entretenir les cycles de nutriments.

À l’inverse, le géomimétisme appliqué à la reforestation consisterait à reproduire un écosystème forestier complexe en mélangeant des essences locales, capables par ailleurs de résister au réchauffement climatique des prochaines décennies, de sorte à recréer un écosystème durable dans lequel chaque élément de biodiversité puisse jouer son rôle dans le cycle du carbone.

Autre exemple, le géomimétisme est extrêmement pertinent pour ralentir le dégel du pergélisol. Quelques scientifiques ont proposé ainsi de s’appuyer sur la mégafaune à l’instar du chercheur russe Sergeï Zimov, qui propose de réintroduire de grands troupeaux d’animaux dans la toundra (grande plaine sibérienne gelée). Il a en effet remarqué qu’en absence d’animaux sur certaines zones, la neige venait s’accumuler sur le sol. Or, la neige est un isolant thermique qui va se positionner entre le sol et l’air qui lui est à -40°C. Le manteau neigeux va ainsi empêcher l’air glacial de refroidir en profondeur le sol. Le permafrost sera donc moins « fort » pour passer l’été. Lorsque l’on fait pâturer de grands troupeaux, les animaux vont gratter la neige pour trouver leurs aliments et par conséquent exposer le sol directement à l’air froid.

En augmentant le cheptel sibérien, on pourrait également imaginer des débouchés économiques nouveaux pour la Russie, via la vente de la viande. Dans un contexte d’urgence climatique, la Russie ne peut pas continuer à baser son économie sur les exports de gaz et autres hydrocarbures. Elle doit diversifier ses sources de devises à l’export. Pour l’Europe – même s’il faut globalement réduire sensiblement notre consommation de protéines carnées – c’est aussi une solution pour stopper les flux de viande en provenance de l’Amérique latine.

“J’insiste sur les perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux.”

J’insiste un peu sur ce genre de perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux. Le géomimétisme propose des façons de capturer du carbone atmosphérique de manière durable, donc capable de fournir durablement des services et des biens aux collectivités humaines – pourvu qu’elles sortent du consumérisme, évidemment.

LVSL – Est-ce que finalement la géo-ingénierie ne s’insère pas dans cette même optique : à travers la main de l’Homme, reproduire les réactions d’un cycle naturel ?

P. G. – Le géomimétisme est l’antithèse de la géo-ingénierie. Cette dernière cherche à déclencher des effets globaux sur le climat, en effet, mais sans s’intéresser à la pérennité des différents cycles naturels.

Quand on parle de climat, il faut s’intéresser à la notion de « cycle ». Dans la nature, il existe différents grands cycles. Il y a le cycle de l’eau, le cycle du carbone, mais aussi de l’azote, du phosphore et d’autres nutriments essentiels pour la biodiversité. Chaque élément de l’écosystème a un rôle essentiel dans ces cycles-là ! Du plus petit animal jusqu’à la plus grande plante. La géo-ingénierie ne s’intéresse pas à la biodiversité, et aux conséquences en chaîne qu’elle pourrait provoquer.

Il y a deux grands types de géo-ingénierie : celle qui consiste à renvoyer les rayons du soleil vers l’espace pour « refroidir la terre », et celle qui consiste à absorber massivement du CO2 grâce à des machines. Si l’on dévie des rayons du soleil – comme le font les très grandes éruptions volcaniques en envoyant des panaches de cendres dans la haute atmosphère, créant un effet miroir -, on perturbe tout. L’ensemble des vents, du cycle de l’eau, de croissance des plantes… dépend de l’énergie solaire qui arrive sur Terre. Le climat terrestre est une montre suisse, si on en retire un tout petit engrenage parce qu’on diminue l’apport d’énergie solaire à un endroit, c’est toute la machine que l’on peut gripper. C’est ainsi que la gigantesque éruption du volcan islandais Laki en 1783 empêche les rayons solaires de faire mûrir les cultures d’Europe de l’Ouest pendant 3 ans, ce qui entraîne des tensions sur la nourriture, aggravées par les « accapareurs » et la mauvaise gestion publique… Ce sont les conditions de la Révolution française de 1789 qui se mettent en place, comme l’explique l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Bref, notre écosystème est un ensemble d’interactions environnementales et humaines infinies, beaucoup trop complexes à modéliser, donc à maintenir loin des petits apprentis sorciers de la géo-ingénierie !

Concernant ce qu’elle nous propose pour capturer du carbone, ce n’est pour l’instant pas très abouti… Actuellement, on nous propose des procédés de capture directe du CO2 dans l’air (DAC – Direct Air Capture), par l’intermédiaire de grands filtres énergivores, et de compresseurs pour envoyer du CO2 dans des couches géologiques profondes – en espérant qu’un mouvement sismique ne vienne pas y créer des fuites. On nous parle aussi de brûler de la matière organique pour en récupérer le CO2 (BECCS – Bio-energy with carbon capture and storage). Petit problème : Si on ne compte que sur le BECCS pour rester sur notre trajectoire de réduction d’émissions, il faudrait multiplier par deux les surfaces agricoles mondiales pour en extraire suffisamment de CO2. On est sur du « toutes choses égales par ailleurs», certes, mais on voit quand même que les ordres de grandeur discréditent complètement ce genre de pistes.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL  Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

P. G. – Outre le fait qu’il fallait un terme pour définir le biomimétisme au service du climat, on voit apparaître dans le débat public de plus en plus de controverses sur la géo-ingénierie, dont on vient de parler. Dans le dernier rapport spécial du GIEC remis aux décideurs, on observe que plus de 80% des scénarios proposés intègrent des solutions de capture du CO2 pour atteindre la neutralité carbone, notamment des technologies de captation. Cependant, le GIEC est incapable de dire quelle technologie et dans quelles proportions. C’est bien normal, puisque rien n’est vraiment sorti du stade expérimental en matière de géo-ingénierie. Alors pourquoi le GIEC fait-il cela ? Tout simplement, car sa mission est de compiler les articles scientifiques qui traitent du climat, dont ceux qui traitent de géo-ingénierie. Or, on observe qu’il y a justement de plus en plus d’articles qui traitent de la géo-ingénierie, et dont les auteurs sont étrangement peu nombreux. Or derrière ces quelques scientifiques (dont beaucoup sont rattachés à Harvard), on retrouve des acteurs pivots comme de grands pétroliers ou des gens comme Bill Gates. Si l’on remonte la piste de qui fait quoi en étant financé par qui – c’est l’objet d’une partie du premier chapitre – on finit étrangement par tomber sur des acteurs qui finançaient autrefois le lobby du climato-scepticisme, et à qui l’on doit l’impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement, a fortiori aux États-Unis. Les excellents travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ( L’événement Anthropocène, éditions du Seuil, 2013) ou encore Nataniel Rich ( Perdre la Terre, éditions du Seuil, 2019) reviennent bien sur cet épisode dramatique des années 80-90.

Ce lobby de la géo-ingénierie est de plus en plus actif, notamment en France. Quand je m’en suis rendu compte, grâce à des amis qui m’ont fait remonter des informations en provenance de certains milieux (dont le monde parlementaire, notamment), j’ai voulu poser les bases d’une controverse sur la géo-ingénierie avant qu’elle prenne l’offensive. L’idée qui en a découlé est de proposer un contre modèle : le géomimétisme, qui s’inscrit entièrement dans les cycles naturels.

Le risque est clair : il n’est pas de voir des machines de géo-ingénierie apparaître – ce n’est pas près d’arriver – mais que les décideurs puissent imaginer qu’une solution technique miraculeuse les préserve de faire les efforts qu’il faut faire d’urgence. Le lobby climatosceptique nous a donné une bonne leçon là-dessus !

Quand les industriels commencent leur lobby anti-climat dans les années 1980, ils ont déjà des modélisations extrêmement précises du réchauffement climatique. A l’époque, la société et les dirigeants occidentaux étaient très conscients du problème environnemental, et très engagés ! Le président Carter a même fait installer des panneaux solaires sur la Maison Blanche (rapidement déboulonnés par l’administration Reagan). Le lobby ne va donc pas attaquer frontalement, en disant que le changement climatique n’existe pas, mais va premièrement chercher à disséminer du doute : est-ce que le climat se réchauffe aussi vite que ce que l’on croit ? Est-ce que l’Homme est totalement responsable de ce réchauffement ou est-ce que ce ne sont pas juste des cycles solaires ? etc. Et ils vont être surpris de leur succès, car les décideurs politiques vont de fait s’agripper à ce petit espoir pour se dédouaner de leurs responsabilités et continuer le business as usual. Voyant ce succès-là, le lobby du doute climatique décide d’enfoncer le clou et se transforme en lobby du climato-scepticisme. La suite nous la connaissons : l’administration Trump, la sortie de l’accord de Paris, etc. Le lobby a su alimenter la recherche très naturelle du déni chez les individus pour réduire leur dissonance cognitive. Le vrai risque est là : perdre du temps, créer du déni de l’urgence, car sentiment d’une solution technique.

LVSL  Pourquoi avez-vous choisi Gaël Giraud pour la préface ?

P. G. – Gaël Giraud est avant tout un économiste hétérodoxe que je trouve brillant, capable de porter une voix singulière dans ce contexte de crise économique inédite et de démontrer facilement comment la finance bloque la transition écologique. Il est également directeur de recherche au CNRS et travaille notamment avec l’institut de climatologie Pierre Simon-Laplace, qui alimente énormément les travaux du GIEC. Il travaille sur des modélisations économico-climatiques très poussées. C’est donc quelqu’un qui a une vision assez dynamique des enjeux et conséquences économiques (donc sociales) et des phénomènes climatiques. Ce qui recoupe évidemment le thème du géomimétisme. Le géomimétisme veut s’inscrire dans les cycles naturels, mais également humains et sociaux. C’est pour cette raison que le géomimétisme doit, lorsqu’il traite d’agriculture par exemple, subvenir aux besoins alimentaires d’une population. Lorsque je parle, dans mon dernier chapitre, du rôle climatique de la pompe océanique (des animaux marins !), on arrive à la conclusion qu’il faut repeupler les océans pour leur donner une capacité de capture de carbone, mais il faut aussi que les centaines de millions de personnes qui vivent de la mer puissent continuer à le faire de manière durable, les petits pêcheurs en premier lieu.

Ce que j’apprécie particulièrement chez Gaël Giraud également, c’est qu’il arrive constamment à articuler approche holistique et expertise pointue.

LVSL  Dans ce livre, vous parlez beaucoup d’un État stratège qui serait l’architecte du géomimétisme. Mais comment s’articulerait-il avec un géomimétisme à l’ancrage résolument local ?

P. G. – Si j’avais été allemand, j’aurais peut-être parlé de Länder stratèges, puisque ces grandes régions disposent de plus de compétences que l’État fédéral sur beaucoup de dossiers structurants. Si je parle autant d’État stratège, c’est parce que nous sommes en France et il se trouve que l’État, dans le cadre de la Vème République, dispose de beaucoup de leviers – ce qu’on peut très bien critiquer par ailleurs. Et des leviers essentiellement locaux ! Il ne faut pas opposer les échelles. L’État produit une norme, un cadre juridique que les collectivités territoriales adoptent. Elles conservent par ailleurs une marge de manœuvre importante avec les compétences dont elles disposent (quid de leur octroyer les dotations qui suivent, d’ailleurs !). L’ADEME estime qu’une commune standard peut diminuer de 15% ses émissions globales en jouant sur son fonctionnement direct (voiture de fonction, isolation du bâti public, etc.). Mais elle peut influencer jusqu’à 50% des émissions de son territoire de manière indirecte, par la façon dont elle motive ses administrés à changer de pratiques par ses choix d’aménagement par exemple. Il est possible qu’une collectivité territoriale décide de se lancer dans des chantiers de géomimétisme (remettre en eaux des anciennes zones humides, reforester, etc.), il y a même énormément à faire sur ce plan !

Seulement, quand on parle de climat, on parle d’urgence. On ne peut pas attendre que les élus locaux, partout en France, se conscientisent tranquillement, qui plus est dans un contexte de restrictions budgétaires (n’oublions pas que les dotations des collectivités ont été largement diminuées, à compétences égales voir étendues). Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.

“Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.”

L’État stratège en France peut aussi avoir une influence globale via sa diplomatie. Les accords bilatéraux peuvent être un formidable levier pour accélérer la lutte contre le changement climatique. En conditionnant nos accords commerciaux à des objectifs écologiques par exemple. La France a récemment vendu des Rafales à l’Indonésie en échange d’une augmentation des quotas d’huile de palme à importer. L’idée serait typiquement d’inverser la logique : conditionner les ventes à des objectifs climatiques – et pousser toute l’Europe à faire de même (l’UE étant le premier marché du monde…), sous peine de pratiquer la chaise vide. Un excellent exemple de ce que serait un gaullisme vert (rires) !  Il faudra évidement remettre la France au service du multilatéralisme – et des COP en premiers lieux.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL Vous avez parlé de pistes de politiques publiques dans ce livre et parfois de façon très précise comme lorsque vous parlez d’une taxe sur la viande industrielle pour financer la sécurité sociale. Quels sont les objectifs politiques de ce livre ?

P. G. – J’ai essayé de faire des propositions de politiques publiques ambitieuses et pragmatiques. Par conséquent, elles sortent du cadre budgétaire strictement court-termiste tel que l’appréhende les différents gouvernements néolibéraux. Lorsque l’on fait de l’agroforesterie, c’est extrêmement rentable à l’échelle macroéconomique. On utilise moins d’intrants, car les arbres enrichissent les sols et les haies abritent une biodiversité auxiliaire qui élimine les parasites. C’est également moins d’érosions des sols, donc moins de pollution des eaux. C’est donc des coûts moindres de traitement des eaux pour la collectivité, mais également une alimentation de meilleure qualité, donc des économies pour la sécurité sociale. On peut multiplier les exemples d’externalités positives… Le coût initial de la mise en place des arbres agricoles peut être élevé, le retour sur investissement sera très largement positif quelques années plus tard, à l’échelle macroéconomique du moins. C’est le cas de la plupart des pratiques géomimétiques, puisqu’elles renforcent par définition les « services » environnementaux rendus par les écosystèmes.

Le tout, est donc de faire en sorte que le macro et le micro convergent au sein des politiques publiques. C’est pourquoi il faut un État stratège capable d’émanciper les acteurs (les agriculteurs si l’on file l’exemple) du court-termisme, et faire ruisseler vers eux une partie de l’argent qu’ils font gagner à la société. L’idée serait alors de mettre en place des caisses de transition, qui rémunèrent les bonnes pratiques agroécologiques avec les pénalités des mauvaises, tout en fournissant des dispositifs d’accompagnement public proactifs. Cela présuppose d’évaluer finement le coût des externalités négatives agricoles, mais également de ne pas faire payer des publics captifs. Il faut toujours offrir une voie de sortie par le haut à l’ensemble des acteurs : si un agriculteur « conventionnel » exprime le désir d’amorcer une reconversion, ses pertes de revenus liées à la période de latence (il faut 3 ans pour passer un champ en bio) doivent être intégralement compensées directement et facilement par une caisse publique de transition.

LVSL Faut il rompre définitivement avec l’idée d’une technologie qui pourrait nous sauver ?

P. G. – Il n’y aura jamais une technologie – ni même une technique – unique pour sauver quoi que ce soit. Le besoin de résilience – face aux effets du changement climatique notamment – impose de pousser une véritable « biodiversité de solutions ».

La question n’est pas d’être pour ou contre la technologie. L’agroécologie par exemple nécessite un très haut niveau de connaissances techniques, donc des recherches agronomiques de pointes (qu’il faut d’ailleurs savoir articuler avec l’empirisme paysan). La transition écologique n’ira pas sans un effort accru de R&D. C’est d’ailleurs le rôle d’un État stratège que de réussir à coordonner la recherche publique, privée et citoyenne (pair-à-pair) pour accélérer les transitions. Nous avons besoin de progrès technologiques pour les énergies renouvelables, les systèmes de propulsions propres, etc. Cependant, progrès technologique ne doit pas forcément dire complexification technologique. Il faut à la fois faire du low-tech avec des technologies plus durables, mais également du high-tech pour optimiser au maximum notre consommation énergétique via les smart grids par exemple. Il ne faut pas être dogmatique sur la question de la technologie.

En ce qui concerne l’absorption du carbone, si la géo-ingénierie pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout, les technologies de captation de CO2 en sortie de cheminée d’usine ou de pots d’échappement (là où le CO2 est très concentré) sont pertinentes et même fortement souhaitables. C’est du bon sens. Sauf que le bon sens, c’est un projet politique en soi. Par opposition à un projet politique fondé sur des dogmes, comme peut l’être le dogme libertarien ou néolibéral.


Dans cette vidéo, Pierre Gilbert revient notamment sur le contenu de l’ouvrage.

https://www.youtube.com/watch?v=lQ5b4px_LyE

Gaël Giraud : « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées et auteur. Spécialisé sur les interactions entre économie et écologie, il est également l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD). Dans la première partie de cet entretien-fleuve, nous revenons notamment sur l’incapacité pour Emmanuel Macron de conduire une véritable transition écologique, sur le financement de celle-ci et la nécessaire réforme des traités européens qui la conditionne. Nouvelle économie des communs, dérive illibérale du gouvernement… Nous abordons également des questions relatives aux rapports entre foi chrétienne, laïcité et écologie. Gaël Giraud est, en plus de tout le reste, prêtre jésuite. Première partie. Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous travaillez sur les interactions entre changement climatique et économie. Vous avez par ailleurs soutenu la liste Urgence Écologie aux élections européennes. Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron ne conduit-il pas le pays vers une transition écologique ?

Gaël Giraud – Je pense que l’erreur de fond d’Emmanuel Macron, en termes de transition écologique, est de croire qu’il peut la mener dans le respect de l’interprétation actuelle des traités promue par la Commission européenne et par Bercy.

Sa stratégie européiste, si je la résume, consiste à affirmer : « Moi, je suis un bon élève de la classe européenne, je fais mes devoirs à la maison et ensuite on renégocie les traités ». Or cette stratégie est vouée à l’échec car les contraintes budgétaires, notamment sur l’interprétation de la réduction du déficit public en zone euro, sont telles que, dans le contexte actuel, elles rendent impossible le financement public de la transition écologique. D’ailleurs, elles rendent impossible le financement des services publics tels qu’on les connaît aujourd’hui en France, de sorte que notre pays est en sous-investissement public chronique : environ 3% du PIB d’investissement publics, cela ne suffit même pas pour maintenir à niveau le patrimoine public français : la France, aujourd’hui, s’appauvrit chaque année.

Qui peut croire que respecter une interprétation des traités permettra ensuite de mieux les renégocier ? Imaginez que l’on veuille vous couper une jambe pour vous aider à courir un cent-mètres-haies. Préconiser l’austérité par temps de déflation n’est pas moins absurde… Croyez-vous donc vraiment que commencer par vous faire amputer soit le meilleur moyen, ensuite, de faire comprendre à votre interlocuteur que vos deux jambes — le secteur public et le secteur privé — sont nécessaires pour courir ? La rigueur budgétaire à laquelle nous contraint l’interprétation actuelle des traités est tout simplement en train d’engendrer un effet Brünning en France : encore moins d’inflation, davantage de gilets jaunes ou rouges dans la rue, de pompiers, de policiers, de profs, d’urgentistes, d’aides-soignants en colère… et, à la fin, plus de voix pour le Rassemblement national. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tout en se présentant comme l’ultime rempart démocratique contre le fascisme, la République en marche fait le lit du Rassemblement national. Regardez l’Italie qui, depuis Berlusconi, sert de laboratoire politique à toute l’Europe avec une dizaine d’années d’avance sur nous : Renzi y a tenu le rôle que tente d’occuper aujourd’hui Macron. Ce qui n’a nullement empêché Salvini d’arriver au pouvoir, bien au contraire.

Tout aussi grave est le fait qu’en se privant des moyens possibles de financer la transition vers une société sobre en carbone, le président de la République fait perdre des années précieuses à notre pays, à l’Europe et au monde entier. Car mon expérience, c’est que, malgré la petite taille de notre économie, beaucoup de pays du Sud continuent d’observer ce que fait la France, pour éventuellement s’en inspirer. La démission de Nicolas Hulot en septembre 2018 a témoigné du fait que l’écologie ne pèse rien, aux yeux de ce gouvernement, face aux contraintes budgétaires. S’ajoute à cela des décisions incompréhensibles de la part de ce gouvernement comme, par exemple, l’extension de la liste des oiseaux éligibles à la chasse alors que l’effondrement du nombre d’oiseaux en Europe est l’une des marques de la destruction de la biodiversité dont notre modèle de société est en grande partie responsable. Nous avons perdu au moins 400 millions d’oiseaux en Europe depuis 1980. La situation n’est pas aussi tragique qu’en Amérique du Nord, où 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu depuis cette date. Voilà certainement un terrain où nous ne souhaitons aucunement entrer en compétition avec l’outre-Atlantique. La décision française, à l’origine de la démission de Hulot, est tout simplement un cadeau électoral fait au lobby des chasseurs – dont le prix du permis a, par la même occasion, été divisé par deux – et une provocation pour la conscience citoyenne des Français. Il y a, semble-t-il, une part d’improvisation et de provocation de la part de ce gouvernement à l’égard des questions écologiques qui témoigne que ce n’est nullement sa priorité. Ceci n’est pas incompatible avec une communication extrêmement rodée comme au G7 à Biarritz, destinée à donner l’illusion du volontarisme gouvernemental. Les observateurs de la politique française doivent apprendre plus que jamais à faire le départ entre les discours du président et la réalité de ses décisions politiques.

L’autre raison pour laquelle je doute malheureusement que ce gouvernement fasse la transition écologique, dans ce mandat comme dans le suivant s’il devait être réélu en 2022, c’est qu’il est extrêmement sensible au lobby bancaire et que la plupart des banques européennes, en particulier françaises, sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre-elles ont dans leur bilan énormément d’actifs hérités de la révolution industrielle et qui sont donc liés aux hydrocarbures fossiles. Rien de très étonnant à ça : le bilan de nos banques est simplement le reflet de notre histoire.

Si demain matin on décidait de faire du charbon et du pétrole des actifs échoués (stranded assets), c’est-à-dire de les interdire dans le commerce, une grande partie de nos géants bancaires serait en faillite ou proches du précipice. Ils savent très bien que ce risque de transition associé au climat (« le deuxième risque » dans la typologie esquissée par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, dans son fameux discours de 2015 sur la tragédie des horizons) est mortel pour eux. Donc, tout en faisant du green washing qui consiste à faire croire que les banques se sont mises au vert, en réalité, ces dernières n’ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d’affaires actuel. Un exemple : les fameuses obligations vertes. Deux amis, l’ancien trader Julien Lefournier et le mathématicien Ivar Ekeland, ont montré que ces obligations n’ont strictement rien de vert: elles financent en moyenne les mêmes projets que les obligations traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’à l’avenir, elles ne pourront pas financer de vrais projets liés à la transition écologique mais, jusqu’à présent, elles ont essentiellement servi à faire… de la publicité.

LVSL – Combien coûterait la transition écologique ?

G.G. – Il y a pas mal de chiffres qui circulent, mais on peut dire, en étant certain de ne pas se tromper, que c’est plus de 30 milliards et moins de 100 milliards par an pour mettre en œuvre les grands chapitres de la transition écologique en France. Soit entre 1,5 et 4% du PIB français. En quoi consiste un tel programme ? Plusieurs scénarios ont été élaborés par le Comité des experts pour le débat national sur la transition écologique commandité par la ministre d’alors, Delphine Batho, et présidé par Alain Grandjean. Ils diffèrent selon le bouquet énergétique retenu pour 2035. Mais ils ont tous en commun les mêmes étapes en matière d’efficacité énergétique : la rénovation thermique de tous les bâtiments (publics et privés), la mobilité verte avec un déploiement massif du train et du ferroutage – car nous ne pourrons pas acheminer la nourriture sur des camions électriques ou roulant à l’hydrogène – et le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà un authentique projet de société vers une France verte, sobre et juste. Ces travaux ne peuvent pas être délocalisés et ce ne sont pas des ouvriers chinois qui vont réhabiliter les combles de nos passoires thermiques. Un tel programme est donc extraordinairement créateur d’emplois locaux. À tel point que les entreprises du BTP nous préviennent : n’allez pas trop vite, nous disent-elles, car nous n’avons pas assez d’ouvriers spécialisés pour réaliser la rénovation thermique à grande échelle. Ouvrons alors des filières d’apprentissage ! Bien sûr, il y aura aussi des pertes d’emplois : notamment les emplois liés aux deux mines de charbon encore en activité sur notre territoire. Mais l’Allemagne, cette fois, est en train de donner le bon exemple en fermant toutes ses centrales à charbon et en déployant un ambitieux programme de reclassement pour les ouvriers de la mine. Au nom de quoi la France serait-elle incapable d’en faire autant ? La transition vers une société zéro carbone est aussi une très bonne nouvelle pour la balance commerciale française car elle réduit notre dépendance au pétrole, et donc à la principale importation (70 milliards chaque année), qui creuse le déficit de notre balance courante. Et qui dit moins de déficit de la balance extérieure, dit moins de déficit public car, comptablement, l’acteur qui in fine supporte le coût excédentaire de nos importations, c’est l’État.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Comment financer la transition écologique ?

G.G. – D’un point de vue macro-économique, si nous économisons plusieurs dizaines de milliards de déficit commercial, cela fait autant d’argent qui peut être dépensé autrement dans le pays. L’État pourrait donc d’entrée de jeu engager cette dépense en étant certain que cela lui reviendra sous forme de recettes fiscales simplement parce que l’argent économisé en achetant moins de pétrole se retrouvera au moins en partie dans ses caisses. Mais sans même entrer dans cette logique macro-économique qui, toute élémentaire qu’elle soit, échappe à beaucoup d’observateurs, nous disposons d’un grand nombre de marges de manœuvre inexploitées. Premièrement, la mise en place d’un grand emprunt national comme Giscard l’avait fait en 1976 pour lutter contre la sécheresse. La situation actuelle est bien plus grave que la sécheresse de 1976 : le stress hydrique dû au dérèglement climatique se fait sentir désormais chaque année dans les zones rurales françaises, il n’y a que les urbains pour ne pas s’en rendre compte. Cela justifierait amplement d’en appeler à titre exceptionnel à l’épargne nationale. Deuxièmement, on peut reconstituer des marges de manœuvre budgétaire en rétablissant l’impôt sur la fortune, car selon le rapport de la Commission des finances, le passage de l’ISF à l’IFI a fait perdre 3,5 milliards d’euros à l’État sans réel impact positif sur l’économie française, au contraire[1]. Je pense qu’il faut un grand big bang fiscal qui permette de rendre de nouveau l’impôt français redistributif, ce qu’il n’est plus aujourd’hui. Cela suppose de restituer le débat fiscal, terriblement embrouillé aujourd’hui, sur des bases saines. Je ferai prochainement une proposition dans ce sens.

Troisièmement, il faut considérer un degré de liberté que nous n’utilisons absolument pas et qui est l’interprétation de la règle des 3 % du déficit public imposée par l’article 140 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne. En fait, comme l’ont montré avec force Alain Grandjean et la Fondation Nicolas Hulot[2], il est tout à fait possible de discuter du périmètre sur lequel on applique les 3% et, par exemple, de retirer du calcul du déficit public certaines dépenses d’investissement public liées à la transition écologique. On l’a fait pour certaines dépenses associées au sauvetage des banques en 2008 et 2009, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour sauver la planète ? Par ailleurs, l’État est bien le seul acteur économique pour qui aucune distinction n’est faite entre des dépenses d’investissement de long terme, dont l’amortissement s’étale sur plusieurs décennies, et des dépenses de fonctionnement. Que diraient nos entreprises si leur comptabilité était construite sur cette confusion ?

Cela suppose une discussion avec la Commission européenne sur l’interprétation du périmètre sur lequel s’applique la règle des 3 %, mais modifier son périmètre d’application n’impliquerait pas une violation des traités. Le Comité budgétaire européen, un organe consultatif indépendant de la Commission, a rendu début septembre un rapport très critique sur l’évaluation des règles budgétaires : complexité inutile et illisibilité de règles qui échouent, de toute façon, à atteindre leurs objectifs, effets délétères sur l’activité économique et l’investissement public, réponse inadéquate aux divergences accrues des taux d’endettement public entre le Nord et le Sud… il est temps que nous révisions l’herméneutique des traités européens de fond en comble.

À mon sens, il y a des dépenses incompressibles qu’on doit retirer du calcul des 3 %. Je l’ai dit : la dépréciation du patrimoine français induit un appauvrissement national net, et donc une réduction inacceptable de notre souveraineté. Un exemple caricatural est donné par le rapport sénatorial Chaize-Dagbert[3] sur les ponts en France : 25 000 ouvrages français sont en danger de sinistre. Si nous ne voulons pas revivre la catastrophe du pont Morandi de Gênes du 14 août 2018 ou celle du tunnel du Mont Blanc d’il y a vingt ans, il faut absolument réhabiliter ces ponts dans les années qui viennent. C’est une question de sécurité nationale. Du moins, si vous voulez que vos enfants continuent de traverser des ponts en France ! De la même manière, les circuits d’adduction d’eau en milieu rural en France sont vétustes : sans une rénovation massive, Véolia, Suez ou la Saur pourraient se trouver en difficulté pour assurer l’adduction d’eau potable dans nos campagnes au cours des années à venir. C’est un service public élémentaire. Je ne vois pas le début d’une réflexion sérieuse, au gouvernement, sur ces questions et ceci, sans doute pour des raisons d’orthodoxie budgétaire qui proviennent simplement d’une interprétation parmi d’autres des traités européens.

Enfin, quatrièmement, nous disposons d’une batterie d’instruments à notre disposition qui consiste à utiliser intelligemment la garantie publique. On a mis plus de 70 milliards d’euros de garanties publiques pour Dexia. BPI France a accordé l’an dernier près de 20 milliards de garantie publique à l’export pour faciliter les exportations des entreprises françaises à l’international. Et c’est fort bien ainsi. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès lors, de mettre 30 à 40 milliards d’euros de garanties publiques pour financer la transition écologique en France ? La garantie publique reste hors du bilan de l’État et, contrairement à ce qu’on raconte parfois, ce n’est pas de la dette. Pas même de la dette en puissance, à moins que vous ne soyez convaincu que l’argent sera dépensé en pure perte…

Comment procéder en pratique ? Nous pouvons mettre en place un fonds ou une société de droit privé qui puisse jouir de la garantie publique et qui pourrait emprunter de l’argent sur le marché obligataire en vue de financer la transition. Nous l’avons fait, en France, avec la SFEF, la Société de financement de l’économie française, précisée par Michel Camdessus en 2009, afin de sauver les banques. D’ailleurs, autant que je sache, la SFEF existe toujours : nous la conservons en réserve de la République pour le prochain maelström financier. Qui nous empêche de l’utiliser pour financer la transition en France ? Dans un contexte où les investisseurs internationaux s’arrachent la dette publique française au point d’être prêts à consentir des taux d’intérêt négatifs – autrement dit : ils paient l’État français pour que celui-ci s’endette auprès d’eux, ils ne barguigneraient pas pour prêter plusieurs dizaines de milliards à une SFEF destinée à financer la rénovation thermique des bâtiments publics, la réhabilitation de nos charmantes voies de chemin de fer de 1945 en vue d’aménager des circuits courts d’alimentation, etc. On pourrait aussi utiliser intelligemment les canaux de création monétaire de la Banque centrale européenne et de la Banque européenne d’investissement qui sont tout à fait en mesure de refinancer des dépenses d’investissement liées aux infrastructures vertes.

LVSL – Les Verts sont divisés sur cette question récurrente qu’est le capitalisme. Est-il compatible avec l’écologie ? Quen pensez-vous ?

G.G. – Je pense que c’est un faux débat. J’aimerais bien que ceux qui, par exemple opposent Yannick Jadot et David Cormand sur cette question me donnent leur définition du capitalisme. Il n’y en a pas une, mais des dizaines : le capitalisme rhénan ou celui de la Suisse dans les années 60 n’a rien à voir avec le capitalisme texan d’aujourd’hui qui lui-même n’a rien à voir avec la Suède, qui n’a rien à voir avec le Japon aux heures glorieuses du toyotisme… Déjà Michel Albert faisait valoir l’affrontement entre deux types, au moins, de capitalisme. Et mon collègue Bruno Amable, lui, en identifie au moins cinq. J’ignore, donc, si la transition vers une société zéro-carbone est compatible avec le capitalisme, et je vous avoue que cette question ne m’intéresse pas. Elle sert à alimenter nos discussions de bistros, tout comme, autrefois, l’affaire Dreyfus ou l’eschatologie communiste, sans faire avancer la discussion sur la vraie question qui est : par où commence-t-on la transition ?

Il est beaucoup plus intéressant à mon avis de discuter du rapport à la propriété privée et à la finance, qui est un aspect commun aux différents capitalismes contemporains. Ce n’est certes pas le seul mais il joue un rôle central dans la financiarisation de nos sociétés. Un monde de marchandisation intégrale de l’humanité et de financiarisation de nos relations est incompatible avec la durabilité écologique. Ce qui est très important aujourd’hui c’est la lutte de tous les instants à mener contre la colonisation de nos esprits par un imaginaire managérial et cybernétique qui voudrait que tout être humain soit une marchandise, contrôlable et échangeable. Certains économistes, lorsqu’ils vont parler à l’Académie des sciences morales et politiques, expliquent qu’il est normal qu’on puisse donner un prix de marché à la vie humaine, à votre vie, par exemple. En effet, à travers la spéculation sur les actifs financiers dérivés sur les contrats d’assurance, on fixe le prix de marché de ces contrats, et donc, implicitement, on donne un prix à la vie des personnes qui ont signé ce contrat. Quand bien même les marchés financiers seraient efficients, c’est inacceptable. Et quand on sait le degré d’inefficience et d’irrationalité des marchés financiers, de tels propos deviennent quasiment criminels. De la même manière, donner un prix aux services écologiques rendus gratuitement par la nature ou à la survie de l’espèce des tigres du Bengale ne permettra pas de sauver les tigres. Au contraire, la magie noire de la marchandisation les rend alors interchangeables avec n’importe quelle autre marchandise qui posséderait le même prix. C’est cette logique qui fait dire à certains de mes collègues que la disparition programmée de la faune halieutique dans nos océans n’est pas une tragédie : la pisciculture permettra, pense-t-on, de substituer des poissons de bassins à ceux que nous péchions autrefois dans la mer. De même, la disparition programmée des abeilles donnerait lieu, entend-on, à l’invention de robots articulés qui iront polliniser à leur place. C’est évidemment du délire, qui oublie que les robots eux-mêmes ont besoin de minerais et d’énergie et que, précisément, les minerais et l’énergie ne sont pas disponibles gratuitement en quantité illimitée. La vérité, c’est que ce sont les femmes pauvres des campagnes qui iront polliniser à la main. Cela s’est, hélas, déjà vu…

Il faut sortir de cette utopie de la privatisation du monde. Ce qui suppose une révolution anthropologique en vue de renouer avec une forme d’humanisme politique, social, économique : l’être humain est intrinsèquement un être de relations aussi bien dans nos familles que dans la société, dans le monde, avec les animaux que nous aimons et ceux que nous aimons moins, avec notre environnement, avec nos morts et avec les enfants qui ne sont pas encore nés. C’est la prospérité de ces relations qu’il faut promouvoir bien davantage que la réduction du monde à un vaste supermarché.

LVSL – Quelle est lalternative ?

G.G. – La gestion et la célébration des communs. Autrement dit, la promotion de ressources partagées, aussi bien des ressources matérielles qu’immatérielles. Par exemple, comment faire en sorte qu’un étang, une forêt ou un hot spot de biodiversité en France puisse devenir un commun et ne pas être détruit en étant réduit à des marchandises ? Comment faire en sorte que la faune halieutique qui est en train de disparaître dans nos océans (sous les coups conjugués de leur acidification à cause de nos émissions de CO2, de leur réchauffement, de la pollution plastique et de la pêche industrielle en eaux profondes) puisse devenir un commun ? Tant que les poissons seront la propriété privée de celui qui les pêche, nous courrons le danger de ne plus avoir de grands pélagiens, soit les poissons comestibles dans nos mers d’ici 2040 ou 2050.

Sur Internet s’inventent énormément de rapports renouvelés à la propriété comme les logiciels libres ou le Copyleft. Le Copyleft, c’est le contraire du copyright : il donne à tous le droit d’usage d’une invention mais à la condition expresse que personne ne tente de se l’approprier de manière privative. Ce bouillonnement d’inventions sur la Toile est le symptôme que nos sociétés sont en travail : elles cherchent d’autres moyens de partager nos ressources que leur simple destruction par leur privatisation. Wikipédia est un extraordinaire commun, bien plus efficace, complet et rigoureux que son équivalent public (c’est-à-dire étatiste) : il y a moins d’erreurs sur Wikipédia que dans l’Encyclopaedia Britannica…

Et puis, les communs, c’est certainement notre rapport au monde le plus ancien, le plus archaïque : avant l’invention de la propriété privée par des juristes romains, l’humanité a toujours considéré la Terre comme un commun, une ressource appartenant à tous pourvu que l’on en prenne soin. Mais les communs ne concernent pas seulement les ressources naturelles et Internet : comment faire, par exemple, pour que le travail ne soit pas une marchandise privée ? Comment mettre fin à la régression esclavagiste qu’est l’ubérisation de nos relations au travail, laquelle se dissimule derrière la promotion du statut d’auto-entrepreneur ? Comment faire en sorte que le travail puisse être un commun ? Cela suppose une refonte radicale du droit de travail qui va à contre-courant de ce que fait le gouvernement. Nous pourrions nous inspirer des remarquables travaux d’Alain Supiot sur le sujet. De même, comment redéfinir l’entreprise aux articles 1832 et 1833 du Code civil non plus comme une boîte noire qui produit du cash pour les actionnaires qui en sont, croit-on, les propriétaires privés, mais comme une communauté de destins qui veut mettre en œuvre un projet socialement utile ? Cela suppose d’aller beaucoup plus loin que la loi Pacte qui a accouché d’une souris. Pourtant la Commission Nota-Sénart, qui m’a auditionné, avait des propositions tout à fait intéressantes. Las, elle a été bridée par Matignon et l’Élysée… Pour aller plus loin, nous pourrions, là aussi, nous inspirer du travail de Daniel Hurstel, Cécile Renouard et moi-même.

Comment, enfin, faire de la monnaie un commun ? Cela passe par la promotion de toutes ces monnaies locales complémentaires qui bourgeonnent un peu partout en France, y compris dans la Creuse. Ces monnaies sont autant de moyens par lesquels une communauté, quelle qu’elle soit, s’efforce de se réapproprier le pouvoir de création monétaire qui a été confisqué par les banques privées depuis que les États de la zone euro sont privés du droit de battre monnaie. Nous sommes de fait les seuls au monde à l’avoir fait, en mettant en place une véritable indépendance de la Banque centrale à l’égard du politique, nous avons privatisé la monnaie en Europe.

LVSL – Pourquoi ?

G.G. – Parce que la BCE n’a pas de compte à rendre auprès des États, et elle rend formellement compte ex post de ses activités auprès du Parlement européen, sans que celui-ci ne puisse intervenir en amont sur ses décisions de politique monétaire. Du coup, la BCE est largement inféodée au lobbying des banques privées et vous n’aurez aucun mal à interpréter toutes les décisions prises par Francfort depuis 2008 comme des décisions favorables aux intérêts du secteur bancaire. Je vous mets au défi de trouver une seule exception. Pourtant, croyez-vous que les intérêts du secteur bancaire privé coïncident avec l’intérêt général ?

Mais revenons aux communs : ces quatre chantiers – la promotion des ressources naturelles et des ressources de l’intelligence collective sur Internet, le travail et la monnaie comme communs -, esquissent les contours d’un projet politique très ambitieux, où la première mission de l’État ne consiste plus seulement à gérer les biens publics – ce qu’il doit continuer de faire : l’école, la santé, la poste, etc. -, mais aussi à créer les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. Voilà une utopie concrète qui va nous occuper pour plus d’un siècle. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a déjà commencé…

LVSL – Vous êtes prêtre jésuite. Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là ? Quelle relation entretenez-vous avec l’Église ? Vous vantez souvent lhéritage de la Révolution française et la sécularisation, seriez-vous donc un prêtre laïc ?

G.G. – Je n’utiliserais pas cette expression de prêtre laïc. Les jésuites ont une grande tradition d’engagement en faveur de la justice. On connaît le sort des jésuites du Salvador assassinés par la junte militaire en 1989 parce qu’ils soutenaient les pauvres. On sait moins, par exemple, que deux jésuites ont été assassinés à Moscou en 2008, parce qu’ils gênaient les collusions entre l’Église orthodoxe et le régime de Poutine. Bien sûr, nous n’avons nullement le monopole de l’engagement en faveur de la justice, même parmi les ordres religieux catholiques. Je pense notamment au Frère dominicain Henri Burin des Roziers, décédé hélas en 2017, et qui fut un ardent défenseur des paysans sans terre dans le Nordeste brésilien —un homme lumineux. Je pense à telle religieuse xavière, Christine Danel, une amie également, qui s’est rendue dans les centres de traitement d’Ebola en Guinée, au pire moment de la pandémie de 2014, pour aider à la mise en place d’un traitement de la maladie. Pour les Jésuites, disons que la promotion de la justice sociale et l’expérience de foi sont une seule et même mission. C’est ce qui m’a sans doute séduit dans l’ordre des Jésuites, avec, bien sûr, une certaine rigueur intellectuelle et, surtout, une profonde tradition spirituelle. C’est ce qui manque à beaucoup de nos contemporains, je crois : un espace de liberté intérieure. Beaucoup de jeunes sensibles à la question écologique cherchent à retrouver des espaces d’intériorité, de silence, de gratuité. Notamment pour s’évader de la prison du tout-marchandise, du tout-jetable ou du tout-détritus. Certains cherchent du côté des sagesses orientales parce qu’ils ne se sentent plus liés au patrimoine chrétien qui est, pourtant, le leur. Ou bien à cause du discrédit qui frappe à juste titre notre Église du fait des scandales liés à la pédo-criminalité. Pour ma part, je crois que le christianisme est très fondamentalement une école du désir (ce que le bouddhisme n’est pas, par exemple) et que beaucoup d’entre nous ont soif d’apprendre à découvrir le désir de vie qui sourd du plus profond d’eux-mêmes.

Je parle volontiers de façon positive de la Révolution française et de la modernité occidentale, c’est vrai. Dans son intuition de fond, elle est un produit du christianisme même s’il est vrai que des chrétiens en ont été les victimes, je pense notamment au prêtre Jean-Michel Langevin et aux martyrs d’Angers. Lorsqu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, une bonne partie de l’Église catholique a cru bon de s’opposer à la modernité, elle n’a pas reconnu que ce qu’elle avait en face d’elle, ce qu’elle a cru être son ennemie, était en partie son propre enfant. Bien sûr, il faut distinguer, au sein des Lumières, entre, disons, Rousseau et Voltaire. L’arrogance d’un Voltaire, riche commerçant esclavagiste, n’a pas grand chose à voir avec les intuitions démocratiques de Rousseau. Or, du point de vue du rapport du politique au religieux, les Lumières, disons, rousseauistes ont cherché à désacraliser le pouvoir politique : désormais, le pouvoir politique et la souveraineté n’auraient plus comme instance de légitimation un ordre sacré, transcendant fondé sur Dieu. C’est la “sortie de la religion” telle que Marcel Gauchet, par exemple, l’a thématisée. Gauchet a fort bien montré que le christianisme est justement la “religion de la sortie de la religion”. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a, semble-t-il, que dans les sociétés de tradition chrétienne que la laïcisation du pouvoir politique est aussi avancée que chez nous. Or, depuis le début de l’aventure chrétienne, la grande tradition évangélique consiste à “rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20,25).

Par ailleurs, l’autre grande leçon des religions bibliques, c’est qu’il nous faut apprendre à préférer la sainteté au sacré : Emmanuel Lévinas avais mis l’accent sur ce point en relisant le Talmud ; aujourd’hui, un théologien comme Christoph Theobald montre que cette intuition est centrale pour l’expérience chrétienne. Là où le sacré sépare (le pur de l’impur, le sacré du profane, l’homme de la femme, l’élite du peuple, etc.), l’Évangile nous apprend à découvrir les ressources de sainteté enfouies dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Il y a même de la sainteté chez les gilets jaunes ! (Rires.)

L’Église a fait l’erreur au Moyen Âge de prendre le pouvoir sur la souveraineté politique. Compte tenu de la désintégration de l’Empire romain et de la décomposition de l’Empire carolingien, il était sans doute nécessaire qu’elle assume la défense de l’intérêt général et du droit mais, après la réforme grégorienne du XIe siècle, elle a prétendu dicter ce qu’est un bon gouvernement, sacrer les rois et déposer les mauvais gouvernants. Aujourd’hui, c’est plutôt la Commission européenne qui tente de s’arroger un tel privilège, lequel n’est pas plus démocratique au XXIe siècle qu’il ne l’était sous le Pape Grégoire VII. Quand les institutions européennes font démissionner Berlusconi, tout le monde applaudit à juste titre, mais lorsqu’elles le remplacent par Mario Monti (qui, avec une étonnante inconscience, a démarré l’effet Brünning dans une Italie en pleine déflation), on est en droit de s’interroger sur le caractère démocratique de la méthode. Et quand elles obligent Tsipras à agir contre la volonté des citoyens grecs exprimée à 61,5% des voix lors du référendum du 5 juillet 2015, le doute n’est plus permis : Canossa n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’hier. L’Église, quant à elle, a mis un siècle à admettre que ce que les Lumières lui imposaient dans la violence — renoncer à se substituer au pouvoir politique souverain — venait, en vérité, de l’Évangile. Sa mission, aujourd’hui, c’est de dévoiler sans relâche les trésors spirituels dissimulés dans la création et dans le secret de nos relations sociales. Nous avons besoin de ces trésors pour y puiser l’énergie collective nécessaire à l’invention des communs sans lesquels la privatisation du monde achèvera de le détruire et de démanteler la démocratie. Finalement, l’encyclique Laudato Si’, telle que je la comprends, n’invite pas à autre chose. Les ressources d’intelligence collective partagées sont immenses mais fragiles, comme notre planète. L’État doit créer les conditions de possibilités juridiques d’émergence de ces communs ; l’Église, avec d’autres bien sûr, peut alimenter la soif spirituelle et le discernement nécessaires pour les faire émerger.

LVSL – Que pensez-vous de Pierre Teilhard de Chardin ?

G.G. – C’est un jésuite français qui a eu une intuition extrêmement forte : il y a une unité profonde entre l’évolution des conditions du vivant sur la terre et l’évolution de nos sociétés. Toute la recherche contemporaine en écologie montre que l’intuition de Teilhard était fondamentalement juste. Mes travaux au croisement de l’économie et de la thermodynamique suggèrent que l’économie est une structure dissipative analogue au métabolisme humain : nous absorbons de l’énergie et de la matière, que nous métabolisons pour fournir du travail, et nous exsudons des déchets. Ce qui signifie que la croissance du PIB ad nauseam n’est tout simplement pas compatible avec la capacité de charge finie de notre unique planète.

L’un des concepts-clefs de Teilhard, c’est la noosphère : l’intuition qu’à travers nos relations humaines se tresse un grand réseau d’idées, de paroles et d’actions en continuité avec le grand réseau du vivant. Internet, contrairement à une idée reçue, possède une empreinte matérielle très significative, à la fois en termes d’énergie, d’émission de chaleur et d’usage de minerais dans nos ordinateurs. Cette matérialité de la Toile rejoint l’intuition teilhardienne d’une continuité entre la matière et l’intelligence, même si la noosphère ne s’identifie nullement avec la sphère internet où il y a énormément de bruits, de brouillage et un flux d’information non pertinentes ou qui ne font grandir personne : pensez à la pornographie, par exemple. L’explosion de la sphère internet, par exemple, ne veut pas dire que la noosphère soit en croissance. Elle croît en revanche lorsque Wikipédia se développe, permettant un accès libre à la mise en commun de nos intelligences. Elle fera un grand pas le jour où les journaux français accepteront de rendre gratuit l’ensemble des articles dédiés au climat comme je l’ai récemment proposé dans une pétition qui a recueilli, à ce jour, 31 000 signatures…

LVSL – Quand régresse-t-elle ?

G.G. – Par exemple, lorsque des hackers russes réussissent à influencer les élections américaines et contribuent à faire élire un homme, Donald Trump, qui, au début des années 1990, était ruiné et dont les dettes ont été payées… par des oligarques russes. De là à faire l’hypothèse que Trump, en réalité, travaille pour la Russie, il n’y a qu’un pas. Les travaux de l’historien Timothy Snyder vont, hélas, dans ce sens. D’ailleurs, vous pouvez relire l’ensemble des décisions prises par Trump en matière de politique internationale depuis deux ans en vous interrogeant : servent-elles les intérêts des États-Unis ? Desservent-elles les intérêts de Moscou ? Vladimir Poutine — reçu comme un ami par notre président au fort de Brégançon pendant l’été— finance par ailleurs Matteo Salvini, Marie Le Pen et Boris Johnson. Autant de figures politiques dont le projet avoué est de déstabiliser l’Union européenne. L’ambition de Poutine, à ce sujet, est explicite : restaurer un pan-slavisme russe jusqu’en Europe de l’Ouest. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour parler d’une seule voix, et avec fermeté, face à une menace aussi grave ? Angela Merkel serait-elle la seule à avoir pris la mesure de ce danger ?

LVSL – Revenons un instant à l’Église : quel devrait être le rapport entre l’État et l’Église et entre l’État et les autres religions ?

G.G. – Le compromis français de laïcité républicaine est le bon et il ne faut pas revenir dessus. L’Église catholique a pris une juste distance vis-à-vis de la souveraineté politique. Il y a bien sûr des courants réactionnaires qui veulent de nouveau sacraliser le pouvoir politique, mêler à nouveau le sabre et le goupillon mais je ne crois pas que l’Église catholique reviendra sur le compromis dont l’Évangile est, en fait, la source première. En tout cas, pas sous l’extraordinaire pontificat de François.

LVSL – L’Église est souvent perçue comme réactionnaire au sujet des questions liées aux mœurs. Que pensez-vous du mariage pour tous, de lavortement, de la PMA ?

G.G. – Je ne dirais pas que l’Église catholique est réactionnaire. Le Magistère romain a longtemps défendu une certaine vision de la famille qui est promue aussi bien par les psychanalystes lacaniens, par exemple. Il y a une analogie très forte entre l’anthropologie lacanienne et celle du Magistère. Et je ne suis pas sûr qu’on puisse accuser les psychanalystes lacaniens d’être réactionnaires, quand bien même il existe aussi, évidemment, des psychanalystes qui ne sont pas lacaniens : pensez à Donald Winicott, par exemple.

Quoi qu’il en soit, nous assistons en Occident à la décomposition du schéma traditionnel de la famille. À titre personnel, je suis inquiet pour la croissance humaine d’un certain nombre d’enfants dans certaines familles complètement disloquées ou recomposées. Reste que les évolutions qui ont conduit à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous et à la légalisation de la PMA, me paraissent irréversibles. Ce ne sont pas les bons combats pour l’Église aujourd’hui. Le bon combat, c’est de s’opposer à la GPA. La privatisation du corps de la femme, ça, c’est inacceptable. Cela fait partie de cette grande utopie néolibérale, mortifère, de privatisation du monde. La transformation des femmes en objets de consommation procède de la même déshumanisation que la destruction de l’environnement, la maltraitance des enfants ou des personnes âgées et la foi dans la toute-puissance des marchés (relisez l’incroyable paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si’ à ce sujet). À cela, il faut s’opposer avec la dernière énergie car la GPA revient, au sens littéral, à pouvoir acheter un enfant : elle permettra, en effet, de faire venir au monde un enfant, à la demande de parents dont il ne partagera aucune part du code génétique, porté dans le ventre d’une femme qui ne sera ni sa mère génétique, ni sa mère d’adoption. Alors la vie humaine sera entièrement marchandise. Ce fantasme post-libéral signe la fin de la dignité humaine et n’a plus rien à voir avec le libéralisme classique du XVIIIe siècle.

Les nostalgiques du schéma traditionnel de la famille, quant à eux, doivent lire Emmanuel Todd et sa réécriture de la cartographie leplaysienne de la famille. Car ce qu’ils ont en tête n’est qu’un schéma parmi beaucoup d’autres : il n’y a jamais eu de schéma universel et définitif de la famille. Les structures familiales ont évolué dans le temps et dans l’espace, notamment pour s’adapter à des contraintes agraires et climatiques de long terme. L’essence éternelle de la famille est introuvable. Le modèle nucléaire-égalitariste (où l’héritage est partagé équitablement entre des enfants qui, à l’âge adulte, quittent le foyer de leurs parents hétérosexuels) est un produit de l’histoire, hérité notamment du bassin parisien, et ne s’est imposé un peu partout en Occident que récemment. Il vole aujourd’hui en éclats parce que, l’énergie étant apparemment gratuite, beaucoup de couples peuvent se payer le luxe d’entretenir plusieurs foyers. Je ne suis pas sûr que cela durera très longtemps. Par contre, il est indéniable que le statut de la femme diffère grandement d’un schéma familial à un autre. Et que, malheureusement, beaucoup de régions des pays du bassin indo-méditerranéen régressent en ce moment vers des schémas de familles communautaires (où les enfants restent dans le giron familial, même à l’âge adulte) nettement défavorables à l’émancipation des femmes. Les femmes iraniennes jouissaient sous le Chah d’une liberté qu’elles ont hélas perdue.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Observez-vous, au plus haut niveau de l’État, une dérive illibérale ? Comment se concrétise-t-elle ?

G.G. – J’observe qu’une partie de la haute fonction publique française ne croit plus en l’État au sens où elle est persuadée que la République, telle que nous l’avons construite à travers les grands compromis d’après-guerre, est velléitaire, contradictoire, n’a plus les moyens de sa politique ou n’a plus de vision. De sorte que rien ne vaudrait une bonne assemblée sanglante d’actionnaires qui maximisent leurs profits à court terme. Ces propos, que j’entends y compris à l’Inspection générale des finances, font froid dans le dos. Il est vrai qu’il y a peu, Michel Pébereau se vantait qu’il y ait plus d’inspecteurs généraux des finances ayant pantouflé à la BNP Paribas que travaillant pour l’intérêt général dans la fonction publique. Cela veut dire que la haute fonction publique elle-même doute de sa propre mission. En témoigne également le nombre de pantouflages de hauts fonctionnaires : le directeur général du Trésor français s’en va travailler pour un hedge fund chinois, le Hongrois Adam Farkas, l’actuel directeur exécutif de l’Autorité bancaire européenne, s’apprête à prendre la tête de l’Association des marchés financiers en Europe, un puissant lobby qui défend les intérêts du secteur bancaire privé. Imaginez-vous le patron de la police de Bogotá qui deviendrait le principal lieutenant de Pablo Escobar ? Remarquez, en France, nous avons nommé à la tête de l’autorité monétaire suprême un ancien cadre dirigeant de BNP Paribas puis, à la tête de l’État, un inspecteur des finances ayant pantouflé chez Rotschild… Il y a heureusement des exceptions remarquables : des hauts fonctionnaires qui ont conservé envers et contre tout un haut sens de l’État. Mais, souvent, leur intégrité pénalise leur carrière, en particulier sous l’actuel gouvernement.

Cet état d’esprit délétère participe d’une forme de sécession des élites françaises et, plus généralement, occidentales, liée au schisme éducatif du tiers éduqué supérieur. Aujourd’hui, comme mon ami Todd a été le premier à le faire remarquer, je crois, un tiers environ de la population de notre pays fait des études supérieures à l’issue d’un bac généraliste. C’est à la fois peu (les membres de ce tiers s’imaginent souvent représenter 80% de la population) et beaucoup : un tiers, cela permet de vivre dans l’endogamie quasi-complète. Si vous appartenez à ce tiers-là, demandez-vous quand il vous arrive de rencontrer quelqu’un qui n’a pas son bac. Le tiers des études supérieures ne sait plus ce qui se passe dans le reste du corps social et ne le comprend plus. D’où son étonnement, parfois sincère, face aux gilets jaunes ou à la victoire du Non au référendum de 2005 sur l’établissement du Traité constitutionnel. Lorsque la haute fonction publique, ou une partie de ses membres du moins, doute de sa mission, elle doute de l’utilité de travailler pour ceux et celles qu’elle ne rencontre plus, qu’elle ne connaît plus. Une autre fraction de cette même noblesse d’État, penche au contraire pour une démocrature, dans laquelle on imposerait les décisions technocratiques qu’elle estime être les seules raisonnables. Sans s’apercevoir que, le plus souvent, ces décisions ne servent que ses propres intérêts de court terme. Il y a là un malentendu extrêmement profond.

Inversement les deux tiers du corps social français qui ne font pas partie de cette élite de masse ne se sentent plus représentés par des médias entièrement financés par et pour le tiers éduqué supérieur, lequel cumule tous les pouvoirs : financiers, économiques, politiques et, parfois, même culturels. Les autres, la majorité donc, ont l’impression d’être abandonnés par les privilégiés des centres-villes métropolitains. Dans bien des régions rurales de France, les trains s’arrêtent de moins en moins, il n’y a plus d’hôpital, plus de banque, la Poste et les écoles ferment. Les jeunes, évidemment, s’en vont… Certains protestent avec raison contre cet abandon incompatible avec le pacte républicain entre nos concitoyens. Les gilets jaunes ne sont qu’un aspect de cet immense malaise social. Le Grand débat national organisé à la suite des premières manifestations de décembre était un simulacre de discussion qui n’a pas permis la prise en compte sérieuse des revendications des deux tiers. Je crains que cela ne s’aggrave dans les mois et les années à venir. Et quand je vois des policiers français tirer avec des LBD sur des pompiers français, je m’interroge : l’élection de Marine Le Pen aurait-elle davantage divisé les Français ? Je n’en suis plus certain aujourd’hui. Encore une fois : le paradoxe de ce gouvernement, c’est qu’il gouverne pour une toute petite élite et, pour les autres, semble n’avoir rien d’autre à proposer que la violence et le mépris de classe. Le Rassemblement national aurait-il fait autrement ? Il est vital pour le débat démocratique que la scène politique française sorte de ce duel en miroir entre Le Pen et Macron.

LVSL – Pour finir, votre expérience au Tchad et à lAFD vous a ouvert sur les relations internationales. On observe un retour des politiques protectionnistes dans les pays qui sont les plus influents aujourdhui : Chine, États-Unis, Russie, Allemagne, Japon… la France, de son côté, brade son industrie stratégique, comme Alstom, et ses fleurons nationaux (ADP…). Ce qui faisait la puissance française est largement dilapidé. Pourquoi à votre avis ? Pensez-vous que les élites françaises soient les idiotes du village-monde ?

G.G. – Je ne crois pas qu’elles soient les idiotes de la globalisation. Ce phénomène de fuite de Varennes que je caractérisais à l’instant me semble important et grave : la sécession des élites par rapport au reste du corps social a des racines profondes. La Révolution française a consacré la défiance de la noblesse vis-à-vis du Tiers ordre. Depuis lors, les élites françaises restent traumatisées par la peur des États-Généraux et de la Jacquerie — ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre, ni de l’Allemagne.

La grande peur des bourgeois de centre-ville au moment de l’acte IV des gilets jaunes procède d’une sorte de résurrection de cette hantise séculaire vis-à-vis d’un peuple français qui, si on ne le mate pas par la violence comme l’armée versaillaise a décimé les Communards, est capable de couper la tête du roi. Le fait est qu’aujourd’hui les élites parisiennes ont davantage comme terrain de jeu le monde cosmopolite des élites des autres capitales de la planète que le reste du territoire national. Un homme d’affaires du centre-ville parisien se sent plus proche d’un collègue du centre-ville londonien ou new-yorkais que de son compatriote d’Aulnay-sous-Bois. Dès lors, une partie de ces élites n’a plus aucun scrupule à brader les trésors industriels nationaux français du moment que cela semble servir ses intérêts à court terme. De la même manière, beaucoup de ceux qui se retrouvent à des postes de régulateur financier n’ont aucun scrupule à bloquer toute initiative qui nuirait aux intérêts des banques ou des fonds spéculatifs, vers lesquels ils pantouflent ensuite afin de bénéficier de paiements pour service rendu. Voilà pour l’explication socio-psychologique, si l’on veut.

Évidemment, ce n’est pas elle qui est mise en avant par les apôtres du libre-échange. Cette démission est généralement justifiée par les contes de fées du doux commerce de Montesquieu, qui n’ont pourtant aucun fondement analytique. En présence de mobilité du capital, je ne connais aucune justification rigoureuse du libre-échange y compris au sein de la théorie économique la plus favorable au néolibéralisme. Les travaux empiriques effectués, y compris par le GATT, ces derniers 40 ans, montrent que ces gains nets apportés par la suppression des barrières douanières sont très faibles : de l’ordre de quelques centaines de milliards de dollars, ce qui est ridicule comparé aux sommes en jeu (le revenu annuel mondial est de l’ordre de 70 trillions de dollars). Qui plus est, le seul vrai gagnant du libre-échangisme des quarante dernières années semble être la Chine.

Il est temps de revenir à une compréhension raisonnable du protectionnisme. Pour cela, il faut commencer par se défaire du mythe selon lequel le libre-échange serait synonyme de paix et le protectionnisme rimerait avec la guerre. Deux exemples : en 1868, la France et la Prusse ont signé un accord de libre-échange et deux ans après, elles se faisaient la guerre. Inversement, pendant les Trente glorieuses, tous les pays de l’Ouest européen étaient protectionnistes : pourtant, nous ne nous sommes pas fait la guerre.

La globalisation marchande des trente dernières années a essentiellement permis à l’Occident de continuer à orienter la production des ressources minières d’Afrique et d’Amérique du Sud à son profit tout en bénéficiant des produits manufacturés chinois bon marché et des bénéfices commerciaux, chinois également, recyclés dans les marchés financiers occidentaux via le rachat de dette publique américaine. Cette ère-là est close depuis la crise financière de 2008 mais le monde n’a pas encore trouvé de nouveau cycle global. La mise en place d’une régulation intelligente du commerce international et, en particulier, des flux de matières premières dont nous avons absolument besoin pour sauvegarder la souveraineté de la France, est une nécessité si nous voulons éviter les prochaines guerres qui seront celles de l’eau, de l’énergie et des minerais. Les travaux historiques de Christophe Bonneuil, encore un ami, montrent que l’économie française joue le rôle d’un parasite depuis plus d’un siècle en matière de flux de matière : mis à part la biomasse, nous importons la quasi-totalité de la matière dont nous avons besoin pour vivre. Si, en Europe, nous nous accrochons à cette idéologie sans fondement scientifique qu’est le libre-échange, nous allons tout simplement nous priver des moyens de négocier un juste commerce des produits dont nous avons besoin. Pendant ce temps, la Chine et les États-Unis continuent de piller le sous-sol de nombreux pays du Sud. En d’autres termes, le plus sûr moyen de courir vers des guerres de l’eau, du pétrole ou du cuivre dans les années qui viennent, c’est de ne pas réguler le commerce, de ne pas entamer une négociation maintenant. La réforme de la gouvernance du FMI, par exemple, réclamée par de nombreux pays émergents, serait une première étape. La réforme de l’OMC également. À l’inverse, la guerre civile syrienne est née en 2011 d’une pénurie d’eau prolongée, très mal gérée par la dictature de Bachar el Assad. Le libre-échange est la meilleure recette pour étendre le chaos syrien au reste du monde. Et mes travaux, avec Olivier Vidal et Fatma Rostom notamment, montrent que nous ne pourrons pas continuer à augmenter indéfiniment l’extraction de cuivre sur la planète[4]. Qui, en France, se soucie de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre et d’améliorer l’efficacité du recyclage du cuivre que nous gaspillons aujourd’hui ? Cela aussi, ça fait partie des défis de l’industrialisation verte.

Lire la deuxième partie de l’entretien : Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ».

[1] https://bit.ly/2onhdcS

[2] Alain Grandjean, Agir maintenant – notre plan pour un New Deal vert, LLL, 2019.

[3] http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-609-notice.html

[4] Olivier Vidal, Fatma Zahra Rostom, Cyril François, Gaël Giraud,“Global Trends in Metal Consumption and Supply: The Raw Material-Energy Nexus”, Elements, 2017, 13(5), pp. 319-324, et “Prey–Predator Long-Term Modeling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price, and Cost of Production”, Environ. Sci. Technol, 2019, 53(19), 11323-11336.

Gaël Giraud : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Tandis que les signes de fragilité de notre économie se multiplient, le système financier fait régulièrement preuve de son instabilité. Ancien évaluateur de risques bancaires, ex-chef économiste de l’Agence française du développement, Gaël Giraud en connaît parfaitement les ressorts et les points faibles. Alors que la finance occupe une place toujours croissante de notre économie, est-il possible de la réguler et de financer une réindustrialisation verte ? Deuxième partie. Retrouvez la première partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous étiez il y a peu chef économiste de lAgence française de développement. Vous aviez donc un poste dobservation idéal sur les activités financières et ses dérives. Selon vous, une nouvelle crise financière est imminente, et serait potentiellement plus violente que celle de 2008. Pourquoi donc ?

Gaël Giraud – En effet, nous sommes probablement à la veille du déclenchement d’une nouvelle crise financière majeure. Quand exactement ? Personne ne peut le dire. Comme le rappelle l’adage latin : mors certa, hora incerta. La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70%. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. Pour rembourser leurs dettes, les investisseurs comptent a priori sur les revenus de leurs investissements et, plus généralement, les revenus de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit par être étranglé par ses propres dettes. Non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais encore il est contraint, tôt ou tard, de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque le retournement des marchés financiers d’où procède le krach. C’est ce que l’on appelle le moment Minsky en hommage à Hyman Minsky, le premier, peut-être, à avoir identifié ce mécanisme.

Et contrairement à 2008, entre-temps, la situation financière des Etats s’est considérablement détériorée du fait de cette crise d’il y a dix ans, de sorte que les Etats sont beaucoup plus fragiles aujourd’hui : le jeu de vase communicant entre dettes privées et dette publique, qui a fonctionné dans les années qui ont suivi 2008 (aux dépens des contribuables chargés de payer la dette des banques) ne pourra pas fonctionner cette fois-ci, sauf à plonger l’ensemble de l’Occident dans une situation pire que celle du Japon depuis vingt-cinq ans.

LVSL – D’où la crise pourrait-elle venir ?

G.G. – Il y a aujourd’hui au moins quatre foyers de surendettement dans le monde. Le premier est dû à la reprise des crédits subprime par certaines institutions financières américaines qui semblent n’avoir pas appris grand-chose de 2008. Elles recommencent à prêter aux foyers pauvres afin de favoriser l’achat d’un premier logement, puis elles titrisent ces crédits douteux (i.e., elles les vendent sur les marchés internationaux à des banques européennes, par exemple, qui n’ont aucun moyen sérieux de vérifier la solvabilité des débiteurs). En cela, elles renouent avec les pires démons de 2008. Autre foyer : l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis. Elle s’élève à plus de 1.500 milliards de dollars aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié du PIB de l’Allemagne. Pour que cette pyramide ne s’écroule pas, il faut que ces étudiants aient des salaires élevés dès le début de leur carrière afin de commencer à rembourser leur dette. Ce qui suppose des salaires qui augmentent vite, donc de la croissance, de l’inflation et peu de chômage… C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on observe sur le marché de l’emploi des États-Unis. En 2017, selon l’OCDE, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) des femmes y était de 59,4%, et celui des hommes de 76,4%. Autrement dit, si l’on abandonne la fiction qu’un travail à temps partiel est identique à un emploi à temps plein, alors 40% des femmes en âge de travailler sont en chômage déguisé et un quart des hommes. C’est évidemment pire en France : 53,1% d’ETP pour les femmes, 68,6% pour les hommes. Certes, les États-Unis font mieux que l’Allemagne, qui dissimule une grande part de son chômage derrière le travail à temps partiel, mais il y a un risque réel que le marché du travail américain s’essouffle alors qu’il constitue aujourd’hui la pompe qui finance le remboursement de la dette étudiante.

Le troisième foyer est la fragilité des banques italiennes qui ont dans leur bilan beaucoup d’actifs non performants ou « pourris ». La Deutsche Bank, grande banque systémique dite universelle, montre aussi des signes de faiblesses récurrents et inquiétants. Tout comme nos quatre champions nationaux (BNP-Paribas, Société Générale, BPCE-Natixis, Crédit Agricole), Deutsche Bank mélange activités spéculatives de marché et le métier traditionnel dépôts/crédits. Ce cocktail permet à la banque de marché d’éponger ses pertes grâce aux revenus très stables de l’activité traditionnelle… jusqu’au jour où ces derniers ne suffisent plus. La faillite d’une telle banque serait cataclysmique pour le système financier mondial. Plus globalement, le FMI a prévenu à plusieurs reprises que la part significative des actifs « pourris » dans les bilans des banques européennes était une réelle menace pour la stabilité financière.

Le quatrième foyer est lié à la situation de certaines grandes banques chinoises qui ont énormément prêté pour construire logements et bureaux sur la côte est (Shenzhen, Shanghai, etc.). Des erreurs d’estimation des flux migratoires liés à l’exode rural chinois sont à l’origine de centaines de millions de mètres carrés qui demeurent vides, tout comme ce fut le cas en Irlande et en Andalousie avant 2008. D’où un risque de faillite du promoteur immobilier, qui entraînerait potentiellement celle de ses créanciers. Comme le bilan de ces banques d’État est opaque, certains soupçonnent le pire. De mon point de vue, les autorités bancaires chinoises sont suffisamment audacieuses pour être capables de faire face rapidement et sans états d’âme à une crise bancaire de grande ampleur —ce que les autorités européennes n’ont pas fait en 2008. Même Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, dont la fortune est estimée à 44 milliards de dollars, sait qu’il peut être discrètement exécuté demain matin par le régime de Pékin s’il n’obtempère pas. Il vient donc de céder des parts importantes de son empire à l’État. Un hold-up de grande envergure comme celui de la crise des subprimes de 2008, où les banquiers ont fait payer par les contribuables le coût d’une politique bancaire qui servait exclusivement leurs propres intérêts, me semble impossible en Chine.

Mais sans aller jusqu’aux extrémités dont le Parti communiste chinois est capable pour conserver le pouvoir (la tragédie de Hong-Kong ne va plus tarder à en faire la manifestation), la Banque centrale de Pékin est la seule banque importante qui utilise de manière contracyclique le taux de réserve obligatoire (i.e., le montant des réserves obligatoires que doivent provisionner les banques chaque fois qu’elles créent de la monnaie en octroyant un crédit). Cela permet au régulateur chinois de tenir la bride haute à son secteur bancaire privé. En zone euro, notre taux de réserve a été abaissé de 2% à 1% en janvier 2012. Certaines banques font du lobbying pour qu’il tombe à zéro, ce qui les affranchirait du pouvoir immédiat du régulateur européen. Compte tenu des funestes performances des banques européennes au cours des vingt dernières années ce serait une grave erreur, rappelons-nous Dexia et Monte Dei Paschi par exemple. Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les banques chinoises, en revanche je le suis pour les autres foyers.

LVSL – Et le développement rapide du shadow banking en Asie ?

G.G. – Le shadow banking n’est pas seulement pratiqué en Asie mais partout dans le monde. Il désigne des institutions financières non bancaires non soumises à la régulation bancaire. Depuis 2008, on assiste à un transfert des activités bancaires vers ce secteur bancaire de l’ombre afin d’échapper à la régulation bancaire, et aussi par crainte que le régulateur, après le naufrage de 2008, ne se « réveille » mais, jusqu’à présent, il continue de se laisser corrompre. Les risques systémiques y sont majeurs, mais tellement diffus et mal connus qu’il est difficile d’identifier qui fait quoi dans cet univers-là. Les banquiers eux-mêmes s’accordent pour reconnaître que le shadow banking représente à peine 15% des activités financières en Asie, contre 50% en Europe et davantage encore aux États-Unis. Hong-Kong et Singapour sont les plus exposés relativement à la taille de leur économie, bien sûr.

Pour conclure sur la question précédente, tous ces foyers possibles de crise systémique sont à considérer dans un contexte absolument inédit de taux négatifs. Lesquels sont clairement le symptôme de la déflation dans laquelle nous pataugeons depuis 2008. Or que le rendement obligataire devienne durablement négatif oblige les détenteurs de capitaux à prendre des risques phénoménaux pour conserver de la valeur à leur patrimoine, sans quoi ils dilapident leur fortune en payant le “coffre-fort” (l’Allemagne mais aussi la France) pour que celui-ci consente à leur emprunter de l’argent. Du coup, les primes de risque ont presque disparu : une action est évaluée quasiment comme si elle véhiculait le même risque qu’une obligation. Les prêts aux entreprises zombies et les LBO, c’est-à-dire les achats d’entreprise via des opérations à fort effet de levier, font florès tout simplement parce que, tout comme durant les mois qui ont précédé 2007, les investisseurs ne savent plus où investir pour gagner quelques points de base supplémentaires de rendement.

LVSL – Comment pourrait-on désamorcer ce risque systémique ? Que devraient faire les institutions de régulation ? Est-ce juridiquement possible ?

G.G. – De nombreuses mesures pourraient être prises pour prévenir le pire. L’Union bancaire européenne aujourd’hui ne nous protège pas. La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. Pourquoi est-il si petit, et pourquoi seulement 2023 ? Parce qu’il est alimenté par les banques. Or celles-ci ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite bancaire. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd’hui pour financer un véritable filet de sécurité au cas où l’une d’entre elles s’effondrerait. Exemple : Monte dei Paschi di Siena, la plus ancienne banque du monde, troisième banque d’Italie par sa taille, a discrètement fait faillite en décembre 2016 après 8 ans d’agonie. L’Union bancaire européenne a-t-elle déboursé quelque chose pour soulager le contribuable italien ? Pas un centime. Les Italiens paieront l’intégralité de la facture. Détail désolant : beaucoup d’entre eux n’ont même pas compris ce qui s’est passé avec Monte Dei Paschi…

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Guillaume Caignaert

LVSL – Comment faire pour éviter le pire ?

G.G. – À court terme, la première mesure urgente est de revenir sur la calamiteuse directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité. Les chambres de compensation européennes (Clearstream, Euroclear…) sont des nœuds de transmission des transactions financières internationales chargés de sécuriser ces échanges. Or, avec EMIR, elles ont été mises en concurrence par le Parlement européen qui, sous l’influence de la Commission et des banques, s’est laissé séduire par l’imaginaire des vertus de la concurrence de tous contre tous. Ces chambres ont ainsi diminué les appels de marge qu’elles prélèvent sur les transactions financières et qui alimentent les coussins de sécurité où elles sont censées puiser pour se substituer, le cas échéant, à une partie défaillante. Résultat : la plupart de ces chambres de compensation n’ont plus les coussins de sécurité nécessaires pour faire face à une crise systémique. En cas de faillite d’un géant bancaire, les chambres de compensation elles-mêmes seraient en faillite, ce qui disséminerait une faillite isolée dans la totalité du secteur financier mondial. Il faut avoir en tête que, par-delà les débats méthodologiques sur la mesure de l’exposition au risque des actifs financiers dérivés d’une banque, l’exposition sur les marchés financiers internationaux de BNP-Paribas, par exemple, est certainement supérieure à plus d’une dizaine de fois le PIB de la France, soit au moins 20 trillions d’euros.

Pour comprendre l’intérêt de reconstituer ces précieux coussins de sécurité, il faut comprendre que les appels de marge (margin calls), au lieu de réduire l’efficience fantasmée des marchés financiers, réduisent en réalité les conséquences de leur inefficience. Les appels de marge, comme la taxe Tobin, réduisent la volatilité des cours et ralentissent donc la constitution et d’explosion des bulles spéculatives sur les marchés financiers. Ce qui est une très bonne chose.

La deuxième mesure urgente est d’aller au bout de la loi de séparation bancaire Moscovici de 2013 afin de garantir l’étanchéité entre activités de dépôt/crédit et activités de marché dans la zone euro. Pour cela, il s’agit de mettre en œuvre a minima la directive Barnier, qui a malheureusement été rejetée par un Parlement européen encore une fois sous influence. Cette étanchéité est le seul moyen de sécuriser le contribuable européen. Qui plus est, une fois privées de l’airbag gratuit que constituent les bénéfices des banques traditionnelles et de la compagnie d’assurance que nous représentons, nous autres contribuables, les banques de marché prennent beaucoup moins de risques. Les bonus des dirigeants diminuent mais le risque de pertes pharaoniques également. Un cran d’arrêt est mis à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Entre 1933 et le début des années 1990, la séparation était en vigueur grâce au Glass Steagall Act de Roosevelt et le monde n’a connu aucune crise bancaire significative. Ceux qui se disent pro-européens mais hostiles à ce type de régulation ne sont pas favorables à l’Europe. En réalité, ils instrumentalisent l’Europe pour transférer la richesse de notre continent à une petite oligarchie financière et font planer sur la tête de tous les autres Européens le risque de la ruine.

LVSL – Que peuvent faire les banques pour répliquer à cela ? Et comment la puissance publique peut-elle reprendre la main face à ces mouvements ?

G.G. – Les banques ont au moins deux moyens d’échapper à la régulation. Primo par la création d’institutions financières non bancaires qui sollicitent le canal de création monétaire des banques afin de réaliser des opérations spéculatives que les banques elles-mêmes ne sont pas autorisées à faire : c’est le shadow banking que nous évoquions à l’instant. Secundo, en complexifiant la régulation de manière à la rendre inopérante. Exemple : la loi Dodd-Frank aux États-Unis fait plusieurs milliers de pages et échoue, de ce fait, à réglementer efficacement le secteur bancaire. Autre exemple en Europe : le cadre prudentiel de Bâle III censé contraindre les banques à la sagesse. Parmi les contraintes bâloises figure le ratio de fonds propres, supposé mesurer si ces derniers sont suffisamment abondants pour permettre à une banque de faire face à une crise. Ces fonds propres jouent le même rôle que le « coussin » d’appels de marge des chambres de compensation. Or il est calculé comme un quotient dont le dénominateur est la somme des actifs au bilan de la banque, pondérés par les risques associés à ces actifs. Qui calcule ces risques ? Ce sont les ingénieurs quantitatifs employés par les banques elles-mêmes (métier que j’ai pratiqué il y a presque vingt ans) qui les estiment à partir de modèles stochastiques sophistiqués que les comptables et auditeurs sont incapables de contrôler. En tout cas, certainement pas dans le temps court qui leur est généralement imparti pour auditer un bilan bancaire. Si les matheux de la banque sont suffisamment ingénieux, ils peuvent alors faire grossir artificiellement le risque le moins gourmand en capital et minimiser les risques réels des activités de marché les plus coûteuses en fonds propres. Le régulateur bâlois est très conscient de cela et une initiative est en discussion afin de normaliser et standardiser les modèles de calcul de risques utilisés pour calculer les pondérations du ratio de fonds propres. Cependant, pendant des années, les banques ont largement « joué » avec ce ratio comme le ferait un chauffard capable de trafiquer les radars censés contrôler sa vitesse sur l’autoroute.

À mon avis, il faut substituer à ce ratio qui, même standardisé, restera trop compliqué, un autre ratio très simple, à la main de n’importe quel comptable : le quotient des fonds propres divisé par la taille du bilan, tout simplement. On n’a pas besoin de modèle stochastique pour cela, et n’importe qui est alors capable de voir que la plupart des banques sont sous-capitalisées, comme le FMI, sous Christine Lagarde, n’a cessé de le répéter. Aujourd’hui, la plupart des ratios de fonds propres bancaires sont proches de 3%. Or, en 2008, certaines banques ont perdu jusqu’à 11% de la valeur de leurs actifs. Elles seraient donc immédiatement en faillite si elles devaient faire face à un choc de même amplitude aujourd’hui, comme je l’ai montré dans un rapport rendu au Parlement européen en 2015.

Un nouveau débat s’ouvre alors : si l’on adopte ce quotient très simple, quel ratio minimum de fonds propres le régulateur européen doit-il exiger ? Martin Hellwig, un économiste allemand, et Anat Admati, une collègue de Harvard, ont proposé un minimum de fonds propres de 20%[1]. Soit le ratio qui prévalait au début du 20ème siècle. Il est sûrement proche de la vérité. Commençons par 10 % pour éviter d’étrangler les banques tout de suite puis, progressivement revenons à 20 % dans les années qui viennent.

LVSL – Que peut faire la puissance publique au niveau européen ?

G.G. – Il faut revenir à la directive Barnier pour rendre étanches les activités de dépôt/crédits et les activités de marché. Nul besoin du régulateur bâlois pour faire cela. Cela peut aussi se faire à l’échelle nationale, dans chaque pays de la zone. Ensuite, l’UE est suffisamment puissante pour peser à la table des négociations au comité de Bâle. D’une part, elle doit pousser à l’écriture d’un « Bâle IV » afin d’augmenter le ratio de fonds propres comme on vient de le dire, mais aussi afin d’obliger à « verdir » le bilan des banques en renchérissant le coût du capital des crédits bruns tout en assouplissement les exigences en capital des crédits verts. Ce point est décisif : c’est le lieu où se croisent la finance et l’écologie.

A ce sujet, d’ailleurs, les banques demandent uniquement les allègements en coût du capital pour le crédit vert : ce serait une folie pour plusieurs raisons. D’abord, il ne s’agit pas seulement de favoriser l’investissement vert, il faut aussi, tout simplement, réduire nos émissions, voire les annuler, donc mettre fin à toute forme d’investissement brun. Ensuite, les banques européennes sont dangereusement sous-capitalisées comme beaucoup l’ont remarqué : du FMI à Hellwig et beaucoup d’autres. Donc, tout allègement en exigence de capital va dans le mauvais sens. Pour ma part, je serais favorable à la seule imposition d’un enchérissement du coût du capital pour les prêts bruns mais le bras de fer entre le régulateur et le lobby bancaire se conclura sans doute par une solution intermédiaire.

Enfin, l’UE doit pousser à la révision des normes comptables internationales IAS (International Accounting Standards) auprès de l’IASB (Bureau international des normes comptables, Londres). Ce sujet soulève rarement l’enthousiasme des foules car il est austère, mais il demeure central. Il s’agit de mettre fin au mythe de la fair value (la juste valeur), un non-sens comptable mis en place en 2005 sous pression allemande, après dix années de lutte livrée à juste titre par les banques françaises qui y étaient opposées mais ont malheureusement perdu cette bataille. Le principe de la juste valeur oblige à valoriser comptablement à leur prix de marché instantané les actifs de toutes les entreprises cotées en bourse. L’idée sous-jacente est qu’une entreprise doit pouvoir être achetée n’importe quand à sa valeur de marché. Ce qui aurait peut-être un sens si les marchés étaient efficients et donc capables d’apprécier raisonnablement la valeur économique d’une entreprise. Mais même l’analyse économique la plus néo-libérale reconnaît, à voix basse, que les marchés sont toujours très inefficaces dans l’allocation du capital et des risques[2]. Qui plus est, aujourd’hui, les marchés survalorisent gravement les entreprises liées aux hydrocarbures fossiles. Ces boîtes-là sont virtuellement en faillite à la fois à cause de l’énorme dette écologique qu’elles ont contractée et parce que le charbon, puis le pétrole, doivent devenir à brève échéance interdits dans le commerce. Cette « bulle carbone » passe complètement inaperçue des marchés et c’est bien normal puisqu’en l’état actuel des choses, l’industrie pétrolière continue d’être extrêmement rentable. Il faut mettre en place une réglementation sans état d’âme sur les hydrocarbures fossiles, la puissance publique doit se résoudre à les “tuer par la loi”, sinon ce sont eux qui nous tueront.

Toujours est-il que et la norme IAS oblige à la faire entrer dans le bilan des banques et des entreprises cotées. Plus généralement, toutes les fluctuations irrationnelles des bulles spéculatives des marchés financiers finissent par se refléter dans les bilans des entreprises. On a en fait substitué à la « vérité » comptable des bilans l’irrationalité des cours de la bourse.

En particulier, pertes et profits anticipés sont mis à égalité par la norme IAS 39. Ce qui permet aux marchés, quand ils sont euphoriques, de déformer la valeur comptable des entreprises, alors que la vieille prudence comptable, depuis le 19ème siècle, consistait à enregistrer les pertes anticipées mais seulement les profits réalisés. Du coup, nos entreprises naviguent à l’aveugle au milieu de marchés financiers cyclothymiques sans que plus personne ne dispose d’une boussole. Il est temps que nous disposions d’une véritable comptabilité écologique pour le XXIème siècle, qui permette aux entreprises de prendre des décisions sensées.

LVSL – Vous plaidez pour une réindustrialisation verte pour produire localement de manière écologique et résorber le chômage. Mais vous dites aussi que lindustrie française souffre énormément des politiques économiques et surtout monétaires imposées par Bruxelles et Francfort. Pouvez-vous nous expliquer ces désavantages et comment les contrecarrer ?

G.G. – Globalement la zone euro a été construite sur l’idée que la monnaie unique favoriserait la spécialisation intra-zone, chaque pays se spécialisant dans le secteur de produits et services où il est le plus efficace. C’était une simple application de la théorie de Ricardo dite des « avantages comparatifs » que l’on enseigne en première année d’université. Or, comme l’avait remarqué Ricardo lui-même, cette belle théorie s’effondre quand il y a mobilité parfaite des capitaux : si vous ouvrez les frontières de deux pays concurrents, les capitaux financiers vont se délocaliser là où le rendement des investissements est le plus avantageux, par exemple, là où un tissu industriel puissant peut produire dans un environnement faiblement inflationniste. Au lieu de se spécialiser dans son domaine d’excellence, l’un des deux pays va souffrir d’une fuite de capitaux et d’un manque chronique d’investissement, donc s’appauvrir et se désindustrialiser, tandis que l’autre continuera de prospérer à condition qu’il parvienne à convaincre le premier de lui acheter ses produits manufacturés. Vous aurez reconnu, en gros, la situation des pays du Sud de l’Europe face à ceux du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande). En France et en Italie, l’industrie ne représente plus que 12% du revenu national.

Or la mobilité des capitaux financiers est un article de foi des Traités européens depuis la CECA de 1953. L’abolition des barrières à la mobilité du capital a donc accéléré la désindustrialisation du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord, depuis trente ans au moins, le compromis social se négocie de telle sorte que l’ajustement de compétitivité des entreprises s’opère par la baisse des salaires et non par la dévaluation de la monnaie (comme au Sud). Il y a donc moins d’inflation chez eux qu’au Sud, ce qui les rend mécaniquement plus attractifs pour les capitaux. À l’inverse, un pays comme la France avait traditionnellement des salaires plutôt élevés, compensés par des dévaluations régulières du franc.

Est-il plus « vertueux » d’avoir des salaires faibles, une inflation faible et une monnaie forte plutôt qu’une inflation plus forte, des salaires plus élevés et une monnaie plus faible ? Aucunement. L’inflation redistribue la richesse des créanciers (riches) vers les débiteurs (pauvres). Les salaires élevés favorisent une répartition de la valeur au bénéfice des salariés et une monnaie faible rend les exportations plus compétitives. À l’inverse, une inflation faible et des salaires bas privilégient les rentiers, en particulier les créanciers détenteurs d’obligations, au détriment des travailleurs pauvres. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux en Allemagne : le paritätischer Wohlfahrtsverband estimait l’an dernier à 12,5 millions, soit plus de 15% de la population, le nombre d’Allemands « pauvres », c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian. Tandis que le nombre de milliardaires, par exemple, ne cesse d’augmenter. Une monnaie forte, quant à elle, ne cesse d’être pénalisante que si vos exportations sont du haut de gamme dont les ventes sont peu sensibles au prix de vente, comme c’est le cas outre-rhin. Or l’Allemagne possède de facto le contrôle du taux de change de l’euro et force la BCE à maintenir un taux élevé qui favorise les industries du Nord. Le choix entre le « modèle » du Nord et celui du Sud n’a donc pas grand chose à voir avec la morale, mais tout à voir avec la justice sociale !

Quant à la mobilité du capital en Europe, elle favorise mécaniquement le tissu industriel haut de gamme allemand et une économie de rentiers, tandis qu’au Sud, la désindustrialisation accélère la transition vers des économies de service. Cela induit, il est vrai, une baisse relative des salaires du Sud car les services, en particulier les services à la personne, sont en général moins bien payés. Mais comme ils ne s’exportent pas, la baisse des coûts ne relance pas les exportations des pays du Sud, lesquels accumulent simplement plus de travailleurs pauvres à leur tour. Résultat : partout en Europe, les rangs des salariés pauvres se remplissent et les rentiers s’enrichissent (surtout au Nord), creusant les inégalités.

La question de la réindustrialisation verte se pose donc pour les Européens. La situation confortable qui a consisté à consommer des produits manufacturés chinois bradés grâce aux salaires de misère de la main d’œuvre chinoise touche à sa fin : les salaires augmentent (enfin) depuis plusieurs années sur la Côte Est de la Chine et la balance commerciale de l’Occident avec la Chine est pratiquement nulle aujourd’hui. Depuis 2009, les Chinois réorientent leur production industrielle sur leur marché domestique et le bassin du Sud-Est asiatique. La faiblesse des salaires européens ne sera plus compensée encore très longtemps par les bas prix des produits chinois. D’autant que l’organisation actuelle du commerce international (en voie d’essoufflement) n’a de sens que dans un monde où le pétrole est considéré comme gratuit. En réalité, son coût écologique est tel qu’il est urgent de pratiquer une relocalisation de la production et d’organiser son acheminement par des circuits courts. Ce qui plaide, encore une fois, pour une réindustrialisation de l’Europe.

Certains pensent que l’Afrique pourrait devenir la prochaine « usine du monde » à la place de la Chine, ce qui économiserait aux Européens la peine d’avoir à se réindustrialiser pour s’approvisionner eux-mêmes en produits manufacturés. Il est vrai que l’Afrique est le seul continent qui connaîtra une poussée démographique forte dans les décennies à venir. Il est vrai aussi que l’Ethiopie et le Rwanda sont des success stories. Mais je reste sceptique : le réchauffement climatique promet de provoquer des ravages autour de la ceinture tropicale, aggravés par la disparition des poissons de nos océans et la désertification grandissante. Des géants comme le Nigéria et l’Afrique du Sud doivent leur prospérité au pétrole, au charbon ou à la finance. Autant de leviers qui ne sont pas durables. En outre, l’éducation primaire reste un défi en Afrique sub-saharienne, comme la Banque mondiale a fini elle-même par le reconnaître. Il faut d’abord réussir à emmener à l’école les jeunes qui vont naître avant de les envoyer travailler à l’usine. Enfin, quand bien même l’Afrique de l’Ouest, par exemple, réussirait à s’industrialiser en constituant un véritable tissu de PME (comme Jean-Michel Sévérino ne cesse d’y inviter, à juste titre), pourquoi devrait-elle produire pour nous plutôt que pour son propre marché intérieur ? Manquer l’opportunité, pour les Européens, de reprendre en main notre destin au motif que les Africains vont « travailler pour nous », c’est réactiver un imaginaire colonial heureusement dépassé. D’autant que la Chine est déjà omniprésente en Afrique, et ne laissera pas l’Europe organiser le continent à sa guise. L’Europe doit promouvoir une nouvelle industrie pour elle-même, construite sur les ruines de l’industrie fossile dont nous avons héritée à la faveur de la révolution industrielle. C’est une autre révolution qui est devant nous : celle d’une industrie à faible empreinte écologique, qui garantisse que la transition vers une société zéro-carbone (à laquelle la France s’est engagée pour 2050) ne rime pas avec régression à l’âge pré-industriel.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Au niveau européen, pourquoi l’inflation est-elle si faible ? En quoi cela empêche-t-il une réindustrialisation verte ?

G.G. – Nous sommes en phase de déflation. Les symptômes sont évidents depuis 2008 : une inflation quasiment inexistante, une croissance atone voire disparue, beaucoup trop de dettes privées et beaucoup de chômage (en partie masqué). C’est la conséquence inéluctable de la non-gestion de la crise financière de 2008. Le Japon a connu, lui aussi, une grande répétition générale de la crise des subprimes en 1990, a mal géré l’après-crise et se débat depuis vingt-cinq ans dans les sables mouvants de la déflation. Pendant dix ans, les États-Unis et l’Europe n’en sont pas ressortis après la crise de 1929. Les Américains auraient peut-être pu s’en sortir avec le New Deal, mais Roosevelt, effrayé par la dette publique en 1937, a freiné les dépenses de l’État et les États-Unis sont alors retombés dans le marasme déflationniste pour n’en sortir définitivement que « grâce » à la guerre.

Après plusieurs années de dénégation des autorités monétaires, françaises notamment, plus personne, ou presque, ne nie la réalité de la déflation en Europe. Le mécanisme sous-jacent est simple à comprendre et ressemble à la phase qui succède à un moment Minsky : si tout le monde est criblé de dettes privées, certains vendent leurs actifs, réels ou financiers, pour rembourser leurs dettes. Par exemple, vous revendez votre maison de campagne pour financer le remboursement de la dette sur votre logement principal. Si beaucoup de monde est vendeur sur certains segments du marché, le prix des actifs réels baisse, d’où l’absence d’inflation. Si le prix des actifs réels baisse plus vite que la vitesse à laquelle vous réussissez à réduire la valeur nominale de votre dette, alors le poids réel de votre dette augmente. Ce paradoxe avait été compris par Irving Fisher dès le début des années trente : dans une situation de déflation, si tout le monde est logé à la même enseigne, plus on essaie de se désendetter tous ensemble, plus on s’endette !

Ce qui est nouveau dans la situation actuelle, c’est que nous avons des sphères réelles qui s’enfoncent lentement dans la déflation tandis que les investisseurs et le 0,1% des plus favorisés continuent de jouer en bourse et sur le marché immobilier. D’où le gonflement des bulles immobilières dans les grandes capitales du monde entier et la hausse vertigineuse du prix des actifs financiers. Or il s’agit simplement de pyramides de Ponzi (bien que celles-ci soient interdites par la loi) au sens où, la sphère réelle ne permettant plus de rembourser les dettes contractées pour pouvoir spéculer sur ces marchés en hausse, les investisseurs continuent de s’endetter encore plus pour éviter d’avoir à vendre leurs actifs. Ils ne font que gonfler la bulle davantage et retarder le tristement célèbre moment de Minsky.

La priorité des priorités, à mon sens, est l’aide au désendettement du secteur privé, pris à la gorge par un secteur bancaire lui-même fragile (comme on l’a vu). C’est l’obstacle principal à la transition industrielle verte. Nous avons besoin de réduire la dette du secteur industriel par tous les moyens et d’obliger les banques à accorder des crédits favorisant les investissements verts, plutôt que la spéculation sur les marchés financiers, socialement et écologiquement nuisibles. Pour cela, il faut rompre le cercle infernal de Fisher, ce qui n’est possible que si un acteur économique continue de dépenser plutôt que de s’entêter à rembourser ses dettes coûte que coûte, à la manière d’un hamster qui ne voit pas que, plus il court, plus sa cage tourne vite. Le seul acteur économique qui puisse jouer ce rôle, c’est évidemment l’État. Il doit donc adopter, au moins provisoirement une politique contracyclique : investir, dépenser, de manière à maintenir l’activité économique, un minimum d’inflation et alimenter des anticipations positives sur l’inflation en zone euro, pendant que le secteur privé, lui, doit être incité fortement à se désendetter. L’État pourrait lancer un grand plan d’investissement vert. Bien sûr, cela augmentera sa dette publique à court terme. Mais elle n’est que de 100% du PIB en moyenne, en zone euro, et en France en particulier. Très en dessous, donc, de la dette privée. Une fois la transition amorcée, dès que le secteur privé aura réussi à prendre le train en marche, l’État pourra se désengager progressivement et commencer à se désendetter à son tour. L’industrialisation de toute l’Europe ne s’est pas faite autrement depuis deux siècles. Dans un pays jacobin comme la France, en particulier, aucun projet d’envergure n’a pu naître sans l’amorçage initial de l’État. La priorité, c’est donc le financement initial de l‘industrialisation verte en Europe, accompagné par le désendettement du secteur privé — ce qui, seul, permettra, à terme, le désendettement du secteur public. Le Japon a compris cela trop tard et, maintenant, sa dette publique tutoie les 250% du PIB sans que la dépense publique, depuis une génération entière, ne soit parvenue à relancer une industrie écologique nippone. La Grèce, malgré le plan d’ajustement structurel assassin qui lui a été infligé, en est au même niveau relatif de dette publique qu’en 2010, tout en s’étant appauvrie d’un quart de son PIB. Autrement dit, l’austérité budgétaire, en régime déflationniste, n’a jamais réduit la dette publique, au contraire. La potion que Bruxelles et Bercy préconisent met donc la charrue avant les bœufs : elle exige le désendettement public avant celui du secteur privé, ce qui est impossible. Ce faisant, nous répétons le contre-sens commis par le chancelier Heinrich Brünning qui, entre 1930 et 1933, a aggravé la déflation allemande en mettant en place un plan d’austérité au lieu d’aider les entreprises à se désendetter… Et les mêmes causes entraînant souvent les mêmes effets, nous alimentons l’extrême-droite en Europe, laquelle se nourrit de la frustration des classes moyennes qui n’aperçoivent aucune sortie hors du marécage déflationniste.

Lire la première partie de l’entretien : Gaël Giraud « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

[1] M. Hellwig & A. Admati, The Bankers’ New Clothes: What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University Press, 2014.

[2] Cf. G. Giraud, Illusion financière, chap. 3, Ed. de l’Atelier, 2014.